Manières de créer des sons
La part gestuelle du sonore : expression parlée, expression dansée. Main et narration chez Walter Benjamin
Résumé
À travers « l’art de narrer », Walter Benjamin propose une conception pratique du langage, qui engage l’homme en son entier, intellectuellement mais aussi physiquement. Benjamin relie la narration et la main, et plus généralement le son au geste qui le produit. C’est ce motif, à première vue étrange, qu’on propose de circonscrire et de comprendre en s’attachant aux thèmes conjoints de l’oral et de l’écoute.
Plan
Texte intégral
Le titre que j'ai choisi fait explicitement référence à un propos de Walter Benjamin figurant à la fin de son essai de 1935 sur le langage, Problèmes de sociologie du langage. Cet essai est un « compte rendu collectif » ; il se présente comme une recension d'un certain nombre de théories sur le langage datant des années 30, et à ce titre son contenu est assez foisonnant voire hétéroclite. Il est toutefois l'occasion pour Benjamin d'avancer une thèse personnelle sur le langage, qui s'affirme tant sur le plan de la méthode adéquate dans l'approche du langage qu'au plan d'une conception du sonore. Benjamin défend l'exigence d'une sociologie du langage dont il précise de façon négative le statut : celle-ci n'est pas une approche sémantique qui s'attacherait à la seule signification du langage. S'écartant de la conception linguistique, il relie la sociologie du langage à une « physiognomonie de la langue »2. Cette thèse méthodologique se redouble d'une conception du son à première vue surprenante. À la fin de son texte, en se référant à deux théoriciens du langage qui n'ont d'ailleurs entre eux aucun rapport direct, Richard Paget qui est un scientifique, membre de la société de physique de Londres, et Marcel Jousse, jésuite érudit, futur auteur de L'anthropologie du geste3, Benjamin affirme que ce qui est premier, « c'est le geste, non le son »4. Ce qu'il retient donc de ces deux théoriciens est que l'un et l'autre, à travers leur approche du langage, s’accordent à dire que « l'élément phonétique est fondé sur un élément mimico-gestuel »5. Et c'est cette idée qu'il reprend, cette fois-ci à partir d'une parole de Mallarmé sur la danse, en écrivant qu'il faut situer « dans une seule et même faculté mimétique les racines de l'expression parlée et de l'expression dansée »6.
C'est ce rapport entre le son et le geste, chez Benjamin, que je souhaite explorer et comprendre. Pour cela, je propose de m'arrêter sur un texte exactement contemporain, Le Narrateur (ou Le conteur selon la traduction) afin d'y voir se construire cette conception gestuelle du sonore qui n'est qu'esquissée et suggérée dans Problèmes de sociologie du langage. Aussi serai-je attentive dans cet essai à tout ce qui concerne le geste, effectivement présent à travers la thématique de la main. C'est donc le rapport que Benjamin établit entre la main et la narration ou le récit que je propose d'envisager et de comprendre, partant de l'idée que la main, ici, est précisément cet élément mimico-gestuel du sonore qu'il oppose de façon explicite dans Problèmes de sociologie du langage à la conception phonologique du son comme signifiant, mais également à la conception onomatopéique traditionnelle à laquelle il reproche une conception non historique de la mimesis.
