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Le Mandala et ses figures dans la modernité artistique

Bruno TRAVERSI ; Alexandre MERCIER ; Stéphane RIBERY

Hypothèse d'une structure inconsciente du mouvement : Approche de la danse du mandala

Résumé

Carl Gustav Jung atteste, pour l'avoir observé chez ses patientes, que des figures en forme de mandala peuvent être produites spontanément et dans une relative inconscience, soit sous forme de dessins, ou encore à travers le tracé de danses extatiques. Nous avons pu en effet constater, à l'occasion de danses Kagura Mai 神楽que, dans un certain état psychique caractérisé par une nécessité intérieure évacuant complètement la volonté, des mouvements impersonnels peuvent émerger en se configurant sous formes géométriques, dont la plus élémentaire est le cercle avec sa dynamique de circumambulation. L'émergence de ces figures se produisant en chacun des actants, c'est le collectif des danseurs qui se voit ainsi ordonné spontanément. Le mouvement répondrait-il alors à une structure relevant des couches les plus profondes de la psyché, c'est-à-dire de l’inconscient collectif ? Le geste, la marche, la posture trouveraient-ils leur racine bien en-deçà du moi, dans la psyché où s'aplanit selon C. G. Jung et W. Pauli, la dualité entre l'universel et le singulier, entre l'individuel et le collectif, ou encore entre la sphère physique et la sphère psychique ? En croisant les points de vue du philosophe, du physicien et du psychomotricien, nous nous proposons de tirer de ces expériences dansées l'hypothèse d'une structure inconsciente du mouvement.

Abstract

Carl Gustav Jung, having witnessed the phenomenon with some of his patients, stated that mandala-related shapes could be spontaneously produced either while drawing or while dancing in an ecstatic state. We have had the opportunity to notice, during Kagura Mai神楽 舞 dances, that in a psychic state defined by an inner necessity devoid of any volition, that impersonal movements following geometrical patterns can emerge, the prime shape being a circle and its circumambulation dynamics. The appearance of these figures not only happens for the dancer but also for the dancing group, spontaneously structured as a whole. Thus, we ask the following questions: is movement determined by a structure involving the innermost layers of the psyche, the collective unconscious? Are gestures, stances and even the simple act of walking rooted far deeper than the Ego, in the psyche where, according to Jung and Pauli, the tension between opposites such as the universal and the singular, the individual and the collective, the physical and the psychic realms resolves?  Drawing from different points of view – philosophy, physics and psychomotor therapy – we will raise from these experiences the hypothesis of an unconscious structure of movement.

Texte intégral

Introduction

Carl Gustav Jung atteste, pour l'avoir observé chez ses patientes, que des tracés répondant à la géométrie des mandalas peuvent être produits spontanément et de manière inconsciente au cours de danses extatiques. Nous avons pu en effet constater, à l'occasion des danses Kagura Mai 神楽舞que, dans un certain état psychique caractérisé par une sorte d’impératif intérieur1 évacuant complètement la volonté, les danseurs montrent une gestuelle – qu'ils ressentent comme nécessaire, voire irrépressible – structurée de manière géométrique. En analysant l'émergence spontanée de ces figures nous nous interrogerons pour savoir dans quelle mesure elles témoignent de la structure profonde de la psyché. De plus, lors de ces danses, ces figures géométriques s'imposent à l'ensemble des individus, de sorte que le chœur des danseurs se trouvent ordonné spontanément (autrement dit sans accord ni avant ni pendant la réalisation de la danse) et avec une grande exactitude. Cela indique-t-il que la marche, la posture du corps, le port de tête ou encore la direction du regard, chaque geste trouve son origine bien en-deçà du moi dans les profondeurs de la psyché où est dépassée selon Carl Gustav Jung et Wolfgang Pauli, la dualité entre l'universel et le singulier, entre l'individuel et le collectif, ou encore entre la sphère physique et la sphère psychique ?

Notre étude est le fruit d'un travail collectif, tant théorique que pratique, qui s'est développé depuis une dizaine d'années sous forme d'ateliers impliquant des danseurs, et des théoriciens de différentes disciplines. Lors de ces ateliers, nous nous sommes attachés à questionner les expériences dansées en ayant soin tout d'abord de lever certains des présupposés de notre paradigme culturel à travers lesquels nous appréhendons ordinairement la réalité et qui conditionnent quotidiennement nos régimes d'activité. Aux premiers rangs d'entre eux, tout d'abord, la certitude que le mouvement est le fait de la volonté d'un sujet – d'un « je » – qui se rapporte au monde, et donc à autrui, uniquement à travers la sensibilité et, d'autre part, que le monde phénoménal répond exclusivement à la loi de causalité. Prise de distance que nous avons opérée par un détour par la pensée extrême-orientale (japonaise principalement), et en adoptant les perspectives que Wolfgang Pauli développe à partir des découvertes en physique moderne et de son dialogue2 avec Carl Gustav Jung.

 I. La danse du mandala

La danse qui nous a servi de milieu pour cette étude est la danse japonaise de Ueshiba Morihei3, kagura mai 神楽舞 - terme que nous proposons de rendre par « Danse inspirée et circulaire » : son étymologie renvoie en effet, d'une part, à l'idée d’inspiration divine, d'extase, lors de laquelle la volonté du danseur est évacuée (kagura 神楽), et d'autre part à l'idée de tournoiement, de circumambulation (mai 舞). Le kagura mai de Ueshiba fait parti des kagura 神楽4 qui à l'origine, avant d'être des danses rituelles codifiées, étaient des danses extatiques spontanées réalisées par des miko 巫女5, « sorcières », sous l'emprise d'un kami6, « accrochées par un dieu », kamigakari 神懸り. La danse Kagura Mai se caractérise ainsi à la fois par le caractère spontané mais aussi par l’ordonnancement géométrique de sa gestuelle. Ce qui la range parmi les « danses du mandala7 » évoquées par Carl Gustav Jung8. Rappelons que ce dernier donne au terme « mandala », la signification de « cercle » et distingue les mandala authentiques – mandalas produits spontanément (non volontairement) et dans une certaine inconscience – des mandalas élaborés sciemment selon des codes9. Ces derniers constituent une re-production et ne mettent donc pas en œuvre la dynamique psychique qui est celle du mandala authentique qui « surgit » et s'impose au sujet.

Selon la tradition bouddhique10, l'ordonnancement géométrique centré du mandala constitue non seulement une représentation de l'ordre de l'univers dans ses multiples plans11 mais aussi une représentation de la structure de la psyché. Le mandala est l'expression de « forme(s) spontanée(s) surgie(s) des plus profondes couches de l’esprit humain. »12 Selon Jung ces formes peuvent apparaître spontanément non seulement pour structurer le graphisme de dessins, mais encore le déploiement gestuel du corps tout entier :

« J’ai observé chez mes patients des femmes qui ne dessinaient pas les mandalas, mais les dansaient. L’Inde possède un terme pour cela : mandala nritya, danse du mandala. Les figures de la danse traduisent le même sens que les dessins. Les patients eux-mêmes ne peuvent pas dire grand-chose de la signification de ses symboles en forme de mandala qu’ils produisent. Ils sont simplement fascinés par eux et les trouvent expressifs et opérants dans un rapport quelconque avec leur état psychique subjectif. »13

Ainsi, lors de la danse du mandala, la structuration géométrique de l'espace apparaît-elle corollaire à un état psychologique dans lequel la volonté – le vouloir personnel – laisse place à une nécessité intérieure impersonnelle. C'est précisément ce rapport entre nécessité intérieure impersonnelle et production d'un graphisme géométrique que nous nous proposons d'approcher. Soulignons donc qu'il ne s'agira pas d'étudier une danse codifiée, ou encore improvisée par les actants selon des codes ou des formes (reproduction du mandala), mais d'observer l'émergence involontaire de contenus inconnus et non conscients.

