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Le Mandala et ses figures dans la modernité artistique
Le mouvement circulaire, du rite au ballet
Résumé
Nous allons évoquer un parcours spatial couramment emprunté dans différentes formes de danse : le mouvement circulaire – de la circumambulation de certaines danses rituelles au « manège » de la danse classique occidentale, en passant par les rondes des danses traditionnelles paysannes. On retrouve en effet la circumambulation dans un très grand nombre de danses rituelles, et même plus largement, de pratiques cultuelles. On peut citer dans le désordre la danse face au soleil des Indiens Sioux du Dakota, répertoriée au XVIIIème siècle, ou encore, actuellement, le sama des derviches tourneurs, ou la danse des Dayak (anciens chasseurs de tête de Bornéo), ou le ruume des Peuls. Le mouvement circulaire se retrouve également dans l’intégralité des ballets classiques, sous la forme du manège qui conclut les variations des solistes, et les codas des pas de deux ; les rondes quant à elles peuvent être observées dans la majorité des folklores d’Europe.
Le mouvement circulaire est un motif qui, par sa récurrence même, révèle une filiation entre forme rituelle et forme artistique et spectaculaire qu’il sera intéressant d’explorer en premier lieu. Cette analyse du mouvement circulaire dans la spécificité de ses contextes et de ses déploiements chorégraphiques nous permettra ensuite de passer en revue les différentes fonctions – magiques, symboliques ou plastiques – qui lui sont assignées ; et d’ainsi réfléchir, à partir de cette observation des mutations d’un motif dansé, sur le processus, à l’œuvre dans la danse, d’évolution conjointe des formes gestuelles et de leurs charges signifiantes.
Abstract
A spatial pattern may be frequently noticed in various forms of dance : the circular movement – from the circumambulation of some ritual dances to the “manège” of the western ballet, through the rounds of peasant traditional dances. Indeed circumambulationcan be observed in a lot of raitual dances and, even more widely, religious practises. We might quote the Dakota Sioux Sun Dance, recorded in the XVIIIth century, the Dervish Sama, the traditional dance of Dayak Tribe (former headhunters of Borneo), nowadays, or the Fulani Ruume Dance. Moreover, most ballets are filled with circular movements – let us think about the“manège” which concludes the soloists variations, and the codas of the “pas-de-deux” for instance. Rounds can alsobe observed in a wide part of European folklores. Therecurrence of the circular movement motif throws light on a filiation between ritual form and artistic spectacular form. We think it will be of some interest to explore, in the first place, this filiation. Analysing the specific contexts and the choreographic deployments of the circular movement will allow us to reviewthe various functions which are assigned to it – whether they are magical, symbolic or plastic. By observing the transformations of a dance motif, we might also be able to think about the process of joint evolution of the gestural forms and their meaning import.
Plan
Texte intégral
Le cercle est un motif récurrent de la danse, qu’il soit mouvement circulaire d’un ou plusieurs individus, ou figure tracée dans l’espace par le groupe. Par danse, nous entendons tous les différents types de danses – les danses sociales, rituelles, artistiques – et c’est en cela qu’il est un motif intéressant : il semble en apparence indifférent aux divers espaces physiques et culturels dans lesquels la danse prend place, comme si l’émergence du cercle dans les figures dansées paraissait répondre à un impératif transcendant les catégories annoncées. Pourquoi le retrouve-t-on si fréquemment ? Pourrait-il s’agir d’un élément nous permettant de tracer une généalogie unifiée de la danse, nous autorisant à rattacher ses diverses pratiques à la même source ? C’est un champ de réflexion comme en ouvre toute récurrence de motif, et il sera utile de l’envisager. Mais plus encore qu’à sa permanence, c’est à la mutation de ce motif circulaire dans la danse que nous allons nous intéresser ici, dans la mesure où il se présente comme un paradigme de choix pour étudier l’évolution conjointe des formes gestuelles et de leurs charges signifiantes. Le cercle dans la danse se voit-il assigné une fonction particulière, et si oui, est-ce toujours la même ? Au contraire, lui arrive-t-il d’être formé pour ses seules qualités graphiques ? Est-il choisi pour évoquer, représenter, symboliser, hypnotiser ? Et surtout, comment s’agencent, se superposent ou se chassent ces différentes possibilités ? C’est cet ensemble de questions que nous allons tenter de défricher.
