Manières de créer des sons
À l’embouchure jubilatoire de la trompette
Résumé
Un musicien joue de la trompette. Mais quelles sensations peut bien éprouver un trompettiste en situation ? Pourquoi ne pas essayer de décrire le vécu intime de ce musicien en s’enhardissant à le rapprocher de vécus usuellement attachés à des activités mondaines apparemment éloignées de l’idée qu’on se fait du « jouer de la trompette » comme nager le crawl, combattre en judoka, embrasser sa moitié, conduire une bataille ?
L’article se présente comme une enquête organologique qui voudrait partir d’un phénomène originaire pour le trompettiste, celui d’entonner et de développer une phrase sonore et musicale dans un univers proprioceptif et réceptif à la fois.
L’arrière-plan se trouve être une table de restaurant dans une province espagnole réputée pour son art de vivre.
Plan
Texte intégral
A) Attablés non loin de la mer
Ce serveur-là était vraiment extraordinaire, et sa dextérité et son organisation étaient stupéfiantes. Bien sûr, les serveurs font toujours impression dans les cidreries de Gijón, lorsqu’ils vous versent un culín en inclinant la bouteille tenue à bout de bras par-dessus la tête, sans jamais viser le verre qu’ils tiennent incliné de l’autre main, au plus près du sol, avant de vous tendre le vaste récipient aux bords si fins et si fragiles, rempli d’un doigt du cidre le plus âpre qui soit, inoubliable en vérité, qu’il faut boire aussitôt et d’une traite, avant que le verre ne passe au voisin… Mais ce serveur-là, outre qu’il surprenait par sa taille élancée et mince (dans les cidreries des Asturies on rencontre plutôt des hommes bien en chair, qui ne résistent pas longtemps aux incroyables monceaux de tapas offerts par le patron et qui ne cessent de vous passer sous le nez, tapas de tortilla, de jamón, de pesca ou de maresco), déployait une organisation si efficace qu’il fascinait nos regards.
Il avait disposé plusieurs larges guéridons aux endroits stratégiques de la salle de restaurant, sur lesquelles il regroupait les bouteilles de sidra asturiana des tables environnantes, et circulait de l’une à l’autre avec une vitesse impressionnante tout en servant culín sur culín, sans jamais avoir le moindre doute sur le propriétaire de la bouteille. Lorsqu’on sait que les bouteilles de cidre sont plus petites dans les Asturies que dans le reste de l’Espagne et qu’on en vide généralement beaucoup (souvent trois par personne et par repas), je vous laisse imaginer le nombre de bouteilles qui jonchent les guéridons après un repas convivial (pléonasmeasturien) ; Or, il est de tradition que la facture soit établie sur la base du comptage des cadavres qui emplissent les lieux.
- « Il faudrait lui proposer un poste de contrôleur aérien dans un grand aéroport » suggère Maite, les cheveux blonds en bataille et les yeux bleus exaltés par la malice et la sidra.
Frappé par la profondeur de cette remarque, je détourne mon regard de la statue tournée vers la mer, le dos à la cordillère cantabrique, visible depuis la cidrerie, de Pelayo, le moine-soldat prêcheur de la reconquista, pour revenir au serveur qui écarte les bras de tout leur empan pour servir le fameux cidre, la tête inclinée tel un derviche tourneur sidéré.
B) De la sidra au son de la trompette
On a trop souvent tendance à classer les activités humaines en fonction des modalités extérieures qu’elles semblent partager, sans atteindre le fond des aptitudes qu’elles mobilisent. Un autre observateur se serait contenté de prédire une belle carrière de restaurateur à ce serveur de Gijón, postulant qu’un chef cuisinier n’allait pas tarder à le repérer et à lui proposer de l’avancement. Mais pour Maite, les aptitudes manifestées par ce serveur se devaient d’être rapprochées de celles mobilisées par les contrôleurs aériens, à savoir la capacité à distinguer des objets sur lesquels on applique pourtant une même procédure technique… J’imaginais le curriculum vitæ du serveur, ouvrant sur un magnifique bandeau du genre « Aptitude au discernement idiosyncrasique par delà l’appariement à un type sur lequel s’applique une action générique ».
