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La copie
L’auteur, le modèle et le propriétaire (essai de comparaison du droit d’auteur pour le texte et pour l’image)
Résumé
L’image et l’écriture diffèrent de nature : l’écriture reposant sur un code, l’image sur une analogie. Or, on constate aujourd’hui que ces deux systèmes loin d’être opposés l’un à l’autre, se recouvrent sans cesse et ne sont jamais purs l’un de l’autre : il y a du code dans toute image et de l’analogie dans tout caractère. Alors que l’imprimerie typographique nous a appris à privilégier l’écrit comme mode de connaissance, notre époque, en développant les outils de reproduction de l’image, privilégie au contraire l’image comme véhicule de communication. Le texte imposait, dans le livre, son espace à l’image, les écrans aujourd’hui sont conçus pour l’image et imposent leur espace à l’écriture. L’assimilation technique de l’écriture à l’image suppose une nouvelle définition des signes graphiques et de leurs rapports.
Nous aborderons, à partir de jurisprudences françaises récentes, plusieurs cas concrets de dysfonctionnement du droit dus à cette confusion du texte et de l’image. D’abord ses conséquences sur la notion d’auteur, confrontée notamment à la prolifération des cas d’oeuvres collectives, d’oeuvres composites ou d’oeuvres dites « de collaboration ». Le droit de copie ensuite et la détermination de ce qui doit être protégé et de ce qui doit demeurer libre de droit. On a vu apparaître récemment la notion de « données essentielles » qui doivent être des données publiques : dans les textes, la discrimination entre « données essentielles » et données à valeur ajoutée est possible mais que signifie cette discrimination à l’intérieur d’une image ? De même, on a appliqué aveuglément le droit du texte à l’image en invoquant le droit à la courte citation. Peut-on « citer » une image sans la reproduire intégralement ?
Plan
Texte intégral
Dans notre culture occidentale, l’image s’oppose à la lettre comme le corps à l’esprit. L’opposition de l’écriture à l’image a fondé notre culture au point d’y apparaître comme une évidence, presque comme un phénomène naturel. La remise en cause de cette opposition, de nos jours, n’est pas un simple réajustement de notre raison. Engagée depuis deux siècles d’évolutions techniques et devenue visible au grand jour, l’emprise de l’image sur l’écriture, à travers les techniques de reproduction, impose des conditions nouvelles à notre pensée et menace non seulement les modes de notre savoir et de ses apprentissages mais aussi les morales et les idéologies dont ils sont porteurs.
Sans revenir sur les analyses de cette évolution, nous nous contenterons ici d’en souligner les conséquences probables – certaines déjà à l’œuvre – sur le plan juridique. Le droit d’auteur est sans doute le plus concerné par cette nouvelle donne où l’image prévaut de plus en plus sur l’écrit, alors que le droit inventé par et pour des écrivains repose sur l’idée que toute œuvre de l’esprit est d’abord assimilable à un texte. Mais le droit d’auteur n’est pas le seul que l’image bouscule, celui du propriétaire est aussi fortement mis en cause. L’image, bien plus que le texte, s’incorpore à son propriétaire et pose à nouveau la question de l’être et de l’avoir dans le droit du sujet, question que Léonard de Vinci, à une époque où l’opposition de la lettre et de l’image était consacrée par l’imprimerie, voyant bien qu’elle était insoluble, posait ainsi : « Qu’est-ce qui est le plus important pour l’homme : son nom ou son image ? ».
L’importance de l’image pour l’homme n’était pas un enjeu aussi généralisé qu’il l’est devenu depuis l’invention de la photographie. Cela ne veut pas dire que la question n’avait pas été posée. Elle avait même provoqué des guerres byzantines où l’Eglise disputait à l’homme, et plus précisément à Empereur, le droit à l’image. Mais ce combat titanesque, par icônes interposées, a été brusquement, vers le milieu du xixe siècle, mis à la portée de tout le monde. On entend encore la clameur des sénateurs demandant à Arago qui leur annonçait solennellement l’invention du daguerréotype : « Mais, fait-il le portrait ? » C’était là la grande affaire. Si le daguerréotype faisait le portrait : à qui appartenait l’image ? À tous ses spectateurs, au photographe, au modèle, au responsable du modèle, ou encore au propriétaire du daguerréotype qui pouvait être ni l’un ni l’autre ?
