Séminaire régulier "L'Espace à la jonction des arts"
Résumé
L’auteur propose une réflexion sur la différence entre la représentation de l’espace du cinéma narratif classique, et celle du cinéma moderne. A partir des idées des premiers théoriciens, comme Benjamin et Balázs, sur la puissance subversive du cinéma, il montre comment cette puissance a été apprivoisée par le cinéma hollywoodien, qui place le spectateur au centre de la représentation. Cette position du spectateur est la même que celle à laquelle se trouvait l’observateur du tableau de la peinture du Quattrocento, ainsi que le spectateur du théâtre à l’italienne, inventé par Bernardo Buontalenti et Giorgio Vasari. Cette place privilégiée offre une réponse à toutes les questions posées par le film. Contre ce modèle, Antonioni cherche à récupérer le mystère des images du cinéma des origines, surtout celui de Lumière, et développe une écriture moderne, ouverte, incertaine, dans laquelle le spectateur ne se trouve plus au centre, mais à la périphérie de l’histoire racontée. Dès lors, il n’est plus en capacité de comprendre tout ce qui se passe, ni d’appréhender le temps et l’espace tels qu’ils sont filmés. Il s’en suit que dans le cinéma d’Antonioni les images posent plus de questions qu’elles ne donnent de réponses : Où nous trouvons-nous ? Qui sont ces individus que nous voyons ? Qui sommes nous nous-mêmes ? Au final, les questions posées par les images sont plus importantes que les réponses qui en découlent, elles engagent toujours l’identité culturelle du spectateur et sa position dans le monde.
Plan
Texte intégral
I) La déstructuration de la séquence narrative classique
Le propos de ce travail est d’étudier quelques aspects de l’écriture cinématographique moderne (j’entends de la seconde moitié du xxe siècle), par rapport à la représentation de l’espace et du temps dans la culture industrielle. Bien que, comme l’avait déjà montré Kant, l’espace et le temps soient les « formes pures a priori de l’intuition sensible »2, on ne peut nier cependant que la forme de ces formes, c'est-à-dire la façon d’imaginer, penser, percevoir ou de se représenter l’espace et le temps, diffère d’une époque et d’une culture à l’autre. La perception de la durée n’est pas objective, et celle de l’espace non plus. La phénoménologie moderne, de Merleau Ponty à Minkowski, nous l’a bien montré. Cette expérience peut aussi s’observer dans la vie de chacun. Comme l’a écrit Adalbert Stifter dans un de ses plus beaux récits, Un homme seul : La vie apparaît comme une immense région si on l’a devant soi, mais elle se rétrécit et ne devient qu’un pouce de terrain lorsqu’on l’a derrière3. J’ai choisi les films de Michelangelo Antonioni parce qu’il me semble le premier cinéaste, après la Deuxième Guerre mondiale, à s’être montré sensible à ces changements culturels de l’espace et du temps, qu’il a su traduire en essayant de construire de nouvelles formes stylistiques et cinématographiques.
En effet, les films d’Antonioni ne se limitent pas à évoquer les questions de la solitude et de l’impossibilité de communication entre les hommes, comme on l’a souvent - ou toujours – dit ou écrit ; ce sont surtout des films qui bouleversent d’une façon très subtile mais très radicale l’écriture et la représentation filmiques, ainsi que la narration. Je voudrais étudier ici la relation entre son style et les thèmes qu’il aborde : la solitude, l’aliénation... Mais surtout le thème de l’identité car le grand problème qu’il soulève concerne la position de l’homme dans le monde et dans la société contemporaine et la forme qu’il invente, c'est-à-dire sa façon particulièrede raconter et de bouleverser la représentation et la narration, en particulier de détourner l’instrument essentiel de la narration filmique : la séquence.
A) Le montage subversif des origines
Tout d’abord, il faudrait s’interroger sur ce qu’on entend habituellement par l’expression « séquence cinématographique ». Ce concept n’est pas facile à préciser, comme on peut le vérifier tout simplement à travers de nombreux livres pédagogiques ou spécialisés sur le cinéma qui éludent la définition de ce concept, alors qu’ils ne cessent de l’utiliser, comme s’il s’agissait d’un concept familier. On trouve dans toute analyse de film une division en séquences mais on ne trouve jamais une définition de cette unité, et encore moins, une analyse de sa structure. Chacun admettra volontiers que la séquence est caractérisée par l’unité d’action, comme dans la tragédie grecque, mais ne pourrait en dire davantage sur la manière dont elle réalise cette unité d’action, qui est très différente – on le comprend bien - de l’unité d’action de la tragédie grecque. On pourrait dire enfin de la séquence cinématographique ce que Saint Augustin dit à propos du temps : « Lorsque j’en parle, je sais bien de quoi je parle, mais si l’on me pose la question de ce qu’est le temps, je ne saurai pas répondre. »4
Comme il s’agit d’une forme essentielle pour la narration filmique, et surtout pour le montage, je propose donc cette première définition de la séquence : « une décomposition de l’action, de son espace et de son temps et une reconstruction fictionnelle dans une multiplicité de prises de vue et de points de vue ». On connaît bien, depuis Sartre et Merleau Ponty, les contradictions de la narration. L’espace et le temps dans l’expérience vécue sont perçus de façon unitaire, d’un seul point de vue, et surtout de l’intérieur, ce qui rend impossible la narration. Cependant celle-ci est nécessaire pour comprendre et donner forme et sens aux événements. A ce sujet, Sartre5 nous rappelle justement que toute narration commence lorsque l’histoire à raconter est déjà terminée, car autrement il n’y aurait aucune histoire à raconter, et que seule la mort fait de notre vie une histoire. Cela revient à dire que toute narration n’est possible que d’un point de vue extérieur. Mais est-il possible d’adopter, du moins tant que l’on est vivant, un point de vue extérieur ? Indispensable, mais aussi impossible. La narration est donc une espèce de paradoxe, le paradoxe de l’intérieur/extérieur, du « pli » dont parle Deleuze6. Elle exige donc une segmentation de l’espace et du temps et la possibilité pour le narrateur de donner à l’espace-temps la forme qu’il veut, ou qu’il lui faut pour raconter (Paul Ricoeur)7. Toute narration classique est donc bâtie sur ce paradoxe : la possibilité du narrateur de se déplacer dans l’espace-temps, et aussi d’entrer et de sortir de lui-même ou de ses personnages, sans aucune difficulté.
