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Séminaire régulier "L'Espace à la jonction des arts"

Léna Massiani

Danseurs et public au cœur de la danse in situ : le seuil d’une rencontre

Résumé

À partir du problème soulevé par la présentation à Paris en octobre 2006 de la performance  Maison à habiter, j’ai poursuivi ma démarche en ayant comme objectif de comprendre comment, au cœur d’un nouveau processus de création engagé dans le cadre d’un doctorat en études et pratiques des arts, peut s’organiser, se réorienter, se créer un autre rapport entre l’espace de réception et l’espace de représentation. La démarche dans son ensemble est atypique. J’élabore Danse à tous les étages dans un contexte de recherche, et ma recherche sur le public de danse in situ s’élabore à travers la création decette nouvelle performance. Dans un contexte de danse in situ, comment envisager le rapport entre l’espace de réception et l’espace de représentation autrement que de manière frontale ? Par conséquent, je tente de comprendre (de créer) les liens qui pourraient unir le site aux danseurs, les danseurs au public, le public au site.

Texte intégral

Je profite de cette intervention pour insister sur un aspect important du Doctorat en  Études et Pratiques des Arts de l’Université du Québec à Montréal, insister sur le lien entre la théorie et la pratique, paramètre essentiel à toute recherche engageant une création artistique et engageant le créateur. Pour ma part, le problème de départ est soulevé par la création artistique et c’est au cours du processus de création qu’il y a une mise en pratique des concepts et des aspects plus théoriques. Depuis le début de mon doctorat s’est donc profilé un parcours de recherche significatif, puisque je tente d’affiner » à travers une pratique artistique aiguisée par une réflexion théorique, les conditions de la participation du public dans une œuvre de danse in situ. Trois postures se sont ainsi clairement dessinées : celle de la chorégraphe, celle du chercheur et celle du chercheur-créateur. Je ne compte pas traiter de cet aspect exclusivement, mais la manière dont se construit désormais ma thèse-création implique que j’insiste sur la relation qui s’est nouée entre les trois postures. C’est à travers elles que s’est réalisée Danse à tous les étages, performance in situ créée dans le cadre du doctorat et qui, depuis la 7e Nuit blanche de Montréal (février 2010), évolue en dehors de ce contexte.2

Le problème de recherche part d’abord et avant tout de ma pratique artistique. Pour formuler les questions, l’hypothèse et les méthodes de recherche, je passe par la théorie, puis à nouveau j’entre en création d’où peuvent émerger de nouveaux concepts. Alors, je retrouve la théorie pour les approfondir. Lorsque j’évoque le retour à la création, c’est en premier lieu, pour ma part, dans le cadre du doctorat qu’il s’effectue. Je suis en effet tenue de présenter au terme de cette recherche-création, un texte et une œuvre. Nous le comprenons, la recherche artistique est mon laboratoire. Ceci dit, l’œuvre, et c’est là que se crée un vrai lien entre la recherche et la création, doit être présentée dans un cadre professionnel, en dehors du cadre universitaire. La pratique artistique que j’élabore en dehors du doctorat m’aide considérablement à faire avancer ma recherche. Avec Katya Montaignac, j’ai cofondé O.D.N.I.3 (Objets Dansants Non Identifiés), une plate-forme de projets in situ qui compte depuis 2007 plusieurs propositions chorégraphiques dans différents espaces. O.D.N.I. favorise la rencontre et l’échange entre artistes et entre disciplines grâce à plusieurs modes d’intervention. D’autres créateurs peuvent y prendre en charge des projets artistiques de nature et de format divers (vidéo, texte, danse in situ, performance, conférence…) dont ils sont initiateurs et signataires. O.D.N.I. prend donc différentes formes et différents noms. Les œuvres présentées dans ce cadre développent toutes en revanche un rapport singulier avec le public à travers l’inattendu, l’évènement et la surprise : depuis ses invitations dans des espaces privés jusqu’à ses interventions dans l’espace urbain, le spectateur devient participant d’un acte de création remettant en cause non seulement la frontalité du théâtre, mais également l’espace fonctionnel et social de la ville. Ce travail influence bien évidemment mon travail de recherche-création, et peut aussi être considéré comme mon laboratoire de recherche4. Mais, sur ce travail précisément, ma directrice ne porte pas tout à fait le même regard que sur la performance élaborée dans le cadre de ma recherche-création. Au même titre que le texte, celle-ci sera jugée par le jury de la thèse-création. Celui-ci a d’ailleurs à cet effet assisté à la présentation de Danse à tous les étages.