J’ai répondu à Maite, soudainement inspiré :
- Peut-être ferait-il aussi bien de s’orienter vers une carrière politique.
Elle rit, et la jubilation plisse ses yeux de Celte. Nous nous accordions à récapituler un talent majeur de la carrière politique dans les mêmes termes : servir à tous des discours du même type mais les donner à recevoir singulièrement. Nos nombreux échanges autour de la Guerre d’Espagne nous avaient permis d’échafauder notre propre philosophie politique, portative et critique à souhait, mais dont la robustesse restait encore à prouver.
- Tu vois, dis-je, comme toi je soupçonne depuis longtemps qu’on se trompe lourdement lorsqu’on classe nos talents par le biais de modalités matérielles qui ne font que les illustrer superficiellement. Ainsi regroupe-t-on sous l’étiquette jouer du piano l’activité du pianiste de jazz en situation d’improvisation vivante, celle du concertiste qui répète une œuvre, et celle de l’élève qui fait des gammes. Cette attitude de regroupement a son domaine de validité, mais elle est inappropriée pour classer le vécu des personnes et les aptitudes qu’elles mobilisent… En particulier, c’est une très mauvaise approche de la gestion des ressources humaines !
Le serveur nous verse un culín, puis aligne la bouteille vide sur un guéridon avant d’ouvrir la suivante. Le tout à une vitesse surréaliste.
Pris soudainement d’une folle espérance, j’exhorte Maite à déployer la procédure de vérité qu’elle vient d’inaugurer dans une direction qui me concerne intimement :
- J’aimerais que tu m’aides à parler de ma trompette et du talent que j’exerce lorsque je joue de cet instrument. D’ailleurs, ne devrait-on pas parvenir à une description plus fine et plus adéquate ? Se contenter d’évoquer un jouer de la trompette, c’est un peu se moquer du monde, et parler pour ne rien dire. Pourquoi ne pas repartir du même pied qu’avec le serveur ? Pourrais-tu me dire, toi qui m’a déjà observé en situation, à quelle autre activité jouer de la trompette te fait penser ?
Maite ne répond pas mais allume tranquillement une cigarette, puis se prend au jeu et commence à me questionner méthodiquement…
- La chose est délicate… Tu l’as senti toi-même, il est probable qu’on doive distinguer plusieurs modes du jouer de la trompette, de la même façon que le pianiste concertiste qui répète une pièce a des sensations plus proches de celles du pilote de Formule-1 (beaucoup de pianistes classiques sont fanatiques de course automobile et se passionnent pour la vitesse) que de celles du jazzman qui improvise (qui, lui, éprouve des sensations qu’éprouve également le séducteur au moment d’un rendez-vous galant). Il faut donc partir d’une ou deux situations singulières que tu choisiras, comme par exemple ta rencontre musicale d’hier soir avec Poli et la banda Ventolín, ou les séances de travail avec ton père dans la cave du pavillon de province familial, dont tu m’avais parlé en me contant ton adolescence…
Le ton m’agace un peu. Depuis qu’un jour dans un musée de Burgos, alors que le guide insistait sur les multiples dégradations que le patrimoine espagnol avait subies pendant l’occupation du pays par l’armée napoléonienne, j’avais cru spirituel de porter la main droite sous la couture de mon manteau à la manière de Napoléon Bonaparte, Maite ne cessait de moquer ce qu’elle appelait mon chauvinisme et ma discipline, sans reconnaître les stigmates plus pathétiques d’une inculture barbare et d’une éducation rigide.
C) Phénoménologie de la trompette
J’ai protesté et exigé de choisir moi-même les situations, sans subir d’influence subversive. D’accord pour parler de la banda Ventolín, mais pas d’accord pour parler des séances de trompette avec mon père… Il faudrait pour cela s’immerger dans un passé lointain et douloureux, et traverser un terrain toujours miné…
Maite s’est renfrognée, agacée à son tour, puis a changé d’angle d’attaque, sans doute pour éviter que le dialogue ne tourne court.