Dans le cinéma, cette possibilité de se déplacer s’enrichit d’une autre ressource : la représentation visuelle et le déplacement visuel, qui doit être distingué du déplacement verbal. Tout cadre nous place dans un point de vue et dans un endroit bien définis, mais le cinéma nous permet de nous déplacer par le montage, c'est-à-dire grâce au passage d’un cadre à l’autre, à la vitesse de la pensée (Hugo Münsterberg, dès 1916, l’avait d’emblée remarqué dans son livre The Photoplay. A Psychological study8). Trois ans auparavant, en 1913, l’ingénieur cinéaste Giovanni Pastrone, dans le film Cabiria, avait inventé le travelling, qui permet de varier les points de vue à l’intérieur du même cadre, mais ce sera justement une innovation propre au cinéma moderne. Tout d’abord, dans les années Vingt, c’est grâce au montage que le cinéma peut entreprendre de bouleverser entièrement la narration classique. C’est au montage que beaucoup de théoriciens du début du siècle, tels Epstein, Balázs, Benjamin, Eisenstein…, s’intéressent. C’est le montage qu’ils considèrent comme la plus grande innovation et subversion culturelle et perceptive. Dans son essai très célèbre sur l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin9parle du montage comme une force extraordinaire, explosive : la force qui, avec la « dynamite des dixièmes de seconde », brise l’espace et le temps et produit de nouvelles formes et conditions de perception. Mais le cinéma dont il parle, ce cinéma absolument subversif et novateur, n’existera pas longtemps car cette puissance libératrice du montage a bien vite été détournée par le cinéma narratif et commercial qui, à l’opposé du cinéma des origines et du cinéma muet, a surtout servi une cause en rien subversive, mais, au contraire, comme nous allons le voir, éducative et prescriptive pour les masses.
B) La séquence comme un équivalent de la perspective au cinéma
Le cinéma narratif, en commençant par le cinéma hollywoodien, a toujours essayé d’apprivoiser la puissance subversive du montage et en même temps de s’emparer de son grand pouvoir à des fins à la fois commerciales et de divertissement du public populaire. Il a parfaitement atteint ce but en créant précisément la séquence narrative. La séquence est donc un magnifique compromis entre la puissance subversive du cinéma et la nécessité de bâtir le grand édifice du récit, c'est-à-dire de recomposer l’unité de l’espace et du temps d’une façon réaliste ou, mieux, vraisemblable et cohérente, à partir de fragments en réalité tout à fait incohérents, qui correspondent aux différentes prises de vue, captées le plus souvent dans des temps très différents et dans des lieux très éloignés. Le cinéma narratif doit, pour cela, organiser les plans en vue d’une narration vraisemblable, disciplinée, logique, chronologique, c’est-à-dire cohérente. Il doit aussi inscrire le spectateur dans un espace qui lui apparaisse en même temps familier et nouveau, lui donner l’illusion de se trouver toujours dans le même endroit, alors qu’il n’en est rien ; de se déplacer dans l’espace-temps, de passer de l’objectivité à la subjectivité, sans aucune apparente rupture de la continuité, c'est-à-dire en masquant toutes les discontinuités et les changements de niveau du récit. C’est ainsi donc que dans le cinéma classique le spectateur a l’illusion de passer de l’intérieur à l’extérieur d’une maison, alors que les plans de l’intérieur ont été tournésdans un studio, ou bien l’illusion d’être transporté dans le désert de Stagecoach à bord d’une diligence (La Chevauchée fantastique, John Ford, 1939) alors que le tournage a été réalisé en partie en studio, ou encore l’illusion que deux personnages parlent ensemble alors que les plans ont été tournés peut-être en des jours et des endroits différents et que les acteurs ne se sont même pas regardés. La séquence nous donne l’illusion de regarder des blocs d’espace-temps unitaires, et en même temps de nous déplacer d’un bloc à un autre, de subvertir la logique ou la perception traditionnelle sans rien en laisser paraître.
On a souvent présenté (surtout dans les années 70, dans la revue Cinéthique) l’objectif cinématographique comme un équivalent de la perspective en peinture et comme un instrument idéologique donnant l’illusion de posséder la réalité, de la dominer. Je crois plutôt que c’est la séquence cinématographique, avec son montage maîtrisé, qu’il faudrait considérer comme un équivalent, encore plus puissant au demeurant, de ce que fut, au cours de la Renaissance italienne du Quattrocento marquant la naissance de l’époque moderne, la perspective en peinture ; et aussi comme un équivalent du théâtre italien, dans lequel la représentation est organisée en fonction d’un seul point de vue privilégié, celui du prince. Comme nous l’apprennent les travaux d’Erwin Panofsky10, la perspective dans la peinture de la Renaissance répond à une double fonction : d’un côté il s’agissait d’élaborer un système de représentation capable de satisfaire le besoin croissant de réalisme en peinture, celui d’une représentation plus naturelle des corps et de l’espace ; mais, d’un autre côté, le système de la perspective, dès qu’on commence à l’utiliser, devient de plus en plus rigoureux et impératif, structurant l’espace en fonction d’un seul point de vue central, celui du sujet dominant, à savoir l'observateur du tableau. Tout observateur d’une fresque ou d’un tableau à partir du Quattrocento, se trouve à la place du prince, dans un point de vue absolu, central : le point de vue d’où l’on peut voir tout ce qu’il faut. La perspective dans cette fonction devient donc – toujours selon Panofsky – un système d’affirmation d’omnipotence ; le système perspectif se trouve à la base d’un système culturel, beaucoup plus vaste d’ailleurs, exprimant l’idéologie de la toute puissance de l’homme occidental qui sera le fondement de la culture occidentale européenne laquelle, comme on sait, s’est considérée jusqu’au xxe siècle comme la seule véritable civilisation.
