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Le Mandala et ses figures dans la modernité artistique
Le mandala, objet d'art transdisciplinaire
Résumé
Depuis le milieu du XXe siècle, le concept de « mandala » est présent dans le champ de la modernité artistique, et tout particulièrement dans le domaine de l'art-thérapie. Le mandala y est présenté comme une œuvre d'art à contempler ou à réaliser, non seulement expressive de l'âme, mais encore propre à « soigner », ou même propice à la réalisation de soi. De plus, les « mandalas » se retrouvent non seulement dans le cadre des pratiques picturales, mais aussi en danse ou encore en architecture. Le concept de mandala est employé dans les études sur l'art sacré, du bouddhisme, mais aussi d'autres traditions ; il est également utilisé dans le champ des études historiques et ethnologiques concernant les rituels de fondation des villes ; il se retrouve encore en psychologie, au premier chef chez Carl Gustav Jung ; mais aussi en physique moderne, chez Wolfgang Pauli. Ainsi, le mandala est un objet que l'on peut qualifier de « transdisciplinaire », au sens que Basarab Nicolescu confère à ce terme au regard du changement de paradigme culturel engagé avec l'avènement de la physique quantique.
Abstract
Since the middle of the 20th Century, the concept of the « mandala » has been present within the field of modern art, and particularly so within the field of art-therapy. The mandala exists there as a work of art to be contemplated or created, and not only is it an expression of the soul, but it also offers a means of « care » or even personal development. What’s more “mandalas” are not only to be found in the context of picture making, but also in dance or even architecture. The concept of the mandala is used in the study of holy art, of Buddhism, but also in other traditions; furthermore it is employed in the field of historical and ethnological studies regarding the rituals involved in the founding of cities; it makes an appearance too in psychology, with Carl Gustav Jung; but also in modern physics, thanks to Wolfgang Pauli. So, the mandala is truly an art object that we call « trandisciplinarity », in the meaning of the word offered by Basarab Nicolescu with regards to the shift of cultural paradigms undertaken with the advent of quantum physics.
Plan
Texte intégral
Depuis le milieu du XXe siècle, le concept de « mandala » est présent dans le champ de la modernité artistique, et tout particulièrement dans le domaine de l'art-thérapie. Le mandala y est présenté comme une œuvre d'art caractérisée par sa structure géométrique – emboîtement de cercles et de carrés autour d'un centre unique, selon un principe de symétrie et de quaternité – à contempler ou à réaliser, non seulement expressive de l'âme, mais encore propre à « soigner », à rétablir un équilibre psychique défaillant, ayant un effet apaisant, ou même étant propice à la réalisation de soi. De là le succès des « séminaires mandalas » où l'on se regroupe le temps d'un week-end pour tracer des mandalas ou les colorer, de là aussi le succès de ces petits carnets de coloriage disposés en tête de gondole de toutes les librairies. De plus, les mandalas se retrouvent non seulement dans le cadre des pratiques picturales, mais aussi en danse ou encore en architecture. Le concept de mandala est employé dans les études sur l'art sacré, du bouddhisme tout d'abord, mais aussi d'autres traditions – Henri Corbin, par exemple, l'emploie pour qualifier certains diagrammes de la théosophie ismaélienne1 ; il est également utilisé dans le champ des études historiques et ethnologiques concernant les rituels de fondation des villes, comme le fait Charles Kerényi, dans son étude sur les villes romaines2. Il se retrouve encore en psychologie, au premier chef chez Carl Gustav Jung, mais aussi en physique moderne, chez Wolfgang Pauli. Ainsi, comme on va le montrer, le mandala est un objet que l'on peut qualifier de « transdisciplinaire », au sens que Basarab Nicolescu3 confère à ce terme au regard du changement de paradigme culturel engagé avec l'avènement de la physique quantique.