II. Du questionnement philosophique à l'expérience de la danse du mandala

Avant de pouvoir aborder l'expérience dansée elle-même, il est nécessaire de prendre une certaine distance avec les évidences qui fondent notre agir quotidien, à savoir l'existence d'un centre égologique donné par le sens intime, fondement d'un sujet auteur de son agir, et l’existence de la causalité comme loi unique du monde phénoménal. Nous pouvons évoquer en quelques mots à cette fin, la position de David Hume qui établit une critique de ces deux assertions, puis celle de Wolfgang Pauli qui, reprenant à son compte les critiques de Hume, les remet en question à partir des découvertes en physique quantique.

Hume fait la critique du principe de causalité en remarquant qu'il ne se montre jamais lui-même mais qu'il est uniquement supposé par le fait que nous avons l'habitude d'observer deux événements se succéder. L'évidence de la causalité n'est donc tout d'abord pas d'ordre intellectuel mais tient à l'habitude et renvoie à nos activités quotidiennes les plus ordinaires. Selon Hume, les hommes ont en effet tendance à poser des connexions nécessaires là où il n'existe que des conjonctions constantes. Il faut donc en déduire que cette « causalité nécessaire » outrepasse ce que l'expérience peut nous apprendre : « Lors d’un choc, écrit Hume, le mouvement d’un corps est considéré comme la cause du mouvement d’un autre. À considérer ces objets avec la plus extrême attention, nous constatons seulement que l’un des corps s’approche de l’autre et que le mouvement de l’un précède celui de l’autre, mais sans aucun intervalle sensible. »14 Ainsi l'expérience ne nous présente-t-elle à proprement parler que la juxtaposition de deux faits.15 Si les progrès de la science classique nous ont conduis à accepter au quotidien la causalité comme l’ordre du monde, la critique de la causalité de David Hume trouve aujourd'hui une nouvelle actualité à travers le paradigme de la science moderne.

« Nous avons vu que l'apparition de ce concept en physique a été liée dès le début à un usage assez libre de la notion de cause, et nous verrons encore que l'idée de causalité, sous la forme que lui avait donné la critique de David Hume du point de vue de l'empirisme, a connu dans la mécanique quantique une nouvelle généralité d'importance capitale. »16

La remise en question de la loi de causalité que Pauli qualifie de « notion branlante » provient de phénomènes observés en physique des particules dont notamment le phénomène de radioactivité17: on ne peut assigner à la désintégration d'un élément aucune cause – autrement dit aucun événement ne précède l'événement de la désintégration. D’où le mot de Sir James Jeans : « La désintégration radioactive est apparue comme un effet sans cause, donnant à penser que la causalité n’est même pas la loi ultime de la nature ». Dans son article intitulé « Incursion dans le monde acausal »18 Hubert Reeves reprend le point de vue défendu par Jung et Pauli, en mentionnant quatre cas qui témoignent d'un ordonnancement a-causal de l’univers à toutes ses échelles En face de la causalité, il faut donc admettre selon Pauli et Jung, un lien a-causal, « synchronistique »19, entre les faits, lien qui reposerait, selon leur hypothèse, sur la structure archétypale de la psyché20 - dont les mandalas témoignent de la structure. Le terme psyché désigne ici non pas le psychisme humain mais un domaine transcendant et fondant l'expérience des sphères physique et psychique. De telle sorte que les archétypes qu'elle contient se reflètent à la fois dans le monde matériel et dans le psychisme – principe de la connaissance selon W. Pauli21 – ou encore, au niveau de la complexion humaine, dans l'esprit et dans le corps. Selon cette perspective, la danse du mandala évoquée par Jung, apparaît-elle témoigner de la présence, dans l'ordre du corps, de cette structure archétypale qui en détermine les positions, les postures, les rythmes, autrement dit la chorégraphie22 dans sa globalité et ses détails.

David Hume fait également la critique de cette évidence qui fonde ordinairement toutes nos expériences, celle qui concerne l'existence d'un centre égologique dont témoignerait le sens intime, l'existence d'un « moi », d'un « je ». Selon celui-ci, nous n'avons aucune perception directe de nous-mêmes, et nous nous supposons seulement exister derrière nos sensations intimes. Rien n'assure l'existence du sujet puisque si nos sensations semblent faire signe vers un sujet, elles ne l'attestent pas. « Pour moi, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je tombe toujours sur une perception particulière, ou sur une autre, de chaleur ou de froid, de lumière ou d'ombre, d'amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne parviens jamais, à aucun moment, à me saisir moi-même sous une perception et je ne peux jamais rien observer d'autre que la perception. »23 Si donc « nous apercevons nos sensations, mais nous n'apercevons pas le propriétaire de ces sensations », serait-ce alors par une sorte « de préjugé grammatical que nous rattachons nos actions ou états courants à un je ? » Ainsi, Hume souligne-t-il le fait que nous n'avons pas de perception directe de nous-mêmes, mais seulement une aperception à travers les données de la conscience intime.

L'hypothèse de Hume selon laquelle le sentiment que nous avons d'un centre égologique est lié à la forme grammaticale de nos énoncés se trouve renforcée si nous considérons la langue japonaise. La syntaxe de celle-ci autorise en effet la suppression du sujet grammatical – rendu par la particule ga が – et permet l'emploi de tournures passives de sorte que l'action semble détachée de l'agent, semble « exister par elle-même »24. Ainsi l'expression watashi wa odoru koto ga dekiru, 私は踊ることが出来る qui signifie littéralement « Quant à moi, le fait de danser est possible », est ordinairement rendue en langue française par « je sais danser ». Les deux structures grammaticales portent à l'évidence deux rapports à l'agir, et donc deux formes d'inscriptions dans le monde, très différentes. Ici, l'idéation elle-même est perçue tel un événement intérieur25. Si la syntaxe japonaise permet de dire « (je) pense » omou 思う, l'emploie à la forme passive, omowareru 思われる, est préférée - forme « dépersonnalisée qui évoque le « ça pense » des structuralistes »26 Par ailleurs, comme le souligne Augustin Berque, l'on peut remarquer que plus l'adresse à l'interlocuteur se veut marquée de respect, plus on emploiera à son endroit une forme passive, de manière à ne pas lui attribuer l'origine de « ses » actes. Ainsi, « d'une personne qu'on ne cherche pas à honorer, l'on dira simplement kuru 来る(venir), à l'actif. […] à un degré honorifique supérieur on n'emploiera pas le verbe venir (kuru/korareru), on dira sensei ga oide ni naru 先生がお出でになる, ce qui mot à mot se traduirait par « le maître devient un surgir »27. L'ordre du surgissement est ainsi considéré comme un degré supérieur à celui du faire et de la causalité.

Ainsi, si l'expérience dansée, Intermède pour Sorcières, que nous allons étudier à présent peut sembler contredire l'évidence de nos expériences corporelles, en ce qu'elle s'énonce non sur le mode du « je » mais du « ça », et se décrit plus aisément sur le mode du surgissement que sur celui de la causation, gardons en mémoire la perspective dont témoigne la syntaxe japonaise.

