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Le Mandala et ses figures dans la modernité artistique
Quelques réflexions sur l’expérience de l’oeuvre, suggérée par la figure du mandala chez trois écrivains contemporains
Résumé
Après nous être interrogé sur la validité d’une mise en parallèle de l’œuvre et du mandala, nous avons questionné ce dernier en tant que représentation possible de l’action de l’œuvre artistique et littéraire. Nous avons en particulier envisagé en quoi le mandala pouvait questionner l’œuvre et inversement, en quoi l’œuvre pouvait autoriser une conception rénovée du mandala. Pour cela, nous avons pris comme corpus trois auteurs français contemporains (H. Michaux, A. Camus, B. Noël), afin d’illustrer les différentes acceptions que la notion ouverte de mandala pouvait prendre dans des contextes différents (roman / poésie, entreprise esthétique, périodes historiques, contextes socio-politiques et moraux).
Abstract
Being questioned to us about the validity of a putting in parallel of the work and the mandala, we questioned the latter as a possible representation of the artistic and literary work. We envisaged in particular in what the mandala could question the work and, conversely, in what the work could authorize a renewed conception of the mandala. For that purpose, we took as corpus three contemporary French authors (H. Michaux, A. Camus, B. Noël), to illustrate the various meanings the open notion of mandala could take in different contexts (novel / poetry, aesthetics undertaken, historic periods, sociopolitical and moral contexts).
Plan
Texte intégral
La question du mandala interroge, de façon intime et profonde, celle de l'art, dans sa production et dans sa réception. En effet, partant de la problématique du cercle, du mouvement et de la spirale, mais également de l'ensemble des formes, le mandala s'avère être lui-même un objet esthétique et symbolique, hautement élaboré, dont la finalité est de rééquilibrer l'esprit, voire de parvenir à l'éveil.
En ce sens, s'il pose comme centrale la problématique des formes (à travers celle du cercle, de la roue, de la spirale, de la rosace et du labyrinthe), de leur dynamique et de leurs métamorphoses, il n'en reste pas moins, a priori, fortement éloigné des mondes de l'art, puisqu’il relève d’une problématique de nature spirituelle. Mais nous considérerons ici le mandala surtout dans sa dimension symbolique et initiatique.
L'œuvre n'est-elle pas aussi, la plupart du temps, une espèce particulière de « psycho-cosmogramme », une sorte de miroir qui nous regarde et nous réfléchit ? Penser le mandala dans ses liens avec l'art est une entreprise paradoxale puisque cet objet-limite, qui constitue à la fois un repoussoir, un négatif de ce que pourrait être une pensée de l'art, est en même temps un symbole essentiel qui permet de repenser la relation esthétique. Le mandala, par un certain nombre de similitudes à caractère philosophique, rapproche l’œuvre du bouddhisme, car tous deux, en tant que médiation symbolique, permettent d’organiser le chaos de l'existence.
Trois auteurs (H. Michaux, A. Camus, B. Noël) nous autorisent à faire l’hypothèse que l’œuvre, confrontée à la poétique du mandala, pourrait bien relever d’une forme de spiritualité sans théologie ni dogmatique, dont les aspects symboliques construisent un lien étroit entre corps et psyché.
I - Difficultés a priori posées par une analogie entre le mandala et l’œuvre
Bien des obstacles sont à franchir, qui semblent empêcher de penser le mandala, instrument d’initiation, comme un modèle possible de l'œuvre. La perspective du mandala conteste en effet l'autonomie revendiquée des arts et elle pose comme une difficulté insurmontable l’idée selon laquelle elle pourrait reposer sur des a priori métaphysiques.
L'existence même d'une coïncidence entre les pratiques esthétique et spirituelle serait impensable, au nom d'un principe similaire à celui qui préside à la pensée laïque, qui repousse loin de l'art toute inféodation théologique ou spirituelle - quand bien même cette influence a été prégnante pendant des siècles. On ne peut pas davantage postuler que les formes de l'art établissent un lien nécessaire entre une aventure formelle et une philosophie de l’impermanence, de l'interdépendance, comme le fait le bouddhisme. Enfin, le moine tibétain réalisant un mandala n’a aucune initiative quant à l’agencement de sa structure, aucun lieu d’expression d’une créativité personnelle : peut-on encore parler d’œuvre ? Demeure également problématique la question de sa valeur et de sa dimension pragmatique : que fait l’œuvre à l’art ? au spectateur ? Peut-on (pré)supposer que les arts et la littérature aient une visée de guérison, ou de recentrage de l’individu autour d’un Soi, qu’ils président à une métamorphose intérieure, pour son créateur ou pour les contemplateurs de l’œuvre ?
Et, en effet, il existe plus que des similitudes entre l’œuvre contemporaine et le mandala. Qui nierait en effet que les arts sont traversés, voire construits, autour de symboles et d'archétypes ? De plus, il y a eu ce que Jung nomme des « mandalas européens », actualisés à la conscience occidentale ; par ailleurs, les thérapies se sont emparées du mandala comme d'un outil efficace, et l'art lui-même s'est ingénié à revisiter cet espace singulier en créant des mandalas « laïques », à partir de sujets non religieux. Le mandala paraît en outre mobiliser les principes qui sont ceux de l’œuvre : un cadre (avec la puissance symbolique du centre et de la périphérie, de la frontière entre dedans et dehors, espace protégé ou sacré), des formes géométriques, des couleurs, des figures ou des figurations, une organisation, une mise en ordre - tant formelle que psychique, individuelle que collective.
