DEMéter :
Revue
électronique du
Centre
d'Etude des Arts Contemporains
de l’Université de
Lille-3
ISSN : 1638-556X
DEMéter (Villeneuve d'Ascq)
Dir. Vincent Tiffon
L’interprétation
[Joëlle Caullier, coordinatrice de la thématique « L’interprétation »]
Geste, interprétation, invention selon Pierre Boulez |
par Anne BOISSIERE, |
Maître de Conférences en philosophie à l'Université de Lille-3 |
Résumé : |
     L'approche de l'interprétation que Pierre Boulez propose dans ses écrits conduit à interroger chez lui la notion de geste. Celle-ci subit un triple traitement selon que l'on considère la pratique instrumentale, l'activité de la composition ou la direction d'orchestre. Pierre Boulez semble valoriser le geste invisible de celui qui compose au détriment de celui qui interprète. On propose de réfléchir à cet apparent décalage en comprenant la conception boulézienne de l'invention comme une théorie musicale de l'individuation. On se référera à la conception philosophique de l'individuation chez Gilbert Simondon qui lie technique et invention.
La Condition d’interprète |
par Joëlle CAULLIER, |
Professeur à l’Université de Lille-3, directrice du Centre d’Etude des Arts Contemporains |
Résumé : |
     La fonction de l'interprète se veut ici analysée sous un angle anthropologique, c'est-à-dire indépendamment des œuvres jouées et à partir d'une interrogation sur le rôle du musicien pour la communauté qui le fête. On propose de réserver l'usage du terme interprète à une certaine conception de l'art en vigueur aux XIXe et XXe siècles, caractéristique de l'individualisme humaniste occidental. L'interprète incarne alors des valeurs collectives et se trouve notamment chargé de régler la distance symbolique de l'être humain à la mort. Avec l'époque contemporaine, les exigences qui conditionnaient la reconnaissance collective de l'interprète se modifient sous l'influence de la société de communication et des technologies nouvelles. L'interprète actuel est donc une nouvelle catégorie de musicien, qui ne remplit plus la même fonction qu'auparavant (celle-ci sans doute désormais dévolue à d'autres acteurs de la société – les sportifs notamment) et qui appellerait l'usage d'une terminologie renouvelée, plus adaptée aux réalités contemporaines. Le moment est donc peut-être venu où l'on peut commencer d'envisager une histoire de l'interprétation.
Les Baroqueux et la question de l’interprétation musicale |
par Stéphane DETOURNAY, |
Chercheur
post-doctorant du Centre d’Etude des Arts Contemporains, |
Résumé : |
     L’hégémonie du mouvement baroqueux invite à s’interroger sur les fondements de son projet en matière d’interprétation. Est-ce là le seul produit d’un intérêt pour la chose archéologique ou, plus profondément, la volonté de créer une nouvelle herméneutique dont la capacité à restituer l’œuvre dans son authenticité originelle constitue la pierre d’angle ? Dans cette aspiration, l’irruption du positivisme alliée à celle du néo-puritanisme aura une répercussion majeure. Re-naissance pour certains, agonie pour d’autres, cette esthétique aujourd’hui dominante, qui n’est pas sans entretenir une relation équivoque avec l’avant-garde, tente d’apporter une réponse aux inquiétudes souvent tragiques de l’homme contemporain.
Samson François jouant Noctuelles : notes de lecture |
par Nicolas DONIN, |
Musicologue, responsable de l’équipe Analyse des Pratiques Musicales à l’IRCAM |
Résumé : |
     L’idée
d’interprétation suppose une exploitation
cohérente des symboles et des interstices de la partition.
L’analyse musicale d’interprétation peine
souvent à abstraire une telle unité – un style
interprétatif déterminé – à
partir de la mesure des écarts entre ce que joue le
musicien et ce que lui prescrit le texte qu’il exécute.
A la notion d’écart, nous proposons de substituer
celle de lecture, qui désigne positivement le
caractère processuel et matériellement déterminé
du travail de l’interprète sans en faire a priori
une herméneutique.