III.  Approche phénoménologique de la danse Kagura Mai

Le vieux sorcier n’est plus là

Cette fois il est bien parti !

Cette magie qu’il m’interdisait

Est enfin à ma portée !

Je vais pouvoir essayer

De faire obéir les esprits,

Jeter des sorts, jouer avec les maléfices !

Je vais montrer tout mon art !

[…]

Balai maudit !

Qui n’en fait qu’à sa tête

Tu n’es qu’un morceau de bois

Encore une fois arrête ! Ne bouge plus !

Tu ne veux pas t’arrêter balai ?

Je vais m’emparer de toi.

L'apprenti sorcier28 de Goethe

Nous avons nommé l'atelier de recherche « Intermède pour Sorcières ». Tout d'abord, en référence aux danseuses de Kagura, les miko dont le nom signifie « sorcières »29, ensuite parce que pendant cette danse, la spontanéité30 d'un mouvement impersonnel est ressentie de deux façons différentes. D'une part, elle est ressentie à travers la sensation que le corps se meut de lui-même contre la volonté du sujet qui ne s'identifie plus alors comme étant l'agent de « ses » actions. Cette sensation s'éprouve lors d'une lutte intérieure entre la volonté personnelle - « je » - et une autre volonté intime - « ça » - que le sujet éprouve à travers le déploiement, « malgré lui » de « sa » gestuelle (il ne peut pas faire autrement, et sans pouvoir en dire l'origine. D'autre part, cette forme de spontanéité peut être éprouvée, lorsque les danseurs tiennent un bâton, en donnant la sensation que celui-ci se meut de lui-même. Sensation « étrange »31 qui déroge à « la logique du fonctionnement des choses ». Cette sensation pour étrange qu'elle se donne témoigne du renversement psychologique caractéristique de cette pratique et semble être la condition pour qu'émergent les formes géométriques du mandala. Comme nous allons le montrer, pour être comprise, cette expérience que le bâton s'anime doit être appréhendée au sein de l'ensemble des sensations proprioceptives32 et intéroceptives33 qui accompagnent la destitution du je : les miko étant dessaisies d'elles-mêmes, le bâton-sorcier vient à s'animer.

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Photo 1 : Amélie Carles et Stéphanie Ribery – le bâton s'enfuit. Décembre 2006 à Lille.

***

Commençons donc par décrire cette sensation saillante qui signe le début de la danse. La situation de départ est composée, de manière typique par trois actants : les danseurs se saisissent par deux34 du bâton que leur donne le coryphée35. Puis, le bâton se mettant en branle, la danse commence. Le vécu des danseurs est rendu ici principalement par Stéphanie Ribery, psychomotricienne de profession.

« Arrive alors la sensation que le bâton m’emmène, renversant mes repères. Le bâton m’entraîne dans un mouvement irrépressible. Je suis comme tractée par une grosse machine. Renversement des repères et étonnement viennent du fait de la nature extrême, radicale, des sensations. J’ai l’impression que tout s’inverse par rapport au fonctionnement « logique » des choses »36.

Cette note de Stéphanie Ribery témoigne de l'étonnement qui accompagne toujours l'expérience elle-même : l'expérience déroge aux expériences ordinaires quant aux sensations liées à la manipulation des choses, et qui tient aux représentations intellectuelles qui confèrent à leur fonctionnement, une certaine « logique ». L'étonnement, est signe, selon nous, d'une rupture avec le paradigme qui fait du sujet l'agent de « son » activité au sein d'un monde soumis à la causalité, et où les sphères physiques et psychiques, les sphères du monde intérieur et du monde extérieur sont clairement distinctes. L'expérience d'un mouvement spontané qui se « donne sans agent ni cause » [jihatsu-teki 自発的] selon l'expression japonaise, représente ainsi une fracture au cœur de l'expérience la plus fondamentale du sujet d'avec lui-même, et dans son rapport le plus élémentaire à l'objet.

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Photo 2 : Jennifer Stanislawski et Stéphanie Ribery – le bâton s'enfuit. Octobre 2012 au Channel, Scène Nationale de Calais. Jennifer : « Je sens le bâton tirer fortement. Il me donne l'impression de filer dans une direction bien précise. La force du bâton se répercute dans tout mon corps. » Stéphanie : « Le bâton nous emporte en diagonale. La direction est précise. Le bâton nous emmène avec une grande force. »

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Photo 3 : Bernard Laurent et Stéphanie Ribery – le bâton s'enfuit. Octobre 2012, au Channel Scène Nationale de Calais.

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Photo 4 : Alexandre Mercier et Stéphanie Ribery – le bâton s'enfuit. Octobre 2012 au Channel, Scène Nationale de Calais. Alexandre : « J'ai la nette sensation que la bâton fuit en cherchant les limites de l'espace physique scénique. Il va dans les coins principalement ou longe les bords. »

A. Profusion et formes du mouvement du bâton

Les mouvements du bâton, dans leur profusion, se donnent aux danseurs, comme aux spectateurs, tels de purs surgissements : sans cause, sans but, sans utilité. Purs jaillissements qu'aucune volonté consciente ne vient conduire, les mouvements ne sont pas pour autant chaotiques. Ils manifestent au contraire de l'ordre. Pour l’observateur, le bâton dessine des arabesques dont la figure du cercle, à la fois sur des plans horizontaux et verticaux, est l’un des motifs principaux. Le bâton dessine des cercles au sol en restant en contact avec lui par son extrémité libre, ou encore il dessine des cercles horizontaux en hauteur ; le bâton produit des cercles sur un plan vertical. Deux autres figures remarquables sont celles de la verticalité. Pendant sa course le bâton se pose au sol dans une position verticale ; le bâton se positionne à l'horizontal et entraîne les deux danseurs ou encore reste figé dans cette position, les contraignant à rester sur place. Le mouvement général montre ainsi un dynamisme continuel et fluide, où s’alternent des phases plus lentes et plus rapides. Enfin, l'ensemble du cheminement du bâton, de sa mise en branle jusqu'à son immobilité, se caractérise, comme nous l'avons dit, par un ordonnancement géométrique spontané : cercle, carré, triangle constituent les éléments de base d'une disposition spatiale plus ou moins complexe.

B. Vécu d'un mouvement spontané impersonnel

Pour le danseur la sensation que le bâton bouge de lui-même est saillante : elle accapare toute l'attention. Toutefois, elle provient d'un ensemble d'informations proprioceptives et intéroceptives que nous avons essayer de mettre au jour en les relevant systématiquement :

« Lorsque le mouvement du bâton commence, le bassin s’enroule avec une sensation d’affaissement vers le sol, les genoux plient et le bâton commence à tirer au niveau des mains. Normalement si l’on ne fait pas de gestes volontaires, on ne sent plus beaucoup le bâton à l’arrêt. Mais là, indépendamment d’une volonté de mouvoir le bâton, on sent dans les mains que ça tire. Je perçois une tension dans les doigts identifiée grâce aux propriocepteurs. C'est comme dans la vie quotidienne, si quelqu'un tire sur un objet que vous tenez, vous en êtes informé par une tension qui apparaît entre les doigts et le bâton qui se produit précisément au niveau des propriocepteurs et des intérocepteurs des doigts, c'est à dire les récepteurs sensibles à la pression et au mouvement. »

Il est caractéristique, en effet, que si le mouvement autonome du bâton se donne à travers les informations des intérocepteurs et propriocepteurs de la main, celles-ci s'inscrivent dans un ensemble de sensations kinesthésiques qui donne le sentiment que le corps bouge de lui-même, comme habité selon une autre instance que la volonté personnelle. Nous avons identifié ces sensations comme produisant un chemin proprioceptif partant de la colonne vertébrale au niveau des hanches ou du plexus solaire et se propageant ensuite vers la périphérie du corps. Ce cheminement donne ainsi la sensation d'un centre non-égologique, s'accompagnant d'un sentiment plus diffus et plus difficile à rendre compte, à savoir le sentiment paradoxal d'une intimité « plus vaste » que les limites corporelles. Ce sentiment proprement subjectif nous semble posséder néanmoins une dimension objective en ce sens qu'il s'accompagne d'un ensemble hiérarchisés de kinesthèses que nous avons reconnus identiques chez de nombreux sujets.