Mon exposé se construit donc sous cette forme d’aller et retour entre la pratique et la théorie et entre les  trois postures de chorégraphe, de chercheur et de chercheur-créateur ; dans une vision plus large, c’est autour et à partir de ces trois postures que se construit ma recherche doctorale.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, j’aborderai un dernier point. Celui de l’émergence et des influences de la danse in situ, objet de mon étude donc. Issue de trois démarches qui la caractérisent, le Land Art, les formes contextuelles et la danse postmoderne, la danse in situ ne cesse d’accroître son champ d’expérience et de s’enrichir d’approches très diverses.

Le Land Art a pour caractéristique de sortir des ateliers pour investir la nature et le milieu urbain comme nouveaux espaces de création. Deux conditions sont nécessaires à la réalisation d’œuvres in situ : d’abord l’artiste sort nécessairement de son atelier pour intervenir dans le milieu urbain ou le paysage, puis, une fois sur les lieux, il y dépose sa signature, « de quelque façon que ce soit, à quelque échelle que ce soit, pour quelque durée que ce soit, et sans préjuger non plus du mode d’accès du spectateur de l’œuvre»5.

La danse in situ peut ensuite être assimilée aux formes d’art que Paul Ardenne identifie comme étant des formes reliées au contexte dans lequel elles se réalisent, contexte grâce auquel l’artiste participe à la réalité et dont la particularité est de créer en temps réel6. Ce sont l’art d’intervention en milieu urbain, de participation et de situation, l’art corporel et l’art-action. La création vécue en direct implique que le public soit présent au moment des faits, pendant que l’œuvre se réalise. En se positionnant de la sorte dans la création l’artiste modifie son rapport à la représentation et son rapport au public. Ainsi, il se rapproche de ce dernier, le déstabilise, l’interroge dans sa posture même de spectateur, l’incite à l’action et à la participation.

Enfin la danse postmoderne, en sortant du studio et du contexte traditionnel occidental, a également fortement influencé et incité les chorégraphes à élargir le champ de la danse à celui de la performance. S’est alors opérée, à travers notamment le travail de la Judson Church (New York, 1962), une désacralisation du lieu de création et de représentation. La danse s’est déplacée dans des sites urbains ou dans le  paysage. Des façades, des routes, des jardins sont investis et ont servi de lieux de recherche, de création, d’expérimentation et de présentation. Depuis, la danse n’a cessé de construire et de multiplier ses espaces de représentation et aujourd’hui de nombreux chorégraphes la propagent in situ7.

Le point que je souhaite aborder plus en détails ici est le point central de ma thèse-création : la rencontre danseurs et public dans un contexte de dansein situ bien entendu. En observant les cadres et les codes de la mise en scène contemporaine, le but de mon doctorat est de comprendre les critères de la représentation occidentale, de les mettre en avant pour pouvoir les remettre en cause (dans le texte). De cette façon il me sera plus facile, me semble-t-il, d’envisager une manière pertinente de les contourner et de les moduler (dans l’œuvre) et de créer un espace ouvert dans lequel le public puisse être sollicité par les interprètes, déambuler, circuler dans l’œuvre, se fabriquer son propre parcours et ainsi être dans l’œuvre et y participer. Danse à tous les étages, œuvre doctorale, est créée dans deux appartements habités de Montréal, autour du concept de fenêtre. En créant dans ce contexte, je me demande comment la danse in situ peut instaurer un autre rapport que celui frontal du théâtre, entre les danseurs et le public et quel lien unit alors les deux partenaires.

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Ill. 1. : Danse à tous les étages, novembre 2009, Montréal. Crédits photographiques Olivier Sommelet

Cinq parties divisent cette présentation :

Nécessité de la recherche

Mise en relief du problème : la représentation

L’œuvre doctorale

L’indécidable : fonction critique de l’art

Élaborer une critique de la représentation : fonction de Danse à tous les étages.