La narration comme art chez Benjamin et le style oral mnémotechnique selon Jousse
Le Narrateur est un texte complexe, dont je n'épuiserai évidemment pas la signification. Je m'attacherai à y travailler un thème toutefois puissant pour sa compréhension, à savoir le lien essentiel qui relie la narration ou le récit à la main, ainsi que Benjamin l'explicite à la fin de l'essai quand il écrit en commentant une citation de Valéry : « L'âme, l'oeil et la main se trouvent ici mis en rapport. Par leur interaction, ils définissent une pratique. Mais cette pratique ne nous est plus familière. Le rôle de la main dans la production est devenu plus modeste, et déserte la place qu'elle occupait dans le récit (car celui-ci, dans sa dimension sensible n'est nullement l'oeuvre de la seule voix. Dans le véritable récit, la main aussi doit intervenir, par les gestes rodés dans le travail, elle soutient de mille manières ce que la bouche dit) »7. Ce lien essentiel que Benjamin pose entre la main et le récit justifie que la narration, qui est une forme de langage, ne se laisse pas saisir à travers son seul sens ou sa seule signification : la narration est avant tout une pratique, et plus précisément encore une pratique « artisanale » : « l'art de conter présente un caractère artisanal »8. En cela j'aimerais montrer qu'elle engage une théorie du sonore, au titre de deux motifs déterminants qui ne sont autres que deux aspects du caractère artisanal de la narration. Le premier motif est celui de l'écoute, que Benjamin introduit à propos de l'utilité de toute vraie narration, « porter conseil » : « dans tous les cas le conteur est un homme de bon conseil pour son public. Si l'expression “être de bon conseil” commence aujourd'hui à paraître désuète, c'est parce que l'expérience devient de moins en moins communicable. C'est pourquoi nous ne sommes plus de bon conseil, ni pour nous ni pour autrui. Porter conseil, en effet, c'est moins répondre à une question que proposer une manière de poursuivre une histoire (en train de se dérouler). »9 La narration ne désigne ni le pôle objectif, l'histoire en elle-même, ni même d'abord la production langagière considérée du point de vue du narrateur. Comme Benjamin le dit à propos de l'utilité pratique de la narration comme sagesse, elle doit permettre avant tout à l'autre de raconter à son tour une histoire, sa propre histoire. La narration, avant de désigner le pôle producteur, désigne le pôle réceptif, ou plus exactement elle ne se définit comme production langagière qu'à partir du pôle réceptif. La narration se définit comme réponse, mais non pas comme réponse de l'autre à une question qu'on aurait soi-même posée, elle est la propre réponse de celui qui a pu écouter. Il n'y a pas de narration sans écoute : « L'art de raconter les histoires est toujours l'art de reprendre celles qu'on a entendues, et celui-ci se perd, dès lors que les histoires ne sont plus conservées en mémoire »10.
Ainsi un second motif vient s'ajouter, qui précise ce statut auditif de la narration en le liant à la mémoire. Ecouter non pour comprendre selon le postulat de la linguistique, mais écouter avant tout pour retenir : « On s'est rarement rendu compte que la relation naïve de l'auditeur avec le conteur est dominée par l'envie de retenir l'histoire racontée »11. L'utilité de la narration n'est pas seulement la sagesse, dans le bon conseil, elle est de constituer une mémoire dont Benjamin dit précisément qu'elle décline progressivement avec l'émergence de la reproduction technique liée à l'invention historique de l'imprimerie. Ecouter pour mémoriser, ou mémoriser parce qu'on peut écouter selon les modalités d'une mémorisation qui disparaîtront historiquement avec la fin de l'art de narrer, tel est le second motif de la narration comme artisanat.
Que l'écoute soit liée à la mémoire et non pas à la compréhension, ou même au plaisir, doit interpeller. Car à l'inverse cela signifie que cette mémoire narrative n'est pas liée à l'écriture. Si Benjamin insiste sur le caractère oral de la narration qui est une « expérience transmise de bouche à bouche »12, en même temps il déplace la traditionnelle opposition entre l'écrit et l'oral, rapportant la mémoire narrative à la seule écoute, affirmant donc que la narration ne se confond pas avec l'oral mais qu'elle désigne une mémoire orale, une tradition orale. C'est donc cette idée qu'il faut tenter de comprendre, celle d'une mémoire orale, ce que je propose de faire en effectuant un détour par la pensée de Marcel Jousse que Benjamin cite dans Problèmes de sociologie du langage.
Benjamin, apparemment, n'a pas une connaissance directe de Marcel Jousse et la référence qu'il fait à son travail est celle d'un commentaire, celui de Frédéric Lefèvre13. Toutefois on peut s'autoriser de ce détour au regard de l'intérêt tout particulier que Jousse a porté au style oral mnémotechnique dans son texte paru à l'époque « Le style oral rythmique et mnémotechnique »14. Le travail de Jousse permet de mieux comprendre l'articulation forte que Benjamin établit, à propos de la narration, entre écoute et mémoire. Je ne retiendrai donc de l'oeuvre de Jousse que les éléments susceptibles d'éclairer cet aspect de la pensée de Benjamin, c'est-à-dire ce qui se rapporte chez lui à la compréhension des récitations orales dans les civilisations anciennes. C'est sur l'intérêt de Jousse pour les récitateurs de style oral, capables de retenir sans la médiation de l'écriture des récitatifs extrêmement longs, pour les réciter, les varier et les transmettre, que j'insisterai. L'analyse que fait Jousse du style oral mnémotechnique repose sur trois éléments : premièrement sur une compréhension du « style oral » – c'est-à-dire de la production sonore des récitateurs –, à partir du « style manuel » ; deuxièmement sur l'ancrage psychophysiologique de ce style manuel à travers « la loi du parallélisme » qui le conduit à ce propos à introduire l'idée de « schèmes rythmiques » ; enfin sur le lien qu'il établit entre cette rythmisation du style oral, dont l'ancrage est psychophysiologique, et la mémoire orale.