La répétition de l'expérience permet une prise de conscience qui s'affine peu à peu. Au fil des répétitions, il y a un dévoilement progressif de certaines informations internes, comme le remarque ici S. Ribery : « Avec la répétition de l'expérience, je suis progressivement plus à même de saisir mon vécu qui lui-même évolue au fil du temps. J'ai constaté à travers deux écrits différents relatant la même expérience sur un intervalle de cinq ans, une évolution ainsi, dans l’expérience du bâton, dès que le « phénomène » commence je me sens « prise » au niveau du plexus solaire et une modification respiratoire arrive simultanément. Dans mon écrit d'il y a environ cinq ans, la prise de conscience de la gêne respiratoire n'arrive qu'à la fin. La perception des ressentis corporels s'affine donc.»37

Régulièrement le bâton arrête sa course en se positionnant de manière verticale : « A la fin de l’expérience. Le bâton nous entraîne vers le sol. Il est impossible de résister à l'attirance vers le sol via le bâton. C'est une sensation très forte et précise (c'est-à-dire non diffuse). Nous percevons simultanément la verticalité exacte du bâton. La position est très inconfortable38. »

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Photo 5 : Amélie Carles et Stéphanie Ribery . Décembre 2006 à Lille. Le bâton finit sa course en se tenant droit. Stéphanie : « Nous percevons simultanément la verticalité exacte du bâton. La position est très inconfortable »

« A la fin de la danse, quand le bâton se pose sur le sol, une sensation de lourdeur croissante s’installe progressivement. C’est irrésistible (comme la fuite du bâton), je plie sans pouvoir résister. Le bâton s’immobilise, je perçois alors que je respirais péniblement. »39

Comme on peut le remarquer dans le témoignage ci-dessus, l'expérience altère la conscience réflexive et rend difficile la prise de conscience de soi, particulièrement de certaines informations reçues de l'organisme. S. Ribery émet l'hypothèse que les modifications de la respiration sont liées à l’émergence de nouvelles sensations intracorporelles plus profondes que celles qui se donnent ordinairement et qui indiqueraient les racines du mouvement perçu alors comme étant impersonnel :

« Je me demande si, lorsque la respiration commence à être entravée, les sensations deviennent plus profondes, plus intimes. S'agit-il alors d'informations reçues par les intérocepteurs du corps, c'est-à-dire des récepteurs sensibles aux informations reçues par l'organisme ? Ensuite, dans le cours de l’expérience, les sensations deviennent plus diffuses, elles concernent le corps en entier dans son mouvement. Il est alors difficile de savoir si les sensations proviennent de mon corps ou pas. La sensation première d'une chronologie du mouvement s'évanouit. « On est pris ». « ça bouge ». Les sensations semblent rattachées à une dimension plus vaste que notre être. Le corps a une logique de déplacement nouvelle que je ne décide plus. Je ne peux plus avoir de volonté. Je n'ai plus de capacité d'introspection. Il n'y a plus de distance de « soi à soi ». Ça coïncide en un tout monolithique. »

Pour résumer, on observe chez les danseurs une modification globale psychique qui est marquée par un affaiblissement de la conscience réflexive, l'émergence de sensations proprioceptives et intéroceptives inhabituelles et ressenties comme « plus profondes », une très forte diminution des sensations extéroceptives, et finalement le sentiment d'un centre non-égologique qui va de pair avec l'impression de participer à une dimension plus vaste. Il faut noter que la volonté disparaît elle-même en même temps que le « je » et la conscience réflexive :  « on est pris », « ça bouge », « c’est irrésistible (comme la fuite du bâton), je plie sans pouvoir résister », « je ne décide plus. Je ne peux plus avoir de volonté », « Il n'y a plus de distance de « soi à soi ». »

C. Structure spontanée du chœur

Les sensations proprioceptives indiquent aux danseurs que les mouvements du bâton suivent des chemins ressentis comme nécessaires :

« La précision et la vitesse émergent dans les déplacements que nous effectuons, emmenées par le bâton. Les mouvements réalisés dans l’espace sont surtout circulaires – comme si nous suivions des chemins déjà tracés – et linéaires – et quand les déplacements s’accélèrent arrive l’impression que le bâton va s’enfuir. [...] Quand mon corps se déplace tiré par le bâton, il y a une première direction puis le bâton explore tout le volume de l’espace […] Les mouvements réalisés dans l’espace sont surtout circulaires.»40

Du point de vue extérieur, les circonvolutions du bâton montrent un certain ordonnancement à travers l'émergence de formes nettement repérables parce que précises et répétées. Puisque ces figures se produisent spontanément, c'est-à-dire sans calcul de la part des actants, sans décision, sans volonté, sans concertation, sans qu'ils aient besoin de faire attention l'un à l'autre et dans une certaine inconscience,  il semble que l'ordonnancement géométrique résulte d'une opération s'effectuant dans l'inconscient à un niveau infra-personnel.

Par ailleurs, la toute première phase du mouvement se constitue, quasiment chaque fois, en un mouvement circulaire autour du coryphée – en restant au contact avec le sol le bâton trace un cercle autour de celui-ci – ce qui a pour effet de le désigner en tant que centre. La très grande régularité d'émergence de ce mouvement, indépendamment des sujets eux-mêmes, semble indiquer sa nature objective qui relèverait alors de l'inconscient collectif. La régularité de cette première forme circulaire est l'un des éléments les plus remarquables d'une structure du déplacement général du bâton qui, si elle diffère toujours d'une expérience dansée à une autre, semble répondre constamment aux mêmes principes. Sa manifestation transforme l'espace neutre en un espace structuré reflétant la disposition psychique des individus en présence, disposition d'où s'est absenté le « je » pour laisser la place au « ça ».

L'espace se révèle ainsi investi de qualités psychiques de telle sorte que les sphères interne et externe, physique et psychique, qui d'ordinaire apparaissent distinctes, se confondent pour les danseurs. Nous qualifierons cet espace d'« espace primaire » pour le distinguer de l'espace sensible ordinaire (espace secondaire). Soulignons qu'à l'inverse de l'espace secondaire, l'espace primaire se caractérise par le fait qu'il ne demande des sujets aucune adaptation tel un espace intérieur, mais aussi par le fait qu'il est, en quelque sorte, contraignant et ne laisse donc pas la possibilité de l'hésitation ou du choix.