1) La nécessité d’une recherche

La performance Maison à habiter8, qui interrogeait le rapport entre le corps, l’espace et l’architecture, m’a fait comprendre que les danseurs et le public, dans un site spécifique, ne dépassent pas nécessairement, ni automatiquement, les conventions du spectacle vivant. J’aurais en effet souhaité que le public se déplace, qu’il cherche la danse et les actions afin d’observer, déambuler, percevoir la danse et l’appartement selon ses envies et sa propre expérience du lieu. En fin de compte, chacun est resté à sa place, les danseuses dans leur bulle d’interprète et le public sagement installé dans un coin de l’appartement ; leur rôle n’a pas été différent de ceux qu’ils ont l’habitude d’avoir dans les théâtres. Après analyse de la performance, j’ai pu constater quatre phénomènes qui tous montrent à quel point il est difficile d’envisager, dans un théâtre, une autre manière de concevoir le rapport entre des interprètes et des spectateurs, à quel point il est mal aisé de sortir de la frontalité.  

Le premier phénomène concerne le geste et le quotidien. Deux problèmes sont à relever.D’abord,le geste dans Maison à habiter était trop bavard et pas assez précis, donc pas visible et parfois incongru. Ensuite, montrer des choses précises et visibles ne veut pas dire inscrire le geste dans une forme. C’est exactement le piège dans lequel je suis tombée. Les gestes étaient mis en scène de façon trop formelle. Les actions quotidiennes n’étaient pas assumées comme telles. Nous jouions à être dans le quotidien et nous n’y étions pas réellement. Le public était donc comme au théâtre et les danseuses comme sur une scène. Tout au long du processus de Danse à tous les étages, je me suis ainsi demandé comment opérer un glissement efficace entre un geste dansé, qui sorte l’interprète de son monde, et un geste quotidien assumé.

Le deuxième phénomène concerne le manque de déplacements du public. La performance était conçue comme une visite d’appartement pour qu’un flux de personnes entrant et sortant s’organise pendant l’heure de présentation. Or j’ai constaté que le public ne savait pas quoi faire, qu’il était embarrassé, comme s’il avait peur de bouger. Ceci dit, les difficultés à le faire se déplacer sont aussi liées à la configuration de l’appartement. Et l’appartement investi dans cette performance ne laissait pas vraiment le choix de la circulation. Mais c’est justement là que repose tout l’intérêt du travail in situ : et c’est cette voie que je tente de prendre dans ma création actuelle, prendre en considération le site et la manière dont le public peut y déambuler.

Le troisième phénomène concerne l’attitude des danseuses. La frontière qui délimite le public des interprètes dans un théâtre n’a pas été franchie. Bien que très proches les uns des autres, une très grande distance les sépare. Le public n’a pas été considéré comme invité ; il n’a pas été accueilli, ni sollicité ; il n’a pas été non plus orienté et guidé par les interprètes restées comme dans une bulle. Il s’agira dans Danse à tous les étages de prendre en considération le site et la manière dont le public peut y déambuler, mais, davantage, la manière dont il peut y être guidé.

Enfin, le quatrième phénomène concerne le dispositif qui était absent. Ce dernier point résume finalement l’ensemble des problèmes rencontrés. Aucun dispositif différent de ceux connus habituellement dans les théâtres occidentaux n’a été mis en place et par conséquent l’espace du théâtre a simplement été déplacé dans l’espace d’un appartement.

Ce questionnement me fait penser que Danse à tous les étages peut (et doit) devenir en soi une critique de la représentation. La frontière entre la scène et la salle est l’un des critères qui m'interpelle particulièrement et que je remets en question. Or l’ensemble des critères régissant la représentation des scènes contemporaines favorise la frontalité entre deux espaces séparés. Les détourner, les accentuer, les déjouer, me permet tout en les pointant du doigt, de créer une autre forme de frontalité, de développer ainsi une relation différente entre danseurs et public.