L’étude de la lecture par Samson François de Noctuelles de
Ravel, basée sur un enregistrement réalisé
dans le cadre d’une quasi intégrale Ravel, révèle
que les erreurs manifestes du pianiste peuvent être
caractérisées comme des faits de lecture
significatifs au même titre que les faits n’entrant
pas en contradiction avec la partition ; comme ces derniers,
ils peuvent être objet d’analyse musicale et
permettent en outre une compréhension renouvelée de
la partition.
Par ailleurs, à travers sa méthode et sa structuration,
cet article hypermédia montre l’intérêt
musicologique des technologies d’aide à l’analyse
(en l’occurrence, concernant l’annotation temporelle
de partition et l’administration de la preuve en contexte
hypermédia).
A propos d’interprétation en danse |
par Philippe GUISGAND, |
Danseur
et chorégraphe du dispositif Version
bleue, professeur de danse à l'Université
de Lille-2,
|
Résumé : |
     L’interprétation en danse passe, dans une phase préalable à la performance, par un abandon du regard. Alors que le danseur classique le délègue au maître, le danseur contemporain voit ce regard dévier vers le chorégraphe, quand l’improvisateur cherche à s’en déprendre. C’est ensuite au public qu’est dévolue la vision du corps. Ces abandons s’accompagnent d’une expérience paradoxale où se côtoient l’éphémère sensation d’être et la stabilité nécessaire à l’incarnation de l’œuvre. Paradoxe que nous avons tenté d’éclaircir grâce au concept de boucle étrange.
Pourquoi
survalorisons-nous l’interprétation en musique ? |
par Catherine KINTZLER, |
Professeur en philosophie à l'Université de Lille-3 |
Résumé : |
     La lecture alphabétique offre le modèle d’une interprétation immanente qui rend le lecteur totalement autonome. Le lecteur s’y trouve pour ainsi dire investi de l’autorité de l’auteur : parce que le déchiffrage est purement mécanique et exige un minimum de pensée, l’énergie intellectuelle du lecteur peut se consacrer davantage à la reconstitution vivante du texte, la lecture intelligente. Le sens du texte ne dépend donc jamais d’une interprétation transcendante : il peut être intégralement redécouvert par le lecteur. L’interprète musical pratique en revanche un déchiffrage qui par définition échappe à l’auditeur et a quelque chose d’aliénant pour ce dernier. L’interprétation musicale pâtit de ce modèle, qui est volontiers étendu à son ensemble. Elle se trouve alors investie par un modèle transcendant (ou interprétation inspirée) qui, au lieu d’effectuer par voie matérielle et immanente le point de coïncidence entre musicien, interprète et auditeur, prétend l’atteindre sous une forme fusionnelle et extatique (forme courante de la mélomanie) qui congédie la pensée mais qui en réalité reste marquée par la pure extériorité et l’aliénation : la sacralisation de l’interprétation musicale serait donc une forme d’idolâtrie. Telle est la thèse à la lumière de laquelle on propose de relire les célèbres prises de position du pianiste Glenn Gould, qui peuvent se comprendre comme une critique classique du spectaculaire – lequel n’est pas nécessairement constitutif du concert public ni nécessairement exclu de l’enregistrement monté, comme le croyait Gould. A l’horizon de ces critiques contre l’exhibitionnisme de l’interprétation musicale, on suggérera que le modèle gouldien d’interprétation peut se comprendre en analogie avec celui de la lecture alphabétique et qu’il est intéressant de l’envisager d’un point de vue matérialiste et minimaliste.