Reprenons ces trois points, et d'abord le présupposé qui conduit Jousse à introduire et développer l'idée d'un style manuel. La conception de Jousse d'un style manuel s'ancre dans l'idée que la tendance fondamentale de l'homme livré à sa spontanéité, est une tendance mimique. Ce thème est d'ailleurs aussi celui de Benjamin dans ses premiers essais dits matérialistes sur le langage qui datent de 1933 : Sur le pouvoir d'imitation et Théorie de la ressemblance. Selon Jousse, le premier rapport de l'homme au monde est une danse, une gestuelle, dont le son, comme le retient Benjamin dans Problèmes de sociologie du langage, ne sera qu'un accompagnement, qu'un adjuvant audible tardif. En étudiant le style manuel, Jousse se propose d'en dégager et d'en comprendre la logique ou la rationalité à partir « des gestes propositionnels », qui sont à la fois logiques et expressifs. L'homme de style manuel mime les actions des êtres qu'il perçoit, par exemple l'action de voler pour l'oiseau – qui est d'abord « volant » –, mais également les actions des êtres entre eux, sous forme d'une proposition gestuelle qui relie par l'action un agissant et un agi : par exemple le « volant » – l'oiseau – « mangeant » le « nageant » – le poisson. Ce sont ces actions mimétiques dans leur coordination que Jousse étudie à travers les gestes propositionnels du style manuel. Mais l'important est aussi que ce style manuel, qui est mimique, marque pour l'homme une première possession intellectuelle du monde. Jousse ne sépare pas sa conception génétique du langage, qui s'organise à partir du mimisme, d'une conception également génétique de la pensée humaine, selon un motif qui ne peut laisser indifférent Benjamin dans son effort d'élaboration d'une pensée matérialiste de l'homme, soucieuse d'étudier le processus historique par lequel celui-ci, dans son rapport à la nature, se produit comme homme, c'est-à-dire comme être vivant doué de langage et de pensée. Toutefois, et c'est le second élément, Jousse adjoint dans son explication du style manuel – justifiant d'ailleurs l'idée de style plutôt que de langage manuel ou gestuel – une autre considération qui n'est pas indifférente à son analyse de la mémoire orale : la loi du parallélisme. Quand le gesticulateur s'est accoutumé jusqu'à la routine à mimer toutes les actions de l'univers, il se sent poussé malgré lui à balancer ces gestes par deux ou trois, c'est-à-dire à adopter un rythme gestuel qui tient compte des contraintes organiques. Jousse tient que les gestes propositionnels, assimilés, devenus routiniers, finissent par obéir à des schèmes rythmiques, c'est-à-dire à des balancements qui sont tout autant d'ordre physiologique que sémantique. Les gestes propositionnels acquièrent un certain automatisme, deviennent des « clichés » ou des « formules » pour autant qu'ils obéissent à cette rythmisation qui définit le statut psychophysiologique des gestes propositionnels. Enfin, c'est à partir de là qu'il explique les récitatifs de style oral, en affirmant tout d'abord, ainsi que le retient Benjamin, que le style manuel est arrivé à une admirable perfection bien avant l'utilisation affinée du son, le son ne venant d'abord que préciser la gesticulation, bien qu'il prenne ensuite une importance de premier ordre – ce qui n'empêche pas l'analyse du son de rester dépendante d'une psychologie voire d'une anthropologie du geste, la gesticulation laryngo-buccale qui permet sa production n'étant qu'un décalque ou la transposition auditive du geste manuel visible, plus global et primitif. Jousse pointe de façon négative ce moment où à travers l'évolution des civilisations, la vie du son commence à vivre de sa vie propre, se détachant du style manuel. Mais ce qu'il retient précisément pour le style oral mnémotechnique des civilisations anciennes est l'articulation qui y existe encore entre le style manuel et le style oral. Les récitatifs sont des productions sonores, et non pas gestuelles ou manuelles, mais elles sont essentiellement liées à la rythmisation qui qualifie le style manuel. Les récitations sont des productions sonores encore rythmées par les clichés ou la schématisation binaire ou ternaire du style manuel. Ce qui explique la facilité avec laquelle les récitateurs peuvent les mémoriser par l'audition pour ensuite les réciter : non à proportion de leur sens mais en raison de leur rythmisation qui obéit à une loi psychophysiologique. « Le développement de ces clichés se fait automatiquement, suivant des règles fixes. Seul leur ordre peut varier. Un bon guslar – récitateur nomade chez les Slaves méridionaux – est celui qui joue de ces clichés comme on joue avec des cartes, qui les ordonne diversement suivant le parti qu'il veut en tirer. »15 Aussi Jousse insiste-t-il sur l'utilité de ce style oral, qui n'est pas simplement moyen communicationnel mais outil didactique dans l'élaboration et la transmission du savoir de ces sociétés humaines sans écriture.