Il m’est impossible, nous le comprenons, de problématiser cette relation sans questionner la nature et le statut du spectacle de danse contemporaine, sans clarifier les fondements de la frontalité, sans clarifier les règles et les codes de l’espace de représentation et de l’espace de réception. À partir de l’expérience de Maison à habiter, à partir de ma pratique donc, s’élabore une investigation des critères de la représentation. Je m’intéresse à ce qui se dit, à comment on le dit et à ce qui se fait. Pour insister encore un peu plus sur le rapport théorie/pratique, nous voyons bien ici qu’en partant de la posture de chorégraphe je m’installe dans celle du chercheur pour approfondir les impressions vécues comme chorégraphe et interprète. J’endosserai plus tard le costume de chercheur-créateur lorsqu’il s’agira de mettre en place une critique de la représentation avec et dans Danse à tous les étages.

2) Mise en relief du problème : la représentation

La faiblesse du dispositif constaté après la présentation de Maison à habiter donne au rapport danseur/public le sens suivant : les habitudes du public et des danseurs consistent à rester dans des espaces séparés, le danseur agissant devant le spectateur. L’un est ainsi actif et l’autre passif.

À travers trois auteurs, Marie-Madeleine Mervant-Roux, Bernard Dort, Jacques Rancière, et quatre ouvrages, L’assise du théâtre : pour une étude du spectateur9pour la première, Le jeu du théâtre. Le spectateur en dialogue10et La représentation émancipée11pour le deuxième, Le spectateur émancipé12pour le dernier, ma démarche a été de confirmer ou d’infirmer mes impressions de chorégraphe, de comprendre les enjeux qui se jouent dans la forme frontale entre un espace de représentation, dédié au danseurs/acteurs et un espace de réception, dédié au public.

L'étude menée par Marie-Madeleine Mervant-Roux, pour qui la question du spectateur est essentielle, nous montre bien que le public est tenu d'assister aux spectacles de théâtre assis, face à une scène, devant des acteurs, dans un espace et un temps donnés. Toutefois, l’auteur précise que la modulation de la forme et du sens par le public ne sont pas si facilement observables et encore moins depuis quelques années. Comment juger donc de la nécessité de vouloir transformer le public en acteur ? Nous avons, à ses yeux, sans doute tort de croire que le spectateur a totalement changé en prétendant qu’il ne peut plus supporter la frontalité ou l’immobilité.

Ce sont principalement les notions de public actif et passif et l'opposition entre regarder et agir que Jacques Rancière remet lui en question. Regarder, selon l’auteur, est une action qui confirme ou transforme la distribution des positions : « Le spectateur aussi agit, il observe, il sélectionne, il compare, il interprète. Il lie ce qu'il voit à bien d'autres choses qu'il a vues sur d'autres scènes, en d'autres sortes de lieux. Il compose son propre poème avec les éléments du poème qu'il a en face de lui. »13 Selon Rancière les spectateurs voient, ressentent et comprennent, et, de surcroît, en composant leur poème, deviennent dans un même temps des spectateurs distants et des interprètes actifs. C’est cette forme d’aller et retour entre les postures de celui qui regarde et de celui qui fait que Bernard Dort, en fin de compte, convoque. Il semble à ce titre le plus démonstratif dans l’idée de faire du théâtre autrement, tout en ne jugeant pas nécessaires certaines formes de parcours qui mettent le spectateur en mouvement et dans lesquels il est bien souvent mal à l’aise et inconfortable. Pour remédier à cet inconfort, pour aller jusqu’au bout de l’idée de mobilité et d’action, l’auteur propose la création d’un espace qui permette au public d’entrer et de sortir, de passer d'un rôle à l’autre (de celui qui regarde à celui qui agit) à sa convenance.

Nous le voyons, le public est d'un côté et l'artiste de l'autre, et ce dans un contexte particulièrement bien défini et finalement sans surprises. Mais, dans un même temps, chacun des auteurs remet en cause, à sa manière, l’envie et surtout la nécessité de faire et d’organiser autrement du théâtre. À partir de ces lectures, quelle forme prendra la performance Danse à tous les étages ? En effet comment élaborer une critique de la représentation et comment puis-je envisager un autre mode de présentation ?