C) La Place du Prince
Je propose de tenir la même réflexion à propos du théâtre italien, qui est encore actuellement le modèle de la construction de l’espace théâtral dans le monde occidental. Sa naissance se situe à la même époque que la perspective, et pour cause. On sait, par exemple, que le théâtre européen du Moyen Âge reposait sur une organisation différente de l’espace : il n’y avait presque pas d’édifices théâtraux, mais plutôt des lieux qui devenaient des lieux de spectacle. Aussi une représentation théâtrale pouvait-elle se dérouler n’importe où, dans une rue, une place, une cour de couvent, de palais. Cela impliquait d’autres modes de participation du public qui, souvent, était assis en cercle autour des acteurs, à la façon grecque, ou qui, comme dans les représentations sacrées, suivait les acteurs dans leurs déplacements tout au long du village… En outre, ce qu’on appelle la « scène simultanée » du théâtre médiéval est une scène sur laquelle se passent en même temps des actions différentes, des épisodes qui n’ont pas de consécution temporelle ni de contiguïté spatiale ; c’est une scène qui ne respecte ni l’unité d’espace ni l’unité de temps du théâtre classique et qui souvent se déplaçait avec les acteurs et les spectateurs, lorsqu’on passait d’un épisode à un autre. Certains de ces traits caractéristiques seront conservés dans le théâtre élisabéthain, par exemple dans les œuvres de Shakespeare. On serait tenté de dire que la scène théâtrale du Moyen Âge est plus proche de l’écran cinématographique du cinéma muet et surtout celui des origines, dont parlait Walter Benjamin (mais je crains que cette idée ne soit trop simple).
La création du théâtre italien par contre, où le public est assis en face de la scène, est attribuée par tradition au génie architectural de Bernardo Buontalenti, architecte du Palazzo Pitti à la cour des Médicis, qui organisa la première représentation dans l’espace carré de la cour de ce palais. Les quatre côtés étaient ainsi partagés : trois étaient occupés par les spectateurs, et le quatrième, au bout de la cour, était occupé par la scène. Suivant la structure du palais, l’ensemble se composait de trois niveaux verticaux. Sur le côté en face de la scène, au deuxième niveau vertical, se trouvait la place du prince, qui allait donc jouir dans les meilleures conditions du spectacle mis en scène à ses frais et qui, le plus souvent, célébrait sa grandeur. À ses côtés, selon le degré d’importance des rapports avec le prince, et selon un protocole très rigoureux, se disposaient tous les autres spectateurs. On peut voir une illustration de ce dispositif dans la célèbre scène d’ouverture d’un film de Max Ophuls, Liebelei (1932), qui se déroule dans un théâtre avant le début d’un spectacle. Les acteurs et le public sont tous là, mais le spectacle ne peut débuter car on attend une personne importante, la plus importante : l’empereur. Et voilà que, dès qu’il arrive, il se dérobe à la vue du spectateur puisque la caméra prend sa place, et nous montre le théâtre rempli du public qui regarde vers l’empereur, c'est-à-dire vers nous, les spectateurs. Un dispositif qui rappelle aussi le tableau très connu de Diego Velazquez, Las Meninas (1656, Musée du Prado, Madrid) et la célèbre analyse qu’en donne Michel Foucault dans Les Mots et les choses11.
Après ces remarques, on admettra facilement de voir dans la structure du film narratif classique hollywoodien, une élaboration moderne du dispositif qui met le spectateur à la place du prince. Le montage du film narratif classique exige que le spectateur se déplace très rapidement, pour se trouver toujours dans le site où l’action se déroule. Le passage d’un personnage d’une pièce à une autre, ou bien de l’intérieur à l’extérieur et vice-versa, s’il s’agit d’une action importante, entraîne avec lui le déplacement de la caméra. Par contre, si la caméra ne le suit pas et l’abandonne, nous pouvons être assurés que l’action principale continuera dans la salle où nous sommes restés.
Le montage du film n’est pas seul en jeu. Se pose aussi l’épineux problème du cadrage et du point de vue. Dès les années 30, pour bon nombre de cinéastes d’Hollywood, le talent d’un directeur se mesurait à la justesse de l’emplacement de la caméra sur le set, avant le tournage. La caméra doit se trouver exactement là où elle peut voir ce qu’elle doit voir, et ne pas voir ce qu’elle ne doit pas voir. On peut à ce sujet rappeler les propos bien connus d’Ernst Lubitsch qui disait : « à chaque tournage, il y a des milliers de points où l’on peut placer la caméra, un seul se révélera cependant juste pour le film, il s’agit de le trouver »12. Cette déclaration nous invite à penser que la caméra et avec elle le spectateur doivent toujours se trouver à la place du prince (qui n’est plus assurément l’emplacement fixe face au spectacle, mais une position variable et, ce faisant, plus avantageuse et puissante).
On pourrait objecter que souvent le spectateur ne voit pas ce qui se passe, par exemple dans la plupart des films à suspense, tels les chefs-d’œuvre d’Alfred Hitchcock. Mais cette objection conforte mon propos plus qu’elle ne le conteste. En effet, si le spectateur du film n’est pas à même de comprendre, c’est précisément parce qu’il faut ménager un effet de suspense ou bien de surprise. Tout mystère dans le policier classique est entretenu dans le but de préparer la solution finale tout en jouant avec l'attente du spectateur, dont il n’a créé justement que l’attente (je parle évidemment encore du policier classique, et non pas du film moderne, construit sur la transgression de tout ce système). Dans le film d’Hitchcock Psychose (1960), la scène très connue de l’assassinat sous la douche pourrait être l’exemple le plus abouti de ce dispositif qui cache à la seule fin de montrer. La caméra ne nous montre que des fragments, absolument incompréhensibles. Elle adopte une série de points de vue qui contredisent le point de vue du prince, et pourraient éventuellement correspondre à celui d’un courtisan tombé en disgrâce, et donc décalé par rapport à l’action. Mais c’est le dispositif du suspense qui exige cet échange de places, à la suite duquel le prince vient occuper momentanément ou plus durablement la place de son malheureux courtisan pour ne reprendre sa propre place qu'à la fin de la représentation, dans l'attente de l'explication finale.
