Séminaire régulier "L'Espace à la jonction des arts"
Poésie sonore et art contemporain : les mots dans l’espace
Résumé
Le texte de cette conférence porte sur l’émancipation des mots hors de l’espace de la page (mais aussi des sons hors de la matière des mots), qui s’opère au cours du xxe siècle. Cette invention d’espaces inédits instaurera des rapports nouveaux entre écriture et art, dont témoignent aujourd’hui de nombreuses œuvres d’artistes, dont celles de Martin Creed et de Grégoire Motte. Employant, l’un une forme discursive, l’autre une forme littéraire qui se caractérisent toutes deux par leur brièveté, ils retrouvent un des hauts lieux de l’écriture exposée, celui de l’épigraphe.
Plan
Texte intégral
I) De l’espace de la page à l’espace du spectateur
En guise d’introduction, j’aimerais métamorphoser le lecteur en auditeur et l’inviter à écouter un poème sonore de Bernard Heidsieck. Ce texte s’intitule : « Tu viens chéri(e) ». Il est daté d’avril-novembre 19752. Pour Heidsieck, la phrase « Tu viens chéri » est « un des pires clichés de la langue française. Elle appartient totalement au trottoir, à la rue. Elle est, de ce fait, presque imprononçable tant pour une femme que pour un homme. »3Dans cet enregistrement, cinq hommes et cinq femmes répètent entre 120 et 150 fois ces mots imprononçables, dont Heidsieck a voulu restituer, par un travail essentiellement de montage, « le potentiel primaire d’angoisse, de tendresse et d’érotisme».4
« Tu viens chéri(e) » fait partie d’une série de « poèmes-partitions » intitulés Passe-partout, ce terme impliquant, selon Heidsieck, « toute chose neutre, indifférenciée, sans caractéristique propre, et dans ce sens non identifiable, se fondant dans son environnement, dans la banalité donc, et rejoignant ainsi les notions d’éponge, de serpillière, de caniveau »5 que le poète associe à son travail d’écriture. Cette comparaison provocante avec des ustensiles de ménage et avec le caniveau signifie à ses yeux que la poésie doit être désormais capable d’absorber la réalité environnante et de se mesurer à elle. Inutile donc de signaler l’immense distance, voire le complet antagonisme, existant dans ces mêmes mots de « poésie » ou de « poème », selon qu’ils désignent l’extraordinaire travail d’écriture d’un Mallarmé ou d’un René Char et ces explorations sonores expérimentées à partir des années cinquante.
Si j’ai choisi ce travail sonore comme introduction à ma conférence, c’est qu’il me semble marquer l’intersection entre écriture et art et qu’il invente une des manières de disposer des mots dans l’espace. En effet, si l’on s’en tient au xxe siècle, le premier espace qu’auront conquis les mots est celui de la page et, parallèlement celui du tableau, mais je laisse pour l’instant ce point de côté.
Cette conquête de l’espace de la page fut largement une affaire de poètes : je pense bien sûr à Mallarmé et à son prodigieux Coup de dés, publié en 1897, qui ouvre le poème à une multiplicité calculée de lectures et donne sens au blanc même de la page. Le poème ainsi ne se constitue pas seulement de mots mais aussi de silence. Et l’on sait l’importance qu’accordera plus tard au silence un musicien comme John Cage dans ses compositions sonores.
Mais on peut penser aussi à Marinetti dont le Zang Tum Tum, en 1914, fait du poème un véritable tableau typographique, en jouant avec une belle inventivité sur les rapports entre les lettres, les mots, les traits et les signes. On doit également évoquer Apollinaire, qui, comme chacun sait, invente un mot, Calligrammes, en 1918, pour désigner le jeu ancien du texte formant image dans un but assez naïvement poétique ou, parfois, satirique. De même, les artistes Dada participent activement à cette émancipation du texte. Raoul Hausmann, dès 1919, fait des lectures performatives de poèmes constitués d’onomatopées et de sons, que l’on va appeler « poèmes phonétiques ». Il va ensuite inventer la poésie optophonétique, c’est-à-dire « orientée simultanément optiquement et phonétiquement »6. Kp’erium, par exemple, est un poème optophonétique, dont les indications visuelles (gras, italiques, taille des caractères, etc.) valent comme indications sonores. Certains artistes Dada, mais aussi futuristes, cherchent à développer les capacités d’expression notamment visuelle des mots et des lettres. D’autres cherchent à inventer une langue imaginaire. Mais il existe, chez les plus radicaux, le refus d’évoquer un langage quel qu’il soit. Les poèmes optophonétiques de Hausmann ou l’Ursonate de Schwitters renvoient ainsi à un travail vocal, qui ne fait plus appel aux mots et à leurs capacités d’expression.