Très symptomatique, en outre, est l'espace carré dans lequel se circonscrit le mandala, encadré lui-même dans la broderie de la tangka, comme une forme de mise en abyme. Il paraît coïncider avec le cadre (la page, la toile), dans lequel une large partie de l'art occidental circonscrit l'espace de la création. Mais cet espace, miroir du plan mental où se concentrent la vision, les apparitions, les formes en mouvement, est aussi celui où s'effectuent des opérations symboliques. Il en est de même pour le mandala : sa géométrie est compacte et imbriquée ; ses points cardinaux, sont autant de portes protégées par des déités. Cette circularité s’avère être aussi celle de la psyché, gardée par un certain nombre de verrous de protection - de façon à ce qu'elle n'implose pas ou ne soit pas parasitée par des entités intrusives.
Pourquoi, dans ces conditions, ne pas réexaminer le statut du mandala, dans sa contribution à la pensée de l'art et de littérature ? Pourquoi ne pas expérimenter l’idée selon laquelle la puissance imaginale et symbolique de l'œuvre pourrait être aussi thérapeutique ?
II - Le mandala comme œuvre : Emergences / Résurgences de H. Michaux
Commençons par explorer le texte d’un poète-plasticien, Emergences-résurgences (Skira, 1972), à partir d’une réflexion que Henri Michaux effectue sur sa propre pratique. Notons bien que ce dernier s'exprime, dans cet ouvrage, en tant que poéticien d'une œuvre double, littéraire et plastique - et non sous le masque d’une instance littéraire.
Le titre Emergences résurgences, qui souligne le caractère labile des phénomènes mentaux, semble se calquer sur la pensée bouddhique, au point que l'on peut se demander si cette dernière est venue a posteriori constituer un cadrage théorique à son interprétation ou si, au contraire, c’est son explicitation qui vient à la rencontrer1. Dans ces notations, on retrouve en effet la problématique bouddhique de l'impermanence, de la renaissance, de la souffrance universelle, mais aussi, comme le rappelle le rituel de l'effacement du mandala, la contestation d’une âme stable.
Il y évoque le mandala, à propos des dessins réalisés par « les ravagés », certains aliénés ou ceux qui ont « connu les états dévastateurs et illuminants de l'expérience psychédélique ». La mise en abyme des carrés pris dans des cercles, qui figure une perspective vertigineuse et infinie, serait une expression objectale de leur propre enfermement. Comme le fait remarquer finement Michaux, le quadrillage du mandala suppose une volonté de marquer un territoire (sans doute autant que le désir de le signifier), avec l'objectif de fixer des « poteaux d'angle », de se donner des « repères essentiels » qui lui permettent à la fois de se situer (parce qu’ils sont, semble-t-il, perdus dans le labyrinthe de l'esprit) mais, peut-être aussi, d'indiquer ou de suggérer l’espace ontologique où ils sont restés coincés.
Le mandala peut, en ce sens, être considéré comme un outil de navigation métaphysique, un pont entre une certaine zone de l’esprit et le monde profane que « les ravagés » ne parviennent plus à rejoindre. Cette bouée de repérage, voire de sauvetage, paraît bien loin des caractéristiques susceptibles de définir l'œuvre d'art. En effet, ne sachant s'il existe même encore un sujet producteur du dessin, ne sachant si cette expression esthétique est « adressée », on ne semble pas pouvoir parler d'œuvre : « Peinture par oubli de soi (...) » (103).
Michaux confirme plus loin cette proposition : le « dessin de désagrégation », réalisé sous l’emprise, immédiate ou légèrement différée des hallucinogènes, après des années passées loin de ceux-ci, fait alors place au « dessin de ré-agrégation ». Il semble en effet que, pour Michaux, la résurgence d'un sujet ré-agrégé, sous la forme d'un ego reconstitué, paraît la condition sine qua non pour qu’il y ait œuvre.
Ultime évolution de sa propre pensée, Michaux envisagera la peinture comme une médiation susceptible d’élaborer des conflits internes, comme dans l’approche thérapeutique réalisée à partir du mandala. Michaux semble ainsi évoluer du paradigme du « monde visionnaire », passivement reçu, vers l'œuvre de l'art, autonome et activement constituée par une forme singulière de « combat ». En témoignent les deux derniers et courts paragraphes du texte édité chez Skira : « Quelque chose vient qui n'est pas encore solide, mais déjà impérieux, qui cherche par plutôt le combat, et surtout à focaliser davantage. Où ? Comment ? Tôt ou tard, sans doute, la peinture va le montrer… Par ses chemins à elle » (121). L'œuvre, dans certaines conditions, pourrait guérir – « par ses chemins à elle », indiquant en cela qu’elle est un révélateur doté d’une certaine autonomie.