3) L’œuvre doctorale

Les fenêtres de l’espace domestique représentent dans Danse à tous les étages une limite physique et symbolique entre deux mondes, celui de l’espace public et de l’espace privé, celui de l’intérieur et de l’extérieur. Je développe à partir de cette idée un imaginaire qui permette au public un passage entre des espaces réels et des espaces de fiction. La danse surgit aux fenêtres d’un appartement et teinte l’espace domestique d’une touche d’inattendu. De l’éloignement où il se trouve d’abord, le public passe ensuite à une proximité. Certains spectateurs sont en effet invités à entrer dans l’appartement et à modifier ainsi la distance qui les sépare des interprètes. Le but étant que cette place privilégiée leur permette de développer une complicité avec les danseuses, en plus de découvrir la danse depuis l’intérieur. Se met en place un glissement entre un geste dansé et un geste quotidien ; je les mélange et je les échange, et tente de créer une fiction ponctuée de réel et une réalité ponctuée de fiction (indécidable). La fenêtre (seuil) me permet de jouer avec cette limite charnière et poreuse. Cette frontière devient ainsi une limite entre un monde intime et un monde public qui peut se transformer en une dualité plus complexe, celle d’un monde réel et d’un monde imaginaire. Le public, qui peut voir ce qui lui est d’habitude inaccessible, est plongé dans le vécu d’un quotidien fictif, réaliste ou absurde (hétérotopie). Dedans, le public a un autre point de vue de la performance. En passant de l'autre côté du cadre, il voit tout à fait autre chose que le public à l'extérieur. Trois concepts émergent ainsi de la recherche pratique et seront par la suite approfondis de manière plus théorique, pour devenir en bout de ligne le véritable lien entre la pratique et la théorie : il s'agit des concepts d’indécidable (Jacques Rancière), de seuil (Bernard Salignon) et d’hétérotopie (Michel Foucault).

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Ill. 2 : Danse à tous les étages, novembre 2009, Montréal. Crédits photographiques Olivier Sommelet

4) L’indécidable : fonction critique de l’œuvre

Dans son ouvrage, Malaise dans l’esthétique14, Jacques Rancière définit l’indécidable comme étant la zone limite entre l’art et le non-art qui génère alors une fonction critique. Cet indécidable est donc, selon l’auteur, l’une des transformations majeures de l’art critique contemporain. L’art engagé jusqu’aux années 1960 « se mêlait ainsi à la critique des mécanismes de la domination étatique et marchande »15. En détournant des images et des icônes de la publicité, cette critique prenait l’allure « d’un choc » ou « d’une polémique ». Aujourd’hui, pour Rancière « la valeur de révélation polémique est devenue indécidable »16 et « la seule subversion restante est de jouer sur cet indécidable »17. Dans l’introduction de l’ouvrage collectif18 consacré à cette notion, nous trouvons la définition de Rancière comme référence à un art indécidable qui « décrit une multiplicité de zones où s’amenuisent, voire s’effacent les frontières entre la notion d’artiste et la notion d’objet, entre le monde de la fiction et de la réalité, le vrai et le faux, entre des positions esthétique et politique, entre l’art et le non-art. Car les œuvres ciblées, loin d’être isolées dans la production actuelle, se présentent à différents seuils de la réalité, de la vraisemblance ou de l’art, usant parfois d’effets pour nous confondre ou nous convaincre. »19 Entre l’art et la vie, l’indécidable. « De fait, le spectateur est placé en zone de flottement… Les œuvres laissent parfois dans l’incertitude la perception que nous en avons. »20 Rancière élabore ainsi une pensée de la limite qui tente de cerner l’expérience de l’art à partir du moment où ce n’est plus de l’art. Malaise dans l’esthétique, nous dit Marie Fraser21, aborde un problème auquel fait face l’art contemporain : la distinction entre l’art et les autres sphères de la réalité du monde dans lequel nous vivons est de plus en plus difficile à circonscrire et la perméabilité de ces frontières génère de l’indécidabilité. Reprenons un exemple pour mieux comprendre l’idée d’indécidable, donné par Marie Fraser. Le collectif SYN, avec son Hypothèse d’insertion, utilise le jeu comme moyen d’infiltration, il en explore le potentiel dans des espaces urbains dépourvus de tous rapports sociaux, pour justement tenter de créer des situations de vivre ensemble. Sa dernière infiltration a été présentée à Paris en juillet 2007 dans le cadre d’Interstices Urbains Temporaires. C’est avec une table de baby-foot qu’il se déplace dans le 18e arrondissement de Paris. Le but est de développer le potentiel du jeu comme moyen d’ouvrir des intermèdes dans l’espace public urbain. Parfois, ce sont tous les habitants d’un même espace qui se retrouvent autour du baby-foot pour jouer. Sans en avoir probablement conscience, les passants et les habitants, en devenant joueurs, participent à l’œuvre ; ils en sont une part évidente. C’est leur jeu-action qui appuie le problème soulevé par les artistes. Alors que pour la majeure partie des joueurs, le baby-foot est un baby-foot, ni plus, ni moins. La limite ici entre l’art et le non-art est palpable. Entre activité sociale et activisme, cette proposition artistique peut-elle encore être considérée comme de l’art ?