Cette bonne question posée dans l’hémicycle en 1839 n’est toujours pas réglée. Bien des juristes pourtant s’en occupent. Ces jours-ci, les revues juridiques sont remplies de commentaires et les tribunaux de décisions contradictoires ou provisoires, traînées, faute de certitude, d’appel en cassation. C’est que la question plonge ses racines bien au-delà du droit. Elle ne concerne pas seulement le statut d’auteur ni celui de propriétaire. Elle suppose une conception de l’œuvre de l’esprit fondée sur l’écriture et à laquelle l’image ne correspond pas. Or, c’est l’image qui tend aujourd’hui à faire la loi et aussi longtemps qu’on opposera l’objet à l’œuvre comme on a opposé le signifiant au signifié, le texte à l’image, les juristes ne pourront rendre que des arrêts provisoires ou contestés.
Le système du code et le système de l’analogie
L’écriture, dans la culture occidentale, s’oppose à l’image en ce qu’elle est réputée fondée sur l’emploi d’un code abstrait, arbitraire (ou devenu tel) qui rend ses signes inaltérables, quelle que soit leur interprétation graphique. Autonome, indépendant du monde qu’il représente, chaque caractère de l’alphabet est stable d’une version à l’autre. Il est convenu qu’une lettre aura la même valeur partout, quelle que soit sa graphie, et que cette valeur est purement conventionnelle et purement phonétique. Elle conservera sa valeur partout où existera un lecteur qui en possédera la clé. C’est, avant le téléphone, le seul moyen de communiquer la parole à distance. Hélas, ce merveilleux principe n’est qu’un postulat : il ne se vérifie qu’autant qu’on l’accepte. Il n’est nullement un phénomène naturel ou inévitable. Il n’est qu’un mode opératoire et aussi une vue de l’esprit, car, dans la réalité, il en va tout autrement. Dès qu’une idée se matérialise, dans la parole comme dans l’écriture, elle n’est jamais totalement indépendante de sa forme ni de son support. La convention du langage fait comme si la rupture était totale et permettait d’affranchir le signe de la réalité qu’il représente. Cette fiction permet d’en attribuer la responsabilité à une personne et à une seule, puisque toute contingence est supposée abolie. Ainsi le texte, parlé ou écrit, n’obéit qu’à son auteur et lui appartient. Malheureusement, le texte ainsi conçu, ça n’existe pas. Le texte est nécessairement formalisé, matérialisé, soit prononcé soit rédigé, c’est-à-dire partagé d’une manière ou d’une autre et situé dans un contexte historique et concret. Les juristes d’ailleurs le savent, qui, avec sagesse et réalisme, n’admettent pas la protection des idées : seule existe à leurs yeux leur fixation sous une forme ou sous une autre. La rupture introduite par le code est devenue une institution sociale qui permet à chacun de revendiquer sa paternité sur le texte : c’est ce qu’on appellera un acte « d’autorité ».
Qui a autorité sur les images ? Tout autre est leur principe. Il repose non sur un code mais sur une analogie, c’est-à-dire un lien sensible, direct ou indirect, avec ce dont elle est l’image. L’image, même si ce lien est abstrait ou imaginaire, n’est jamais coupée du monde auquel elle s’associe. Son autorité est toujours partagée entre ceux qui la fabriquent, ceux qui la perçoivent, la manipulent ou l’interprètent, et ce qu’elle représente. En principe l’image n’a pas de clé. Elle n’est pas censée être univoque. Elle n’est pas soumise à une simple décision. Son auteur, son modèle et son propriétaire et même chacun de ses spectateurs peuvent en revendiquer la propriété et la responsabilité. L’image s’oppose donc bien au texte. Mais, de même que le texte n’existe pas en tant que tel et que l’écrit vit sur la fiction de son code, l’image vit sur la fiction de son analogie. En effet, pas plus que l’écrit n’est indépendant de sa forme, l’image n’est pure de tout code. Une image, pour être reconnue et comprise, doit respecter un certain nombre, souvent considérable, de conventions dont la cartographie, le contour, le modelé ou la perspective par exemple, peuvent donner une idée. Ainsi texte et image, différents l’un de l’autre, ne sont jamais absents l’un de l’autre.
Ecriture et image ne sont pas deux réalités contraires, mais les deux pôles de champs qui se recouvrent. L’écriture a beau marcher au code et l’image à l’analogie, le texte mêle toujours de l’analogie dans son code et l’image du code dans ses analogies. Car ce qui est dit ici de l’écrit l’est aussi de la parole, l’autre forme du texte, dont l’abstraction n’est pas moins charnelle. L’écriture, dans sa réalité graphique, emprunte les techniques de l’image et dès lors entre de plain-pied dans son domaine. Avec l’invention de l’imprimerie, l’écriture imposa son espace à l’image. Aujourd’hui c’est l’image qui impose son espace à l’écrit. La page a été conçue pour l’écriture, l’écran pour l’image. Ces deux systèmes de représentation sont donc condamnés à vivre ensemble et fonctionnent en sens contraire. L’image tend vers l’analogie, l’écrit vers le code. L’application d’un droit unique, fondé sur un code idéal dont l’auteur seul et un seul auteur pourrait revendiquer la responsabilité, engendre aujourd’hui des conflits insolubles.