Ainsi, dans ce jeu croisé des points de vue, le spectateur reste toujours le prince du spectacle et l'ensemble des éléments (lieux, temps, personnages) tourne autour de lui et de lui seul. Il est l’observateur privilégié qui se déplace en restant immobile, présent et invisible, omniscient ou appelé à le devenir avant que n’apparaisse le mot « Fin ».
D) La séquence moderne
Rappelons toutefois qu’il s’agit jusqu’ici d’un certain type de séquence, celui de la séquence classique car la séquence dans le cinéma moderne (et André Bazin l’a bien démontré avec son concept de plan-séquence13), a radicalement changé de forme et de structure, et s’est révélée bien plus vivante qu’on ne croyait. Il faut ici s’appuyer sur quelques exemples pour mieux comprendre les bouleversements de la représentation de l’espace et du temps du cinéma moderne. Et il faudrait aussi considérer de quelle façon ce changement de la représentation révèle un changement effectif de la notion de sujet dans la culture moderne, c'est-à-dire post-industrielle, par lequel il a été engendré et provoqué.
Sur ce point là, Antonioni nous offre l’exemple d’une écriture cinématographique très différente des autres ; non pas au regard des problèmes qu’il traite (l’aliénation, la non-communication, la solitude, etc.), qui sont en effet plus communs qu’on ne pense à son époque, mais au regard de sa façon de traiter et de développer les histoires qu’il porte à l’écran. Il ne raconte pas seulement la solitude de l’homme moderne, il produit aussi une forte faille, très problématique, dans l’identité du personnage et, par conséquent, du spectateur, tout comme il opère un changement dans la forme du mode narratif tout court.
En nous proposant une espèce toute particulière de cinéma proche de la narration-pensée, il nous invite à réfléchir sur trois notions qui concernent l’homme contemporain : l’espace, le temps, et l’identité. Or, nous savons justement d’après Christian Metz14 que le spectateur s’identifie soit à la caméra (c'est-à-dire à sa façon de représenter l’espace-temps), soit au personnage. Se référant au modèle freudien, Metz appelle « identification primaire » l’identification à la caméra (c'est-à-dire la façon de regarder l’espace-temps), et « identification secondaire » l’identification au personnage représenté. Or, tout changement dans la représentation de ces trois unités (espace, temps, personnage) apporte un changement dans l’identification et aussi dans l’identité du spectateur. Ce sont des problèmes que l’on trouvera plus tard chez beaucoup d’auteurs, en Europe ou ailleurs, de manière peut-être plus décisive, mais moins originale, à la fin du xxe siècle et au début du xxie. Il suffit de penser par exemple au cinéma de Wim Wenders, qui traite presque toujours du thème de la perte d’identité, du dépaysement du personnage et du spectateur dans le paysage urbain. Mais aussi à Werner Herzog, pour qui le personnage trouve toujours son identité dans un nouveau rapport avec le paysage, le spectateur découvrant alors lui aussi une autre identité, moins traditionnelle, mais plus forte. Et que dire de Bruno Dumont, qui, dans ses très longues séquences, montre le caractère obtus des hommes, à partir des villageois de Flandre ? On pourrait aussi parler d’Amir Naderi, qui, dans ses films iraniens montre la lutte de l’homme contre l’espace (le désert) et dans ses films américains la lutte de l’homme contre le milieu urbain (Manhattan).
L’originalité d’Antonioni s’explique en partie par son approche particulière de l’image, à savoir une matière constituée par la lumière et la couleur, découverte qui coïncide dans son cinéma avec la crise de la syntaxe narrative et de l’identité du personnage. L’identité du narrateur classique et, par conséquent, celle du spectateur sont alors compromises. La représentation de l’espace et du temps se fissure, faisant naître des incertitudes, liées à la présence de nouveaux « personnages » non humains, que sont les lieux et l’espace (on expliquera plus loin la différence entre ces deux mots).
Pour Antonioni, la crise identitaire de l’homme moderne ne peut pas être représentée avec une forme narrative ancienne. Celle que Gilles Deleuze qualifie de « grande forme », expression synthétisée dans la formule « SAS’ »15, fondée sur un procédé qui ne ferait que confirmer l’ancienne identification à la caméra, c’est-à-dire l’illusion de réalité, et augmenter donc le hiatus entre le spectateur à l’intérieur et à l’extérieur de la salle de cinéma. C’est un problème qui ne doit pas trouver sa formulation dans le contenu, mais dans la forme de la représentation. La crise de la syntaxe narrative, la rupture de l’identité entre le point de vue de la caméra et celui du spectateur, la crise du cadrage et du montage classique, qui visaient à la représentation d’un espace et d’un temps continus et enfin, par conséquent, la crise de l’illusion de réalité, sont pour Antonioni autant de signes attestant la crise d’identité de l’homme contemporain dans la société industrielle et technologique.