Bacchanales et rites anciens
Le motif circulaire est éminemment associé dans la danse à des origines sacrées – par ailleurs troubles et mal connues. C’est une composante déterminante pour comprendre ses reprises ultérieures. Les premiers hommes formaient-ils un cercle lors de leurs danses rituelles ? L’hypothèse peut être assez raisonnablement avancé, si l’on prend en compte le fait que nombre de danses sacrées, aujourd’hui encore, sont organisées en circumambulation (même si, bien sûr, ce constat ne peut valoir pour argument). Il est à noter également que la première représentation rupestre d’une danse en groupe présente ses danseurs organisés en cercle – il s’agit d’un dessin trouvé dans la grotte de l’Addaura, sur le mont Pellegrino, près de Palerme, datant de 8000 ans avant J.C. Sept personnages forment une ronde, nus, masqués et ithyphalliques, dans des contorsions qui peuvent rappeler les représentations des danses dionysiaques. Ils évoluent de la droite vers la gauche, rappelant ainsi la course des étoiles. Est-on en présence d’une danse reproduisant sciemment, pour le rituel, le mouvement des astres, ce mouvement circulaire a-t-il une fonction magique ? Il serait audacieux d’émettre là plus que des conjectures.
Même s’il est difficile d’établir les parcours précis qui étaient empruntés, les sources disponibles permettent de supposer que la ronde était une composante importante des danses de l’Antiquité. Elle est ainsi couramment figurée, en particulier lorsqu’il s’agissait de dépeindre des satyres, sur les céramiques à figures rouges et à figures noires – dont la forme favorise évidemment la représentation. Très souvent associé aux danses célébrant Dionysos, le mouvement circulaire des satyres est reproduit par les bacchantes qui tentent par leur tournoiement de rejoindre le dieu de l’ivresse. Notons que le chœur du dithyrambe se dispose également de cette manière :
Les chœurs de dithyrambe se formaient circulairement en exécutant leurs évolutions autour d’un point central, probablement l’autel du dieu […] qui se maintiendra au centre de l’orchestra lorsque le théâtre sera érigé de manière permanente. D’où leur désignation usuelle de chœurs cycliques par opposition aux chœurs qui se déployaient face au spectateur en forme plus ou moins rectangulaire comme dans la tragédie. Il s’agissait en somme d’une ronde. 1
Les rondes du Sabbat
Ces bacchanales ne se sont pas éteintes avec l’avènement du christianisme, au grand dam de l’Église qui en traquera les plus infimes manifestations. Ces relents de paganisme, qui subsistent dans d’anciens rituels pratiqués dans les campagnes, l’Inquisition veut les expurger, et c’est ainsi que l’image de la ronde de Sabbat va se répandre – d’abord dans les traités de démonologie, puis dans les croyances du peuple. L’Église renforce aux XIV et XVème siècles sa lutte contre les hérésies en diabolisant les anciennes pratiques, muant les satyres en démons cornus et les bacchantes en sorcières. Leur mouvement circulaire devient cercle de l’Enfer, dès lors qu’il entraîne les damnés et les hérésiarques dans un parcours éternellement recommencé, sans alpha ni oméga, et qu’il se fait la marque d’une idolâtrie sacrilège qui rappelle les cercles des adorateurs du Veau d’Or. De plus, les rondes tournent vers la gauche, qui est le côté du Diable… La ronde infernale qui réunit les sorcières les nuits de Sabbat devient ainsi une image forte de l’iconographie populaire et littéraire, qu’on retrouve par exemple dans la Ronde du Sabbat de Victor Hugo, ou encore dans le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov. Du fait de cette affiliation satanique, la ronde, et plus largement le mouvement circulaire, n’est pas pour l’Église, au Moyen-Âge, une pratique à encourager – même lors de bals plus innocents. Le tournoiement amène de plus un vertige qui vient contrecarrer tout effort pour une maîtrise, exigée, du corps – de cette appréhension-là viendra de la même manière la réprobation de la valse au XIXème siècle. Le prédicateur Jacques de Vitry condamne ainsi, au XIIIème siècle, la carole : quand elle est dansée, « S’en furent les croix allées / Ja la messe fu chantée / Diables l’en ont portées2 ».