- Laisse-moi donc faire quelques premières réflexions, à l’emporte-pièce… D’abord, ce qui frappe lorsque tu joues de ton instrument, c’est qu’il n’y a pas grand-chose à voir, à part bien sûr les tensions de ton visage (mais peut-on encore parler de visage lorsque les lèvres sont mangées par une pièce de métal et que l’ensemble de la face est figée et contractée comme un masque ?) et l’agitation des doigts de ta main droite… Contrairement au pianiste et au violoniste qui, eux, donnent à voir leur geste instrumental, le trompettiste n’est guère transparent… La preuve, quand Lucia a voulu t’imiter du haut de ses sept ans et s’est saisie de ta trompette, elle a soufflé dans l’instrument en agitant les doigts, surprise de n’entendre que des bruits d’écoulement d’air qui n’avaient rien à voir avec un son de trompette. Pour elle, qui t’avait observé, jouer de la trompette consistait à souffler et bouger les doigts… Ne faudrait-il pas commencer par comprendre comment fonctionne une trompette ? Et aussi, explique-moi pourquoi tant de salive s’accumule-t-elle dans l’instrument, comme s’il n’y avait pas moyen de souffler sans cracher (pardonne-moi cette remarque, mais c’est une question que je voulais te poser)… Dommage qu’un son aussi expressif soit produit dans des conditions aussi inélégantes !
J’ai demandé d’un geste un culín, et commandé le fameux arroz con leche, à juste titre célèbre dans toute la province (vous qui méprisez le riz au lait, vous n’avez probablement jamais séjourné dans les Asturies !).
Puis je me suis jeté à l’eau, craignant fort de ne pas m’en sortir…
- il y a de nombreuses théories2 sur la physique de la trompette, sur la physiologie du trompettiste, sur sa psychologie cognitive ou sur la pédagogie d’apprentissage de l’instrument. La trompette est un instrument couplé à la respiration : à l’expiration plutôt, dont le débit doit être régulier pour entretenir la vibration des lèvres (l’inspiration de l’air doit être rapide et intervenir en dehors des phrases musicales). C’est d’ailleurs pour cela que le mince tuyau coudé qui constitue la partie cylindrique de l’instrument est bientôt chaud et humide, et que l’humidité de l’air pulsé se condense et ruisselle jusque dans les points bas, qui sont généralement munis de clapet d’évacuation…
Moue d’étonnement et de satisfaction de Maite, à qui le serveur tend un culín de sidra qu’il tient entre trois doigts…
- En fait, si on laisse provisoirement de côté l’enfoncement des pistons qui n’est pas essentiel à la génération du son mais qui en contrôle la hauteur, le geste central du trompettiste consiste à expirer en faisant vibrer ses lèvres continûment pendant la phrase jouée, tout en maintenant la position de la trompette avec ses mains, ses bras et son corps, de façon à supporter le poids de l’instrument et à adapter la pression de contact de l’embouchure (cette pièce de métal amovible) avec les lèvres. À ce stade de l’exposé, une remarque s’impose…
Je regardais ma compagne, blessé d’avance par l’expression de lassitude que je m’attendais à lire sur son visage, et découragé par la difficulté à raconter le vécu du trompettiste. Mais assez curieusement, Maite était tout ouïe. Je repris aussitôt confiance…
- As-tu remarqué que je peux produire de nombreux sons différents, en couleur et intensité certes, mais aussi en hauteur, et cela sans toucher le moins du monde aux pistons ? Cela montre que le geste essentiel du trompettiste, expirer en faisant vibrer les lèvres et en instaurant un certain régime d’écoulement laminaire de l’air, est modulé par la forme des cavités respiratoires de la colonne d’air et par la tension musculaire du diaphragme du masque facial et des lèvres … L’instrument sélectionne alors, parmi un ensemble fini de possibilités discrètes qui le caractérisent, la fréquence harmonique avec laquelle il entre en vibration, ainsi que la qualité du spectre harmonique produit … Et les pistons ne sont là que pour modifier localement les caractéristiques de l’instrument à cet égard, et les contrôler comme suit : l’enfoncement du piston central, en allongeant l’instrument par la mise en circuit d’une dérivation supplémentaire, abaisse la plage de hauteurs accessibles d’un demi-ton, l’enfoncement du premier piston abaisse cette plage d’un ton, et celui du troisième piston l’abaisse d’un ton et demi…