E) Formes culturelles et formes symboliques
Je voudrais réfléchir sur ce problème en me référant aux réflexions de certains historiens de l’art, notammentcelles de Michael Baxandall, d’abord, qui a souvent montré (surtout dans L’œil du quattrocento16) que les formes créées par la peinture sont les expressions d’une société, ou de la manière dont une société pense, montre ses problèmes, et se représente, soit à elle-même, soit aux autres sociétés. Mais en regardant plus loin dans le temps, et en me plaçant dans une approche théorique, je pourrais aussi évoquer la pensée d’Aby Warburg17, qui considérait tous les objet d’art ou d’artisanat, chefs-d’œuvre ou non, (portraits, fresques…, mais aussi monnaies, bijoux... instruments de travail) comme des objets d’usage culturel, reflétant les formes du pouvoir et de l’organisation sociale d’une culture et d’une époque. Je ne partage pas l’interprétation, à mon avis trop psychanalytique, de Georges Didi-Huberman18, pour qui Warburg aurait interprété l’histoire comme le retour des fantômes refoulés. Je propose plutôt de relire l’œuvre de Warburg à la lumière de Baxandall : en considérant l’histoire de l’art et de l’artisanat, non pas comme le retour des revenants mais comme un processus de transmission de formes socio-culturelles. Cela présuppose une vision des objets produits par une culture comme étant doués d’un double sens : objets d’usage pratique et objets d’usage culturel. Dans leur deuxième sens, ils sont à entendre comme formes culturelles plutôt que comme formes symboliques. Par opposition au concept de « forme symbolique » créé par Ernst Cassirer19, j’utilise le concept plus souple et plus historique de forme culturelle, qui indique des formes qui changent, tandis que les formes symboliques ne changent pas, elles sont des archétypes de la pensée et du langage méta-historiques. Les formes culturelles ne sont jamais absolues, intemporelles, elles ne sont pas des « revenants » au sens freudien (à savoir des fantômes qui reviennent à travers ou au-delà des âges), mais sont plutôt transmises d’une culture à une autre culture, des formes-objets qui passent d’une main à l’autre, ou bien sont récupérées, même après des siècles, mais dans un certain but évidemment, qu’il s’agit de comprendre, d’étudier, de découvrir. En passant d’une main à l’autre, ou bien en étant reprises après un certain intervalle de temps, elles sont radicalement autres, elles subissent des transmutations, des modifications essentielles, dues au travail humain, selon l’usage et la nécessité, et produisent un sens tout à fait différent, qui varie selon la manière dont une culture se représente.
Ces formes culturelles sont les formes que les hommes produisent pour se représenter et exposer les fondements, les problèmes et les conflits sociaux. Les conflits, comme disait Warburg, sont dangereux lorsqu’ils se déroulent d’une façon trop violente, pouvant ainsi détruire une société, ou la conduire vers la décadence ; mais ces mêmes conflits sont très salutaires et favorisent l’émergence de nouvelles formes de représentation, lorsqu’ils sont développés dans une direction constructive. L’art lui-même est un résultat de ce développement fécond des conflits culturels. Et si une société emprunte au grand réservoir du passé certaines formes représentatives, ce n’est pas que celles-ci sont immortelles, mais parce qu’elles se révèlent utiles à cette époque culturelle, pour la représentation de certains problèmes ou de certaines formes de vie socio-culturelle.
Dans cette perspective, les formes culturelles ne sont plus des entités transcendantales qui gouvernent la production culturelle des hommes, mais sont elles-mêmes produites par ces hommes dans l’histoire.
F) La séquence narrative comme forme culturelle
Je propose de considérer la séquence du cinéma narratif classique comme une forme culturelle des années Trente, émergeant dans une époque particulière et dans un contexte spécifique, qui réclamaient de telles mutations. L’apparition d’une nouvelle classe de travailleurs qui, au début du xxe siècle, sortaient de la misère absolue du prolétariat et réclamaient, après le travail, des spectacles divertissants et gratifiants, correspond à la naissance du cinéma narratif. Plus tard, la grande crise de 1929 aux USA et ses répercussions en Europe conduiront à l’élaboration d’un modèle de spectacle divertissant, pendant lequel le spectateur, si pauvre et seul qu’il fût, pouvait pour quelques centimes seulement, occuper durant quatre-vingt-dix minutes la place jadis occupée par le prince. Le cinéma narratif est donc une forme très gratifiante, qui permet aux travailleurs, pauvres mais non plus prolétaires, de ne plus se sentir exclus d’un monde qu’ils produisent par leur travail. Il s’agit donc d’une satisfaction d’ordre symbolique.
Mais cette forme-séquence, forte de son triomphe, régla d’une façon absolue la forme narrative du cinéma, elle devint la seule forme du cinéma tout court, et créa cette unité d’espace-temps autour du spectateur, qui prévaut encore aujourd’hui, notamment dans le cinéma commercial. Le spectateur ici se trouve au centre du monde, là où il doit être pour voir et pour comprendre l’histoire racontée ; il est le prince pendant la durée du film. A travers la forme-séquence classique, le cinéma occupait les mêmes fonctions que les fables anciennes : conforter l’ordre établi mais aussi éveiller les travailleurs. D’un côté, il contribuait de manière significative à maintenir l’ordre dans la masse des travailleurs, à satisfaire symboliquement leurs désirs, au moins pour quelques heures toutes les semaines, ou même deux fois par semaine, en vue de faciliter la reprise du travail le jour suivant. De l’autre côté, il aidait les spectateurs de toute classe, âge, génération, ou condition, à prendre conscience de leur appartenance à une même nation, à une même culture, et à mieux saisir les antagonismes entre la loi et le désir, entre le besoin de discipline et le besoin de liberté. Questions qui sont au fondement de la civilisation industrielle. Ainsi, comme les fables, ou précédemment la mythologie, le cinéma concourt aussi à la maturation des spectateurs parce qu’il va les aider à aiguiser leur conscience sociale. Une fonction double donc de contrôle social des travailleurs mais aussi d’éveil intellectuel. La vieille puissance subversive du cinéma et du montage dont parlait Walter Benjamin, est désormais assez loin.
II) Une séquence de « Reporter » et la transformation de l’espace en lieu : le désert
A) Le spectateur périphérique
La recherche visuelle et narrative d’Antonioni est contemporaine non seulement des différentes recherches esthétiques de l’art contemporain (comme celles de Pollock ou Rothko, ou d’autres artistes qu’Antonioni admire beaucoup) mais aussi contemporaine des réflexions plus vastes sur la place de l’homme dans le monde, ou sur une identité humaine qui doit être redéfinie. Un problème culturel, donc, et non pas seulement esthétique. L’activité principale des personnages d’Antonioni n’est pas d’agir, mais de regarder. Cela implique que le spectateur vive avec eux cette crise de la représentation : il découvre avec eux qu’il n’est pas au centre du monde, mais qu’il évolue à sa périphérie. Non parce que le centre serait ailleurs, mais parce qu’il y a autant de centres que de sujets ou d’hommes. Cela revient à dire qu’une histoire se dissout dans la multiplicité des regards et des points de vue possibles. Le problème esthétique devient aussi, et surtout, un problème éthique : il concerne la position de l’homme dans le monde.