Le caractère indécidable de Danse à tous les étages, c'est-à-dire le balancement entre la réalité et la fiction, entre le geste dansé et le geste quotidien, et le doute dans lequel le spectateur peut être plongé me permettent de me servir justement de ce flottement pour critiquer la représentation occidentale, en insistant sur la perméabilité des frontières entre art et non-art, et sur le déplacement des critères esthétiques connus et reconnus comme étant les lois fondamentales du spectacle de danse. L’indécidable est pour Rancière la fonction critique de l’art. Danse à tous les étages a désormais pour fonction la critique de la représentation du spectacle de danse contemporaine, grâce à l’indécidable. Je me demande ainsi, quelles sont, dans un contexte d’indécidable, les possibilités d’une rencontre entre interprètes et public et comment le spectateur voyeur (donc actif) peut-il se transformer en spectateur agissant physiquement dans l’œuvre, tout en restant observateur.

5) Élaborer une critique de la représentation : fonction de Danse à tous les étages.  

Les concepts de seuil et d’hétérotopie, dont j’ai évoqué l’apparition inattendue au cours du processus de création, me servent à concrétiser ou plutôt à donner un caractère à l’indécidabilité qui se joue dans Danse à tous les étages.

Commençons par le seuil. La fenêtre de l’espace domestique, sujet de la performance Danse à tous les étages, symbolise cette zone de flottement que nous venons de mentionner. Balancé entre réalité et fiction, le spectateur en dehors de l’appartement voit la danse et les actions aux fenêtres et ne sait plus où finit et où commence l’œuvre. En invitant le public à traverser le cadre et à passer de l’autre côté, la performance joue avec les distances de la représentation. Sa position de regardeur, et plus précisément de voyeur, se transforme lorsqu’il est invité par les danseuses à entrer dans l’appartement et à modifier la distance qui les sépare. Il est alors lui-même plongé dans le quotidien de l’appartement. D’autres frontières et d’autres seuils, plus sensibles, plus subtils et peut-être moins perceptibles, apparaissent. Bernard Salignon, dans le texte Le seuil, un chiasme intime-dehors, apporte des réponses quant à la fonction et à l’image que suscite le seuil : « il est des lieux, le seuil en est un, où toutes les figures se donnent et s’effacent, et que nous portons en nous-mêmes, hors mémoire, dans l’oubli ; des lieux qui sont à la fois rythme, temporalisation et célébration de l’articulation ; articulation qui ne se voit pas, dit Héraclite, est de plus haut règne que celle qui se voit. »22 Articulation dehors/intime, articulation regardant/regardé, moi/l’autre, articulation réalité/fiction, articulation art/non-art. Le seuil est une dualité, un espace entre-deux intentions, qui, dit Salignon « ne cesse pas de s’ouvrir, et aussi de nous faire accéder à la fermeture »23 Mouvement d’aller et retour le seuil se définit par son caractère indéfinissable, n’étant en effet ni du dehors, ni du dedans. C’est un passage, une limite poreuse et justement indécidable. L’image du seuil devient donc ici le symbole de l’art utilisant les voix de l’indécidable. Le public est plongé entre deux zones qui, dissociées l’une de l’autre, perdent leur identité. Ces deux zones n’en créeront pour ainsi dire jamais une seule puisqu’elles se concrétisent dans le passage, en « un temps-espace transitionnel ». N’est-ce pas là l’essence de l’esthétique indécidable ? À Salignon d’ajouter : « un seuil en mouvement porte l’essence de l’Aisthèsis, en contact par le jeu du montrer-cacher, c’est l’essence du passage. C’est tout ce qui vient montrer que l’homme ne vit pas dans un espace à trois dimensions, mais bien à n dimension, avec des entours, des respirations, des moments d’abris, des moments de calme. »24

Concrètement dans la performance il s’agit de jouer avec les distances et avec la séparation scène/salle. Pouvoir passer d'un très grand éloignement à une grande proximité. Passer de la posture de celui qui regarde à celui qui agit dans la performance.