Au côté des Constructivistes russes, des Futuristes russes et italiens, des Dadaïstes de toute l’Europe, on pourrait évoquer aussi les explorations des Surréalistes : tous les artistes rattachés à ces divers mouvements auront dans les premières décennies du xxe siècle participé, si divers soient leurs objectifs, à cette conquête de la page, notamment par des jeux typographiques extrêmement novateurs et brillants. Les uns visaient la plus grande clarté (songeons au travail d’El Lissitzky mettant en page les poèmes de Maïakovski), quand les autres (comme Hausmann ou Schwitters) désiraient une définitive émancipation hors du langage.
Ce qui se joue, sur le fond, c’est une vision bien différente, positive et politique, si aberrante soit-elle, du côté des Futuristes et surtout des Constructivistes et même des Surréalistes ; protestataire et anarchique, du côté de Dada.
On pourrait poursuivre la liste des noms d’écrivains ayant marqué les arts visuels, à commencer par Henri Michaux qui, dans ses expériences sous mescaline, tente de retourner le signe écrit vers son origine picturale, ou par Christian Dotremont qui débordera, quant à lui, l’espace de la page en utilisant l’espace réel, celui des champs de neige de la Laponie, par exemple, pour tracer des signes dérivés de l’écriture qu’il nomme logogrammes, mais aussi logoglaces ou logoneiges. Enfin, ils sont véritablement nombreux les poètes qui, des écrivains « excentriques » ou autres « fous littéraires » recensés par Nodier aux actuels poètes sonores, en passant par les Lettristes, les Situationnistes, les tenants de la poésie concrète des années cinquante, les poètes bruts, ou encore Marcel Broodthaers, Brion Gysin - inventeur du cut-up -, les artistes Fluxus, Pierre et Ilse Garnier, etc., ont poursuivi ce travail de libération des lettres et des mots hors des limites de la syntaxe ou de la forme même des signes.
Bernard Heidsieck, comme François Dufrêne ou Henri Chopin, participe à cette émancipation non seulement des mots sur la page, mais des mots hors de la page, et des sons hors des mots. En 1955, Heidsieck écrit qu’il s’agit de « rendre actif » le poème en l’extrayant de la page et en le projetant physiquement dans l’espace. C’est ce qu’il nomme « poésie-action ». Heidsieck considère que la poésie est, en effet, parvenue à un point ultime. La poésie, dit-il, ne doit plus être enfermée dans le secret des livres et destinée aux seuls poètes entre eux, mais elle doit affronter la réalité sociale environnante et concerner le plus large public. Elle ne doit d’ailleurs plus se constituer uniquement de mots mais également de sons et de bruits prélevés dans le quotidien le plus immédiat : aussi bien, Heidsieck utilisera désormais le bruit de manifestations dans la rue, de marteaux-piqueurs, de cris d’enfants, de bribes de discours politiques, de soupirs, de souffles et il jouera avec divers effets de distorsion et de parasitage de la diction et du son. La part d’écriture de son travail, faite pour la lecture à haute voix, montre, par sa disposition sur le papier, des indications de rythme, de durée, de vitesse, de hauteur de ton : c’est en cela qu’il peut parler de « poème-partition » (Heidsieck dit que c’est en écoutant la musique électronique d’un Stockhausen qu’il s’est mis à écrire ce qui va devenir la poésie sonore). La part visuelle de ce travail est donc à la fois sur la page et dans la performance du poète-lecteur.