Le cercle, forme parfaite
Mais si le mouvement circulaire, à travers la ronde, rencontre dès le Moyen-Âge, dans les croyances populaires, le mythe de la sorcière et la peur du Diable, il n’en est pas de même dans les milieux lettrés, dès l’aube de la Renaissance. En effet, le néoplatonisme revenu à la mode offre des modèles pour penser le cercle comme le symbole de l’harmonie du Monde, du Bien et du Beau. On retrouve ces références dans ce qui deviendra la Bible du courtisan des XVI et XVIIème siècle, Le Livre du Courtisan, écrit en 1528 par Baldassar de Castiglione. C’est ainsi que Castiglione nous dit, à travers ses personnages :
« Je dirai que la Beauté vient de Dieu, et qu’elle est comme un cercle dont la bonté est le centre ; et par conséquent, comme il ne peut y avoir de cercle sans un centre, il ne saurait y avoir de beauté sans bonté. Aussi est-il rare qu’une âme mauvaise habite un beau corps, et c’est pourquoi la beauté extérieure est le vrai signe de la beauté intérieure, et dans les corps cette grâce est imprimée plus ou moins comme par une marque de l’âme qui se ferait ainsi extérieurement connaître 3. »
La beauté est le cercle et la bonté est le centre, donc, et la grâce du corps nous dit tout de la qualité du centre qu’est l’âme. De là vient qu’il est si important pour un courtisan de maîtriser la danse, qui de ce fait révèle tout de la grâce intérieure du danseur. Le monde également répond à un assemblage circulaire garant de sa parfaite marche, Castiglione développe plus loin cette idée :
« Le ciel rond, orné de tant de divines lumières, et au centre la terre environnée des éléments et soutenue par son propre poids ; le soleil, qui en tournant illumine le tout et au printemps s’approche du signe le plus bas, et puis peu à peu monte de l’autre côté ; la lune, qui reçoit de celui-ci sa lumière, selon qu’elle s’en approche ou qu’elle s’en éloigne, et les cinq autres planètes, qui suivent le même cours de façons différentes. Ces choses ont entre elles une telle force par la connexion d’un ordre si nécessairement composé, que si on les changeait d’un pouce, elles ne pourraient plus tenir ensemble, et le monde périrait4 ».
C’est ainsi que le mouvement des corps dansants reproduisant dans la ronde le mouvement des corps célestes, que nous avions évoqué précédemment par sa fonction magique, va trouver une fonction symbolique et allégorique dans les ballets de cour des XVIème et XVIIème siècle. Il s’agira de figurer par le mouvement circulaire la course des astres, et ainsi de mettre en scène l’harmonie céleste. Louis XIV, qui, rappelons-le, tient en 1653 dans le Ballet de la Nuit le rôle du Soleil (on est passé, entre-temps, au modèle héliocentrique), va privilégier dans les chorégraphies versaillaises ces allégories spatiales de l’harmonie du monde – et de la cour de France. Tout est agencé pour donner à voir un règne à l’image la divine, circulaire et symétrique harmonie des cieux. Ces mouvements circulaires vont perdurer dans la tradition de la danse classique, cette fois vidés de leur charge allégorique. C’est toutefois cet héritage qu’il faut garder en mémoire si l’on veut comprendre la récurrence d’une figure spatiale qui pourtant s’accommode bien mal des perspectives des théâtres à l’italienne dans lesquels la danse classique va s’épanouir. Les œuvres qui seront les fleurons du ballet, ainsi, auront toutes en commun d’inclure des variations de soliste se terminant par un grand manège, qui ne vient plus désormais rappeler la course brillante des astres, mais simplement souligner l’ampleur de la danse de l’exécutant et sa conquête technique de l’espace scénique.