Il s’agit aussi pour le public de dehors de mieux assumer son rôle de regardant : il devient voyeur et observe de loin la vie qui se déroule dans les appartements. Il en devient d’autant plus actif. De plus, dans la deuxième partie de la performance, le fait de voir d'autres membres du public pénétrer, au sens propre, dans l'œuvre, lui donne la possibilité d'imaginer l'action à l'intérieur. En effet, plusieurs scènes ne sont pas visibles depuis la rue. Quant au public invité à l’intérieur, en le faisant pénétrer dans cet espace privé, cet appartement habité, il découvre un univers auquel il n’aurait pas eu accès en restant à l’extérieur. De passer à travers et être dans l’œuvre pour quelques personnes donnent à l’ensemble du public d’autres sensations et d’autres points de vue. J’ai ainsi choisi d’accentuer certaines aspects liés à la frontalité, d’accentuer la présence de deux espaces séparés afin de les montrer tels qu’ils sont pour en fin de compte les provoquer. Dans chacun des appartements, un espace intime est créé.

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Ill. 3 : Danse à tous les étages, 27 février 2010, 7e nuit blanche, Montréal. Crédits photographiques Christian Semaan

Poursuivons avec le concept d’hétérotopie. Les hétérotopies sont définies par Michel Foucault25 comme une localisation physique de l’utopie. Ce sont des espaces concrets qui hébergent l'imaginaire, comme une cabane d'enfant ou un théâtre. Ils sont utilisés aussi pour la mise à l’écart, comme dans le cas des maisons de retraite, des asiles ou des cimetières. Ce sont donc des lieux à l’intérieur d'une société qui en constituent le négatif, ou sont pour le moins en marge. Quatre principes de l’hétérotopie peuvent être dégagés du texte de Michel Foucault : les hétérotopies sont présentes dans toute culture,une même hétérotopie peut voir sa fonction différer dans le temps,« L’hétérotopie peut juxtaposer en un seul lieu plusieurs espaces et emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles. »26

Véronique Albert27nous dit s’inspirer de la pensée de Foucault, non pas pour créer des hétérotopies, mais plutôt comme boîte à outils pour imaginer des espaces traversés par des gestes qui leur fassent dépasser leur propre seuil. Je tente d’aller plus loin dans ma recherche et dans ma création, et pour reprendre les mots de Foucault, je tente de créer « un lieu réel et effectif », un lieu qui serait une « sorte de contre-emplacement », un lieu où « tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés », et, dans mon cas, il s’agit de l’espace domestique, de l’espace du théâtre et de celui de la représentation.

Concrètement dans la performance, je tente de produire un dispositif clair dans lequel les danseurs et le public puissent trouver leur place seuls et ensemble. Cette démarche me semble s’incarner dans un espace « hétérotopique », un espace définitivement autre, un lieu avec d’autres règles et d’autres fonctions, un dispositif qui montre ce que sont les règles de la représentation. Ces règles, formulées autrement, réinventent la forme.   

Conclusion : Schéma de l’appartement, posture du chercheur-créateur

Ce schéma me permet de concrétiser ma posture de chercheur-créateur. J’assemble à travers lui l’image que sera la performance au final et les mots, les termes, les concepts théoriques qui m’ont permis de réaliser Danse à tous les étages et de faire de cette performance ce qu’elle est aujourd’hui. En somme, il met en avant la forme que prend la performance in fine, grâce à la conceptualisation théorique de plusieurs notions. Les placer dans l’espace me permet de mieux préciser encore leur rôle dans l’ensemble de la création et dans l’ensemble de la thèse.

L’appartement : une hétérotopie.

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Bibliographie

Références bibliographiques

Albert Véronique, Quelque part dans l’indécidable, Cahiers sentier, mai/juin 2006.

Ardenne Paul, Un art contextuel, Paris, Flammarion, 2002.

Foucault Michel, «Des espaces autres », Dits et écrits (1980/1988), Tome 2, Paris, Gallimard, 2001.