Le mandala dans le bouddhisme : la forme de l'essence
Pour approcher le sens originel du terme « mandala » dans le bouddhisme, nous nous référerons principalement au Shingon 真言, bouddhisme ésotérique japonais4, proche sur le plan doctrinal et pratique du bouddhisme tantrique tibétain bien connu. Selon la doctrine de ces écoles bouddhiques, le terme « mandala » désigne toute réalité manifestée. Terme sanskrit, manda-lase compose, en effet, de deux parties, de manda signifiant « essence », et de la signifiant « ce qui possède », mandala se traduit ainsi par « ce qui possède l’essence ». Le terme mandala ne désigne donc pas en premier lieu un type d'objets particulier ni une forme particulière. En effet, selon la doctrine Shingon, rien ne saurait être sans être la manifestation de l'essence, de sorte que toute chose peut être, et doit être, considérée comme un mandala. Cette affirmation est néanmoins à considérer à partir de la logique paradoxale du Shingon qui affirme, tout à la fois et avec la même force, l'unité entre l'essence et le manifesté, et leur dualité : si toute chose est un mandala en soi (possède l'essence), toute chose n'est pas le dévoilement de l'essence – manifestation et voilement. La doctrine ésotérique peut se résumer en une formule concise qui se décline en une multitude de formules secondaires : ninifuni, 二而不二, littéralement « duel et non duel ». Le Shingon, qui se fonde principalement sur deux sutras, le Dainichi-Kyō et Kongō-Kyō, affirme, en effet, que tous les phénomènes ne sont que les apparences d'une seule et même réalité, l'Un personnifié par le Bouddha universel, le « Grand Illuminateur », Dainichi 大日 [skt. Mahā-vairocana], tout en disant la différence absolue entre l'Un et la multitude des êtres, sansan byōdō 三三平等.Ce principe paradoxal, « duel et non-duel », s'applique notamment au rapport entre l'essence et le manifesté, entre l'invisible et la forme, et donc fonde le concept de mandala en tant qu'objet artistique, c'est-à-dire comme forme adéquate à l'essence.
De plus, le mandala, en tant qu’œuvre, ne désigne pas uniquement, dans le Shingon, le mandala-objet – qu'il soit une peinture, une sculpture en ronde-bosse, ou un temple – mais aussi l'acte. Et la même logique paradoxale – dualité et non-dualité entre l'essence et le manifesté – s'applique aux mandalas en acte. Ceux-ci, et par conséquent les mandalas-objets puisqu'ils sont produits, renvoient au point doctrinal des « trois mystères », san mitsu 三密. Les trois mystères représentent l'activité de l'univers, yūdai 用大, que déploie le corps de Loi – celui en qui et par qui tout existe, c'est-à-dire Dai Nichi. Or l'activité du corps de Loi ne se situant pas dans une région particulière de l'univers, mais bien dans sa totalité, rien n'est dépourvu des trois mystères. « Même dans le plus petit grain, les trois mystères du corps de Loi ne sont pas diminués. Même étendus à l’immensité de l’espace, ils ne sont pas dissipés. Ils embrassent minéraux et plantes sans discrimination, êtres humains, divinités, démons et animaux sans distinction. Ils sont omniprésents et agissent en toutes choses. »5 Ces trois mystères sont l'activité de l'univers dans ses trois modalités que sont le mental, le verbe et l'acte. « Tout mouvement en cet univers, écrit Pierre Régnier, est donc "le mystère physique du corps de Loi" [hosshin shinmitsu 法身身密], tout son ou toute parole, le mystère vocal du corps de Loi, et toute activité spirituelle, le mystère mental du corps de Loi6. » Est-ce à dire alors que les actes de l'homme ordinaire eux-mêmes se confondent avec les trois mystères ? Oui et non : conformément à sa logique paradoxale, en face des trois mystères, la doctrine du Shingon place les trois actes de l'homme ordinaire. Si les trois mystères emplissent les trois actes – la parole, la pensée et le geste de l'homme ordinaire – néanmoins les uns et les autres ne sauraient se confondre. « La vérité selon laquelle il n’est pas de parole ou de son qui ne soit un mantra ni d’acte qui ne soit une mudrā est celle des Éveillés. Pour l’homme ordinaire, évidemment, formules