D. Postures symétriques des danseurs

Au cours de l’exécution, les deux danseurs ne se concertant à aucun moment, il n'y a donc pas au sens propre de coopération, mais coïncidence gestuelle qui trouve sa raison et sa forme, nous semble-t-il, dans un ordonnancement général intégrant les deux danseurs, le coryphée et l'espace. On peut noter que très souvent les danseurs évoluent - involontairement et inconsciemment - en contrepoint et sont positionnés de façon symétrique, comme le montrent les illustrations suivantes. Cette symétrie implique le positionnement du corps globalement, mais aussi notamment l'angle des pieds, le port de tête et la direction du regard. Il semble que la symétrie soit un principe général qui préside à l’ordonnancement spontané de ces danses.

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Photo 6 : Stéphanie Ribery et Jennifer Stanislawski. Octobre 2012 au Channel, Scène Nationale de Calais.Jennifer : « Le bâton m'entraîne avec force dans un mouvement qui me pousse vers l'arrière. » Stéphanie : «  Le bâton nous éloigne de lui en arrière. Je me sens tirée au niveau du plexus solaire vers l'arrière.»

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Photo 7 :Alexandre Mercier et Jennifer Stanislawski. Octobre 2012 au Channel, Scène Nationale de Calais. Jennifer : « Le bâton nous entraîne rapidement et brusquement vers l'avant. »

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Photo 8 et 9 : Stéphanie Ribery et Jennifer Stanislawski. Octobre 2012 au Channel, Scène Nationale de Calais. Jennifer : « Il s'élève et entraîne tout mon corps, je sens mes talons qui se soulèvent »

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Photo 10 :Stéphanie Ribery et Jennifer Stanislawski. Octobre 2012 au Channel, Scène Nationale de Calais. Jennifer : « Le bâton se positionne à la verticale, attiré vers le sol. Il me donne la sensation de « coller » au sol et je sens nettement son ajustement vertical. » Stéphanie : « Je ressens la verticalité du bâton ainsi qu'une attirance vers le bas avec la sensation que le bâton s'est posé à un endroit précis, exact. »

Ainsi, de la même manière qu'ils se trouvent guidés selon une totalité qui conduit à un ordonnancement géométrique général (circumambulation, circulation en angles droit, positionnement au centre), les sujets sont amenés à prendre des postures répondant là encore à une certaine géométrie. Cette géométrique – répondant aux principes de centralité et de symétrie – s'opère tant au niveau global des déplacements qu'au niveau particulier qui est celui de la relation entre les deux actants. L'ensemble de cette organisation suggère un principe ordonnateur unique conférant à l'espace d'évolution des actants – en l’occurrence l'espace scénique – les qualités d'un champ.

Les trois photographies suivantes récapitulent l'idée du champ dont nous faisons l'hypothèse ici. La première montre les déplacements des actants et témoignent ainsi de lignes ressenties par les danseurs comme des « couloirs nécessaires ». Les deux suivantes montrent à la fois la symétrie des postures (notons l'inclination de la tête et le regard porté vers le haut) et l'importance particulière du centre – lieu qui apparaît comme une limite et où le bâton s'érige vers les hauteurs.

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Photo 11 : Cette photo a été obtenue par le procédé de la pause longue. La pause longue revient à superposer les instants sur une seule image et donc à éliminer l'écoulement du temps. Ainsi se révèle le déplacement des danseurs, autrement dit l'ordonnancement « chorégraphique » spontané. Décembre 2010 au Gymnase, Centre de Développement Chorégraphique de Roubaix.

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Photo 12 : Stéphanie Ribery et Jennifer Stanislawski. Octobre 2012 au Channel, Scène Nationale de Calais.

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Photo 13 : Stéphanie Ribery et Jennifer Stanislawski. Octobre 2012 au Channel, Scène Nationale de Calais. Jennifer : (12) « le bâton s'est positionné à la verticale. Et je sens qu'il est attiré vers le haut, mon regard est attiré vers le haut. Ensuite (13), il s'élève de telle sorte que je suis complètement étirée et que je suis obligée de me mettre sur la pointe des pieds. » Stéphanie : (12) « le bâton est très vertical dans mes sensations avec l'idée qui survient du ciel et de la terre. Ça commence dans le bâton puis ça monte simultanément dans le bâton et dans le corps au niveau du plexus solaire puis de la gorge. Ensuite (13), la verticalité du bâton est toujours très présente mais la sensation est plutôt dans le bâton cette fois vers le ciel (j'ai moins la sensation de la terre) et ça me fait monter très haut comme si j'allais devoir m'élever plus haut que mon corps ne le peut. »

L'espace comme champ se trouve essentiellement dévoilé à travers la circumambulation des danseurs. Dans les analyses qu'il a fait des mandalas dessinés, Jung établit la correspondance entre les figures du mandala et les dispositions psychiques auxquelles elles renvoient. Selon lui, la dimension opératoire du mandala traditionnel se caractérise comme un processus de centration : en tant qu'objet de contemplation le mandala [yantra], « est destiné, écrit Jung, à soutenir la concentration par la réduction pour ainsi dire circulaire du champ psychique à l'espace central »41 Il distingue deux aspects à la dynamique de centration, complémentaires l'un à l'autre : l'exclusion des alentours, d'une part, et l'attirance vers le centre, d'autre part. Dans le mandala dessiné qu'examine Jung, ces deux dimensions se symbolisent par des cercles différents, « le mandala contient trois cercles peints en noir ou en bleu foncé, dont le but est d'exclure l'extérieur et de donner une cohésion à l'intérieur. […] Ensuite, habituellement séparée du reste encore une fois par un cercle magique, on trouve le centre, l'objet essentiel ou le but de la contemplation. »42 Ces deux niveaux se retrouvent dans la danse Kagura, tant à un niveau individuel que collectif, tant au niveau de la disposition psychique des danseurs qu'à travers les actes de ceux-ci (concrétisés sous formes de traces) : du point de vue individuel, l'exclusion des alentours renvoie à l'évacuation des données extéroceptives qui se produit dès que commence la danse, au bénéfice d'un primat du monde intérieur (espace central). A cet état psychique correspond effectivement la circumambulation. Par ailleurs cette circumambulation s'effectue d'une part, autour de l'espace scénique qui, quoique défini « simplement » de manière symbolique par le coryphée, se trouve proprement infranchissable par les danseurs sous l'emprise intérieure des objets de la psyché (de manière tout à fait caractéristique, les pieds des deux danseurs semblent butter contre une limite aussi invisible qu'infranchissable – sensation qu'ils partagent et qui se donnent ainsi à eux comme étant objective). Il y a donc là une exclusion de l'extérieur qui a pour effet de séparer nettement pour chacun des danseurs, et par conséquent pour l'ensemble des danseurs (le chœur), l'espace scénique de l'espace des spectateurs comme deux mondes différents.

Conclusion : hypothèse d'une structure inconsciente du mouvement

En réunissant les données de l'expérience, il nous semble que nous pouvons distinguer43 trois plans d'existence imbriqués les uns dans les autres. Ces trois plans ne sont pas hypostasiés mais constituent des vécus psychophysiques - chacun de ces plans se caractérisant par des sensations et un mode d'activité particuliers, ainsi qu'une spatialité et une temporalité propre. Ces trois plans – plan secondaire, plan primaire et plan central – constituent notre hypothèse d'une structure inconsciente du mouvement.

Le plan secondaire – celui qui nous est ordinaire – se caractérise notamment par une prééminence des sensations extéroceptives sur les sensations internes (celles-ci semblant indiquer un centre égologique) ; par une temporalité de l'écoulement et un espace neutre (espace secondaire) ; par la prudence, le choix, la décision et la volonté ; par une forte propension à la marche vers l'avant ; par une spontanéité hétéronome ;par l'absence (oubli) du plan central, par une incompatibilité entre spontanéité et ordonnancement.