Car il existe chez Michaux deux principales modalités de l’imagination créatrice : dans la première, le sujet créateur est pleinement actif et il investit trois gestes spécifiques (« repousser aux frontières » : 59, « manipuler » : 72, « imprimer le monde en moi » : 113). Au centre de son île, le créateur cherche un « terrain » adéquat et un espace d’expansion. La seconde modalité fait de la subjectivité un espace passif, un lieu d'apparitions ou de hantises ; cette modalité s’applique encore, lorsque, sous l’emprise d’un hallucinogène, le sujet débordé, voit son écran mental investi violemment, au point que la sujet paraît être exilé, voire (provisoirement) anéanti. Dans ce « dérèglement généralisé » : 112), les barrières de protection du mandala (à la fois la psyché et l'espace circonscrit de la toile ou du dessin) semblent avoir cédé, comme une digue devant la puissance de la mer ; cette « violation de (s)on intégrité » (84) coïncide avec l’envahissement par une « marée de traits venus d'un autre monde » (79).
Les présences qui colonisent le champ mental prennent également possession de l'espace du dessin, de même qu'elles ont au préalable paru, à Michaux, envahir l'espace de sa chambre - comme si cette dernière communiquait soudain avec « un espace à part », comme si les frontières entre dehors et dedans s'étaient soudain estompées. À ce moment précis, les espaces physique et mental semblent inter-communicants et la réalité tout entière paraît être devenue une sorte de mandala : il existe alors une profonde homologie entre l'espace mental et celui de la toile ou du papier.
Le réel, que reflète le dessin - qui réverbère l’écran mental, se présente sous deux versants : d’une part, comme le mandala, un espace fortement organisé, protégé par des présences symboliques puissantes, qui renvoient à la polarité apaisée des énergies ; d’autre part, un espace chaotique et désorganisé, où s'expriment les mouvements incontrôlables d'une énergie destructrice qui se déchaîne aux frontières du mandala, au-delà d’un rideau de flammes. Leur puissance fulgurante, vulnérante, infernale, est apparentée aux puissances de la désagrégation - à l’image d’un corps dont les formes se défont sous l’action déstructurante de la mort. Cette figuration rappelle le rituel final que les moines effectuent lorsqu'ils ramènent le mandala, longuement élaboré, à ses principes premiers, en effaçant les formes et en rassemblant les sables colorés qui ont contribué à leur élaboration - qu'ils jettent alors dans l'eau, dissolvant définitivement la figuration.
L'interprétation que Michaux fait de son entreprise créatrice, qu’il analyse par ailleurs en termes de « mouvement », d' « énergie », de « quanta », de « combustible », semble étonnamment proche de l'interprétation bouddhiste. La même énergie semble circuler entre les espaces de l’âme, du mental ou de la psyché, et la surface du papier où elle vient s'écrire et se révéler - exactement selon la pensée du mandala, où il est dit que les formes viennent incarner le non-manifesté. C’est précisément cette « aire de circulation » des énergies que Michaux suggère à travers sa production artistique, aux écritures diversifiées. Ces productions semblent émaner d’« un lieu sans lieu » : cet espace innommé – convergence atopique de la réalité, de la création et de la psyché, Michaux le nomme « transréel ».
Or, une des finalités de sa pratique esthétique / spirituelle consiste, d'une part, à révéler cet espace, par les chemins de la création esthétique ; d'autre part, il déclare souhaiter investir toujours davantage cet espace, dont il a, grâce à cette médiation, réalisé une occupation progressive et à en faire le champ même d’exploration de son être. Le mandala de l’art s’avère alors être un vecteur de conquête et de connaissance.
En outre, la fonction symbolique de la création, chez Henri Michaux comme dans le mandala, paraît mettre en lumière un processus d’individuation qui implique une métamorphose de l’être. Proche en cela de C. G. Jung, Michaux évoque un processus de « renaissance », dont on ne sait s'il est la conséquence du geste créateur, un accompagnement de celui-ci ou la révélation d'un processus caché que l'expression artistique dévoilerait.
Si ce processus de transformation comporte indéniablement une dimension spirituelle, en revanche, Michaux adopte souvent une posture marquée par le refus et la contestation ; or cette attitude est contraire à la représentation que nous avons de l'activité spirituelle, faite d'obéissance, de modestie et d’abnégation. En effet, Michaux affirme (114) être animé d'une volonté de « remaniement » et, plus tard, d’« insubordination » : cette posture, reliée au désir de marquer le réel et de laisser une trace, s’oppose au caractère impersonnel du mandala.
Cependant, l'œuvre ouvre une aire de circulation très large aux énergies du corps, intimement mêlées à celles de la psyché. Mais, comme le geste de l'œuvre est toujours « adressé », s’établit alors, dans la même aire énergétique, une inter-relation entre l’œuvre et un spect-acteur, qui s’engage lui aussi « corporellement ». Dès lors, l'œuvre s'envisagera comme un espace trans-personnel. Ce sera un des aspects de la pensée de Bernard Noël, que nous envisagerons plus loin.
Mais, auparavant, nous allons confronter la pensée du mandala à celle d’un roman, dont la visée initiatique est centrale.
III – Bouddhisme de La Chute ?