et invectives ne se valent pas...7 » Or, c'est justement ces deux aspects, identité et différence, qui permettent un cheminement ascétique conduisant l’adepte de l' « esprit ordinaire » à l' « esprit Éveillé » selon plusieurs stades de « réalisation », siddhi8. Aussi le Shingon présente-t-il l’ascèse et l’Éveil de manière paradoxale, en une série de doublets tels que hongaku 本覚 « Éveil originel » et shikaku 始覚 « Éveil inchoatif », ou honnu 本有 « originellement existant » et shushō 修生 « produit par la pratique ». Bernard Frank souligne cette ambiguïté dans l’explication d’une formule intitulée jōsangō shingon 浄三業真言 : « Le premier mot du titre de cette formule, jō, a deux explications qui se cumulent : d’une part, "pur", de l’autre "purifier". L’ensemble s’interprète donc à la fois par "Formule des Trois sortes d’actes purs" et par "Formule purificatrice des Trois sortes d’actes". Cette ambivalence rappelle que nos actes de corps, de parole et de pensée sont identiques en nature à ceux du Bouddha, eux-mêmes originellement purs, mais que, recouverts par la poussière que suscitent les passions, ils doivent être purifiés pour retrouver cette naturelle pureté9. » Le yoga du bouddhisme Shingon apparaît ainsi comme devant permettre à l'adepte de se réapproprier sa propre origine, de coïncider avec lui-même, autrement dit de retrouver son unité avec l'univers (avec le corps de Loi) et donc sa totalité, en se dégageant, tout d'abord, de l'influence désorganisatrice des passions. C'est proprement cette unité recouvrée, « réalisée », que signifie le mandala, dont le cercle, symbole d'unité et de totalité, est la figure principale. La contemplation et la production d'un mandala en tant qu'objet artistique doit ainsi se comprendre au regard de ces trois formes d'actes : la contemplation du mandala doit engager le cheminement ascétique, essentiellement processus de centrage, depuis les « actes profanes » jusqu'aux « actes authentiques », mais doit aussi, dans sa production même, être l'expression du corps de Loi, c'est-à-dire des trois mystères. (Double mouvement en sens contraires : introspection et jaillissement.) Il faut remarquer que, selon le Shingon, les trois mystères ne sont pas séparables, l'un contient nécessairement les deux autres – ce qu'exprime la formule, « l’union des trois mystères » –, contrairement aux trois actes profanes qui sont dissociés, indépendants les uns des autres. Dans son manuel d'initiation à la secte Shingon, Toganoo Shoun présente les différents stades conduisant à la « Réalisation du corps [de Bouddha] en cinq aspects ». Lors du premier stade, nommé « pénétration jusqu'à l'esprit d’Éveil », l'adepte perçoit que la forme de son esprit est celle du disque lunaire – figure du cercle et de symétrie : cette réalisation est appelée « Connaissance du Grand miroir rond ». « Grâce à cette connaissance, dit Toganoo Shoun, plus rien en lui n'est mis en mouvement par les passions, par l'esprit dualiste : elle est l'expression d'un monde où tout est immuable, durable, impérissable10. » Le quatrième stade, celui de l'« Accomplissement des Actes », est celui lors duquel le pratiquant réalise qu'il est identique au Bouddha en son corps, sa parole et sa pensée, c'est-à-dire en son triple mystère. Le processus spirituel de centrage et d'unité dans le bouddhisme Shingon est ainsi rendu manifeste, dans son parachèvement, à travers l'unité de son agir.
Le Mandala en psychologie
Comme on le voit, dans le champ du bouddhisme, le « mandala » n'est pas réductible à une forme géométrique, à un cercle, ni même à un objet, mais renvoie essentiellement à un processus psychophysique de centrage qui doit conduire ultimement à l’Éveil, et prend son sens au sein d'une ontologie où la sphère physique et la sphère psychique ne forment pas un couple de dualité, mais les deux faces opposées d'une réalité unique et plus profonde. Autrement dit, le concept de mandala trouve son sens au sein d'un monde comprenant plusieurs niveaux de réalité, où ce qui est duel à un niveau ne l'est pas encore à un niveau plus fondamental.