Le syncrétisme du ballet classique
De ce fait, le ballet offre à voir un bien curieux mélange d’influences concernant les motifs circulaires qu’il déploie : le dessin du mouvement des planètes s’est inscrit dans sa technique même, et ses figures imposées, tandis que l’imaginaire des rondes tantôt bucoliques tantôt sataniques est un champ que les rédacteurs de livret en quête d’histoires propices à la danse ne pourront ignorer. On voit donc cohabiter des manèges dont le sens allégorique s’est dissous dans la prouesse technique, et des rondes vidées de leur fonction magique, mises en scène pour figurer et représenter les bergers ou les fées. Le romantisme en particulier affectionnera ces figures surnaturelles d’un autre temps, et n’aura de cesse de les porter à la scène : c’est le lieu de ce qui deviendra le traditionnel « acte blanc », où se déploient sylphides, péris et autres êtres évanescents. Un exemple particulièrement riche d’enseignement à ce sujet est le ballet Giselle (1841), dont le livret est signé Théophile Gautier : l’action se déroule dans un village (dont on mentionne qu’une statuette de Bacchus orne la grande place lors de la fête des vendanges) qui voit les jeunes filles mortes d’avoir trop dansé devenir des Willis. Les Willis sont des fantômes dansants qui entraînent les hommes qui s’approchent trop de la forêt après minuit dans une « bacchanale joyeuse », dans une « ronde fantastique et tumultueuse » – et les font mourir d’épuisement. « C’est un endroit maudit, c’est le cercle de danse des willis !5 », nous dit un des personnages dans le livret. En somme, le ballet romantique cultive cet imaginaire de la ronde démoniaque, tout en le magnifiant, et la puissance magique perdue des anciens rites ne manque pas de fasciner le public qui vient s’y presser.
Primitivismes et représentations de la communauté
Cette fascination pour les anciens rites va marquer une autre époque de la danse, et révéler d’autres enjeux que le motif circulaire viendra encore une fois illustrer. Durant le XIXème siècle, quelques penseurs originaux s’érigent, en Europe, contre l’extrême valorisation du contrôle de soi et le déni de la matérialité du corps alors en vigueur, pour inaugurer une révolution qui trouvera son aboutissement dans la naissance de la danse moderne. Leurs maîtres-mots sont libération du corps, épanouissement personnel, expression des sentiments, toutes notions alors bannies des préceptes d’éducation de l’époque. L’expressivité et l’organicité sont mises au goût du jour, dans un mouvement de libération du corps et de l’individu des carcans de la société bourgeoise industrielle. Le corps bourgeois est en effet rejeté, au profit d’un « corps mythique » qu’on pense atteindre par la recherche de l’organicité du mouvement : ce dernier ne doit plus obéir aux normes et conventions des pas de danse, mais doit se fonder sur l’attention aux rythmes internes de l’organisme, qu’on pense en communication profonde avec les rythmes de l’univers. Une telle pensée mènera au courant « primitiviste » de la danse, courant poussant jusqu’à son comble cette inspiration puisée dans la pensée mythique de peuples « exotiques ». Mais sans aller jusque-là, la danse moderne tire de ce retour revendiqué au corps mythique bon nombre de ses préceptes. Laban, son précurseur, fait la part belle, dans ses textes théoriques, aux apologies d’une humanité rêvée :
« Les enfants et l’homme des âges primitifs voient le monde à travers une perspective corporelle, c’est-à-dire à travers l’expérience physique. Ils voient l’incroyable unité de l’existence entière. L’homme des temps plus tardifs perd cette vision à cause de son illusoire réflexion, et aussi à cause de son incapacité tactile croissante. Il établit la stabilité dans son esprit comme le partenaire opposé de la mobilité. De cette façon, il perd sa relation avec son entourage, qui est, au sens le plus large, l’univers, et ainsi perd-il aussi sa personnalité, qui a besoin de la transgression du Moi dans le Vous afin de pouvoir être une partie de l’ordre harmonieux du grand flux universel (…). »6
On le voit, la naissance de la danse moderne, en Europe – et surtout en Allemagne – et aux États-Unis, s’accompagne d’une théorisation de la danse comme rapport primitif au monde et au corps qui se présente comme un terrain idéal pour une réactualisation des pratiques et représentations des danses ancestrales.