L’interprète est un médiateur, nous dit le médiologue, car « rien ne se transmet de soi »[1]. Avec la « révolution électrique », nous changeons de médiasphère : nous passons d’un paradigme basé sur le processus écriture/partition/interprétation/audition à une logique apparemment plus directe d’une écriture-fixation/projection/audition. On passe donc d’une « graphosphère » organisée autour de l’écrit (et sa technologie « papier ») dans laquelle l’interprète a une fonction centrale, à une « vidéosphère » régie par l’audiovisuel, caractérisée par l’instantanéité, avec ses technologies électriques puis électroniques et enfin numériques, dans laquelle les rôles, les fonctions et les modes d’existence de l’interprète changent. Mais en quoi consiste précisément l’interprétation des musiques enregistrées (les musiques électroacoustiques, c’est-à-dire les musiques de sons fixés sur support électronique), et qu’en est-il de l’enregistrement des musiques interprétées (les musiques écrites sur papier) ? Dans la musique électroacoustique, les sons « fixés sur un support » sont-ils véritablement « interprétés » ? Ne sont-ils pas seulement « révélés » comme le photographe révèle un négatif ? Dans les interprétations enregistrées, quel est le statut de l’objet disque ? Nous sommes ainsi tentés de traiter, dans un premier temps, la question de la médiation (à travers la définition du statut de l’enregistrement) pour mieux comprendre, dans un second temps, le problème spécifique de l’interprétation des musiques électroacoustiques et/ou acousmatiques.
L’interprétation spatiale. Essai de formalisation méthodologique |
par Annette VANDE GORNE |
Compositrice,
Professeur au Conservatoire Royal de Musique de Mons, |
Résumé : |
   
La relation acoustique et musicale à l’espace architectural est ancienne :
Grecs anciens, Moyen Âge roman, Renaissance par exemple en
ont tiré divers partis. La composition électroacoustique
sur support (acousmatique), par son choix délibéré
du « rien à voir » et de
l’acousmonium (orchestre de haut-parleurs) comme instrument
d’interprétation spatialisée est par
excellence le laboratoire de recherche sur l’espace comme
élément musical tant au moment de la composition que
comme agent principal d’interprétation.
Cette
pratique particulière de l’interprétation et
de la connaissance du répertoire acousmatique permet
de définir quatre catégories d’espace :
l’espace ambiophonique plonge l’auditeur dans un
« bain » sonore ; l’espace
source, au contraire, localise les sons ; l’espace
géométrie structure une œuvre en plans et
volumes. Ces trois catégories concernent le plus souvent
des pièces multiphoniques. La quatrième, l’espace
illusion, fait, consciemment ou non, l’objet des œuvres
en format stéréophonique, qui crée l’illusion
de la profondeur de champ sur l’écran de deux
haut-parleurs. Les cinq éléments de Tao
d’Annette Vande Gorne explorent ces différentes
catégories.
Quelques exemples, schémas
et explications, montrent comment sont conçus divers
systèmes de spatialisation et tout particulièrement
l’Acousmonium tel qu’il fut réalisé par
François Bayle en 1974.
L’interprétation
d’une œuvre acousmatique tend à enchaîner
diverses figures spatiales qui renforcent l’écriture
de l’œuvre, mettent en relief les figures existantes
ou en créent de nouvelles. Les œuvres stéréophoniques
laissent d’ailleurs plus de liberté de choix à
l’interprète. Quinze figures sont répertoriées,
avec leur fonction musicale. Selon le caractère de chaque
pièce, on peut, par un travail spatial différent,
mettre l’accent sur tel ou tel aspect de l’écriture :
icônicité, mouvement, démixage de la
polyphonie, phrasé et variations, subjectivité,
matière. On constate donc le rôle important du
« spatialisateur » et la nécessité
de sa présence active en concert. Un nouveau métier
musical naît sous nos yeux, qui peut avoir de multiples
autres applications. La question de la spatialisation automatisée
est également évoquée. Dix-neuf instruments
de spatialisation, simples ou complexes, mobiles ou non, sont
répertoriés. L’écriture spatiale des
œuvres multiphoniques utilise également ces figures.
Quelques logiciels sont dédiés à cette
fonction, mais c’est le contrôle multicanal qui est
indispensable en studio.
Enfin, le figuralisme, par le jeu avec des figures spatiales, semble une
voie royale pour justifier l’espace comme élément
qui renforce l’expressivité de l’œuvre
musicale et ainsi lui donner sens. La suite Vox Alia d’Annette
Vande Gorne, octophonique, a été composée
dans l’esprit baroque des affects, traduits par des
configurations et figures spatiales.
Revue DEMéter : revue électronique du Centre d’Etude des Arts Contemporains (Université de Lille-3) |
[1] Régis Debray, Introduction à la médiologie, Paris, Puf, 2000, p. 121.