En prenant connaissance des mandalas, à travers le Traité du Mystère de la Fleur d'or que lui avait envoyé le sinologue Richard Wilhelm, Carl Gustav Jung est frappé d'emblée par la concordance des explications de son auteur, Lu Tsou, concernant la structure géométrique des mandalas et la dynamique centripète de la psyché, avec ses propres observations. « Je dévorais aussitôt le manuscrit, écrit Jung, car ce texte m'apportait une confirmation insoupçonnée en ce qui concerne le mandala et la déambulation autour du centre. Ce fut le premier événement qui vint percer ma solitude. Je sentais là une parenté à laquelle je pouvais me rattacher11. » Il avait, en effet, déjà observé la relation entre le processus psychologique de centrage et la production spontanée de formes géométriques (centrées, circulaires et quadrangulaires) dessinées ou dansées – graphie de la main ou du corps tout entier. « Lorsque mes patients produisent de telles images, écrit Jung, il est évident que cela ne provient pas de suggestions, car elles furent créées bien avant que j’ai connu leur signification ou leur relation avec les pratiques de l’Orient qui m’étaient alors totalement étrangères. Elles naissaient d’une façon toute spontanée et d’une double source : la première de ces sources est l’inconscient qui engendre spontanément de tels fantasmes ; la seconde est la vie qui, lorsqu’elle est vécue dans une attitude complète de don de l’être, procure le pressentiment du Soi12. » Ce constat le conduit à appréhender le texte de Lu Tsou d'un point de vue psychologique et non métaphysique – comme le fait le bouddhisme (dans sa logique paradoxale néanmoins13). Toutefois, les processus psychologiques qu'il prend en compte semblent témoigner d'une structure psychique objective indépendante du sujet qui les porte, c'est-à-dire indépendante de son histoire individuelle (connaissances acquises, apprentissages, toutes formes d'expériences). C'est de cette couche de l'inconscient, qu'il nomme « inconscient collectif », dont lui semblent témoigner les résurgences récurrentes de ces figures géométriques en lien avec un état de conscience lors duquel le sujet est « absorbé » par le plan central, et détaché de son environnement sensible. La découverte que ce rapport est également décrit par la tradition bouddhique millénaire le conforte dans ses recherches. Il perçoit, alors, dans ce que la tradition bouddhique appelle « mandala », un archétype d'ordre, et plus encore l'archétype d'ordre qui est au soubassement de tous les archétypes. Selon lui, le centre du mandala, correspond à l’intuition que nous avons « d’un centre de la personnalité, pour ainsi dire d’un point central à l’intérieur de l’âme, à quoi tout se rapporte et par lequel tout est ordonné, et qui représente en même temps une source d’énergie ». Par ailleurs, le fait que cette structure « collective et objective » se découvre, selon ses propres observations, sous les couches superficielles et subjectives de l'inconscient, renvoie là aussi aux descriptions du yoga du bouddhisme ésotérique selon lesquelles les mandalas reflètent une structure dont le contemplant peut faire l'expérience lorsque son introspection est assez profonde14.
Ce rapport entre la psychologie analytique et la doctrine du bouddhisme (ésotérique) s'accentue entre 1932 et 1958, années pendant lesquelles Jung collabore avec Wolfgang Pauli15, l'un des « pères » de la physique quantique.
Le mandala en physique moderne
Au fur et à mesure de ses échanges avec Wolfgang Pauli, Jung fait évoluer son concept d’« inconscient collectif ». En tenant compte des nouvelles découvertes de la physique quantique, Pauli soutient que les couches les plus profondes de la psyché ne relèvent pas d'une temporalité linéaire. « Après avoir longuement envisagé d'un œil critique, écrit Pauli, de nombreux arguments et expériences personnelles, j'en suis venu à accepter l'existence de couches psychiques plus profondes qui ne peuvent être décrites de façon adéquate en gardant le concept habituel de temps16. » D'autre part, il fait l'hypothèse qu'elles sont de nature psychoïde, c'est-à-dire d'une nature mi-physique mi-psychique17, et qu'elles constituent, d'une manière générale, un domaine où les dualités ne sont pas encore déployées (sujet/objet, intérieur/extérieur, physique/psychique). Les couches profondes de l’inconscient lui apparaissent tel un autre plan, symétrique à celui de la conscience. L'on retrouve ici les deux plans du bouddhisme, dans leur rapport paradoxal.