Un avertissement enfin avant d’entrer dans le vif du sujet. Le principe analogique dont il est ici beaucoup question ne s’oppose pas au principe « numérique » de reproduction entendu aujourd’hui couramment comme technique d’enregistrement. L’enregistrement numérique, qui s’applique aussi bien au texte, oral ou écrit, qu’à l’image, ne change rien à la nature de ce qu’il reproduit. Une image numérisée demeure une image fonctionnant par analogie. L’écrit numérisé, même s’il l’est en « mode image », conserve la valeur de son code. La numérisation ne fait qu’ajouter une couche supérieure, comme un « vernis numérique » qui laisse intacte la nature de la couche inférieure. Cependant, cette couche supérieure a ses propres lois et sa propre signification, qui s’ajoutent aussi aux lois des couches qu’elle ne fait que reproduire. L’application du droit de l’un à l’autre provoque des impasses qui sont la cause de nombreux procès. Il est impossible de sortir de ces impasses si l’on ne prend pas position sur les concepts qui fondent le droit. C’est le droit de l’écrit qui a servi de modèle au droit de l’image. Aujourd’hui le droit de l’image cherche à s’imposer sur celui de l’écrit, qui résiste. Choisir d’appliquer le droit de l’image à l’ensemble ne serait pas plus satisfaisant. Le droit nouveau sera sans doute un compromis avant, peut-être, de changer radicalement de bases.
L’auteur du texte et les auteurs de l’image
Si je copie un poème de Baudelaire, je n’en serai pas écrivain pour autant. Ma copie ne me permet pas de prétendre à des droits d’auteur. Si je photographie La Joconde, je serai photographe et j’aurai des droits sur ma photographie. Pourquoi cette différence ? Si je lis un poème de Baudelaire dans un livre imprimé et si je lis le même poème sur une mauvaise photocopie, ce changement de support n’est pas censé provoquer une altération de la qualité littéraire du texte. C’est le miracle du code qui isole la signification de son support et de sa condition matérielle de reproduction. En revanche, si je contemple La Joconde au Louvre ou si je la regarde sur une mauvaise carte postale, la qualité de l’œuvre sera altérée et chaque intermédiaire aura sa responsabilité dans cette altération du sens même de l’œuvre. C’est le miracle de l’analogie qui établit un lien sensible et donc nécessaire, entre l’œuvre et son modèle. Ainsi la valeur marchande des reproductions de peinture n’a aucune commune mesure avec la valeur marchande des originaux. Si j’achète un tableau d’un peintre célèbre, je paierai beaucoup plus cher que si j’achète le tableau d’un inconnu. En revanche, si j’achète un roman, je paierai le même prix quelle que soit la notoriété de son auteur, car tous les auteurs utilisent le même code, l’alphabet, qui rend le message indépendant de son support et de sa facture.
Un texte recopié demeure le même texte (c’est en cela qu’on peut dire que la notion de texte est une fiction, tant qu’il n’est pas fixé). Toute copie d’image, en revanche, génère des droits d’auteur car elle est toujours une autre image. Chaque génération d’image a son auteur propre. Une diapositive de La Joconde ne sera jamais l’œuvre de Léonard de Vinci. Cette cascade d’auteurs qui se reproduisent les uns les autres génère une cascade de droits ou chacun peut interdire la génération suivante ou réclamer son contrôle. Le droit moral, limité dans l’écrit au contrôle sur la fidélité mécanique et aisément vérifiable ou au contexte dans lequel le texte est reproduit, est, pour les images, illimité car il porte sur l’ensemble, et sur le principe même, du processus de reproduction. Les photographes exigent le contrôle sur l’usage et le contexte mais aussi sur la forme de leur image : son cadrage, la qualité de sa reproduction car cette qualité formelle engage la signification de l’œuvre elle-même. Les cas où cette cascade devient vertigineuse sont de plus en plus nombreux. La photographie de plateau en offre un exemple : tous les ayants droit du film, du réalisateur au décorateur peuvent prétendre avoir des droits d’auteur sur la photographie prise pendant le tournage, mais les acteurs aussi, qui en sont souvent le sujet principal, peuvent, en tant que modèles, avoir un droit moral, qu’ils exercent scrupuleusement, mais aussi patrimonial. Le malheureux photographe de plateau ne peut vendre un seul des clichés dont il est, quand même, l’auteur, sans se prémunir de multiples garanties, jamais totalement acquises : la jurisprudence en offre plusieurs exemples.