Le début du XXème siècle, dans la logique du mouvement de pensée évoqué, affiche en danse un goût immodéré pour les légendes immémoriales, les cosmologies archaïques, les mythes ancestraux. Un rapide panorama des titres d’œuvres créées à cette époque permet d’en juger, qu’il s’agisse de Ishtar of Seven Gates de Ruth Saint-Denis (1925), Danse de la Sorcière de Mary Wigman (1926), Primitive Mysteries de Martha Graham (1931)… Mais la plus marquante de ces œuvres est certainement Le Sacre du printemps de Nijinski, crée à Paris en 1913 dans le cadre des Ballets Russes, qui établit une distance avec le langage classique faisant véritablement entrer la danse dans le XXème siècle. Le propos du ballet, développé conjointement par Stravinski et Nicolas Roerich, peintre féru d’ethnologie, propose de restituer un ancien rituel de fertilité issu des cultures primitives de la Russie archaïque. Là encore, tout comme le ballet Giselle précédemment évoqué, l’enjeu n’est pas l’exactitude du rendu de ces rituels, ni le sérieux des recherches entreprises, mais l’imaginaire qu’il convoque sur scène. L’argument en est simple :
« Acte I : L’Adoration de la terre. Au pied de la colline sacrée, jeunes gens et jeunes filles attendent le signal des danses sacrées : danse des adolescents, enlèvement des jeunes filles, rondes printanières, danse des tribus rivales, cortège du sage, adoration de la terre.
Acte II : Le Sacrifice. Sur la colline, au soleil couchant, les jeunes filles vont sacrifier au Printemps celle qu’elles ont choisie et qui va danser jusqu’à la mort. Elles consacrent leurs danses à l’Elue et aux ancêtres, puis accompagnent la danse ultime de la Vierge sacrifiée dans une extraordinaire transe collective. »7
Le mouvement circulaire est omniprésent dans la chorégraphie de Nijinski, figurant les anciens rituels de la Russie païenne. La vierge élue vient se placer au centre du cercle cérémoniel, et son sacrifice à la fécondité de la Terre en fait le temps du rituel l’objet d’adoration de la communauté tout entière. Elle est le centre vers lequel convergent les regards et les attentes, le point d’aspiration des forces en présence. Cet épisode de l’Élue au centre du cercle formé par la communauté va se retrouver dans bon nombre de reprises du Sacre, et la mutation du motif circulaire au cours de ces recréations offre matière à réflexion. Il existe plus de deux cents versions du ballet, qui ont chacune développé leur propre dramaturgie à partir de la musique de Stravinsky et de l’argument d’origine. Comment expliquer une telle recrudescence des interprétations d’un ballet représentant un ancien rituel païen slave, et donc, a priori, très éloigné des problématiques contemporaines ? Les chorégraphes ont, très souvent, cherché à dépouiller l’argument de son folklore, pour en tirer ce qui pour eux touche à l’universel. Le thème de l’individu s’extrayant de la communauté, et celui du rituel de fertilité, vont largement nourrir les différentes versions proposées. C’est ainsi que le motif circulaire se met de manière contemporaine à figurer le désir et la sexualité, les forces en présence entre un individu et un groupe, forces désirantes et tensions sexuelles qui déjà, peut-être, innervaient les rites ancestraux. Ces thèmes émergent explicitement sur la scène chorégraphique au XXème siècle seulement, et ils trouvent dans le motif du groupe encerclant l’individu une image forte du désir, ce que beaucoup de Sacres exacerberont dans leurs chorégraphies. Le cercle, par définition, s’organise autour d’un centre, comme la communauté, par extension, se construit autour d’un désir commun. L’individu jeté en pâture au centre du groupe, tantôt sacrifié tantôt