La rationalité qui gouverne les réflexions de Jung et de Pauli, concernant notamment le rapport entre conscient et inconscient, et à partir de laquelle ils tentent de rapprocher les sciences de la nature et les sciences humaines, est celle de la physique quantique initiée par le concept de complémentarité que Niels Bohr crée au regard de la nature à la fois ondulatoire et corpusculaire des constituants élémentaires de la matière18. Le concept de complémentarité permet de penser les oppositions apparentes comme deux aspects d'une chose unique, qui en elle-même échappe à l'observateur, par le fait qu'il contribue lui-même à la constitution des aspects opposés qu'il observe. À la suite de Bohr, Pauli propose de généraliser le principe de complémentarité, ce qui lui permet de penser notamment les sphères physique et psychique, le domaine intérieur et le domaine extérieur, qui se donnent à notre niveau comme des opposés impossibles à concilier, en termes de complémentarité (aspects différents s'excluant mutuellement d'une réalité unique), et ainsi de faire l'hypothèse d'un plan psychophysique, tel un champ19, qui serait au soubassement de la réalité telle que nous la vivons quotidiennement.
Pauli20 rapproche la nouvelle image du monde qu'installe en Occident la physique quantique de celle des doctrines orientales pour lesquelles, à l'instar du Shingon – « la matière et l’esprit ne sont pas deux » [色心不二, shiki shin funi] –, il n'existe pas de césure entre la sphère physique et la sphère psychique, entre la sphère intérieure et la sphère extérieure, césure qui caractérise la physique classique.
De son côté, Pauli reprend les termes d'« archétype » et de « mandala » à Jung, en faisant l'hypothèse (selon un modèle platonicien) que l'archétype constitue le pont entre ces deux domaines, physique et psychique. Il remarque que le terme d'archétype était déjà utilisé par Kepler dans un sens comparable à celui de Jung. « Dans cette perspective, écrit Pauli, le pont entre les perceptions sensorielles d'une part, les concepts d'autre part, qui ne peut être construit par la logique pure, est fondé sur un ordre cosmique soustrait à notre arbitraire, distinct du monde des phénomènes et qui englobe tout à la fois la psychê et la physis, le sujet et l'objet. Il est intéressant que le mot d'archétype que Kepler, par exemple, utilise à propos des images (platoniciennes) préexistantes, soit repris aujourd'hui par C. G. Jung, également pour désigner des facteurs d'ordre qui échappent à toute représentation et sont censés se manifester aussi bien sur le plan physique que sur le plan psychique21. » Pauli qualifie ainsi de « mandala », l'image – une sphère avec son centre, son rayon et sa surface – qui oriente la réflexion de Kepler et qui préside d'une manière inconsciente, selon lui, à l'élaboration de son modèle héliocentrique22. « Dans les théories de Kepler en particulier, on peut constater que c'est le système planétaire avec le Soleil au centre qui est devenu porteur de la figure du mandala […]. Il semble que, de ce fait, la doctrine héliocentrique ait été marquée, chez ses fidèles, par des éléments fortement émotionnels issus de l'inconscient23. »
Conclusion – le mandala, objet d'art transdisciplinaire
Le concept de mandala prend naissance au sein de la représentation d'un monde où coexistent différents niveaux de réalité, représentation qui est celle du bouddhisme ésotérique, mais aussi qui est celle, on l'a vu, de la psychologie et de la physique modernes24. On peut alors qualifier le mandala d'objet « transdisciplinaire ». Dans son manifeste, Transdisciplinarité, Basarab Nicolescu souligne que « l’impact majeur culturel de la révolution quantique est certainement la remise en cause du dogme philosophique contemporain de l’existence d’un seul niveau de Réalité25. » Par « niveau de Réalité », Nicolescu entend un système invariant d'un nombre de lois générales, les niveaux étant en rupture les uns avec les autres – l'on reconnaît d'ailleurs ici, l'un des apports conceptuels majeurs de la physique moderne qu'est la discontinuité. « Par