Chez Jousse la récitation orale, en vertu de son caractère mnémotechnique, n'est pas sans rapport avec la narration chez Benjamin. Si les récitatifs peuvent être mémorisés par l'écoute, ce n'est pas en vertu de leur sens, mais de leur dimension psychophysiologique que Jousse appréhende à travers leur rythmisation, dimension qui leur confère le statut de clichés ou de formules qui peuvent être retenues, reprises, produites, variées, dans l'engagement entier de l'homme oral et manuel qu'est le récitateur de style oral.
La signification de la main chez Benjamin
Les présupposés de Marcel Jousse relatifs à son analyse du style oral sont à bien des égards éclairants quant à l'approche benjaminienne de la narration dans son rapport à la main. Toutefois Benjamin développe sa pensée dans une perspective évolutive qui est en revanche totalement étrangère à Jousse. La perspective de Benjamin s'inscrit dans l'horizon d'une pensée historique qui est matérialiste et dialectique, et c'est pourquoi la main ne renvoie chez lui ni au style manuel ni aux récitations orales ; la naissance de l'écriture, et a fortiori de l'imprimerie ne suscite pas non plus chez lui des réactions nostlagiques qu'on trouve au contraire chez Jousse. La thématique de la main, chez Benjamin, se construit, comme on l'a vu, à travers celle de l'artisanat, et prend sens dans le cadre plus général d'une pensée du déclin de la narration lié non à l'écriture en elle-même, mais à la reproduction technique de l'écriture, c'est-à-dire à l'imprimerie. On ne peut interpréter chez lui la signification de la main sans interroger l'effort qui est le sien de penser l'émergence historique des techniques de reproduction, ce à quoi il s’emploie dans Le Narrateur pour la littérature et exactement à la même période à travers le thème du déclin de l'aura en rédigeant son essai L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproduction technique. Le rapport entre la main et le récit ou la narration, chez lui, s'étaye sur une perspective historique qu'il indique précisément à travers l'artisanat. Ainsi affirme-t-il, à propos de l'écoute mnémotechnique de la narration : « l'art de raconter les histoires est toujours l'art de reprendre celles qu'on a entendues, et celui-ci se perd, dès lors que les histoires ne sont plus conservées en mémoire. Il se perd, parce qu'on ne file plus et qu'on ne tisse plus en les écoutant. Plus l'auditeur s'oublie lui-même, plus les mots qu'il entend s'inscrivent profondément en lui. Lorsque le rythme du travail l'occupe tout entier, il prête l'oreille aux histoires de telle façon que lui échoit naturellement le don de les raconter à son tour »16. Benjamin relie la narration à la main dans la mesure où la main ne désigne pas seulement l'organe physique, mais renvoie à l'activité artisanale, au geste artisanal : filer et tisser en écoutant.