En ce qui concerne d’ailleurs le Passe-partout que j’ai choisi de présenter dans cette première partie, Heidsieck précise que, lorsqu’il donne ce texte en public, il demande à une femme de venir s’asseoir par terre face à lui et de ne plus bouger durant toute l’audition. « Il s’agit là, dit-il, de fournir à la salle, au public, un ancrage visuel – minimum et symbolique, un simple tremplin. »7
Ce serait sans doute être imprudent, étant donné le peu d’implication exigée de la part de la personne invitée à ce très silencieux et très discret emploi de figuration, que d’évoquer l’interactivité et autres appels à la participation du citoyen-spectateur, mais on retiendra simplement la rencontre entre ce dispositif scénique minimal et des formes d’interventions artistiques bien connues dans le domaine de l’art contemporain.
II) Architecture et formes littéraires brèves
J’ai rapidement évoqué un certain nombre d’artistes ayant œuvré à donner dans les premières décennies du xxe siècle des formes nouvelles, visuelles et sonores, au mot et à la lettre, tout en conservant la page comme support. Plutôt que de m’aventurer dans un long et superficiel aperçu des très nombreuses pratiques d’artistes ayant utilisé les mots dans des espaces autres que celui de la page (l’espace du tableau, celui de l’architecture, l’espace public ou l’espace virtuel offert par les nouvelles technologies, etc.), il me semble préférable de m’en tenir à un point particulier de cette longue histoire. Je voudrais, en effet, présenter les œuvres de deux artistes qui, l’un et l’autre, ont utilisé ou utilisent des formes littéraires brèves dans des espaces architecturés. Le premier de ces deux artistes est Martin Creed, Anglais né en 1968, et le second, Grégoire Motte, Lillois né en 1976.
Parmi les diverses œuvres réalisées par Martin Creed, on peut en repérer certaines qui relèvent de l’épigraphe. Epigraphe, au premier sens du terme, signifie : inscription sur un édifice (elle indique en particulier la date de sa construction, sa destination ou bien telle ou telle devise). L’épigraphe est nécessairement brève. Ceci s’explique, dès l’origine, par la nature du matériau, la pierre, sur lequel les mots devaient être gravés et par le peu d’espace disponible, d’autant que la taille des lettres devait obligatoirement être importante puisque celles-ci devaient être lues à une certaine distance (d’où l’emploi des majuscules, plus aisées à lire, notamment par tous ceux qui étaient peu ou prou illettrés). D’autre part, certaines de ces épigraphes étaient des éloges gravés sur le socle de statues ou de tombeaux élevés en l’honneur de dieux ou d’individus ; cela pouvait être également des sentences morales devant instruire le passant. Ces diverses épigraphes devaient donc être non seulement visibles, mais aussi faciles à mémoriser (comme le sont aujourd’hui les slogans politiques ou publicitaires), ce qui ajoute à la nécessité de leur brièveté. C’est d’ailleurs cette présence originelle de l’inscription nécessairement brève sur la pierre qui explique que l’on parle encore aujourd’hui de « formule lapidaire » (du latin lapis, lapidis : pierre) pour définir une manière de parler ou d’écrire concise et vigoureuse.
Brièveté, importance de la taille des caractères, facilité à être mémorisées : ce sont ces mêmes caractéristiques que l’on retrouve dans les épigraphes qu’on peut encore lire sur certains de nos monuments. Et c’est ce même rapport entre mots et espace, même s’il s’y ajoute beaucoup d’autres aspects, que l’on peut observer dans un certain nombre d’œuvres contemporaines, que l’on pense, par exemple, aux toiles de Ed Rusha, aux panneaux anti-publicitaires de Barbara Kruger, aux projections lumineuses de Jenny Holzer ou aux écrits muraux de Lawrence Weiner.