- Mais alors, remarque finement Maite tout en prélevant dans mon assiette une énorme cuillerée de riz au lait et en acceptant un énième verre de cidre, il y a une redondance évidente dans la combinaison des pistons, et on peut parfois atteindre une hauteur donnée de plusieurs façons, car 1+2 = 3, au sens où le 1er et le 2ème piston combinés équivalent au 3ème seul … Et puis, plus étonnant encore (cette fois, je lui barre l’accès à mon assiette, lui indiquant d’une mimique l’énorme vasque caramélisée de riz au lait à peine entamée qui trône sur notre table), l’espace des hauteurs n’est pas du tout représenté par le doigté du trompettiste, qui ne dispose pas de solutions génériques pour, disons, élever la hauteur de sa phrase d’un demi-ton, la solution dépendant toujours de la position courante … En ce sens, le trompettiste est dans une position cognitive très différente de celle du pianiste ou du flûtiste, qui non seulement peuvent voir ou sentir corporellement l’espace des hauteurs, mais disposent d’heuristiques génériques de déplacement dans cet espace : pour un pianiste, plus à droite signifie plus aigu, et pour un flûtiste, enlever des doigts déplacera la phrase vers l’aigu. Ainsi, non seulement l’espace des hauteurs de la trompette n’est pas visible pour le spectateur, mais il est inaccessible au trompettiste lui-même comme espace normé.
D) Déréliction du trompettiste
Je donnais raison à Maite, lui décrivant combien l’espace des hauteurs était en effet, pour le trompettiste en situation d’improviser par exemple, un espace parcouru à tâtons, en aveugle souvent, à coup de diaphragme, de pistons, de mémoire corporelle, de hasard et de confiance, dans un environnement très fragile. Et les exemples de situations paradoxales ou critiques de se bousculer dans ma mémoire :
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Le fait d’être en fin de phrase musicale, de n’avoir plus d’air en réserve et d’avoir le diphragme en position haute ne modifient-t-il pas profondément les rapports kinesthésiques que le trompettiste croyait entretenir avec l’espace des hauteurs ? L’accroissement de pression qu’il exerce ne risque-t-il pas d’accroître le volume sonore de la phrase plutôt que de déplacer sa hauteur vers l’aigu ?
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Le geste d’enfoncer les pistons, très expressif par rapport à celui d’ouvrir le larynx, n’a-t-il pas tendance à polluer le geste originaire d’expiration laminaire ? Autrement dit, comment parvenir à vivre de la même façon la difficile décision d’un changement important de hauteur dans la même phrase, selon qu’il est accompagné d’un enfoncement de piston ou selon qu’aucun geste expressif ne l’accompagne ? Il me revient alors que dans certaines méthodes d’apprentissage de la trompette, on recommande parfois de mimer l’enfoncement d’un piston pour accompagner un changement de hauteur qui ne le nécessite pas, afin de conférer un marqueur kinesthésique clair à la décision… En effet, on convient qu’il est plus confortable d’utiliser les muscles des doigts pour scander des ruptures de hauteur opérées par le larynx que de contrôler son larynx sans autre impulsion physique.
Mais la jeune femme ne perdait pas de vue la question demeurée en suspens : de quelle autre activité, s’agissant de l’éprouvé intime du sujet, rapprocher le jouer de la trompette ?