La Chute, l'œuvre d'Albert Camus publiée en 1956, va éclairer la figure du mandala sous un tout autre jour. Après avoir évoqué un motif commun (la mise en abyme) à l’œuvre littéraire et au mandala, puis explicité la puissance symbolique du roman, nous montrerons l’existence d’une étonnante similitude entre la métanoia du personnage-narrateur (dont l’image se réverbère sur son allocutaire et / ou lecteur) et la visée initiatique du mandala.
Le récit est prononcé par un narrateur, Jean-Baptiste Clamence, avocat devenu « juge-pénitent » qui fréquente assidûment le bar louche de Mexico-City, dans les bas-fonds d’Amsterdam ; afin d’obtenir les aveux de ses confidents à la dérive, il commence stratégiquement par avouer ses propres turpitudes.
Dans ce récit, on est frappé par des analogies structurales, qui rapprochent ce roman du mandala : la mise en abyme des cercles dans un carré, caractéristique du mandala, a pour écho la mise en abyme récurrente de plusieurs motifs ou scènes. Ainsi un motif thématique central, repris avec de multiples variations, est le cri d’une femme qui se noie dans la Seine et qui se métamorphose, dans la mauvaise conscience du personnage, en un rire – lequel poursuit le narrateur partout où il se déplace, comme un écho sans fin de sa lâcheté. Autre motif mis en abyme : celle du triptyque de Van Eyck Les Juges intègres volé, mais dont un de ces panneaux, « L'agneau mystique », est installé dans le bar interlope où il officie – lequel renvoie ironiquement à l'idée d'un impossible salut.
L’attitude ambiguë du narrateur, qui trouve une forme de complaisance malsaine dans le « malconfort »2, sa posture de faux condamné aux enfers de Mexico City, constituent également des avatars de cette figure, qui concerne à la fois le plan pictural et mental. Sa duplicité et les zones incertaines de la bonne conscience, toujours teintée par la mauvaise foi et l'auto-accusation, en sont une autre forme. Les labyrinthes des intertextes (Clamence revisite en creux l’Évangile) enchâssés dans son propre discours, les stratégies discursives de Clamence, pensées comme des lassos pour traquer sa proie, en constituent d’autres variations.
Si les cercles de la psyché de Clamence coïncident avec les cercles du discours dans lequel il enferme progressivement son interlocuteur, et si les nœuds du discours coïncident avec les cercles de l'enfer (qui sont aussi ceux de l'enfer social), l'œuvre de Camus s’apparente à un mandala – dont la perspective mène à un centre vide.
Sur le plan narratologique, le monologue, en quoi consiste le récit (qui était au départ une simple nouvelle), reprend également la structure de la mise en abyme sous la forme du labyrinthe, auquel renvoient certaines représentations du mandala. Ainsi, la présence d'un auditeur, censé écouter les confidences du juge-pénitent, s'avère être un pur leurre linguistique, puisque les seules marques de son existence sont incluses dans le monologue de Clamence, seul locuteur attesté - au point que l’on peut envisager son allocutaire comme un pur délire de ce dernier. Cette structure en miroir, aux profondeurs abyssales, constitue le portrait même de la créature – autre mise en abyme, puisque le portrait que Clamence fait de lui-même et de son double est censé représenter l’humanité toute entière.
En outre, à la manière des moralistes, Camus fait à la fois le portrait d'une époque et de lui-même. En effet, La Chute, qui prend pour contrepoint - et pour cible implicite, Sartre et les existentialistes du Flore - constitue le mandala d'une époque. Mais le récit est aussi le portrait en abyme de Camus lui-même car cette œuvre a constitué pour ce dernier un miroir et une forme d'initiation, par la mise à nu de soi. Camus met en effet à distance et en abyme son rôle de séducteur, avec les turpitudes qu’a pu induire chez lui une vie amoureuse mouvementée. En outre, Clamence a souvent été considéré comme un double de Camus, lequel ne supportait pas l'image édulcorée que certains donnaient de lui – et en particulier l'image de la bonne conscience et de l'individu dévoué.
Ainsi, le texte est un labyrinthe et un miroir aux facettes multiples, dont le cheminement vers la sortie est complexe ; le mandala le symbolise idéalement, qui présente l’errance, dans la poche intestinale du Samsara, de tous les êtres à la conscience non éveillée, enfermés dans la bulle magique de l’ignorance où ils sont de leur nature ultime. Mais Clamence ne tente-il pas de sortir de l’illusion cauchemardesque de l’existence ?
Mais reprenons notre réflexion à partir d'un point de coïncidences surprenantes entre l'œuvre du mandala et celle de Camus : la dimension symbolique.
Symbolisme
Tout d'abord le symbolisme des lieux est étonnant, à l’image du mandala qui est une représentation hautement symbolique, structurée par les points cardinaux.
La symbolique de l’espace est commune au mandala et au récit. Dans La Chute, la Hollande, pleine de brumes et de brouillards, se situe aux antipodes de l'univers imaginaire de Camus, d’habitude fasciné par le sud et la lumière de la Grèce ou de l'Algérie. L'Ouest est ici un pôle particulièrement important puisqu'il renvoie à l'univers occidental chrétien, à son Occidentation - c'est-à-dire à une forme de dégénérescence, voire de mort. L'Est est le pôle de la renaissance, de la rédemption, présentée ici comme inaccessible. Le décor du récit se situe à Amsterdam, sise au Nord de la civilisation européenne, et ses canaux concentriques rappellent ceux de l'enfer de Dante.