Ce sont les textes sur Baudelaire, et notamment celui de 1939 Sur quelques thèmes baudelairiens, qui permettent de préciser les déterminations spécifiques d'une telle pensée du geste, dans l'opposition que fait Benjamin entre le geste artisanal qu'il relie à « l'exercice » et à la « mémoire », et le geste devenu automatique qu'il relie au « dressage » et au « choc » : « Ne confondons surtout pas dressage et exercice. Au temps de l'artisanat, l'exercice jouait seul un rôle déterminant : à l'époque des manufactures, il a pu conserver une fonction. C'est grâce à lui, dit Marx, que « chaque branche de la production trouve, par expérience, la forme technique qui lui convient... Par le dressage qu'opère la machine, le travailleur “inhabile” subit une profonde perte de dignité. Son travail devient imperméable à l'expérience. »17 L'automatisme du geste, chez Benjamin, renvoie aux analyses de Marx sur le travail et sur les conditions humaines du travail dans l'industrie capitaliste : les travailleurs salariés confrontés à la machine sont contraints d'apprendre à « adapter leurs mouvements au mouvement continu et uniforme de l'automate »18. Toutefois on trouve chez Benjamin une extension de ce thème marxiste lié au travail à la machine dans l'industrie, qui affleure également à propos de l'analyse de l'audition dans Le Narrateur. L'automatisme des gestes, qui marque la disparition de l'écoute narrative, est lié à la ville, selon le thème que Benjamin développera dans ses réflexions sur Baudelaire, à travers la foule mais également dans son analyse des mutations spatiales de Paris au xixe. L'automatisme des gestes ne qualifie pas seulement l'activité du travail salarié d'une classe sociale historiquement déterminée, le prolétariat, mais renvoie chez lui aux modalités générales d'une existence humaine confrontée au devenir technique. L'automatisme des gestes est analysé non à partir de l'activité du travail mais de « l'expérience du choc »19, qui définit le devenir de la perception humaine dans le monde technique et à propos de laquelle Benjamin parle de « perception traumatisante »20. Si l'automatisme des gestes, dans le texte de 1939 sur Baudelaire, s'inscrit dans l'horizon d'une pensée du déclin de l'expérience ou du déclin de l'aura, et non pas dans le strict cadre de la pensée de Marx qui est liée au travail, c'est dans la mesure où Benjamin y poursuit l'effort d'une qualification historique de la perception humaine, dont la photographie marque pour lui une étape décisive. Les modalités de cette mutation historique coïncident avec une mutilation de la perception humaine : « des yeux qui ont perdu le pouvoir de regarder »21, mais aussi des oreilles qui ont perdu le pouvoir d'écouter.
La signification de l'artisanat, dans Le Narrateur, doit être envisagée à partir de là. L'artisanat ne désigne pas seulement une période historiquement déterminée, mais qualifie un état historique de la perception humaine, et notamment ici de l'écoute. L'activité artisanale ne désigne pas seulement les modalités historiques du travail humain, mais les modalités historiques de l'engagement de l'être humain dans son rapport au monde et aux autres hommes. Aussi la signification que Benjamin attache à la main diffère-t-elle sensiblement de l'analyse marxiste. Comme Engels, il tient que la main n'est pas seulement l'organe du travail mais le produit du travail22, signifiant par là que la main décrit un état historique de l'homme dans son rapport à la nature et aux autres hommes. Mais pour Benjamin ce rapport n'est pas seulement pensé à travers la production, c'est-à-dire dans une perspective économique ; il veut être appréhendé dans une perspective qui est esthétique, le terme désignant ici une « théorie de la perception »23. Aussi la distinction de Marx entre l'outil et la machine – l'outil est mû par les forces de l'homme, il est outil de l'organisme humain alors que la machine est mue par une autre force que la force humaine, la machine est totalement émancipée de la force humaine – est-elle élaborée chez Benjamin à partir d'autres présupposés et dans une autre direction.