- Je me souviens avoir lu un article disant que le judoka expérimenté, en travaillant son équilibre, en préparant et en exécutant ses mouvements, se fie essentiellement à son équilibre musculaire et à une anticipation du mouvement de l’adversaire, plutôt qu’à son environnement perceptif visuel. Le judoka habiterait sa proprioception bien plus que ses autres sens. De la même façon, le trompettiste serait d’emblée dans un champ de proprioception en terme de tension musculaire (des lèvres, de la langue, du larynx et du diaphragme) mais aussi en terme de position (des côtes, des lèvres, du larynx et du diaphragme). Il est du reste chanceux, puisque lorsqu’on observe un homoncule neural (cette créature virtuelle des neurologues dont les parties du corps sont représentées à l’échelle de leur innervation sensori-motrice), on remarque qu’il a de grosses lèvres, et probablement aussi une gorge proéminente et un ample larynx, puisqu’il articule finement le langage… Bref, le talent du trompettiste ressortirait de celui du judoka, ou peut-être mieux encore du skieur : outre la métaphore de la glisse qui rapproche assez bien la pente enneigée de l’écoulement de l’air, on comprendrait mieux qu’un mouvement de piston aide à changer de hauteur, un peu comme le skieur débutant préfère skier juste derrière le moniteur, en épousant sa trace, que de devoir tracer lui-même sa piste et décider singulièrement de chacun de ses virages.
- Ce que tu dis est très intéressant, répondis-je… Et on entrevoit peut-être ainsi une des raisons pour lesquelles jouer en section est tellement différent de jouer en solo. Mais laisse-moi revenir sur cette idée centrale de proprioception : pourrait-on selon toi classer comme proprioceptives les informations de quantité d’air en réserve, de débit actuel de l’air, dès lors que le couplage entre le système respiratoire et l’instrument est en œuvre ? Ce sont là des vécus originaires du trompettiste, dans la mesure où il est, comme le judoka, en perpétuelle anticipation du phrasé… L’adversaire est ici la fatigue musculaire des lèvres, la sensation d’être époumoné ou de ne pas avoir assez d’air en réserve pour achever sa phrase dans de bonnes conditions. Car le contrôle de la phrase musicale par le son lui-même intervient toujours-déjà trop tard, pour le dire à la manière de Heidegger. Le son est en effet déjà émis lorsqu’on prétend le mobiliser pour contrôler la musicalité d’une phrase, et cette tentative de contrôle se retourne bien vite contre le musicien, en crispant l’attaque même de la phrase, cette transition pendant laquelle le trompettiste est toujours effroyablement démuni. D’où l’angoisse du premier son de la phrase, de ce régime encore transitoire, d’où la difficulté d’entonner une phrase… Tu me diras que ceci n’est aucunement spécifique au trompettiste … C’est vrai, mais il faut dire ici quelque chose d’important, c’est que le trompettiste est mal placé pour entendre les sons qu’il produit, parce que ses organes auditifs sont affectés par la mise en pression de la colonne d’air lors de l’émission des sons de trompette, un peu comme dans la voix parlée ou chantée, personne ne reconnaissant aisément sa propre voix lors de la restitution d’un enregistrement.
Je m’arrêtais, effrayé par le tableau du trompettiste ne voyant rien, n’entendant pas tout, et ne pouvant bouger la moindre partie de son corps sans affecter le son qu’il émet, la moindre de ses affectation étant aussitôt trahie. Est-ce à dire qu’il ne peut que respirer musicalement ? Pourtant, on peut danser et marcher dans la rue en jouant de la trompette, comme à la Nouvelle Orléans ou au Marching band de Clichy !
- Te voici bien mystérieux tout à coup, avec ta figure du trompettiste condamné à la prise directe avec l’esprit (le pneuma grec), qui se perdrait en s’écoutant, un peu comme Orphée perdant sa dryade Eurydice.
Dans la foulée, elle déclama un texte de Julien Gracq qu’elle avait imprimé sur une page repliée de couleur jaune qu’elle sortit d’une poche intérieure de son sac à main…
- Depuis des siècles, la poésie fait à la beauté une cour désespérée. Elle chante sur tous les tons. Elle essaie quantité de rimes, de rythmes et d’images […]. Elle dépense sans compter. Parfois elle gémit et larmoie. Mais toujours elle célèbre celle qui la dédaigne et l’éconduit. Son désir reste intact […]. Elle illumine la vie humaine chaque fois que le poète reproduit le geste d’Orphée : faute de pouvoir garder la main sur l’épaule d’Eurydice et d’y préserver l’amour, il touche les cordes de la lyre; le merveilleux fait « aigrette » au bout de ses doigts. De minces passerelles lyriques courent alors à travers le monde; les choses s’y disposent en bon ordre et les hommes s’y déplacent en songe vers de plus hautes contrées.