Antonioni débute dans un contexte d’embellie : « le miracle économique italien », qui permet à l’Italie de prendre place parmi les soi-disant pays développés d’Europe et du monde. Epoque de grands bouleversements, marquée par le passage d’une société agricole à une société industrielle. Cette mutation place l’homme moderne dans un autre rapport aux autres et au monde. Or, ce nouveau rapport doit se dire dans de nouveaux langages, comme le souligne Wittgenstein, qu’Antonioni cite souvent. Il devient toujours plus évident pour les artistes modernes que la structure du cinéma classique qui plaçait le spectateur au centre de la représentation est un mensonge fonctionnel. Une représentation plus proche du vrai, après la leçon néoréaliste, doit prendre en compte la multiplicité et non plus l’unicité d’un seul Point de Vue, celui du narrateur-spectateur omniprésent. Il s’agit également de redéfinir une nouvelle conception de l’espace et du temps, en rupture avec cette continuité fictionnelleélaborée dans la séquence classique. Le problème esthétique devient plus que jamais un problème éthique et culturel : la position de l’homme dans le monde est examinée.
C’est dans la singularité du style que je voudrais essayer de repérer la révolution copernicienne opérée par Antonioni qui détrône l’homme du centre du monde et le spectateur du centre du film. Révolution dont l’auteur est d’ailleurs pleinement conscient, comme il l’a lui-même exprimé en 1961, à propos de L’Avventura : « Après Copernic, l’homme s’est retrouvé au centre d’un univers étranger. Aujourd’hui nous avons assisté à la naissance d’un homme nouveau, avec toutes ses craintes, ses rêves et ses hésitations. »20
Deux questions, jusque-là restées dans l’ombre, sont mises en lumière par sa façon de faire et de comprendre le cinéma. La première : « Qu’est-ce qu’on est en train de regarder ? » porte sur ce que le réalisateur appelle le « mystère de l’image », c’est-à-dire le rapport entre l’image produite par le cinéma et l’image du monde vue par nos propres yeux et notre mentalité. Ici le rapport entre figure et arrière-plan et les concepts d’action, d’histoire, de personnage, d’espace changent. L’autre question : « Qui sommes-nous, nous qui regardons le film ? » est relative par contre à la position du spectateur et à celle du narrateur (qui sont toujours liés l’un à l’autre). Positions qui sont produites par l’architecture du montage et des points de vue. Avec ces deux questions, Antonioni ne veut pas seulement déconstruire le film classique, mais également ruiner notre culture logocentrique, fondée sur la distinction entre sujet et objet ainsi que sur la domination du premier sur le second. Pour Antonioni, cette relation est réversible : le sujet se découvre souvent objet d’autres regards et l’objet devient sujet à son tour, démontrant ainsi une autonomie qui renverse souvent les jeux du regard et les rapports entre les personnages. L’espace n’est plus le simple arrière-plan d’une action, il devient lui même protagoniste, car souvent les actions sont limitées, les personnage ne faisant que regarder l’espace. L’ancrage de l’image sur un personnage, conquête du cinéma classique (qui vient elle aussi de la peinture de la Renaissance), devient plus rare, démontrant ainsi que la réalité possède d’innombrables centres et d’innombrables histoires, car tous les personnages, même le plus insignifiant, ont leur propre histoire, chacun d’eux formant autant de centres distincts. Mieux encore, chaque personnage, rempli de contradictions et traversé de conflits intérieurs, renferme en lui une multitude de centres. Ainsi, tout personnage a son propre centre, mais se trouve aussi déplacé par rapport à lui-même et aux autres. L’espace devient ainsi le lieu d’une réfraction d’innombrables histoires possibles. Dans cette situation problématique, garder la forme-séquence classique devient quasiment impossible.
Le paysage, nous le verrons dans un instant, à propos du film Reporter, a dans le cas présent une fonction déterminante. Il agit comme un véritable agent chimique, révélant au personnage et au spectateur la fragilité de leur construction identitaire. Cette précarité est cependant nécessaire. Comment tout cela se produit-t-il ? Ces idées ne sont pas énoncées de manière simple, directe, au contraire elles sont comme cachées et s’actualisent dans une transformation linguistique et syntaxique. Les hommes pensent avec l’instrument qu’ils ont à leur disposition : le langage. Antonioni a compris que remplacer une vieille histoire, charriant sa propre vision du monde, par des histoires nouvelles et une nouvelle vision du monde, ne suffit pas : il faut tout d’abord changer la langue avec laquelle on s’exprime, changer les formes de la représentation.
En premier lieu, il change le centrage de l’image, le sens de l’espace à l’intérieur du cadre. Dans la lecture de l’image, le rapport entre figure et arrière-plan est fondamental (comme Pierre Francastel nous l’a appris à propos de la peinture). Dans le cinéma d’Antonioni non seulement l’arrière-plan surgit en avant, mais souvent la figure même, le protagoniste, se glisse sur le fond, et finit hors-cadre,voire hors film. Deuxièmement, par le système de montage, le cinéma d’Antonioni construit des architectures qui tournent sur elles-mêmes. Elles n’excluent pas le récit, mais elles le brouillent, en désorientant le regard. Souvent le personnage se trouve à un endroit différent de celui dans lequel on le croyait. Souvent Antonioni montre un endroit, sans raccord de passage, qui nous fait perdre l’orientation, le rapport avec les endroits précédents. Dépassement de plans, raccords incohérents et fausses caméras subjectives nous aident à comprendre combien notre représentation du monde est fragile puisqu’il suffit de peu pour nous troubler.
Se pose alors la deuxième question : « Qui sommes-nous, nous qui regardons le film ? » Dans l’œuvre d’Antonioni, le spectateur doit prendre acte d’une chose essentielle : à savoir que souvent les images ne sont pas faites pour lui, mais cachent ou montrent une complexité beaucoup plus vaste, un réseau de possibilités et de regards beaucoup plus grand.