Toute altération de l’image qui sert de modèle entraîne une modification du sens ou de l’efficacité de l’image, laquelle modification a nécessairement un auteur, passible d’en tirer profit comme nouvel auteur, ou au contraire, d’en être accusé par l’auteur du modèle. Or, l’industrie de la reproduction fait intervenir un nombre considérable d’opérations, souvent mécaniques mais tout aussi souvent interprétatives. C’est le juge qui, aujourd’hui, doit dire en cas de contestation, jusqu’où va l’opération mécanique et où commence l’œuvre de l’esprit : confier au juge une telle distinction revient à demander au douanier de distinguer une sculpture de Brancusi d’un objet mobilier. Si, comme l’affirme la doctrine esthétique dans nos démocraties, l’artiste ne se qualifie que de lui-même, seul l’auteur peut dire s’il y a ou non œuvre de l’esprit et tout auteur qui le prétend devrait être cru sur parole. Puisque telle n’est pas la loi, force est de constater que ce n’est pas l’auteur mais le marché de l’art qui qualifie, de fait, l’œuvre de l’esprit.
Un écrivain a-t-il des droits sur la forme graphique de son œuvre ? Oui, bien sûr, s’il en est reconnu l’auteur. Mais cette application du droit de l’image au texte écrit se heurte alors à la multiplicité des intervenants et, par exemple, le maquettiste, voire le créateur des caractères dans lesquels est imprimé le texte et qui lui donnent une signification particulière. Ces cas sont appelés à se multiplier et l’on peut imaginer qu’un fournisseur de papier demande des droits sur la qualité du support utilisé par l’imprimeur, pour la raison que la qualité du papier – les discours d’écrivains sur son importance esthétique ne manquent pas – fait partie de l’œuvre de l’esprit.
La même exigence de distinguer entre les générations d’images pour en distinguer les différents auteurs, se pose au documentaliste ou à tout expert. Indexer une diapositive de La Joconde sous le nom d’auteur de Léonard de Vinci est une hérésie courante dans nos centres de documentation. Elle est lourde de conséquences, sur le plan juridique mais aussi scientifique puisque, si elle est prise à la lettre, cette indication objective signifie clairement que Léonard de Vinci est l’auteur de la diapositive. Or, ce qui intéresse le chercheur, c’est bien entendu Léonard, et non le nom obscur du photographe qui, pourtant, revendiquera des droits d’auteur sur son cliché. J’insiste sur l’exigence scientifique qu’il y a à ne pas laisser croire que Léonard de Vinci fut un photographe. Il ne s’agit pas en effet d’une simple chinoiserie que les systèmes d’indexation régleront en consacrant à l’auteur de la diapositive un champ distinct de celui de l’auteur du modèle : mais d’une impasse impardonnable à l’historien qui néglige le fait que le sujet de l’une à l’autre image a totalement changé. Le portrait de La Joconde a comme sujet apparent une certaine Mona Lisa, tandis que le sujet de la diapositive est le tableau qu’a peint Léonard de Vinci. Voilà qui creuse un abîme entre l’un et l’autre objet dont l’essentiel du travail de l’historien de l’art devrait être de rendre compte.
Chaque image a donc non seulement son auteur propre mais son iconographie propre et la copie d’une image n’aura jamais pour sujet que l’image dont elle est la copie. Or, la plupart des images que nous manipulons aujourd’hui sont des reproductions, et, le plus souvent, des reproductions de reproductions. Entre le tableau exposé au Louvre et la reproduction dans un livre d’art ou dans un Cédérom existent une bonne dizaine d’intermédiaires qui vont du négatif au tirage, du contretype à l’ozalid, du blanchet à l’impression sur papier etc. La facilité avec laquelle on numérise aujourd’hui une reproduction déjà imprimée pour la confier à un nouveau cycle de reproduction qui aboutira à une nouvelle version de l’image ne peut être passée sous silence comme s’il s’agissait d’un phénomène insignifiant, sans conséquence sur l’histoire de l’œuvre et sur la notion d’auteur.
On peut attribuer à l’influence croissante du droit de l’image sur le droit d’auteur les récentes réclamations sur le droit de prêt ou sur le droit de copie. Il s’agit en effet d’un droit sur l’appropriation d’un objet (par le prêt) ou d’une image (par la photocopie) qui s’oppose à l’idée jusqu’ici dominante que le texte écrit était la propriété de tous, indépendante de la propriété de son support ou de sa reproduction. Les opposants au droit de prêt n’ont pas manqué de faire valoir jusqu’où cette logique du droit sur l’objet-livre pouvait mener, par exemple, dans la librairie d’occasion ou les pratiques de prêt privé, qui n’apparaissent plus alors comme un droit mais comme une exception au droit, celle du cercle privé. Quant au droit de copie, il ne pose problème que par la facilité des moyens de reproductions du texte par l’image : on peut supposer que jamais la copie manuscrite, seule accessible au chercheur privé pendant des siècles, n’aurait suscité une telle demande, alors qu’elle est de même nature.