Dans l'analyse qu'il donne de l'automatisme des gestes, c'est la notion de rythme qui est importante, précisément celle que l'on trouve dans Le Narrateur à propos de l'écoute narrative : « lorsque le rythme du travail l'occupe tout entier, il (l'auditeur de la narration) prête l'oreille aux histoires de telle façon que lui échoit naturellement le don de les raconter à son tour »24. À travers la machine et plus généralement l'automatisme, Benjamin pense la disparition du rythme de l'activité artisanale, dont l'ancrage manuel impose le rythme des conditions physiologiques de l'organisme humain. C'est ici la distinction implicite qu'il établit entre ce rythme de l'activité artisanale et le rythme de l'automatisme des gestes qui est pertinente, et qui permet d'expliquer l'opposition centrale dans Le Narrateur entre l'artisanat et l'imprimerie, c'est-à-dire entre une technique qui est manuelle d'un côté, la narration, et une technique de reproduction qui est machinique de l'autre, et qui marque la fin de l'art de narrer. La main désigne l'ancrage organique de l'activité technique humaine, qui disparaîtra avec la machine. Aussi ce qui définit le geste artisanal dans sa dimension d'« exercice » est qu'il n'est pas totalement étranger aux conditions organiques qui constituent l'être humain comme être vivant. C'est ce qu'indique la notion de rythme. Le rythme artisanal, par rapport au rythme machinique qui est en totale extériorité avec l'homme, obéit encore aux conditions physiologiques de l'organisme : automatique s'oppose ici à vivant. À travers l'automatisme des gestes, Benjamin pense au contraire une activité humaine qui a perdu son ancrage physiologique, ce qu'il indique aussi en dessinant la figure d'un homme moderne séparé de son corps. Ainsi écrit-il dans son essai sur Kafka de 1934 : « L'homme d'aujourd'hui vit dans son corps comme K. dans le village au pied du château ; il lui échappe, il lui est hostile. Il peut arriver que l'homme un matin se réveille et se trouve transformé en vermine. Le pays étranger – son pays étranger – s’est emparé de lui. C'est cet air-là qui souffle chez Kafka, et c'est pourquoi il n'a pas été tenté de fonder une religion. »25
C'est à partir de là, je pense, qu'on peut donner un sens fort au lien que Benjamin établit entre écoute et mémoire, et que l'on peut justifier le rapport entre son approche et l'analyse par Marcel Jousse du style oral mnémotechnique. La narration peut être mémorisée par l'écoute dans la mesure où elle relève d'une production sonore qui se caractérise avant tout par sa rythmisation, au sens où à travers ce terme Marcel Jousse pense l'ancrage psychophysiologique du sonore langagier. La narration chez Benjamin est à ce point d'articulation du style oral et du style manuel, que Jousse pense à travers la récitation orale. C'est pourquoi la reprise de la narration par celui qui écoute n'est ni de l'ordre de la compréhension, ni de l'ordre de l'interprétation, mais relève d'un « processus d'assimilation qui se déroule au plus profond de nous-mêmes »26. À travers le sonore de la narration, c'est une gestuelle commune, intersubjective, qui s'actualise dans le rapport qui lie l'écoute ou la réception à la production sonore langagière.
Je conclurai à partir de là sur deux points. Le premier concerne le statut du sonore lui-même dans la narration. On l'a vu, Benjamin écarte dans son approche du langage le seul point de vue sémantique. Toutefois il ne délaisse pas totalement le point de vue de la signification. Ce qui compte, et c'est là qu'intervient le thème organisateur de la mémoire orale, c'est l'articulation du sens à l'élément mimétique ou gestuel ou, comme il le dit à la fin de son bref essai Sur le pouvoir d'imitation, « la fusion du sémiotique et du mimétique »27. Dans la narration, cette fusion est encore réalisée, ce qui lui confère sa dimension de mémoire orale, mais ce qui détermine aussi pour partie sa forme. Benjamin note qu'une des qualités de la narration, dans son rapport à la mémoire, est l'absence de déterminations psychologiques28, celles que l'on retrouvera au contraire dans le roman. La narration a une certaine généralité, celle qui permet précisément à celui qui écoute de se couler dans l'histoire pour raconter la sienne. La narration a affaire à des types plutôt qu'à des profils psychologiques. Cette qualité de la narration tient à sa dimension gestuelle qui lui confère le statut de s'organiser, selon le terme de Jousse, à partir de schèmes rythmiques, de « clichés ». De cela Benjamin ne parle qu’indirectement, en reliant la narration à « la communauté humaine »29. Ce qui compte dans la narration, c'est moins son sens que sa détermination formulaire, en termes de clichés, que Benjamin analyse à travers le geste de la main rythmée par l'activité du travail artisanal. À travers la narration, il n'appréhende pas le langage comme un moyen de communication entre les hommes, mais propose une conception langagière de la communauté humaine, qui s'organise autour du geste et d'une conception historique du gestuel.