Garraud Colette,  L’idée de nature dans l’art, Paris, Flammarion, 1994.

Rancière Jacques, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004.

Rancière Jacques, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique Édition, 2008.

saint-Gelais Thérèse (Dir.), L’indécidable, Écarts et déplacements de l’art actuel, Montréal, Esse, 2008.

Salignon Bernard « Le seuil, un chiasme intime-dehors », Mangematin Michel, Nys Philippe, Younès Christiane (Dir), Le sens du lieu, Bruxelles, Ousia, 1996.

Notes

2 Danse à tous les étages a été présentée dans le cadre du 4e festival OFFTA les 29 et 30 mai 2011. La performance fait également partie du programme jouer dehors de la danse sur les routes du Québec depuis janvier 2011.

3 Danse à tous les étages est une production d’O.D.N.I.

4 Comme tout travail artistique.

5  Colette Garraud, L’idée de nature dans l’art, Paris, Flammarion, 1994, p. 10.  

6  Paul Ardenne, Un art contextuel, Paris, Flammarion, 2002.

7 Entre autres, Karine Ledoyen, le collectif de La 2e porte à gauche, Sylvain Poirier, Lucie Grégoire, Éloïse Rémy à Montréal, Noémie Lafrance à New-York, les compagnies Urbantek, Thomas Duchalet, ex-nihilo, Des prairies, Pierre Deloche, Véronique Albert en France, Philippe Saine en Suisse.

8 Maison à habiter est une performance réalisée dans et pour un appartement habité, présentée dans le cadre d’un Master 2 « le corps, l’espace, l’architecture, dans les dispositifs de danse in situ », octobre 2006, Université Paris 8, Département de théâtre, Paris (France).

9 Marie-Madeleine Mervant-Roux, L’assise du théâtre : pour une étude du spectateur, Paris, CNRS, 1998.

10 Bernard Dort, Le jeu du théâtre. Le spectateur en dialogue, Paris,  P.O.L, 1995.

11 Bernard Dort, La représentation émancipée, Paris, Actes sud, 1998.

12 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008,

13 Jacques Rancière, op. cit., p. 19.

14 Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004.

15 Ibid., p. 73.

16 Ibid., p. 75.

17 Ibid.,  p. 76.

18 Thérèse saint-GeLais (dir.), L’indécidable, Écarts et déplacements de l’art actuel, Montréal, Esse, 2008.

19 Ibid., p. 6.

20 Ibid., p. 8.

21 Marie Fraser, « Au bord de l’art », L’indécidable, Écarts et déplacements de l’art actuel, op. cit.

22  Bernard Salignon, « Le seuil, un chiasme intime-dehors », Michel Mangematin, Philippe Nys, Christiane Younès (dir), Le sens du lieu, Bruxelles, Ousia,  1996, p. 56.

23 Ibid., p. 56.

24 Ibid., p. 64.

25 Michel Foucault, « Des espaces autres », Dits et écrits (1980/1988), Tome 2, Paris, Gallimard, 2001.

26 Ibid., p. 758.

27 Véronique Albert, Quelque part dans l’indécidable, Cahiers sentier, mai/juin 2006.

Pour citer ce document

Léna Massiani, «Danseurs et public au cœur de la danse in situ : le seuil d’une rencontre», déméter [En ligne], Séminaires, Actes, Textes, Séminaire régulier "L'Espace à la jonction des arts", mis à jour le : 22/07/2012, URL : http://demeter.revue.univ-lille3.fr/lodel9/index.php?id=121.

Quelques mots à propos de :  Léna Massiani

Chorégraphe, cofondatrice du collectif O.D.N.I (Objets Dansants Non Identifiés), doctorante en études et pratiques des arts (UQAM – Université du Québec à Montréal). Publications : « L’espace privé, lieu incarné de l’utopie », Revue électronique Agôn, revue des arts de la scène, ENS LSH, Université Lyon 2, décembre 2010. Léna Massiani, Katya. Montaignac, « Objets Dansants Non identifiés », Journal des arts de l’UQAM, volume 8, N° 2. novembre 2008, p.12-13. « Danse in situ : Les chorégraphes prennent le large », Accent Danse, volume 1, N° 2, 2008. p.16-18.