A) Martin Creed, Everything is going to be alright
Everything is going to be alright : telle est l’épigraphe que l’artiste anglais Martin Creed8 inscrit en lettres de néon au fronton de bâtiments néo-classiques9. Cette phrase-là n’a rien, c’est le moins que l’on puisse dire, de ces mots mémorables et solennels habituellement situés en ces endroits hautement symboliques. Elle n’en a ni la structure trinitaire par laquelle se découvre le vieux fond de religiosité hantant la république laïque (« Liberté, Égalité, Fraternité »), ni la structure binaire affichant l’héroïsme placide souvent exprimé ailleurs (« Aux grands hommes, la Patrie reconnaissante »). Rien, en effet, de plus ouvert, de plus relâché que ces paroles (car ces mots relèvent, en effet, plus du langage parlé que de l’écriture) que l’on s’échange d’ordinaire pour se rassurer. Voici donc a priori une inscription qui ne saurait relever d’aucune manière de l’esthétique de la maxime, de la sentence laconique, de ce style concis et impératif qui caractérise la brièveté littéraire classique.
Or, ce sont bien sa banalité, son indécision, sa mollesse, l’impossibilité surtout d’en cerner le message, puisque ce type de formule vague est entièrement dépendant du contexte, qui rendent cette inscription sinon inquiétante du moins intrigante. Qu’entend exactement un anglophone par ces mots, tels qu’ils sont placés là ? Et comment les traduire ? « Tout va bien », « ça va », « ça va aller », « Tout est en passe d’aller pour le mieux », « Tout va bien se passer » ?… On peut s’interroger sur les réactions du passant. Que suppose-t-il à la lecture d’un message aussi énigmatique ? Qu’il s’agit de quelque campagne de publicité ? Peut-être, mais pour quel produit ? S’agit-il plutôt d’un slogan ? Mais cela n’a rien d’une revendication ; au contraire, le propos sonne comme une réponse – oui, mais à quelle question ? La fixité de la phrase au fronton d’un austère monument métamorphose le message familier ordinairement apaisant en une espèce de mise en garde anonyme incompréhensible. La rigidité du monument, l’emplacement des mots, la persistance que leur procure la lumière même dans la nuit, tout cela donne en effet à ces mots une autorité perverse : la promesse rassurante semble désormais un ordre auquel personne ne serait censé échapper, et cet ordre est d’autant plus terrifiant qu’il oblige au bonheur. Comment dès lors ne pas penser aux ouvrages de Huxley (Brave New World, 1932) et Orwell (1984, 1948) dénonçant précisément les sociétés totalitaires promettant le bonheur universel. Force est donc de constater qu’en jouant des caractères de cette forme brève précise qu’est l’inscription monumentale, Martin Creed en transforme entièrement la nature : vidée de son énergie, c’est par sa mollesse même que l’épigraphe conserve une indiscutable autorité.
Si l’on se souvient du tableau de David, La Mort de Marat (1793), on se rappellera que le peintre métamorphosait en monument sublime l’espace pour le moins modeste dans lequel vivait le journaliste assassiné par Charlotte Corday. Il transformait, notamment par une solennelle inscription (« A Marat, David »), la simple caisse de bois qui servait de bureau à Marat en stèle funéraire10.
D’une certaine manière, on peut dès lors comparer le détournement produit par Martin Creed à celui opéré par David. Là où David sublime l’espace ordinaire grâce à une inscription solennelle, l’artiste anglais inverse le processus : il pervertit un espace officiel et autoritaire en s’en servant comme support d’une expression on ne peut plus triviale.
L’épigraphe de Martin Creed, plusieurs fois reproduite en des endroits divers, réagit d’ailleurs selon l’histoire du bâtiment ou du lieu qu’elle vient « parasiter » (ou embellir). C’est le lieu, en effet, qui donne son contexte à la phrase. Le lieu et le lecteur.