triomphant, tend l’espace scénique de forces centripètes qu’il subit et qu’il anime tout à la fois. De la figuration d’une cosmogonie à la matérialisation des puissances désirantes d’un groupe envers un individu, le cercle dansé a muté avec les préoccupations de son temps. Les allégories des puissances magiques qui tiennent l’Univers ont globalement laissé place aux transcriptions des forces structurantes de l’inconscient individuel et collectif, ces dernières offrant d’ailleurs, dans un certain nombre d’œuvres, maintes résonances avec les premières. Le film de danse Bakhti (1969), de Maurice Béjart, entrecroise ainsi ces différentes références et allusions. Béjart place Shiva et Shakti au centre d’un cercle formé par les autres danseurs, rappelant directement, par la figure formée, les mandalas des traditions indiennes. Le film donne à voir le motif circulaire dans toute sa perfection et sa régularité, le couple de danseurs étant à la fois au centre du groupe et sur l’axe de notre regard. C’est de ce point de vue zénithal sur le cercle dansé dont nous allons maintenant parler.
Le point de vue de Dieu
Le cercle est l’image même de la communauté rassemblée, dans une égalité tendue vers le centre qui la coordonne – cette égalité dans le rassemblement d’où naît l’idée de la Table Ronde. Les propriétés topologiques du cercle en décident ainsi : le cercle est l’ensemble des points à égale distance d’un autre point, le centre. Le meneur – ou le sacrifié – placé au centre dans les rituels ancestraux fantasmés, voit donc chacun de la même manière, et inversement, chaque membre de la communauté a un point de vue sur le centre identique aux autres. Le cercle est le topos de l’unité du groupe, renforcé par une réunion dans laquelle l’individu se fond et à laquelle il apporte sa force. Boucle fermée, il comporte un extérieur et un intérieur, et en cela invite à rêver des traditions ésotériques, des cercles et des confréries auxquels il est tout à la fois rassurant et glorieux d’appartenir. Le motif circulaire dans les œuvres de danse cultive-t-il pour autant ce sentiment d’appartenance à un groupe, nous donne-t-il l’impression d’embrasser le temps du spectacle la vision d’une communauté ? C’est du moins sur la nostalgie de cette capacité ancestrale de l’humanité à se constituer en groupe que repose, sans forcément le clamer, la dramaturgie d’une partie des œuvres évoquées, notamment le Sacre – un désir qu’on imagine né en réaction à l’individualisme triomphant de l’ère du capitalisme. Toutefois, la mise en scène des cercles – au sens double de figure géométrique et de réunion sélective – échoue par principe à nous faire entrer dans le cénacle de ces communautés rêvées. En effet, ces assemblées investissant l’espace scénique et imaginaire du théâtre ne s’offrent à la vue du spectateur que de façon parcellaire, déformée, et surtout extérieure. Le cercle se constitue au loin, là-bas, sur scène, et nous, membres de cette réunion factice qu’est le public, ne pouvons rejoindre cette communauté réelle qui se forme sous nos yeux. Soulignons cette donnée tout à fait physique, qui est qu’en réalité nous ne voyons pas, au théâtre, le motif circulaire dessiné sur le plateau, nous le devinons juste au travers de l’ellipse que la perspective de la salle nous laisse entrevoir. Les vertus remarquables du cercle offrant une égalité de point de vue entre ses membres sont de ce fait irrémédiablement évoquées pour nous, mais non vécues par nous. Le ballet ne fait qu’offrir au public un support pour son fantasme d’une puissance magique née de l’unisson ; il ne lui prodigue, en lieu et place de la pratique communautaire, que le spectacle distancié de la communauté.