exemple, écrit Nicolescu, les entités quantiques soumises aux lois quantiques, lesquelles sont en rupture radicale avec les lois du monde macrophysique. C’est dire que deux niveaux de Réalité sont différents si, en passant de l’un à l’autre, il y a rupture des lois et rupture des concepts fondamentaux (comme, par exemple, la causalité). [...] Il y a même de fortes indications mathématiques pour que le passage du monde quantique au monde macrophysique soit à jamais impossible. Mais il n’y a en cela rien de catastrophique. La discontinuité qui s’est manifestée dans le monde quantique se manifeste aussi dans la structure des niveaux de Réalité. Cela n’empêche pas les deux mondes de coexister. La preuve : notre propre existence26. » La reconnaissance de plusieurs niveaux de réalité caractérise ce que Nicolescu nomme la « transdisciplinarité » comme méthode de connaissance. Ces niveaux de réalités se déploient au sein du sujet et au sein de l'objet de la connaissance, un niveau les confondant l'un et l'autre. « Les deux zones de non-résistance de l'Objet et du Sujet transdisciplinaires doivent être identiques pour que le Sujet transdisciplinaire puisse communiquer avec l'Objet transdisciplinaire. » L'on retrouve donc bien ici l'essence du mandala comme objet dans lequel le contemplant doit se reconnaître, doit reconnaître sa propre nature, mais aussi comme objet que produit spontanément le méditant lorsque son introspection lui dévoile ce qui est au fondement de lui-même, c'est-à-dire Dai Nichi.
Objet d'art, le « mandala » renvoie ainsi à des problématiques essentielles qui traversent l'art moderne. Il questionne l'acte de l'artiste, quant au rapport qu'il entretient avec lui-même dans son « faire » ou son « non-faire ». Questionnement qui concerne la spontanéité du geste dans sa recherche du primitif ou de l'originaire (questionnement sur une spontanéité qui porterait en elle une structure a priori, inversement donc au dispositif, entendu comme structure qui s'impose et contrevient à la spontanéité), ou au contraire la maîtrise du geste dans la reproduction des mandalas selon des codes transmis par la tradition – espèce d'esthétisation et de ritualisation. La nature du mandala interroge également l'acte du contemplant quant à la nature du regard qu'il doit porter pour que le mandala, « objet » situé en face, perde justement son statut d'objet détaché de l'observateur pour devenir à proprement parler un mandala (moment où le contemplant se reconnaît lui-même comme mandala). Le mandala interroge également, d'une manière essentielle, la relation de l'art à la science, au-delà d'un art qui ne serait qu'évocation, image analogique pour désigner autre chose : il invite à reconsidérer leurs relations du point de vue transdisciplinaire, c'est-à-dire dans un dépassement du clivage entre connaissance extérieure et intérieure, du clivage entre connaissance de soi et connaissance de l'univers, du clivage entre subjectivité et objectivité, et entre reproduction et création, et vers « l'unification, dans leur différence, du Sujet transdisciplinaire et de l'Objet transdisciplinaire27. » Il nous semble enfin que c'est au regard de ce cheminement vers une unité et une totalité individuelles et collectives, à la fois à recouvrer et à édifier, dont l'apaisement des angoisses constitue l'un des premiers stades et l’Éveil le dernier selon la tradition bouddhique, que l'on pourrait interroger les pratiques modernes du mandala en art-thérapie.
Publié en Avril 2016
Bibliographie
Corbin Henry, Le paradoxe du monothéisme, L'Herne, 1981.
Frank Bernard, Dieux et Bouddhas au Japon, Odile Jacob, 2000.
Jung Carl Gustav, Ma vie, souvenirs, rêves et pensées, Gallimard, 1973, trad. par Roland Cahen.
Jung Carl Gustav, Commentaire sur le Mystère de la Fleur d'or, Albin Michel, 1979, trad. par Étienne Perrot.
Kerényi Charles, Jung Carl Gustav, Introduction à l'essence de la mythologie, Payot, 1968, trad. par Del Medico.
Nicolescu Basarab, Transdisciplinarité- Manifeste, Du Rocher, 1996.
Pauli Wolfgang, Le cas Kepler, Albin Michel, 2002, trad. par Marielle Carlier.