Ainsi lira-t-on (et traduira-t-on) différemment cette même phrase, Everything is going to be alright, si elle est située au fronton d’un ancien orphelinat (la phrase alors peut devenir poignante), comme The Portico, à Londres (1999) ou d’un autre monument néo-classique, comme la British school à Rome (2003), le Palazzo dell’Arengario à Milan (2006), la Tate Britain à Londres (1999) ou la National Gallery of Scotland à Edimbourg (2009) ou lorsqu’elle est accrochée au mur d’un musée d’art contemporain ou de la maison d’un collectionneur (endroits où l’on se rappellera avoir pu lire d’autres phrases conçues dans un esprit autrement plus rigoureux, pour ne pas dire austère, par des artistes conceptuels d’une autre génération : je pense, bien sûr, à Joseph Kosuth, Lawrence Weiner, Barbara Kruger et quelques autres).
De même, la phrase prend un nouveau sens lorsqu’elle s’affiche sur la façade d’un musée recouverte de (faux) tags (la clarté toute publicitaire de l’écriture en néon, la naïveté bonhomme de la phrase « super cool » jouent ironiquement avec l’abscons recherché des signatures et autres messages ultra codés des tagueurs), comme c’est le cas au Museum of Contemporary Art de Detroit ou bien lorsqu’elle est inscrite sur une barrière ou un banc en plein champ avec vue sur la mer (la promesse, alors, selon que l’on est simple promeneur ou épouse de marin, peut aussi bien gagner en rêveuse absurdité que conserver une secrète inquiétude).
On peut voir également la phrase de Martin Creed à Vancouver sur une façade d’immeuble qui se situe dans le Chinatown de la ville et appartient au magnat Bob Rennie. Il est amusant d’apprendre que ce riche homme d’affaires a fait de la phrase pour le moins ambiguë de Martin Creed une espèce de slogan mobilisateur en vue des Jeux Olympiques.
Ainsi les divers emplois d’une simple phrase, choisie pour son absolu manque de concision et d’intensité de sens, mais constamment mise en rapport avec des espaces architecturaux qui en redéfinissent chaque fois la portée me font considérer que le travail de Martin Creed s’inscrit, mais de manière tout à fait neuve et ironique, dans la filiation de cette esthétique classique de la brièveté dont on aperçoit des vestiges au fronton de nos monuments.
B) Grégoire Motte, Embuez
Le travail de Grégoire Motte est intéressant à mettre en regard avec les travaux de Martin Creed, en ceci qu’il en inverse pour une part la proposition. En effet, la pièce « Embuez », que l’on a pu voir notamment à Lille dans les locaux d’Artconnexion en 2003, consiste en des alexandrins de Racine écrits à l’antibuée sur des vitres. Grégoire Motte met donc en relation la fermeté de la syntaxe d’un grand poète du xviie siècle et la fragilité d’un dispositif de lecture inédit (le verre, l’antibuée)11.
Ill. 1 : Grégorie Motte, Embuez, artconnexion, Lille 2003. Droits réservés
Racine, dont la langue est extraordinairement mélodique et structurée, n’a jamais pensé écrire pour être lu autrement qu’à voix haute. Lui-même récitait ses propres vers en les écrivant. Or, c’est à une très silencieuse lecture, une discrétion extrême, une complète invisibilité même, que se voient réduites, dans le dispositif de Grégoire Motte, les citations inscrites à l’antibuée. Seul le souffle du spectateur, répondant à l’injonction du titre (Embuez), peut les faire apparaître – leur présence ne durant que le temps vite dissous de la buée sur la vitre. Alors on peut lire :
« Pourrai-je sans trembler lui dire : Je vous aime ? » (Bérénice, Acte I, Scène 2)
Ou :
« (Que Rome avec ses Lois mette dans la balance)
Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance »12 (Bérénice, Acte IV, Scène 4)
Ou bien :
« Ses yeux même pourront s’accoutumer aux miens » (Bérénice, Acte III, Scène 2)
Ou encore :
« Princesse, mon bonheur ne dépend que de vous » (Iphigénie, Acte III, Scène 4)
L’alexandrin racinien peut être rattaché à la forme brève, en ce sens qu’il est conçu avec un souci de concision et de clarté qui caractérise la langue classique. La pensée même de Racine est d’ailleurs marquée par la lecture des Maximes de la Rochefoucauld. D’autre part, les alexandrins de Racine relèvent pleinement de la forme brève, du fait qu’ils sont devenus, dans le travail de Grégoire Motte, des entités décontextualisées, autonomes, détachées du corps des textes dont ils proviennent.