Maite ne disait pas cela méchamment et, j’en avais la certitude, ne cherchait pas à se moquer. Elle apprenait la flûte traversière avec sa fille et elle se rendait compte que cette conversation la concernait aussi comme instrumentiste. Elle dit encore qu’elle saisissait mieux pourquoi je sifflais sans cesse et pourquoi, lorsque je chantais, j’avais tendance à prendre une voix de tête et à me glisser dans une tessiture de contre-ténor… Épouser la tessiture de la trompette en chantant ou en sifflant, pour éprouver et travailler l’engramme corporel de la position proprioceptive du trompettiste, en évacuant la difficulté de l’entonner…
E) Conversion du corps embouché
Puis Maite revint brusquement au vif de notre sujet :
- Hier soir tu as rejoint la banda Ventolín à Gijón et tu as joué de la trompette avec Poli… Je me souviens comme si c’était hier de votre première rencontre. Tu ne parlais pas un mot d’espagnol, lui pas un mot de français. Tu avais apporté ton embouchure et lui, prévenu la veille par Chema, t’a prêté une trompette dont les pistons étaient sévèrement coincés. Vous avez joué des Mambos ensemble. Poli dansait comme un gitan et exagérait les cris rituels de la danse, et à la fin vous étiez liés d’une manière inexplicable, comme si vous vous connaissiez depuis des années et que vous n’aviez aucun secret l’un pour l’autre. Pourtant je me souviens aussi qu’avant cette première prise de contact, tu craignais de mal jouer, tu n’étais pas sûr de toi, et que tu te rendais à reculons à l’invitation musicale de Chema.
Pour évoquer ce phénomène de façon vivante, il suffisait de retourner en esprit dans la situation que j’avais vécue ce jour-là, encore si proche, et de toutes façons inoubliable…
- Tu ne peux pas te rassurer rationnellement lorsque le moment approche où le son va régner. À ce moment là, tu es étonné de te trouver là, en situation dans un contexte musical nouveau, avec en main un instrument aussi muet que glacé, dont tu agites machinalement les pistons pour vérifier qu’ils sont bien lubrifiés… Tu peux aussi souffler dans l’instrument sans chercher à faire vibrer tes lèvres, ou encore chantonner une phrase tout en faisant sur les pistons le doigté correspondant, sans chercher à émettre un son de trompette. Ainsi tu espères approcher tangentiellement l’heure de vérité. Mais lorsque tu portes l’embouchure à tes lèvres, c’est une impossibilité qui s’apprésente d’emblée, celle de prolonger ta respiration dans un corps étranger à ton corps propre, l’interface étant précisément cette vibration entretenue des lèvres qui ressemble, dans une variante en puissance, aux jeux buccaux et sonores des enfants qui veulent imiter des bruits entretenus. Mais le geste reste paradoxal : l’usage de la bouche puissante et violente, c’est d’ordinaire la voix forte (injonction, cri de protestation, de colère ou de détresse), quand le trompettiste s’exprime certes en pression vibrante, mais pas en cri : si la puissance et la violence peuvent être rendues, elles doivent impérativement passer par une médiatisation originaire dont le mode singulier signe ici le propre de la trompette…
- Et ce contrôle sonore de l’émission, vain et tautologique, il interviendra de toutes les façons trop tard, et la vanité entraînera la crispation dans l’impuissante raison, dont la terminaison n’est que trop annoncée : que diable fais-tu dans cette galère ? La seule chose qui peut te sauver, c’est l’abandon, c’est l’englobement et le partage de l’aporie dans un abyme, un dialogue, un échange. Se laisser aller à l’étonnement du son… Comme on se laisse aller à l’étonnement de l’eau qui transforme jusqu’à l’ouie du nageur, ou à l’étonnement de caresses échangées la lumière éteinte. La seule chose qui peut te sauver, c’est l’écoute, manifestée soit dans l’interactivité de l’échange musical interprété ou improvisé, soit dans une attitude non contrefaite qui trace les transformation que cette écoute opère sur la personne. Avec Poli la chose était facile : car nous sommes trompettistes tous les deux, nos sons se sont frottés et confrontés, ils se sont tout dit, et cela nous a liés, Poli et moi. Il en va tout autrement si l’on joue devant quelqu’un qui n’écoute pas ou qui fait semblant d’écouter. Lorsque je joue du piano ou de la trompette dans ma famille, les auditeurs se mettent à jaser aussitôt la première phrase jouée, comme si la musique et le musicien n’avaient plus besoin d’eux, comme si l’affaire était entendue. Ou bien, pire peut-être encore, lorsqu’il s’agissait de jouer sur commande à la fin d’un repas, chacun prenait un air préoccupé et se murait dans un mutisme de façade pour faire illusion d’écoute.