Le plan primaire – celui dans lequel évoluent les danseurs lors du Kagura Mai – se caractérise par une prééminence des sensations intéroceptives et proprioceptives sur les sensations externes (les sensations internes semblant indiquer un centre non-égologique) ; par une temporalité de la coïncidence et un espace structuré tel un champ  (espace primaire); par l'absence complète de délibération et de choix et donc d'hésitation, et de volonté ; par une coordination motrice particulière : glissement des pieds sur le sol, redressement du corps (bascule du bassin et étirement de la colonne vertébrale avec un aplanissement de la cyphose cervicale), par une marche menant indifféremment vers l'avant ou à reculons, et par une spontanéité autonome ; par la présence (préoccupation) immanente ou transcendante du plan central, enfin par l'unité de la spontanéité et de l’ordonnancement.

Le plan central – celui du coryphée – se caractérise par son unicité et le non-faire, par son immobilité et par sa disposition d'esprit, non pas directive, mais introspective.

Par ailleurs, le basculement du plan primaire vers le plan secondaire ou inversement, ou encore le voilement (devenu inconscient) ou le dévoilement (devenu conscient) de ces deux plans, semble lié à l'attention et à l'intention que le sujet porte sur les objets de la sensibilité, c'est-à-dire aux sensations extéroceptives. Les sensations proprioceptives et intéroceptives qui indiquaient un centre impersonnel sont-elles tronquées, coupées de leur profondeurs, par les sensations extéroceptives investies par l'intention ? Le plan du vécu ordinaire (plan secondaire) semble en effet disparaître (se voiler) dès lors que l'attention du sujet est détournée des objets de la sensibilité au profit du monde intime. Rappelons que l'apparition du plan primaire s'effectue involontairement et indépendamment des sujets eux-mêmes : ils sont « saisis » intérieurement (évacuation complète de la volonté et apparition d'un mode d'activité impersonnel) en même temps que les sensations extéroceptives s'amenuisent (conversion). L'apparition du plan secondaire s'effectue également involontairement : ils se sentent en quelque sorte « dessaisis » (réapparition de la volonté et de la sensation d'un mode d'activité personnel), retour de la primauté des sensations extéroceptives. Autrement dit, le sentiment égologique à travers lequel l'individu éprouve le monde, et autrui particulièrement, comme radicalement autre – vécu du plan secondaire –, repose sur l'oubli (l'enfouissement) des plans primaire et central. Ainsi le dévoilement du plan primaire procure-t-il au danseur le sentiment d'un déplacement du centre de la personnalité qui passe d'un centre personnel (Moi) à un centre impersonnel plus originaire (Soi) intégrant à la fois le moi et le non-moi.

De plus, l'espace primaire se donnant, en effet, comme orienté (et non pas isotrope comme dans le vécu du plan secondaire) – organisation géométrique de l'étendue spatiale se manifestant par des directions privilégiées, des espaces infranchissables, des couloirs nécessaires et tout particulièrement par une tendance irrépressible à la circumambulation évoque la configuration des espaces sacrés par opposition aux espaces profanes : espaces circulaires infranchissables, interdits de direction, circumambulation - marches rituelles circulaires présentes dans de nombreuses religions telles que dans le bouddhisme où le moine tourne autour [pradaksina] d'une statue du bouddha par exemple, ou encore dans l'Islam où le pèlerin tourne [tawaf] autour de la kaaba à la Mecque, ou encore dans le judaïsme sous le nom de haqqâfâh44. Dans son article « l'espace de la fête », Gérard Martzel décrit la manière avec laquelle le rituel circonscrit l'espace sacré où va se produire la danse. « Il s'agit, écrit Gérard Martzel, de tracer les limites de l'espace symbolique sur lequel viendront se manifester les divinités évoquées. […] Une double circumambulation matérialise le découpage de l'espace festif. Negi en tête, la file des officiants en parcourt à pas lents le périmètre, une première fois, de l'est vers le sud, l'ouest et le nord, puis, en sens inverse, du nord vers l'ouest, le sud et l'est. Le rite suivant est dit de « l'édification du mont », yamatate. Par les soins du Negi, des branches de sakaki sont attachées au quatre coins de l'aire de danse ; c'est au centre de ce carré de feuillage que la montagne symbolique se dressera par la vertu de l'hymne qu'il entonne sur le bord-est de l'air de danse. »45 L'on retrouve ici, dans ce rituel exécuté de manière volontaire, les caractéristiques que nous avons relevé lors de la danse spontanée Kagura Mai : aire carrée, marquage des coins et du centre, circumambulation.

Les caractéristiques de la danse du mandala que nous venons de dépeindre se retrouvent encore dans certains des rêves de Pauli. Parmi les rêves du physicien que Jung analyse dans Psychologie et alchimie, plusieurs comportent le thème de la circumambulation autour d'un espace en forme de carré. Ces rêves symbolisent les étapes d'une dynamique psychique répondant à un processus d'individuation. Jung, qui analyse chacun de ces rêves au regard de la dynamique de l'ensemble, considère que la forme carrée est une métamorphose de celle du cercle. C'est-à-dire au passage de l'unité première et indifférenciée  - symbolisée par le cercle - à l'unité différenciée des quatre éléments – symbolisée par le carré. Le cercle est ainsi comme l'origine du carré, autrement dit le carré se présente comme étant le développement du cercle par le processus de la circumambulation, si l'on considère le processus génétique. A l'inverse la circumambulation en carré apparaît comme étant une étape vers le centre – si l'on considère le processus ascétique – retour vers l'origine première qui réside dans l'inconscient (conversion du regard). Ce qui renvoie effectivement à l'expérience de la danse Kagura Mai : nous avons en effet pu observer que lorsque le coryphée qui incarne le centre est situé dans l'espace scénique (immanence du centre), les danseurs forment le plus souvent un cercle autour de lui. La circumambulation est alors circulaire. Alors que lorsque le coryphée se situe à l'extérieur de l'espace scénique (transcendance du centre), le groupe s'éclate en quelque sorte vers la périphérie de l'espace carré - donnant l'impression de chercher les limites.

Nous avons ainsi trois types d'émergence du plan primaire : lors de la pratique rituelle comme par exemple lors de la création codifiée de l'espace sacré, lors de la reproduction volontaire des mandalas (modalité corporelle et non-spontanée46 - reproduction ou imitation du mandala), lors de visons oniriques (non-corporelle et spontanée), et lors de la manifestation des danses extatiques telles que dans le Kagura Mai (surgissement des mandalas authentiques, modalité corporelle et spontanée). Ce qui est de l'ordre du rituel et du symbolique apparaît ainsi comme la résurgence d'une vitalité non seulement psychique mais tout autant physique. Le plan primaire nous semble donc constituer la réalité vitale, ou naturelle, du sacré, réalité inscrite dans les profondeurs du psychisme et du corps.47

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Notes

1 Par « impératif intérieur », nous entendons que la gestuelle des sujets est déterminée par des éléments intérieurs qui échappent à leur volonté et à leur contrôle. Le déploiement du geste est ressenti comme très précis et irrépressible. Il faut donc préciser que les sujets ne sont pas en état hypnotique puisqu'il n'y a pas de fascination ni aucune espèce d'étourdissement préalable. Comme nous allons le dire le surgissement de ces états n'est l'effet d'aucune cause. : il « surgit » chez le danseur sans préalable extérieur. Le danseur ne peut pas non plus rechercher cet état (ni reproduction volontaire, ni imitation : la reprise du mandala en tant que symbole n'est pas ici le sujet de notre étude). L'expérience nous montre en effet que cet état ne peut être atteint de manière volontaire car il repose au contraire sur l'évacuation de la volonté. Pourtant – ce qui est tout à fait remarquable – cet état surgit collectivement (et toujours de la même façon, ce qui en permet l'étude précise). Ces danses semblent ainsi témoigner d'une réalité intime ouverte sur le monde d'une manière a-causale à travers l'archétype (indépendamment donc de l'espace et du temps) suivant les positions conjointes de Pauli et de Jung.