Ill. 2 : Grégorie Motte, Embuez, artconnexion, Lille 2003. Droits réservés
Le contraste entre la forme et le sens de l’alexandrin (rimes, rythme, construction permettant d’être mémorisé, solidité du vers, prétention à l’universalité…) et le mode d’apparition instauré par Grégoire Motte (éphémère, intime, sentimental, invitant à une lecture intérieure…) ne peut être plus frappant13. Il induit une ironie qui change considérablement le sens premier des dodécasyllabes. Le support – le verre – comme le moyen d’inscription choisi – l’antibuée – métamorphosent les solides et souples fragments raciniens conçus pour émouvoir violemment en secrets et timides messages amoureux. Le verre de la vitre ajoute encore à la fragilité de l’inscription et, si l’on se laisse prendre au souvenir du désespoir des héros de Racine (ou bien si l’on endosse le rôle de naufragé sentimental14 auquel nous convie le dispositif de Grégoire Motte), ce verre joue plus de l’opacité de ses reflets infructueux que des promesses de sa transparence. Quant au souffle, aussi évanescent que nécessaire pour que les mots tracés à l’antibuée deviennent le temps d’un soupir lisibles, il ne sert pas même à suppléer au manque de mémoire de quelque comédien. Le spectateur ici ne se voit, en effet, attribuer comme rôle que celui, assez ingrat, du souffleur – et, qui plus est, d’un souffleur muet.
Reste qu’on peut voir dans ce souffle la part sensuelle d’une communication amoureuse. Celui (celle) qui souffle ignore d’ailleurs le message qu’il découvre en même temps que celui ou celle à qui il l’adresse. Celle (ou celui) qui le lit peut alors souffler à son tour l’un ou l’autre des alexandrins qu’il reste à dévoiler. Les rôles sont ainsi interchangeables et le dialogue imprévisible, bien qu’entièrement écrit à l’avance.
Ce dispositif de communication amoureuse entre le souffleur (c’est-à-dire l’artiste, le spectateur, la spectatrice) et l’éventuel lecteur (ou lectrice) peut rappeler la communication érotique mise en scène dans une très belle installation vidéo de Silvia Gruner, artiste israélienne vivant au Mexique que Thierry de Duve avait invitée en 2006 à l’Ecole Régionale Supérieure d’Expression Plastique de Tourcoing, à l’occasion de l’important projet de recherche sur la question de la sexuation et de la création qui a abouti au numéro 6 de la revue Parade15. La vidéo de Silvia Gruner, intitulée Un chant d’amour, reprend un court-métrage muet de Jean Genet montrant deux prisonniers communiquant sexuellement par le biais de l’expiration/inhalation de la fumée d’une cigarette à travers un gloryhole percé dans le mur mitoyen de leurs cellules. Dans l’installation vidéo de Silvia Gruner, les rôles sont différemment partagés, puisque les visages qui apparaissent sont alternativement d’hommes et de femmes, toute la gamme des possibles échanges sexuels étant envisagée. Bien moins sexuelle, en tout point sentimentale même, la communication amoureuse selon Grégoire Motte relève plutôt, quant à elle, du complet naufrage et de l’envoi désespéré de bouteilles à la mer. D’une certaine manière, c’est d’ailleurs à une dégénérescence de l’écriture racinienne que l’on assiste. De la langue superbe du dramaturge et de ce qu’elle procurait, pour reprendre les mots mêmes de Racine, de « tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la Tragédie »16, il ne reste que des bribes réduites à l’état de tendres messages à usage privé17. C’est ainsi que, la tragédie devenue comédie, il ne reste alors qu’à s’amuser de ce désarroi ironiquement mis en scène.