Le symbolisme réside également dans le mouvement impliqué par le mandala : ce dernier représente parfois la roue de l'existence, encadré ou dévoré par Yama, le seigneur de la mort, les yeux exorbités qui tient entre ses membres un grand disque symbolisant le Samsara – lequel contient quatre cercles concentriques (encore une structure en abyme). Dans La Chute, la présence de la mort est partout : dans les eaux croupissantes et brouillardeuses, dans la débauche (qualifiée ici de sommeil proche de la mort, et pratiquée par Clamence, comme une forme du suicide), dans l'impossible verticalité et l’in-envisageable courage.
Par ailleurs, le juge-pénitent déploie ses quartiers dans le monde souterrain, loin de l'horizontalité sociale de la surface, dans un univers sans altitude - et donc sans transcendance. Le zénith et le nadir, dans toutes les représentations religieuses, sont le lieu d’une opposition, que le christianisme développera spécifiquement, entre chute et rédemption, enfer et paradis. Dans l’univers romanesque, point de paradis, point de rédemption. L'impossibilité de la mission prophétique de Clamence est rendue par la mortelle horizontalité de l'espace, qui se prolonge dans l’immensité maritime - et s'oppose ainsi à la verticalité spirituelle.
Tous les éléments du décor sont marqués par des symboles : si les cinq éléments (terre, eau, feu, vent, espace) sont les constituants de tous les mandalas, ici c'est l'élément eau qui domine ; il se mélange à l'air pour générer l’omniprésente brume. Mais l'eau des canaux est croupissante, eau de la mort et de d'enfer, de même que l'eau de la mer a la couleur d’une « lessive sale » ; seule « l’eau du baptême », eau-de-vie, pourrait assurer le salut. S'agissant des couleurs, on n'en distingue quasiment aucune : le gris domine, car la blancheur est sans cesse salie par une noirceur secrète ; aux perpétuelles brumes qui règnent sur les canaux de la ville et sur l'espace maritime du Zuyderzee, s'oppose, à la fin, la blancheur de la neige, comme l'annonce d'une possible, mais hautement improbable, purification.
On notera cependant que le narrateur passe de l'obscurité et de la tabagie du bar à la surface brumeuse d’Amsterdam, entretenue par les cercles des canaux. Jean-Baptiste, prophète d'une époque troublée, règne dans une sorte d'intermonde (avatar du Bardo tibétain), et une grisaille perpétuelle. L'ensemble des scènes du récit se passent dans un espace irréel, une sorte de purgatoire : le lieu des limbes, ni paradis ni enfer, que Dante assimilait, comme le rappelle Clamence, au lieu des « anges neutres » - que le bouddhisme rapporterait au samsara.
Enfin, dernier symbole en relation avec notre étude : l’île de Marken, symbolise de la « propriété » de l’ego, coque fermée sur elle-même, à la manière d'une cellule naviguant sur dans les eaux, nourricières ou toxiques, de la société. En ce sens, c’est un microcosme, qui reflète l'univers – et l’île symbolise le corps, qui reflète l’autonomie psychique d’un sujet.
Au cœur de l'œuvre de Camus également, se trouve l'énigme centrale de la chute, de la culpabilité du premier homme - qui s'est étendue, comme par contamination, à l'ensemble du genre humain ; au cœur de ce dernier cercle, trône l'image première de l'innocence. C’est pourquoi, on pourrait interpréter tout le cycle de la démarche de Clamence comme une tentative de retour vers le centre.
Spiritualité de La Chute et contestation de celle-ci
Si la pensée chrétienne et sa théologie investissent le discours et la pensée du narrateur, de nombreuses passerelles cependant sont, à l’insu de Camus, ménagées entre cet univers mental et le monde bouddhiste : une zone d'influences réciproques est déterminée par la réflexion du narrateur sur le statut de la « créature ».
À la quête de la vérité, qualifié d' « assommante », le narrateur oppose un monstrueux « amour de soi », qui provoque un soulagement par rapport à la tout aussi monstrueuse vérité de la culpabilité et de la fausse innocence. Le statut mental du citoyen des grandes villes d'Occident, impliqué dans les perpétuelles diversions que constitue la quête de l'amour de soi, des femmes et des autres, s’apparente à ce que le bouddhisme nomme « illusion » ou « ignorance ». Clamence affirme évoluer dans la brume d'Amsterdam comme au sein d'un rêve, confirmant ainsi, comme le fait le bouddhisme, le peu de réalité de notre réalité existentielle et sociale.