Sans être prophète, on peut prévoir que le droit de l’image s’appliquera de plus en plus au texte écrit, tout simplement parce que le droit d’auteur est fondé sur la fixation des oeuvres de l’esprit et que la technique de fixation de l’écriture est aujourd’hui de même nature que celle des images. C’est l’invention de la lithographie qui, en Occident, a renversé le rapport de force entre écriture et image. Pour la première fois la reproduction du texte écrit était intégrée dans celle de l’image. Seul, avant l’invention de la lithographie, le manuscrit permettait une telle osmose. Le clichage des pages typographique dans des moules rigides annonçait cette évolution que la photographie allait rendre irréversible. La typographie aujourd’hui a presque disparu, tout texte est reproduit par des procédés photomécaniques qui la transforment, techniquement, donc juridiquement, en image. À tel point que les reproductions numériques de texte sont dites « en mode image » lorsqu’elles saisissent le texte écrit dans la forme graphique, pour s’opposer au « mode texte » qui continue de respecter le codage par caractère, indépendamment de leur forme.
La reproduction du texte écrit « en mode image » confère donc à son auteur des prérogatives d’auteur autant que le juge reconnaîtra un apport significatif de la forme graphique finale, ce qui n’est que rarement le cas, mais, là encore, il serait naïf de penser que la possibilité de reproduction numérique ne posera pas les mêmes questions que celles que la photographie pose depuis qu’elle a été inventée. De même, la saisie en mode texte n’est plus condamnée à la rigidité typographique dans laquelle les imprimeurs de jadis étaient réduits : l’encodage des données textuelles et la possibilité de les restituer selon des « feuilles de style » d’une infinie diversité, introduit dans le cœur même d’un système codé, les interprétations les plus créatives en « mode image ». Les créateurs de feuilles de style sont certainement éligibles à la qualité d’auteur comme le sont déjà les graphistes et les maquettistes. Rien ne semble donc échapper à la logique de l’image, et pourtant rien n’est plus codé que la structure de données (DTD), distincte de la feuille de style mais qui n’existe que par elle. La DTD n’est pas la donnée, mais une « métadonnée », qui organise la forme de restitution des données : il y a donc nécessairement aux textes écrits, comme pour les images, et indépendamment du problème de la reproduction, plusieurs catégories d’auteurs successifs.
La fin de l’auteur solitaire
Le droit d’auteur est fondé sur l’affirmation d’un droit subjectif lié à la personnalité individuelle. Un tel postulat se soutenait de la conception qu’on avait au xviiie siècle de l’écriture et de l’art. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Un principe auquel restent attachées toutes nos valeurs idéologiques, devant une réalité qui ne cesse d’en afficher l’erreur. De là vient sans doute le respect sans limite accordé à la notion d’original dans l’œuvre, à la mesure de l’extension irrépressible des techniques et des pratiques de reproduction. Ce serait là l’objet d’une autre leçon. Constatons pour lors que l’application du droit d’auteur conçu par des écrivains aux objets régis aujourd’hui par l’image fait ressortir des contradictions que le droit ne peut résoudre.
Si l’on pouvait croire que l’auteur d’un texte, oral ou écrit, est une personne physique et une seule, il devient insoutenable qu’il en va de même pour une reproduction. Or, toute œuvre de l’esprit est saisie sous une forme qui, aujourd’hui, est le plus souvent construite comme une image. Une multiplicité d’auteurs viennent donc se manifester qui obligent le législateur à étendre en permanence la notion d’auteur, avec, par exemple, la naissance des « droits dérivés » ou des « droits voisins », ou la notion d’œuvre, avec les subtilités – génératrices de nombreux contentieux – des « oeuvres collectives », des « oeuvres de collaboration » ou des « oeuvres composites ». Les contrats doivent prévoir des clauses sur la propriété intellectuelle propre à chacun des collaborateurs. Ils sont des centaines pour un film et l’industrie du multimédia rend inefficaces les plus minutieuses de ces précautions. Derrière une logique qui cherche à être impeccable, se cache un maquis où chaque auteur putatif s’embusque. Il me paraît certain que ces rafistolages ne tiendront plus longtemps, si l’on en croit l’alourdissement de la littérature et le nombre de colloques qu’on consacre à sa survie. La dilution de la notion d’auteur, déjà largement à l’œuvre dans l’édition et la production audiovisuelle, met en péril l’idéologie de l’individu qui la fonde et la résistance ressemble déjà à un combat d’arrière-garde.