Le deuxième point concerne donc cette conception historique du geste, que Benjamin développe à travers la narration et son déclin. On ne prend la mesure véritable de cette conception qu'en la rapportant, certes, au moment du déclin de la narration et plus généralement de l'expérience, mais aussi à ses linéaments que Benjamin expose dans ses textes de 1933 sur l'imitation. La narration doit être comprise comme un moment de cette conception historique de la mimesis, dont il soutient l'exigence dans ses textes sur le langage datant des années trente. C'est cette conception historique de la mimesis, qu'il oppose à la conception onomatopéique traditionnelle du langage, qui permet en dernier lieu de comprendre l'idée de geste – laquelle en aucun cas ne se confond avec l'aspect moteur de l'appareil phonatoire. Le statut de ces textes sur le langage, qu'on appréhende en général en disant que Benjamin y développe une conception matérialiste du langage, doit être en réalité envisagé à partir de son effort pour élaborer une conception matérialiste et historique de l'homme. C'est un des aspects fondamentaux de la dimension génétique de son approche, envisagée tant au plan ontogénétique que phylogénétique : Benjamin tient que le langage comme la pensée ne sont pas des données qui définissent a priori l'espèce humaine. À partir de la mimesis, il envisage le procès de la constitution du langage humain en même temps que de la pensée humaine. Aussi la mimesis désigne-t-elle l'activité par laquelle l'homme, dans son rapport à la nature et aux autres hommes, se produit en son entier comme homme, dans un processus qui ne concerne pas seulement ce qu'on appelle traditionnellement le langage humain. Ce processus concerne pour Benjamin l'homme en son entier dans sa dimension indissociablement biologique et psychique.
Dans la définition qu'il donne de la mimesis, deux aspects peuvent être ici retenus. Le premier est que la mimesis désigne une donnée naturelle, en aucun cas confinée à une détermination qui serait spécifiquement humaine. En convergence sur ce point avec Roger Caillois, Benjamin affirme que le mimétisme humain trouve sa signification dans un mimétisme beaucoup plus général, qu'il rapporte à la nature. Toutefois, c'est le deuxième point, il soutient en même temps l'idée que le mimétisme humain se distingue qualitativement du mimétisme naturel dans la mesure où il n'est pas pur automatisme ou réflexe, mais réponse, avec toute la marge d'indétermination et de construction qui sépare les deux : « Mais ces correspondances naturelles ne prennent une signification décisive (chez l'homme) que si l'on comprend qu'elles sont toutes, fondamentalement, des stimulants et des éveilleurs de la faculté mimétique qui leur répond chez l'homme »30. La nature crée des ressemblances mais l'homme, en tant qu'être naturel, a « la plus haute aptitude à la ressemblance », c'est-à-dire qu'il ne crée pas immédiatement ou naturellement la ressemblance comme les autres êtres dans la nature, mais la produit et la met en oeuvre. L'histoire du langage n'est autre pour Benjamin que les modalités de l'évolution de cette production humaine de ressemblances, qui se différencient jusqu'à devenir « ressemblances non sensibles ». Mais l'important est que ce langage mimétique humain ait le statut d'une « réponse », celle qui définit le rapport de l'homme à la nature mais aussi le rapport de l'homme aux autres hommes, c'est-à-dire le lien intersubjectif. La mimesis humaine a cette plasticité qu'on a déjà rencontrée à travers la fusion du sémiotique et du mimétique qui définit le sonore de la narration. Pour Benjamin la mimesis humaine a un ancrage naturel, mais précisément pour l'homme considéré comme être vivant, elle est en même temps toujours autre chose : elle est un rapport qui se définit par son ouverture, c'est-à-dire par son devenir humain et social. C'est pourquoi la perception, qui est un des aspects de ce rapport mimétique ou langagier, se définit également pour Benjamin à l'articulation du physique et du social. Ainsi reprend-il à son compte ces considérations d'Henri Delacroix : « le sens de l'ouïe est, chez l'homme, un sens intellectuel et social, fondé sur le sens purement physique. Le plus vaste domaine auquel se réfère le sens de l'ouïe est représenté chez l'homme par le