B) L’espace et le lieu : structuration et déstructuration
Manifestement, le paysage et l’espace acquièrent un rôle important. Comme nous l’avons vu, le cinéma narratif classique élabore les lieux et les images pour parvenir à la construction d’un espace synthétique, symbolique, qui est celui de l’histoire racontée, l’espace diégétique ; par contre la démarche d’Antonioni consiste à revenir en arrière, à remonter, de l’espace filmique élaboré au « lieu » tout court, ou plutôt à l’image du lieu.
Le lieu n’est pas construit autour de nous : il existait déjà avant et continuera d’exister après notre passage. C’est ainsi que l’« espace » se transforme ou bien régresse dans le cinéma antonionien au niveau du « lieu ». J’entends par « espace » l’espace d’une action racontée du début à la fin, avec un sens et un but. Par « lieu », suivant la distinction proposée par Michel de Certeau21, j’entends le lieu avant sa structuration en fonction de l’homme et de ses actions. Si l’espace est celui d’une histoire, le lieu est un lieu sans histoire, mais en revanche, ce peut être le lieu de mille histoires. Le sens de l’espace est fermé, défini ; le sens du lieu est ouvert sur les possibles. Par son travail sur la forme, Antonioni remplace l’espace structuré classique par le lieu qui n’est structuré par aucune action, mais qui se révèle la place possible de mille actions. L’importance du lieu et de l’espace dans ce travail de déstructuration est fondamentale : la découverte de la nature, de l’ampleur et de la multiplicité de ses horizons et la découverte de la faiblesse de la position périphérique du moi sont étroitement liées .
Qu’arrive-t-il donc au personnage ? Et à nous ? Est-ce que nous nous égarons dans la multiplicité infinie des regards possibles, des histoires possibles ? Non, nous ne nous égarons pas, mais nous risquons de nous égarer sans arrêt, et c’est sur ce risque qu’Antonioni joue sa partie contre le savoir et contre la culture institutionnels. Aux systèmes de valeurs stabilisés, y compris le concept d’identité, Antonioni oppose une autre signification de la culture comme parcours de sortie du sujet hors de soi-même, abandon des croyances, glissement du point de vue, recherche de l’autre et de la différence.
C) La séquence et son « lieu »
Prenons comme exemple la séquence initiale du film Profession : reporter (1975), celle où le protagoniste David Locke, un reporter de la télévision anglaise en train de chercher un contact avec des rebelles africains, s’égare dans le désert. Le cinéaste opère une très subtile déstructuration de l’espace qui contribue imperceptiblement à créer un sentiment de dépaysement tant chez le protagoniste que chez le spectateur : le désert apparaît dans tout son mystère, espace privé de repères et d’horizons. Partout la caméra tourne à la recherche de quelque point de repère : quel que soit l’endroit que Locke regarde, il a l’étrange sensation d’être observé. Il arrive au milieu d’une zone déserte en roulant avec sa Land Rover. Le jeune garçon qui l’avait guidé jusque-là lui crie : « Stop ! Stop ! » puis disparaît. Première étrangeté : il disparaît en s’en allant à pied, tout seul dans le désert.
Une seconde incongruité apparaît dans la fausse direction des traces que laisse la voiture sur le sable. Comme on le voit dans ces deux images, il semble que la Land Rover ait changé de direction en arrivant d’un autre côté que celui où elle était supposée arriver22. C’est là l’occasion de montrer que le lieu est un lieu ouvert sur une infinité de directions qui sont ou trop cachées (comme celle où disparaît le garçon), ou trop montrées (comme les traces inversées de la voiture). On ne saurait dire d’où vient véritablement la Land Rover puisqu’elle semble avoir tourné sur elle-même.
De l’autre côté de l’horizon un mystérieux bédouin s’approche. Locke s’arrête assoiffé ; il regarde alentour et nous regardons avec lui (caméra subjective) : de tous côtés, du sable et encore du sable, avec des montagnes vaguement bleues au fond. Le chamelier arabe, aux habits blancs, s’approche très lentement ; il arrive enfin, après une longue attente. Locke lève sa main pour le saluer mais l’homme le regarde en silence, passe lentement devant lui et continue son parcours sans un mot. A ce moment précis, la spectateur n’a pas seulement l’impression d’être regardé, il est effectivement regardé par une figure inconnue qui sort du lieu et lui signifie que le désert n’est pas son espace, et n’est pas l’espace de cette histoire non plus. Se joue ici, un échange de regards dont la forme est tout à fait classique, mais cet échange est non abouti et non rapporté à l’attente de Locke, qui reste insatisfaite.
Celui qui était l’objet de l’attente et du regard, à son tour attend et regarde son observateur. Locke attend quelques signes de reconnaissance ; le chamelier le regarde lui aussi, comme s’il se demandait : « Qui est cet homme ? », et c’est la même question que nous nous sommes posée avec Locke. Voilà une épiphanie sarcastiquement éludée. Le rapport figure/espace change de sens. Locke est déjà partiellement égaré, et nous le sommes avec lui.
Considérons la typologie de l’homme égaré dans le désert, dans le cinéma narratif : il attend quelqu’un, un secours. La figure qui sort de l’arrière-plan devrait signifier l’arrivée du sens, la réponse à une énigme. Souvent cette figure porte secours aux gens égarés dans le désert. Dans cette séquence-ci, la nouvelle figure n’apporte rien de nouveau mais au contraire renvoie au regardant (Locke) son regard curieux.
Avançons dans la séquence. Un autre plan général, immédiatement après, nous montre les contours lointains de l’horizon ; on croirait être encore près de Locke, mais nous sommes tout en haut : un certain laps de temps a dû s’écouler. Est-ce qu’il s’agit d’une caméra subjective ? Il semble que oui, mais personne ne regarde la vallée. Et aussitôt après, la caméra trace un panoramique vers la droite, découvre une cabane de paille, d’où sort un jeune arabe : est-ce lui qui va être le nouveau sujet ? On ne sait pas. La caméra maintenant change de direction, va vers la gauche, pour nous faire découvrir, très loin au fond de la vallée, Locke, solitaire, qui attend. Dans ce jeu de montage anti-perspectiviste, tout en croyant être dans un endroit, nous nous découvrons au contraire dans un autre, et le protagoniste, Locke, est finalement dans le fond, tout en bas dans la vallée, très loin de nous. La sensation que quelqu’un était en train de regarder, produite par l’apparition du chamelier, niée ensuite par sa disparition, est maintenant réaffirmée.