Je méditais… Le trompettiste est abouché à son instrument par un long baiser entretenu dont il ne peut se rétracter ni même se distancier, bien plus compromettant que la prise de bec du saxophoniste ou le délicat posé du flûtiste. Ce baiser métallique replie l’espace sensoriel dans la seule proprioception, et se donne crûment comme l’irréductible condition pour entonner une phrase musicale. Le développement de cette phrase se fera en modulant, gérant et anticipant les ressources en air et en tonus musculaire, et en mobilisant un senti proprioceptif en interaction avec une intention et une actualité musicales.
Le trompettiste ne peut ni gesticuler, ni parler ni crier, il prend le risque d’aliéner sa puissance d’élocution, le risque d’une conversion de son expression, désormais médiatisée par un dispositif instrumental qui le renvoie à la proprioception, au corps propre rudement apprésenté dans une actualité qui condense aussitôt la double multiplicité nostalgique (du cœur) et jubilatoire (de l’esprit) dans une incitation au parcours singulier.
F) Révélation sonore
Les convives commençaient à renoncer, certains avaient déjà payé et migraient bruyamment vers la sortie. L’air marin apportait les odeurs salines et iodées de l’immense plage San Lorenzo toute proche. De la sciure était répandue par terre, et l’odeur du cidre luttait âprement contre celle de la mer.
La porte de la cidrerie donnait grande ouverte sur la prairie et Maite intervint comme dans un rêve, et je ne compris pas d’abord ce qu’elle disait.
- Il y a de multiples façons d’empêcher le bétail de divaguer… Je prends cet exemple pour toi qui aimes les vaches : on peut attacher l’animal à un pieu, le parquer en enclos, cerclé d’un mur, d’une haie, de fil de fer barbelé, d’une clôture électrique, ou encore le faire garder par un vacher. Dans certaines contrées, on lie ensemble deux pattes de l’animal, ou encore une patte à la tête, pour limiter cruellement sa mobilité. On peut aussi lui attacher au cou un bâton qui le meurtrit aussitôt que l’animal quitte l’allure du pas. On peut aussi utiliser des œillères. Dans les Asturies comme tu as vu, on préfère attacher une cloche au cou des vaches, et les laisser davantage vagabonder dans la montagne, qui s’en trouve habitée de mille sons rassurants.
Montréal, février 2004
G) Remerciements
Durant la rédaction de cet article, de nombreux échanges électroniques ont eu cours avec Jean-François Delannoy (jfdelannoy@free.fr), resté à Paris.
Jean-François Delannoy est linguiste, informaticien (professeur auxiliaire de l’Université d’Ottawa) et Musicien passionné. Il travaille sur la sémantique et la recherche d’informations pour aider la lecture et la pratique de la pensée critique. Pianiste de jazz et de musique cubaine, il explore l’improvisation en style classique, et joue de la trompette et du trombone au Marching Band de Clichy.
Notes
2 Le site Internet francophone le plus complet consacré à la trompette est accessible à l’adresse http://joeleymard.free.fr/ [consulté le 25 juin 2004].