monde des rapports sociaux. »31 C'est l'idée de réponse que Benjamin attache à la signification de la mimesis humaine, qui donne son statut à cet élément mimico-gestuel qui habite le sonore de la langue, mais plus généralement qui innerve toute forme de langage dans sa dimension mimétique. Cet élément mimico-gestuel est celui à travers lequel Benjamin, refusant de céder à l'approche dualiste du corps et de l'âme, ou à la conception qui d'emblée postule un lien entre la pensée et le langage en laissant pour compte la dimension organique de l'homme, propose l'idée d'une constitution historique et sociale de la perception humaine. Aussi l'élément mimico-gestuel définit-il un rapport qui lie indissociablement l'organique et le psychique dans une histoire. C'est pourquoi chez Benjamin la conception du geste sonore n'est pas physiologique, pas plus que sa conception du langage n'est sémantique. À travers la narration il théorise un moment de cette constitution, pour lui historique et sociale de l'écoute, qui s'inscrit dans le cadre plus général d'une conception mimétique et historique du langage humain. La narration est un moment de l'histoire du rapport, qui chez l'homme articule le physique ou l'organique au social. Ce moment se qualifie par sa dimension encore mimétique, et c'est la raison pour laquelle l'idée de réponse est essentielle à la définition de la narration. Raconter une histoire, c'est parler non pour se faire comprendre, mais pouvoir parler parce qu'on se sent ou parce qu'on se sait écouter. Comme le dit Benjamin à la fin de Problèmes de sociologie du langage, une sociologie du langage ne se justifie qu'à considérer le langage non comme instrument ou moyen de communication mais comme « ce par quoi l'homme peut établir un rapport vivant à soi et à ses semblables ».
Notes
2 Walter Benjamin, « Problèmes de sociologie du langage », Oeuvres III, Paris, Gallimard (folio essais), 2000, p. 41, trad. par Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch.
3 Marcel Jousse, L'anthropologie du geste, Paris, Resma, 1969.
4 Problèmes de sociologie du langage, op. cit., p. 38.
5 Ibid.
6 Id., p. 40-41.
7 « Le conteur. Réflexions sur l'oeuvre de Nicolas Leskov », Oeuvres III, Paris, Gallimard (folio essais), 2000, p. 149-150, trad. par Maurice de Gandillac revue par Pierre Rusch, [je souligne].
8 Id., p. 127.
9 Id., p. 119.
10 Id., p. 126.
11 Id., p. 134.
12 Id., p. 116.
13 Frédéric Lefèvre, Marcel Jousse, une nouvelle psychologie du langage, Paris, Librairie de France (Coll. Les Cahiers d'Occident), 1926, I, 10.
14 Marcel Jousse, « Le style oral rythmique et mnémotechnique chez les verbo-moteurs », Archives de philosophie, volume II, 1924, Cahier IV, Etude de psychologie linguistique, Paris, Beauchesne, p. 1-241.
15 Frédéric Lefèvre, op. cit.
16 Le conteur, op. cit., p. 126 [je souligne].
17 Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », Charles Baudelaire, Un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, Paris, Payot, 1979, p. 181, trad. de Jean Lacoste.
18 Id., p. 180.
19 Id., p. 179.
20 Id., p. 180.
21 Id., p. 201.
22 Engels, Dialectique de la nature, Trad. par Denise Naville, préface, introduction générale et notes par Pierre Naville, Paris, 1950 : « La part du travail dans la transition du singe à l'homme », p. 376 sq., cité par Jean Brun, La main et l'esprit, Paris, PUF, 1963, p. 43.
23 Walter Benjamin, L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique (première version), Paris, Gallimard, (folio essais), 2000, p. 110, trad. franç. par Rainer Rochlitz.
24 Walter Benjamin, Le conteur, op. cit., p. 126.
25 Walter Benjamin, « Franz Kafka », Oeuvres II, Paris, Gallimard (folio essais), 2000, p. 433, trad. franç. par Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch.
26 Walter Benjamin, Le conteur, op. cit., p. 125-126.
27 Walter Benjamin, « Sur le pouvoir d'imitation », Oeuvres II, Paris (folio essais), 2000, p. 363, trad. franç. par Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch.
28 Walter Benjamin, Le conteur, op. cit., p. 125.
29 Id., p. 126.
30 Walter Benjamin, « Théorie de la ressemblance », Revue d'esthétique n°hors série « Walter Benjamin », Paris, Jean-Michel Place, 1990, p. 63, trad. franç. par Michel Vallois, [je souligne].
31 Walter Benjamin, Problèmes de sociologie du langage, op. cit., p. 35.