Semblablement, l'itinéraire de Jean-Baptiste Clamence est celui d'une métanoia (changement profond, conversion radicale avec repentance) qui l’amène progressivement à prendre de la distance par rapport à « l'amour que je me portais » ; il tente une véritable reconnaissance de soi, en reniant l’ensemble des masques sociaux qu’il endossait jusque-là. Pris dans les rapports de pouvoir qu’il entretient avec son interlocuteur, le narrateur continue cependant de déployer des relations de domination. Là encore, le symbolisme bouddhique du mandala est éclairant, puisque le sujet s’avère être enfermé dans le cercle du jeu et de la violence sociale : nous sommes à la fois victimes de l'image que les autres nous renvoient, mais aussi responsables de celle que nous induisons chez les autres.
Pourtant le malaise où Clamence est retenu ressemble celui d’un croyant authentique, taraudé par le doute. En ce sens, le mandala figure les errances dans le bardo de celui qui est en quête de soi, passant de cercle en cercle jusqu'à ce qu'il atteigne un hypothétique centre. Ainsi, en dépit de ses grimaces, Clamence poursuit une véritable auto-initiation ; elle est certes en partie manquée, puisque l’issue qu’il trouve à son désarroi consiste à tenter de se soustraire au jugement des autres, et à vivre, par contrition, dans une forme de « malconfort ». Quoi qu’il en soit, grâce à sa maïeutique, il a levé un certain nombre d'aspects cachés de soi, sur lesquels il a acquis une véritable lucidité : « je ne pouvais me tromper sur la vérité de ma nature » (…).
Mais Camus, comme Michaux, finit par contester ce parallèle que nous menons entre la littérature et l’espace ouvert de la spiritualité ; il en vient même à faire de sa réflexion une révolutionnaire contestation du centre : le centre du mystère serait un mensonge puisqu’il ne coïnciderait pas avec l'innocence. Selon Clamence, en effet, le Christ lui-même, se demandant pourquoi que son Père l’avait abandonné, laisse entendre que, pour le Père, le Fils n'était pas (ou plus) innocent. Il sème ainsi le doute sur un message sacré, en le soumettant à l’ironie : en outre, ne rappelle-t-il pas que Pierre, le fondateur de l’Église, est aussi celui qui a renié le Christ lors de son arrestation ?
Si le mandala de l'œuvre constitue, par sa perspective abyssale engagée vers un centre, le lieu de (con)quête d'une « vérité », l'œuvre littéraire serait même une sorte d'anti-mandala, par refus du « modèle » que propose la spiritualité. La voie des lettres se présente comme celle qui déroute ou détourne d’une dogmatique trop monolithique. La littérature conteste en effet radicalement toute hégémonie doctrinale ou idéologique : elle ronge et mine ce qui se présente comme un (faux) centre. Car le centre est toujours vide (de centre) ; mais en cela étonnamment, la quête littéraire, après l’avoir contestée, se rapproche à nouveau de la quête spirituelle...
La question du corps, centrale chez H. Michaux, fréquemment évoquée par Camus à propos de l'érotisme et de la séduction des femmes, devient centrale chez Bernard Noël. C'est le cas aussi dans la pratique du mandala, ainsi que le confirme G. Tucci, qui consacre son dernier chapitre au « mandala dans le corps humain »3 : le temple cosmique, que symbolise le mandala, se projette sur le microscome du corps.
La réflexion singulière que Bernard Noël mène sur la corporéité constitue un aspect étonnant de son œuvre. Ce qui nous inspire ce rapprochement, c’est une certaine physique de la spiritualité, qui met en lumière notre double corporéité, à la fois organique et mentale / spirituelle – conception que reprend aussi le mandala.
IV – Bernard Noël : le mandala d’un corps communiel
On retrouve dans La Maladie de la chair4 un certain nombre de thématiques relevées dans le texte de Camus ; en effet, si la culpabilité constitue une des zones obscures où se nouent le récit et ses stratégies perverses, le mandala de l'œuvre est totalement investi par la question du corps et de l'interlocution - comme si, cette fois, corps et langage étaient devenus indissociables.
B. Noël explore, plus avant que chez Camus, la fraternité perverse qu’un narrateur entretient avec un narrataire. Ce texte est une fable et une méditation sur la relation lectorale : sans développer les détails du récit, contentons-nous de rappeler que son itinéraire, comme dans La Chute, fait passer le narrataire du stade de confident à celui de « témoin » très impliqué, puis de témoin à celui d’officiant d’un rite sacrificiel, que le narrateur orchestre. Et la très grande ritualité et le périmètre très étroit de ce récit autorisent une comparaison avec le mandala, œuvre rituelle et initiatique orchestrée par des officiants.
Comme chez Camus, il est impossible de trancher entre récit de la perversité et récit initiatique. Indéniablement, le mandala n’offre guère de résonance avec l'ambiguïté, consubstantielle à la littérature, même si les questionnements de cette dernière sont aussi action et mise en lien. En effet, Noël fait de l’œuvre le miroir d’une scène invisible, où se dévoile son pouvoir d’irradiation. On retrouve ici les plans manifeste et non manifesté du mandala, puisque l’œuvre s’avère être à la fois le récit et la mise en abyme de ce dernier : si son action s’exerce à la fois à l’intérieur du récit, elle ne fait que réverbérer l’espace psychique où elle fait œuvre.