En ce domaine, le droit de l’image n’a suivi que de très loin celui de l’écrit, établi dès le xviiie siècle par la loi Le Chapelier du 19 janvier 1791 sur la représentation, et la loi Lakanal du 19 juillet 1793 sur la propriété littéraire et artistique qui accorde à l’auteur des droits de reproduction imprescriptibles. En France les premières réclamations des peintres contre d’une part les reproducteurs de leurs oeuvres par l’estampe et d’autre part les propriétaires de leurs oeuvres qui en tiraient profit, ne se manifestèrent qu’au xixe siècle, pour culminer dans le débat parlementaire de 1841 entre Odilon Barrot, qui plaidait la cause des auteurs, et Lamartine, qui plaidait celle des propriétaires, et qui la perdit. Ce ne fut donc qu’après 1841 qu’un éditeur d’estampes dut rémunérer les peintres qu’il faisait reproduire, alors qu’auparavant, il ne devait rémunérer que le propriétaire de la peinture. À partir de là, tout se compliqua, car si le texte n’avait – et n’a encore de nos jours – généralement qu’un seul auteur, l’image passe le plus souvent par plusieurs mains dont chacune a une part de responsabilité dans la signification finale de l’œuvre. Certes on pourrait dire que le texte pour être imprimé passe aussi par plusieurs mains, mais la codification réputée inaltérable de l’écrit protège l’auteur de toute interprétation, ce qui n’est pas le cas de l’image. Il advient aujourd’hui que l’application des techniques de reproduction de l’image à l’écriture, ouvre au texte écrit les mêmes possibilités de pluralité des auteurs.
Le droit de l’auteur du modèle de l’image
L’image est toujours l’image de quelque chose. Le texte écrit n’est que l’image de son écriture. Le réalisateur de télévision qui a cru bon de filmer une entrevue avec une personnalité dans le jardin des Tuileries et a eu l’imprudence de laisser errer sa caméra une seconde de trop sur les statues de Maillol qui ornent ce jardin, a reproduit des oeuvres de Maillol et doit s’en acquitter avec les héritiers. Ainsi en va-t-il de plus en plus des photographies d’architecture, redevables à l’autorité des architectes. Les débats sur la question de savoir si l’œuvre reproduite constitue bien le sujet principal de l’œuvre de reproduction relèvent du byzantinisme et ne sont guère éloignés des débats des iconodules contre les iconoclastes qui se disputaient pour savoir jusqu’où pouvait aller la vénération des icônes et où commençait leur adoration. Le caractère accessoire ou essentiel du décor peut nourrir toutes les controverses. Quant aux architectures, dont le respect de la protection par le droit d’auteur pourrait mettre en faillite la plus grande partie de l’industrie photographique, l’éditeur d’estampes Basan s’interrogeait déjà avant la Révolution, sur le droit de les représenter depuis le domaine public ou de considérer que la reproduction des monuments publics devait constituer une exception au droit d’auteur de leur architecte ou de leur sculpteur, débat qui est toujours d’actualité.
L’application du droit de l’écrit sur l’image a montré ses limites avec la tentative d’utiliser pour des images l’exception au droit d’auteur que constitue la courte citation. On sait ce qu’est une courte citation d’un texte, écrit ou parlé, même s’il appartient au juge d’en mesurer la longueur. Mais peut-on citer une image ? La reproduction d’un détail ne peut en aucun cas être assimilé à une citation, car le détail d’une image n’est pas que la partie d’un tout, c’est une autre image qui a en elle, comme une fractale, sa totalité d’image. En revanche la question a été posée de savoir si la reproduction d’un tableau d’Utrillo, en vignette et en noir et blanc dans un catalogue de vente pour servir de simple référence, pouvait être considérée comme une citation et entrer ainsi parmi les exceptions au droit d’auteur. Les héritiers d’Utrillo eux, considéraient qu’en reproduisant, même de façon allusive, le tableau mis en vente, le commissaire-priseur s’était comporté en copiste et devait s’acquitter des droits d’auteur sur la reproduction du tableau qu’il allait vendre. L’argumentaire mettait en cause la nature même de l’image et devait se prononcer sur le fait de savoir si l’essence de l’art du tableau d’Utrillo était présent dans la chétive vignette. L’autorité d’Aristote, consulté d’après une notice de l’Encyclopedia Britannica, fut appelée au secours des juges.