Cette incapacité à réaliser notre désir de nous constituer communautairement et de rejoindre le cercle déployé sur scène, inhérente à l’architecture de tout théâtre, est justement dépassée partiellement dans le film Bakhti, grâce à la plongée zénithale sur le cercle des danseurs, plongée verticale à 90° qui, en cinéma, se désigne par le terme de « Berkeley ». Busby Berkeley est en effet l’inventeur de cette prise de vue, imaginée justement pour donner pleinement à voir les danses circulaires compliquées que le réalisateur aimait à imaginer. Berkeley construit des figures tout à fait impressionnantes et hypnotiques qui dissolvent et dépassent les corps individuels des danseuses. Dans Wonder Bar (1934), leurs robes et leurs bras blancs se fondent dans un corps plus grand, circulaire et mouvant ; elles deviennent les cellules de cet organisme géant qui se déploie sur l’écran noir. L’individu se réalise ici complètement par le groupe, c’est ce dernier qui lui donne son dessein général, et le fait s’inscrire dans une harmonie globale qui le dissout et le réalise tout à la fois. Il est également remarquable de voir que cette totalité englobante vient simultanément reprendre un détail du corps humain : l’œil. Elle le figure et le décline, jusqu’à son prolongement technique qu’est l’objectif de la caméra, dont les danseuses illustrent le diaphragme se fermant et s’ouvrant. Les cercles dansés de Berkeley se constituent ainsi dans un aller-retour permanent entre macroscopique et microscopique, que n’aurait pas renier les cercles de danseurs érudits des cours de France et d’Italie. La prise de vue zénithale de Berkeley, qui permet de fondre ensemble l’individu et le tout, vient de la sorte présenter une solution à l’exclusion du cercle dont souffrent les spectateurs de théâtre. Elle nous propose de rejoindre enfin la communauté circulaire, non en nous y intégrant comme un de ses membres, mais en nous offrant le point de vue de Dieu. Point de vue non humain entièrement inventé par le cinéma, la plongée verticale sur les danses imprime sur la pellicule l’image mouvante de leurs cercles, et en révèle de manière frappante le pouvoir iconique – pouvoir iconique – on l’a vu, inscrit en creux de l’évolution du mouvement circulaire, du rite au ballet.
Bibliographie
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CASTIGLIONE Baldassar, Le livre du courtisan, Paris, Flammarion, 1999.
GAUTIER Théophile, Ecrits sur la danse, Paris, Actes Sud, 1999.
GINOT Isabelle, MARCEL Michelle, La danse au XXe siècle, Paris, Larousse, 2008.
GRÜND Françoise, Danses de la terre, Paris, Éditions de la Martinière, 2001.
HOURCADE Philippe, Mascarades et ballets au Grand Siècle (1643-1715), Paris, Editions Desjonquères/Centre National de la Danse, 2002.
JEANMAIRE Henri, Dionysos : Histoire du culte de Bacchus, Paris, Payot, 1970.
LAUNAY Isabelle, A la recherche d’une danse moderne : Rudolf Laban, Mary Wigman, Paris, Chiron, 1996.
MUCHEMBLED Robert, Une histoire du diable, XIIe – XXe siècle, Paris, Seuil, 2002.
VANDENBROECK Paul, Vols d’âmes, Traditions de transe afro-européennes, Gent, Snoeck-Ducaju & Zoon, 1997.
Notes
1 Henri Jeanmaire, Dionysos, Paris, Payot, 1970, p. 232-233.
2 Paul Bourcier, Histoire de la danse en Occident, Paris, Seuil, 1999, p. 56.
3 Baldassar de Castiglione, Le Livre du Courtisan, trad. Alain Pons d’après Gabriel Chappuis, Paris, GF Flammarion, 1991, p. 386
4 Ibid., p. 387.
5 Théophile Gautier, Oeuvres complètes section III, Théâtres et ballets, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 598.
6 Rudolf Laban, The language of movement : guidebook to choreutics, cité par Isabelle Ginot et Marcelle Michel, in La danse au XXème siècle, Larousse, Paris, 2002, p. 85.
7 Catalogue d’exposition Les Ballets Russes de Serge de Diaghilev, 1909-1929, Ancienne Douane, Strasbourg, 1969, p. 112.