Pauli Wolfgang, Pauli Wolfgang, Correspondances Jung/Pauli, Albin Michel, 2000, trad. par Françoise Périgaut.
Pauli Wolfgang, Physique moderne et philosophie, Albin Michel, 1999, trad. par Claude Maillard.
Traversi Bruno, Le corps et le sabre, Cénacle, 2008.
Notes
1 Voir Henry Corbin, Le paradoxe du monothéisme, L'Herne, 1981.
2 Voir Charles Kerényi, Introduction à l'essence de la mythologie, Payot, 1968.
3 Physicien théoricien au CNRS, président du CIRET, Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires.
4 Le Shingon est l'une des deux écoles du bouddhisme ésotérique japonais, avec le Tendai, importé au Japon par Kukai à son retour de Chine, au IXe siècle.
5 Kūkai, Unji-gi 吽字義, T. 77, nº 2430, p. 406c-407a. Traduction de Pierre Régnier.
6 Pierre Régnier, « Symbolique du corps et corps symbolique dans les contemplations Shingon », Le corps et le sabre, Éditions du Cénacle, 2008, p. 78.
7 Ibid., p.80
8 Le terme siddhi, « réalisation », doit s'entendre dans l'ordre des trois actes. L’Éveil se manifeste donc à travers la pensée, la parole et le faire qui deviennent « authentiques », c'est-a-dire manifestations adéquates de l'Un. Ce qui signifie la dimension corporelle de l’Éveil.
9 Bernard Frank, Dieux et Bouddhas au Japon, Odile Jacob, 2000, p. 347.
10 Ibid., p. 149.
11 Carl Gustav Jung, Ma vie, souvenirs, rêves et pensées, Gallimard, 1973, p. 223.
12 Id., Commentaire sur le Mystère de la Fleur d'or, Albin Michel, 1979, p. 41.
13 Les différents plans sont considérés comme absolument différents et donc séparés, et pourtant non séparés, identiques, se confondant les uns avec les autres.
14 La tradition bouddhique, reconnaissant que la difficulté de l'introspection est de dépasser les couches subjectives, met en œuvre des protocoles de méditations précis et décrit des signes de confirmation afin que l'adepte puisse se repérer et ne pas se perdre dans les illusions d'éléments subjectifs – signes de confirmation que l'on retrouve chez Lu Tsou par exemple.
15 Prix Nobel de physique en 1945.
16 Lettre de Pauli à Jung datant du 15 octobre 1938. Wolfgang Pauli, Correspondances Jung/Pauli, Albin Michel, 2000, p. 44.
17 Ou ni physique ni psychique, c'est-à-dire que sa nature transcende la partition entre les sphères physique et psychique.
18 Ondes et particules manifestent ainsi des comportements radicalement différents. Or, les expériences sur la propagation du photon montrent que le comportement de celui-ci relève à la fois de l'onde et de la particule, selon les modalités de l’expérience mises en place. Il devient dès lors nécessaire de tenir compte, pour la description du phénomène observé, du point de vue de l'observateur, c'est-à-dire des modalités de l'observation : celui-ci opère un choix dans la manière avec laquelle il appréhende la réalité qui se présente à lui sous un aspect ou un autre. C'est ce que Bohr nomme « complémentarité ».
19 Cette idée est longuement débattue entre les deux hommes. Pauli en formule l'hypothèse lors d'une conférence donnée en juillet 1955 devant la communauté des physiciens. Voir Physique moderne et philosophie, Albin Michel.
20 A la suite de Niels Bohr, et de nombreux physiciens de la physique quantique, comme par exemple Werner Heisenberg.
21 Wolfgang Pauli, Physique moderne et Philosophie, Albin Michel, 1999, p. 147.
22 Voir Wolfgang Pauli , Le cas Kepler, Albin Michel, 2002.
23 Ibid., p. 60.
24 Pauli désigne la psychologie de Jung par l'expression de « psychologie moderne », l'associant ainsi à la physique moderne.
25 Basarab Nicolescu , Transdisciplinarité - Manifeste, Du Rocher, 1996, p.56.
26 Ibid., p.13
27 Ibid., p.33