Cette question est de première importance aujourd’hui où tout un chacun peut, sur internet ou tout autre média, se procurer des références aux oeuvres les plus célèbres. Beaucoup de diffuseurs, notamment les musées et les bibliothèques ont argué de la médiocrité de la reproduction pour échapper au droit d’auteur et assimilé ces « imagettes » de leurs catalogues aux notices des ouvrages qui n’en sont que la référence et non la reproduction, disent-ils. On a même sacrifié volontairement la qualité de ces reproductions pour pouvoir les diffuser publiquement sans avoir à acquitter des droits d’auteur. Cela ne résout rien car, non seulement le droit moral de l’auteur du modèle peut s’y opposer, mais le droit patrimonial continue de courir pour l’image reproduite, et pis encore, plus la nouvelle image trahira son modèle, plus elle générera des droits nouveaux dans son nouvel usage.
Ainsi se dispute-t-on aujourd’hui sur l’application aux images de ce que, dans un discours sur les progrès qu’offre aux citoyens la société de l’information, le Premier ministre Lionel Jospin a baptisé les « données essentielles » entendant par là celles dont l’Etat doit assurer la libre circulation et le libre usage par tous. Les textes publiés au Journal officiel sont réputés libres de droit, de même que le journal télévisé des chaînes publiques. On peut discuter pour savoir si le catalogue du musée du Louvre ou de la Bibliothèque nationale de France (au moins dans sa partie résultant du dépôt légal) doivent ou non faire partie de ces documents d’intérêt public. Mais la même libéralité s’applique-t-elle aux images qui, de plus en plus, les accompagnent ? Le fait même de poser la question peut surprendre : un citoyen aurait donc droit d’accéder à la référence textuelle d’un objet public, mais devrait payer pour voir son image ? Le droit d’entrée dans les musées est généralisé, pourquoi l’accès aux images ne le serait-il pas ? D’un autre côté, de quel droit limiterait-on l’accès aux références à des objets dont l’image rend, avec les techniques actuelles, bien mieux compte, et plus facilement, que n’importe quelle description ? La notion de « valeur ajoutée » n’est d’aucun secours : qui pourrait nier que la notice catalographique d’un texte ou d’un objet ne leur est pas déjà une valeur ajoutée ? L’autorité dont jouit l’écrit sert ici visiblement de prétexte à la protection des intérêts économiques dont l’image est davantage porteuse que le texte, y compris pour les établissements dits « publics ».
Le droit du modèle de l’image
Le lien sensible que l’image entretient avec son modèle fait que le modèle est impliqué dans chaque représentation. Le texte, par son codage, est isolé de son modèle. C’est pourquoi dans l’image, le droit d’auteur est en perpétuelle concurrence avec le droit du modèle. Comme ils sont de nature différente, ils se cumulent, mais la confusion est inévitable car ce droit du modèle se conjugue à son tour avec le droit de l’auteur du modèle et avec le droit du propriétaire du modèle. Ainsi, l’image, parce qu’elle fonctionne à l’analogie, a-t-elle vocation à générer sans cesse de nouveaux droits sur sa production et sa reproduction. Les juristes sont devant l’image comme Hercule devant l’hydre de Lerne : à peine une tête est-elle coupée que cent autres renaissent.
Le phénomène qui autorise cette génération incessante de droits repose pourtant sur une simple croyance, on pourrait même dire une superstition. Celle-là même qui, assimilant l’image à son modèle, a donné lieu aux procès en idolâtrie et en sorcellerie. Le fait que l’image entretient un rapport sensible avec son modèle (qui n’est pas seulement celle de la seule ressemblance) n’implique nullement que ce lien soit substantiel. La croyance en la consubstantialité entre l’image et son modèle, est fermement ancrée dans notre histoire et le christianisme y a fondé un de ses dogmes les plus essentiels. L’expression philosophique la plus achevée en a été exprimée par le néo-platonisme. Cette croyance permet à l’idolâtre d’adorer des images au lieu de leur modèle, au sorcier de s’en prendre à l’image de sa victime, et de transpercer des simulacres, persuadé qu’il est de l’atteindre en son corps. L’image est ainsi considérée non comme un objet distinct de son modèle mais comme un mode d’existence du modèle lui-même. La photographie, qui apparaît comme une émanation physique du modèle, n’a fait que renforcer cette illusion. On cite souvent, pour s’en moquer, ces primitifs qui croient que l’âme du modèle est enfermée dans sa représentation, notamment sa photographie ; ou encore cette personne naïve qui s’habillait chaque soir pour recevoir le présentateur du journal télévisé. Le fait que l’Eglise catholique ne valide la retransmission télévisée de la messe pour les personnes empêchées qu’à condition que la retransmission ait lieu en direct est-elle due, comme elle le dit, au souci de maintenir vivante la communauté que constitue l’Eglise, ou n’est-elle qu’une forme moderne d’idolâtrie ? Plus généralement, pour le sport comme pour l’actualité, le prestige dont jouit le « direct » à la télévision s’explique largement par cette croyance, lorsque l’image ne partage pas seulement l’apparence du modèle mais sa durée et son temps. Un technicien aurait vite fait de montrer pour quelles multiples et évidentes raisons, le « direct », ça n’existe pas vraiment, compte tenu de la somme inimaginable de médiations, de relais et de délais dont il est tributaire. Mais là n’est pas la question. La question est de savoir de quel droit subjectif cette croyance est porteuse et si elle le restera longtemps.