Par ailleurs, toute la pensée de Noël paraît imprégnée par la poétique du mandala : la forme est vide et elle est une manifestation de l’énergie cosmique, saisie dans une de ses phases transformationnelles. Cette circulation et cette métamorphose permanentes ne sont pas reconnaissables par celui qui reste fasciné par l’illusoire stabilité des formes. La dimension symbolique de l’œuvre recoupe la pratique initiatique du mandala, censée amener le sujet à prendre conscience de sa fondamentale im-personnalité, qui masque une réalité occulte et redoutable. Plus spécifiquement, B. Noël affronte, sans la médiation des mots qui cherchent à la masquer, toutes les conséquences d’une révélation centrale, selon laquelle « la pensée, c’est de la chair » (78). Cette pensée du corps conduit, dans un développement ultime, à une révélation effrayante, puisque, chez B. Noël, la littérature est une expérimentation oblique de « la mort vive » - à laquelle se confronte également celui qui médite sur le mandala.
Un second point, qui nous est cher chez Bernard Noël, concerne les rapports de l'écriture et de la corporéité. La pensée c'est de la chair, mais qu'est-ce que la chair ? De l'énergie ; et qu'est-ce que l'énergie ? Du désir.
On retrouve ici cette physique commune à la spiritualité à la littérature, qui passe par le corps. Dans un certain type de mandalas, le ventre de Yama présente un corps dont les entrailles sont constituées d’un monde et dont la figuration symbolique suggère l’existence d’un corps non manifesté. Or, dans l’œuvre de l’art, comme l’a établi Merleau-Ponty, la chair se dilue au contact du regard : l’organique et le mental se dénudent jusqu’à leur commune trame. Le point de contact entre l'œuvre de l’art et l'œuvre du mandala résiderait dans une conception énergétique de la réalité, où la corporéité s’avère être un avatar de l'énergie d’Eros.
L’Enfer, dit-on (Leo Scheer, 2004) est un petit ouvrage qui synthétise une réflexion de Bernard Noël sur l’œuvre de l’art et de la littérature, donnant une visibilité à l’acte imaginaire réalisé par l’œuvre : il « détourne(r) la vitalité vers la mentalité, la reproduction vers la fiction » (58), et transmute l’énergie sexuelle en énergie d’une communication érotique. Le travail poétique de l’art révèle ainsi une circulation et une corporéité inouïes : l’élan sexuel et l’élan verbal se transportent dans le signe, qui témoigne de l’imbrication des plans organique et mental.
Car, dans l’art, il faut postuler l’existence d’un corps communiel, qui est celui de l’érotisme, lequel ne sépare plus l’organique et le mental. De plus, ce qui est nommé, tracé, dessiné, figure l’illimitation des corps communicants – à l’image du plaisir sexuel : envahissant simultanément le mental et le corps, le plaisir induit une circulation des flux sensuels, un estompement des frontières entre les corps et une communication imaginale des corps qui « double la communication naturelle des organes ». Dans l’aire émotionnelle de l’œuvre, le « je » se dissout : dans l’art, le plaisir organique se transsubstantie en une habitation sensuelle du monde, en une corporéité communielle qui délivre le sujet d’une forme d’(auto)enfer(mement).
L’érotisme fait le lien, dans le volume de « l’air », entre les corps qui se rejoignent, en reconstituant un archipel imaginaire, qui figure notre dimension inter-subjective. L’expérience de participation à l’œuvre permet d’approcher un corps communautaire, car l’aire transsubjective des corps érotisés métamorphose l’énergie sexuelle en sensualité généralisée et partageable. En ce sens l’œuvre est un creuset alchimique. Cette érotisation, en quoi consiste constitue l’action invisible de l’art, souligne que notre insularité ontologique - cette créature-monade qui, selon Pascal, se croit isolée et jetée dans un univers noir, infini et sans âme - est en fait un mirage. Selon le Bardo Thödol, en effet, au moment de la mort, lorsque tous les agrégats de l’entité défunte se dissolvent, se dévoile l’illusion (auto-alimentée) d’un ego indépendant - quand en réalité ce dernier n’est qu’une expression rhizomatique, éphémère et interdépendante, des énergies de l’univers.
Outre cet enfermement ontologique, il y a l’enfermement dans la représentation, qui est une réverbération de l’enfer social. Par opposition à ce double enfermement, l’œuvre peut être promue comme mandala communautaire. Le mandala « figure » en effet une sorte de corps plénier, organisé selon une modalité organique, puisque le méditant, dans le rituel, est symboliquement protégé par l’équivalent d’un système de défense immunitaire contre les agressions de l’environnement spirituel hostile. Le mandala présente donc aussi une corporéité psycho-spirituelle, qui possède aussi ses « gardiens » et garde-fous pour garantir l’individuation, sans cesse menacée. De même, la « corporéité » ouverte de Noël, qui s’expanse dans le « volume » holistique de l’œuvre, présuppose, comme dans le mandala, un principe d’inter-relation des êtres et des phénomènes.
Ainsi, l’œuvre, objet paradoxal et participatif, investi et recréé lors de l’expérience imaginale de sa contemplation, trouve dans le mandala un étonnant modèle. Elle abolit les sujets, qui meurent symboliquement lors de la méditation intime de l’œuvre, dont l’expérience unique permet d’approcher une forme insoupçonnée d’inter-corporéité.