2 La collaboration entre Wolfgang Pauli (Prix Nobel de physique de 1945) et Carl Gustav Jung se développe de 1932 à 1958 autour du problème « psychophysique ». C'est-à-dire sur la question de l'unité de la sphère physique et de la sphère psychique, du corps et de l'esprit. Problématique qui se pose dans le cadre de la physique quantique. Ils s'accordent notamment sur l'idée que le principe d'a-causalité qui s'observe en physique atomique constitue un principe d'ordonnancement du monde phénoménal dans sa globalité. Pauli est reconnu par ses pairs pour son apport à la physique quantique mais aussi pour ses considérations philosophiques. La communauté des chercheurs en physique de son époque portait un grand intérêt à la recherche commune des deux hommes comme en témoigne par exemple Werner Heisenberg (Prix Nobel de physique de 1932) dans son article « Les conceptions philosophiques de Wolfgang Pauli ».

3 Ueshiba Morihei (1883 – 1969) est connu pour être le fondateur de l'aikidō. Pour cette étude, nous nous sommes inspiré des explications sur la danse Kagura Mai et d'une manière générale sur les principes de sa discipline qu'il expose dans son ouvrage, Takemusu Aiki. Nous nous sommes particulièrement attaché à explorer l'expérience étrange qu'il décrit de l'animation spontanée du bō棒 (bâton long) et du bokken 木剣 (sabre de bois) lors de sa pratique et qui est à la base de sa recherche du principe d'un ordonnancement spontané des « dix mile choses » (le monde phénoménal).

4 Voir Ortolani, The Japanese Theatre, Princeton University Press

5 Les miko sont les danseuses des kagura, danses traditionnelles dont le prototype est la danse mythique  qu'Uzume effectua devant la caverne pour en faire sortir la déesse solaire, Amaterasu. La description de cette danse régénératrice se trouve dans le mythe shintō dit de la porte de la caverne Ame-no-iwayado 天の石屋戸 du Kojiki 古事記.

6 Le terme kami peut signifier selon le contexte Dieu, dieux, esprits. Notons que pour Ueshiba, le Kami est à la fois une entité supérieure et un autre aspect du moi. Ce qui renvoie aux instances psychiques autonomes de Jung.

7 Jung donne comme signification à mandala « cercle ». En réalité, mandala ne signifie pas proprement « cercle ». C'est là un sens secondaire. Selon la doctrine bouddhique (notamment du Shingon), « mandala » désigne toute réalité manifestée. Terme sanskrit, mandala se compose en effet de deux parties, de manda signifiant « essence », et de la signifiant « ce qui possède », mandala se traduisant ainsi par « ce qui possède l’essence ». Or, selon la doctrine du bouddhisme ésotérique, toute entité est dotée de cette essence. Si pour la doctrine Shingon toute réalité est par essence un mandala, elle distingue néanmoins le Mandala de nature propre, c’est-à-dire le mandala en soi, du mandala manifesté qui en est une expression particulière. Toute réflexion sur le mandala doit donc s'inscrire au sein d'une dialectique entre ce qui est en soi et ce qui est manifesté : le pratiquant doit retrouver en lui-même le Mandala de nature propre. Autrement dit, il doit coïncider avec sa propre essence. Cette relation adéquate à soi doit s'éprouver, selon le Shingon, à travers l'acte qui possède trois dimensions, la pensée, la parole et le geste. L'on distingue ainsi les actes profanes des actes authentiques appelés les « trois mystères » [san mitsu, 三密].

8 C.G. Jung, Commentaire sur le mystère de la Fleur d'Or, Albin Michel, 1997.

9 L'on distingue les mandalas produits selon des codes des mandalas surgis spontanément. Le premier est une re-production esthétisé des seconds. Le mandala peut ainsi être l'expression spontanée de l'intimité (le résultat), mais aussi être l'objet de contemplation pour cheminer vers l'état psychique (spirituel) inaugural (le mandala est alors un moyen). Ne confondons pas ici la contemplation (ascétique) du mandala avec le fait de regarder un mandala. De la même façon les danses Kagura sont de deux sortes. L'on distingue les kagura spontanées qui sont réalisées dans un état extatique (saisi par un kami) des kagura codifiées et qui sont produites lors des pièces de théâtre ou lors des cérémonies religieuses pour évoquer la descente des kami. D'une part nous avons donc les kagura qui manifestent le kami (le kami s'incarne dans le danseur pour s’exprimer à travers lui, le corps du danseur devient un shintai, 神体), d'autre part le kagura qui « invite » le kami. Les danses du mandala doivent donc être distinguées, dans leur traitement, selon qu'elles appartiennent à l'une ou l'autre de ces catégories, ce qui exige de distinguer avec sérieux ce qui relève du subjectif (ce qui est de l'ordre du choix, de la volonté, de l'élaboration) ou de l'objectif (ce qui ne dépend pas du sujet, ce qui s'impose non seulement au sujet (il est impossible de faire autrement) mais aussi à tous les individus de la même façon et qui montre donc son caractère autonome, sa réalité en soi).  

10 Nous nous référerons principalement dans cet article à la doctrine du bouddhisme japonais Shingon. Le Shingon 真言 est le bouddhisme ésotérique japonais. Notons que le bouddhisme regroupe plusieurs écoles se distinguant, et s'opposant, par leur pratique et leur doctrine, notamment concernant le statut du corps, de la matière, du monde sensible, etc. Il est donc délicat de parler du bouddhisme d'une manière trop générale, au risque de contresens et de se méprendre sur la relation entre pratique et théorie.  

11 Pierre Régnier, « Symbolique du corps et corps symbolique dans les contemplations Shingon », Le corps et le Sabre, Éditions Du Cénacle.

12 Lama Govinda, La Roue du temps, Actes Sud, 1995, p. 18

13 C.G. Jung, Commentaire sur le mystère de la Fleur d'Or, Albin Michel, 1997, p. 40

14 Hume, Traité de la nature humaine, livre III , Garnier-Flammarion, 1993, p. 136.

15 Ronan de Calan « Causalité et nécessité matérielle : Reinach lecteur de Hume », Les études philosophiques 1/2005 (n° 72), p. 39-54

16 W. Pauli, Physique moderne et Philosophie, p. 154

17 Si l'on sait combien de temps il faut pour que la moitié d'une pastille se désintègre, l'on ne sait pas pourquoi cet atome s’est désintégré à ce moment précisément, et pas à un autre.

18 La synchronicité, l'âme et la science, Albin Michel

19 Jung et Pauli s'accordent pour reconnaître trois types de synchronicités. La synchronicité psychique – coïncidence de deux événements psychiques, de deux idées, de deux rêves -, la synchronicité mi-physique mi-psychique – coïncidence d'un événement intérieur, une idée, et d'un événement extérieur, un fait-, et la synchronicité physique – coïncidence de deux événements physiques. Entrent sous cette dernière catégorie les phénomènes a-causaux de la physique quantique.  