Les œuvres de Martin Creed et de Grégoire Motte que nous avons abordées se constituent de mots disposés de manière bien différente dans l’espace et ne se rejoignent que dans leur rapport paradoxal à certaines formes littéraires brèves. Il m’a semblé intéressant de regarder de près ces quelques œuvres plutôt que de m’en tenir à un large panorama qui aurait été un peu stérile. Il n’en reste pas moins que ce rapport des mots à l’espace, tel qu’il apparaît dans les œuvres d’artistes contemporains, est aujourd’hui extrêmement présent et varié et mériterait, bien sûr, plus d’un cycle de conférences.
Notes
2 Bernard Heidsieck, « Tu viens chéri(e) », Passe-partout n° 23, avril-novembre 1975, dont on peut trouver le texte et l’enregistrement dans Passe-partout, Marseille, éditions Al Dante, 2009.
3 Ibid., p. 43.
4 Ibid., p. 43.
5 Ibid., p. 7.
6 « Pourquoi des mots? De la suite rythmique des consonnes, diphtongues et comme contre mouvement de leur complément de voyelles, résulte le poème, qui doit être orienté simultanément, optiquement et phonétiquement. Le poème jaillit du regard et de l’ouïe du poète par le pouvoir matériel des sons, des bruits et de la forme tonale. », Hans Hausmann, Courrier Dada, Paris, Le Terrain vague, 1958, p. 56-57.
7 Bernard Heidsieck, Passe-partout, op. cit., p. 45.
8 Né à Wakefield (Angleterre) en 1968.
9 Mais aussi sur diverses surfaces architecturées, la longueur de la phrase étant toujours proportionnelle à la longueur de la surface dans laquelle elle s’inscrit.
10 Je renvoie à mon texte « La Mort de Marat : le recours aux mots » paru dans L’Art qui manifeste, sous la dir. d’Anne Larue, Paris, Centre d’Etude des Nouveaux Espaces Littéraires - Université Paris 13/ L’Harmattan, 2008.
11 Les alexandrins choisis par Grégoire Motte sont extraits de deux tragédies : Bérénice (1670) et Iphigénie en Aulide (1674), mettant en scène deux femmes devant sacrifier l’une son amour et l’autre sa vie pour des raisons que l’on pourrait dire « supérieures ».
12 J’ai mis entre parenthèses, à des fins de compréhension, le vers précédant le vers unique (Bérénice, IV, 4) cité par Grégoire Motte. Cependant, l’amputation de la première partie de la phrase, en supprimant le contexte historique de l’action dramatique, rend le message à la fois universel et mystérieux. Cela participe de la transformation du dodécasyllabe de Racine en message codé.
13 Georges Forestier rappelle que ces vers étaient écrits et ponctués pour être déclamés : « Racine, qui était considéré comme le meilleur déclamateur de son temps et qui faisait répéter à la Champmeslé chaque nuance de la déclamation de chaque vers, a écrit ses pièces en les prononçant à voix haute et en notant par la ponctuation comment elles devaient être déclamées par les comédiens, et dites par tous ses lecteurs ; jamais il n’aurait songé en les composant qu’elles pourraient un jour être lues par des lecteurs formés à la seule lecture silencieuse.» dans « Lire Racine », Racine. Œuvres complètes I. Théâtre-Poésie, Georges Forestier (éd.), Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », p. LXIII.
14 C’est-à-dire de ce que précisément ne saurait être aucun héros de Racine : Titus et Bérénice sont certes amoureux, mais tout sauf complaisamment sentimentaux, et c’est du dépassement de leur amour et de l’acceptation mutuelle de leur séparation, par vertu patriotique, dont traite cette tragédie d’action et non (uniquement) de déploration.
15 Voir Irmgard Emmerhainz, « Dans les marges d’Un chant d’amour de Silvia Gruner », Parade n° 6, Tourcoing, ERSEP, juin 2006, p. 48-54.
16 Jean Racine, Préface de Bérénice (1671), dans Racine. Œuvres complètes I. Théâtre-Poésie, op. cit., p. 450.
17 La dégradation de la tragédie en tragi-comédie était un sujet de débat au xviie siècle : Corneille, ainsi, se désolait que la galanterie l’emportât sur l’héroïsme dans les pièces de ses épigones.