Antonioni amorce la construction d’une séquence de type classique, l’abandonne, puis la reprend. Le mystérieux arabe est maintenant le nouveau guide de Locke, qui l’accompagne vers les camps des rebelles, sur la montagne. Peu après, au milieu de la montée, l’un et l’autre aperçoivent dans le lointain de la vallée, une patrouille de soldats réguliers, mais voilà que le guide disparaît soudainement dans le néant, sans même que Locke ne tente de le suivre. Comme par enchantement, l’arabe est rentré dans le paysage d’où il était sorti. Locke est à nouveau tout seul. L’invraisemblance de cette séquence tient à notre habitude d’un espace classique et cartésien ; si, par contre, nous pensons à l’endroit où nous nous trouvons et à la multiplicité des mirages, nous comprenons que ce film a rendu mieux que tout autre le sens du désert, du mirage, du mystère.
Maintenant la caméra trace un long panoramique sur le désert qui est lieu de mirages et d’actions manquées. La dernière image est un champ vide. Ce n’est pas même Locke qui regarde, ce n’est personne. Le sujet a momentanément disparu, il ne reste qu’un lieu sans directions, et des couleurs. La lumière aussi a changé : avec la direction du regard face au soleil, l’espace devient plus obscur. Voilà une autre rupture par rapport à la séquence classique, où la lumière doit être toujours cohérente, même au risque de la forcer avec des artifices techniques.
Si l’on se réalise dans l’espace, on se perd dans les lieux, comme les protagonistes de Il Grido (1957), ou ceux de L’Avventura, où Sandro et Claudia, les personnages qui cherchent Anna, finiront par ne plus être sûrs d’eux-mêmes ni de leurs amours. Cette mince fissure qui parfois ne s’ouvre qu’entre deux plans, fait apparaître devant nous le gouffre qui sépare le lieu et l’espace. Si l’espace est objet d’une vision, c'est-à-dire d’une connaissance qui est aussi reconnaissance, on ne peut que regarder le lieu, qui est inconnu, nouveau, ouvert à toute possibilité, et regarder, c’est justement l’acte de respecter les possibilités et les ouvertures du lieu. La transmutation du paysage d’espace en lieu nous porte à la lisière entre la culture qui crée des espaces, espaces de l’homme et pour l’homme, et la nature, le lieu indéfini, plus encore, le non-lieu, l’altérité, sans directions, sans identité, où l’homme n’est qu’une figure de passage comme le bédouin que nous venons de voir. Le paysage est comme le seuil entre le lieu et l’espace, lieu de l’altérité, ce que l’on pourrait appeler l’interface entre l’homme et la nature. La nature est ce que nous ne pouvons pas connaître, ni même voir (tout ce que nous voyons étant déjà structuré par notre regard), et qui néanmoins est là, en face de nous. Dans les films d’Antonioni en fait, ce que nous ne voyons pas, la nature, est toujours plus important que ce que nous voyons, le paysage. Le résultat final est que nous « voyons » ce que nous ne voyons pas. Et ce n’est pas seulement le hors-cadre, mais surtout dans le cadre même que nous nous apercevons qu’il y a une multitude de choses que nous ne voyons pas. Le vide nous aide à voir l’invisible. Ainsi, tandis que l’espace (dans le sens traditionnel, l’espace construit par le cinéma classique), cache la réalité, le lieu par contre ne cache rien, il montre, mais il montre quelque chose qu’on ne voit pas.
Notes
2 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, I, Esthétique transcendantale, § 2-6.
3 Adalbert Stifter, L’Homme sans postérité, Paris, Seuil, 1993.
4 Saint Augustin, Confessions, chap. XI, § 14.
5 Jean-Paul Sartre, L'Être et le néant, essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943.
6 Gilles Deleuze, Le pli, Leibniz et le Baroque, Paris, Editions de Minuit, 1988.
7 Paul Ricoeur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1983.
8 Hugo Münsterberg, The Photoplay. A Psychological study,(1916). New York, Arno Press, 1970.
9 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, version de 1939, Paris, Folioplus, Gallimard, 2000.
10 Erwin Panofsky, La Perspective comme forme symbolique, Paris, Les Editions de Minuit, 1975.
11 Michel Foucault, Les Mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966.
12 Herman G. Weinberg, The Lubitsch touch: a critical study, New York, Dover Publications, 1977.
13 André Bazin, L’évolution du langage cinématographique, dans : A.B. Qu’est-ce que le cinéma, Paris, Ed. du Cerf, 1958.
14 Christian Metz, Le signifiant imaginaire : Psychanalyse et cinéma, Paris, Edition 10/18, 1977.
15 Gilles Deleuze, L’image mouvement, Paris, Éditions De Minuit, 1983, p. 196-214.
16 Michael Baxandall, L’œil du quattrocento. L’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Gallimard, 1985.
17 Voir par exemple : Aby Warburg, Le rituel du serpent : récit d’un voyage en pays pueblo, Paris, Macula, 2003. Voir également : Ernst H. Gombrich, Aby Warburg, an intellectual biography, Phaidon, Oxford, 1986.
18 Georges Didi-Huberman, L’image survivante : histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002.
19 Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques (1923-1929), Paris, Editions de Minuit, 1972. Pour le concept de « forme culturelle » voir Raymond Williams, Television, technology and cultural form, London-New York, Routledge, 2003.
20 Michelangelo Antonioni, Fare un film è per me vivere. Scritti sul cinema, a cura di C. Di Carlo e G. Tinazzi, Venezia, Marsilio, 1994.
21 Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990.
22 Je remercie Suzanne Liandrat-Guigues qui m’a fait remarquer ce détail.