20 W. Pauli, C. G. Jung, Correspondance 1932 – 1958, Albin Michel

21 W. Pauli fait l'hypothèse d'une « physique des fondements » : selon lui les découvertes scientifiques sont données par le reflet des archétypes dans l'esprit sous la forme d'images primordiales avant d'être reprises par l'Intellect sous la forme de concepts. Chez Pauli comme chez Jung, les archétypes sont identifiées au Idées platoniciennes.

22 Il s'agit d'une « chorégraphie » spontanée et non construite, ni prévue.

23 David HumeTraité de la nature humaine, t. I, Aubier-Montaigne, 1968, pp. 342-344

24 Augustin Berque, Vivre l'espace au Japon, PUF, p. 53. A. Berque perçoit dans ces formes grammaticales qui structurent la langue japonaise, le fait que le sujet japonais se redéfinit sans cesse selon les variations de son milieu (« allomanie ») à l'inverse de la subjectivité occidentale qui s'élabore par différenciation et en opposant un pôle stable en face des changements du monde extérieur. Il nous faut ici préciser que selon la perspective ontologique de Ueshiba, ces formes passives ne signifient pas que le sujet est déterminé par le milieu ambiant (spontanéité hétéronome) mais que ses actions, ses idéations trouvent leur origine en un centre intime (spontanéité autonome) qui ouvre sur le monde d'une façon non sensible et non causale (paradoxe d'un centre à la fois intime et universel). Ce qui correspond à ce que Jung appelle la conjonction avec le monde qui affirme le sujet.         

25 C'est également en termes de phénomènes et d'événements que Pauli propose de caractériser la pensée, les idées. « On dit en effet, écrit Pauli, qu'« il nous vient une idée » : quelque chose nous vient à l'esprit. C'est pourquoi je voudrais proposer d'appeler phénomènes aussi les pensées et les idées qui se présentent à nous, au même titre que les sons, les couleurs et les sensations tactiles. » (Physique moderne et Philosophie, p. 150)

26 Augustin Berque, Vivre l'espace au Japon, PUF, p. 53

27 idem

28 Dont se sont inspirés les studios Disney pour la création de l'épisode « l'apprenti sorcier » de Fantasia.

29 La sorcière est une thématique de la danse moderne marquée notamment par le célèbre solo de Mary Wigmann, en 1929. Remarquons que dans son traitement de la sorcière, Mary Wigmann évacue le merveilleux pour ne faire de la sorcière qu'un visage grimaçant au corps contorsionné, esprit chthonien en proie aux pulsions les plus primaires. Pourtant la sorcière est dans l'imaginaire occidental associée à un esprit merveilleux qui anime les choses - ordinairement inertes. Elle se distingue de la figure du magicien (ou du « vieux sorcier ») en ce que, contrairement à lui, elle ne domine pas cette puissance cachée, mais se fait dominer par elle.

30 Il s'agit d'une spontanéité que nous avons qualifiée d'« autonome » en ce qu'elle trouve son origine exclusivement dans l'intimité du sujet et qu'il faut distinguer de la spontanéité hétéronome, c'est-à-dire de la spontanéité réflexe qui consiste à réagir à l'environnement, aux stimulus de la sensibilité extéroceptive comme c'est le cas par exemple dans la danse Contact Improvisation de Steeve Paxton. Comme nous allons le voir, la danse du mandala (la danse Kagura Mai que nous étudions ici) met les corps en rapport entre eux à travers la structure de la psyché, c'est-à-dire en vertu d'une spontanéité autonome (selon le rapport a-causal de l'archétype). Selon Ueshiba, le rapport des corps entre eux à travers la sensibilité est secondaire et illusoire – elle est le fait de l'âme charnelle [haku, 魄] -, ce qui est premier est le rapport non sensible et non causal (non soumis au carcan de l'espace-temps) de l'âme commune ou spirituelle [kon, 魂]. Ainsi son ascèse, qui doit permettre de dépasser l'art martial jusque la danse Kagura Mai, est-elle basée sur le principe de ne pas « réagir ». (Voir Takemusu Aiki, de Ueshiba Morihei, Éditions du Cénacle et Mystère de la Fleur d'Or commenté par Jung). Le rapport des corps entre eux à travers l'archétype n'est pas de l'ordre de la fusion (comme chez Paxton par exemple) mais de la conjonction.

31 Phénomène que Ueshiba Morihei nomme l'« agissement merveilleux » myōyō 妙用, et qui témoigne selon lui d'un principe vital et psychique, d'un « esprit merveilleux » myōsei 妙精, qui tient à la fois de la sphère physique et de la sphère psychique, de la sphère intérieure et de la sphère extérieure – et qu'il oppose à la causalité.

34 Notons que lors de ces expériences les sujets ne reçoivent aucune consigne et ne se concertent à aucun moment – ni avant, ni pendant l’exécution. Au moment où ils se saisissent du bâton, ils n'ont donc aucune idée de ce qui pourrait se dérouler.

35 Le coryphée est celui qui donne le bâton au danseur. Quoiqu'il ne donne aucune consigne aux danseurs, il est responsable de l'unité du chœur.

36 Stéphanie Ribery – décembre 2006

37 Stéphanie Ribery

38 Stéphanie Ribery

39 S. Ribery

40 Stéphanie Ribery

41 Psychologie et orientalisme, p. 70

42 Psychologie et orientalisme, p. 70

43 Cette distinction est schématique et entièrement artificielle. Elle est posée pour le raisonnement. En réalité ces trois plans coexistent continuellement au sein de tout moment vécu.

44 P. Fenton, « Le symbolisme du rite de la circumambulation dans le judaïsme et dans l'islam », Revue de l'histoire des religions, tome 213 n°2, 1996. pp. 161-189.

45 Gérard Martzel, « L'espace de la fête », Pratique et représentation sociales des japonais, L'Harmattan, p. 174

46 Nous entendons par « spontané » : qui est non construit, involontaire, et qui possède donc un caractère objectif de sorte qu'il s'impose au sujet.

47 Le corps, en deçà de tout conditionnement, tel qu'il se découvre chez Steeve Paxton, par exemple, est un « corps-animal » (l'unité corps-esprit est une fusion, le corps englobe l'esprit); à l'inverse le corps tel qu'il se révèle à l'occasion de la danse Kagura Mai est un corps qui reflète la psyché (l'unité du corps et de l'esprit est une conjonction fondé sur la psyché de nature psychoïde). Ces deux appréhensions « authentiques » du corps renvoient à deux formes différentes de la spontanéité : dans la danse Contact Improvisation, la spontanéité est hétéronome – l'agir est principalement conditionné par les objets de la sensibilité – dans la danse Kagura, la spontanéité est autonome – l'agir corporel est libéré des objets de la sensibilité. Ce qui correspond pour nous, respectivement au corps secondaire et au corps primaire.

Pour citer ce document

Bruno TRAVERSI ; Alexandre MERCIER ; Stéphane RIBERY, «Hypothèse d'une structure inconsciente du mouvement : Approche de la danse du mandala», déméter [En ligne], Le Mandala et ses figures dans la modernité artistique, Journées d'étude, Actes, Textes, mis à jour le : 06/04/2016, URL : http://demeter.revue.univ-lille3.fr/lodel9/index.php?id=474.