La chair de l’œuvre est donc un « état transitoire du désir » (99), dont la tension est entièrement construite sur l’attente amoureuse du « tu » : le geste, indécidablement organique et imaginal de l’art, est (r)appel de l’autre. Ainsi l’œuvre s’avère en définitive être une espèce de rituel consistant à détourner « l’acte sexuel en cérémonie amoureuse » (100) : par le détournement de toutes les formes de « l’enfer », elle transforme les violences de l’histoire en histoire de la rencontre des corps - et, plus intimement, en la rencontre du sujet avec son « corps propre », lequel s’ouvre dans l’aire communielle que suscite l’œuvre.
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On a pu, au cours de cette réflexion, où la figure du mandala a servi de lieu de négociation, s’interroger sur les conjonctions et disjonctions qui existent entre les modalités spirituelle et esthétique de la contemplation de l’œuvre. Le parallèle fait entre le mandala et l'œuvre littéraire souligne bien l’insuffisance d’une approche strictement formelle ou contextuelle de la littérature et des arts, à laquelle échappe totalement cette expérimentation initiatique.
Si l'on veut bien considérer que l'art puisse être un espace où se développe une spiritualité sans transcendance, voire une contestation de celle-ci, il n’y a pas lieu de s'interdire de considérer l'œuvre, à la manière d'un mandala, comme un espace d'auto-initiation où les formes et les forces, les couleurs et les mouvements, symboliseraient les mouvements et tensions de notre propre psyché, à la jonction d’un espace individué et d’une aire collective. Ces tensions pourraient se réorganiser grâce à la médiation du mandala de l’œuvre. Selon cette perspective, l'œuvre, support de méditation, permettrait de mettre de l'ordre dans l’espace psycho-mental, à le scruter dans l'ensemble de ses états (individuels et collectifs, harmonieux et conflictuels, voire chaotiques) pour apprendre à le (re)connaître et à l’occuper progressivement - non en colonisateur ou en guerrier, mais dans une forme de pacification ou de (ré)conciliation.
En définitive, le mandala autorise une lecture insoupçonnée de l’œuvre : la question de la reconnaissance de son ambiguïté (et parfois de sa viralité) permet d’envisager la corporéité selon une dimension communielle, où se conjoignent les plans organique / mental / psychique / spirituel. Par l’absence de frontière de la langue et du discours, le corps de l’œuvre « comprend » toujours l’autre : il y a bien un geste de l’œuvre qui, littéralement, touche, qui a la possibilité de souiller, voire de contaminer, mais aussi de guérir.
Dès lors, l’œuvre est une quête ouverte, dont la charge et la responsabilité incombent à la communauté ; son geste trace une carte, dont le territoire se tisse, se détisse, se métisse dans l’esprit de chacun(e ). Car l’œuvre est une « propriété » qui s’étend de la scène sociale à celle « du dedans » (Michaux), du terrain égoïque (avec ses fantasmes, obsessions et scenarii névrotiques) jusqu’à notre espace socio-imaginal, voire jusqu’à une sphère somato-spirituelle : or cette territorialité symbolique et communielle est aussi celle dont nous entretient le mandala.
Bibliographie
Camus Albert, La Chute, Paris, Gallimard, 1956
Fintz Claude, « De la peste mentale à la contagion lectorale », in La contamination, Lieux symboliques et espaces imaginaires, Classiques Garnier REN 45, pp. 383-400, 2012
Jung Carl Gustav, L'Homme et ses symboles, Robert Laffont, 2002
Le Bardo Thödol, Le Livre des morts tibétain, Librairie d'amérique et d'orient (1 janvier 1979)
Merleau-Ponty Maurice, L'oeil et l'esprit, Folio Essais, 1985
Michaux Henri, Emergences-résurgences, Skira, 1972
Noël Bernard, L'Enfer, dit-on, Leo Scheer, 2004
NoëL Bernard, La Maladie de la chair, Librairie Ombres, 1998
Tucci Giuseppe, Théorie et pratique du mandala, Fayard, 1989
Notes
1 « En même temps je tenais à montrer du monde concret sous peu de réalité » (116) ; « De nouveau l’inanité de la vie qui tient à un rien, l'absurdité et la fausseté de toute harmonie, la sottise de toute entreprise s'impose – et le monde effroyable et immense de la souffrance jamais loin, qui ferme la bouche à tout le reste » (38) ; « toujours à la dissolution, comme à un préalable nécessaire, je dois avoir recours » (43) ; « Le problème de celui qui crée, problème sous le problème de l'œuvre, c'est peut-être – qu'il ait fierté ou bien honte secrète – celui de la renaissance, de la perpétuelle renaissance, oiseau Phénix renaissant périodiquement, étonnamment, de ses cendres et de son vide » (45).
2 - cage trop étroite dans laquelle étaient enfermés certains condamnés du Moyen-Age.
3 in Théorie et pratique du mandala, Fayard, 1989.
4 Cette réflexion a été développée dans « De la peste mentale à la contagion électorale », in La contamination, Lieux symboliques et espaces imaginaires (Classiques Garnier REN 45, page 383- 400, 2012).