Quant aux contradictions qu’elle engendre, on peut en citer beaucoup. L’histoire de la caricature en est un exemple. Lorsque Louis-Philippe, placé sur le trône pour abolir la censure sur la presse en 1830, rétablit la censure sur les images en 1835, la logique défendue par le procureur Persil avant d’envoyer Daumier et son éditeur Philipon en prison fut que la liberté de la presse ne pouvait s’entendre que pour l’écrit, l’image étant d’une nature différente. Solidaire de son modèle, la caricature n’est pas une opinion, mais une voie de fait. Caricaturer et frapper au visage c’est tout un. Ce jugement aujourd’hui nous paraît archaïque. Mais la loi Guigoux sur la représentation médiatique des personnes mises en examen procède-t-elle d’une autre analyse ? En photographiant un présumé innocent menottes au mains, que fait le photographe que représenter une réalité légale ? On répond que cette photo va porter préjudice à son modèle. À quoi les journalistes répliquent que c’est la réalité qui porte préjudice à l’innocent et non l’image fidèle qu’on donne d’elle. Si la réalité porte préjudice, c’est bien entendu la réalité qu’il faut réformer et non son image. Dans ces cas de censure, la force de l’image l’emporte sur le droit du texte.
L’image des victimes est également l’objet de débats. L’évolution de la jurisprudence à leur propos est significative. Ces photos sensationnelles de victimes d’attentats ou de catastrophes naturelles sont condamnées pour deux séries de motifs. La première concerne le préjudice moral porté aux personnes représentées. La seconde concerne l’atteinte portée à la dignité humaine. Bien qu’apparentées par la morale, ces deux séries ne se confondent pas. La question est plus ardue lorsque la personne représentée est décédée. Un mort a-t-il encore des droits sur son image ? Le juriste a du mal à le concevoir. Admettons qu’il ne puisse plus en avoir, ayant cessé d’exister et d’être un sujet de droit. Il faut quand même admettre que l’image survit à son modèle. Ce droit est-il transférable à la famille ? Est-on titulaire du droit à l’image de ses ancêtres, comme on l’est, un certain temps, du droit d’auteur ? Les jurisprudences varient alors dans leur réponse qu’il est difficile de comparer (outre les questions dues aux problèmes de procédure) car une question est de savoir s’il y a effectivement préjudice moral (et comment en être certain ?), une autre est de savoir si le droit à l’image de la victime est bien transmissible ou si le droit à son image s’éteint avec le de cujus.
La succession Mitterrand a été déboutée de sa plainte le 1er janvier 1999, sous la raison que les photographies incriminées n’étaient pas causes d’un préjudice. Paris-Match a encore gagné le procès que leur intentaient les représentants des victimes de l’attentat du RER Saint-Michel en 1995. Mais le même Paris-Match a été condamné le 12 février 1998 dans le procès que lui intenta la veuve du préfet Erignac. Cependant, on a constaté une évolution dans l’argumentation qui donne tort au journal : fondée d’abord sur la douleur causée par cette publication à la veuve de la victime, le jugement en appel se réfère non pas au préjudice moral de la famille mais au respect de la dignité humaine en général. Ceci peut présumer de l’interdiction de reproduire des photos de victimes quelles qu’elles soient, la dignité humaine d’un préfet n’excédant pas celle d’un simple soldat. Cette dernière argumentation peut paraître plus noble et cherche peut-être à élever un débat qui risque autrement de tomber dans le sordide ou dans la confusion des sentiments. En fait, elle pourrait être interprétée comme un regain de la croyance en un certain animisme de l’image, qui suppose que l’image fasse partie de la personne humaine ou qu’elle en soit une sorte d’exhalaison. Le point de vue du reporter qui a réalisé l’image sera nécessairement tout différent puisque l’image, c’est lui qui l’a voulue et fabriquée. On peut aussi y voir l’amorce d’un droit de l’image qui n’appartiendrait ni à l’auteur ni au modèle mais qui relèverait d’un intérêt social supérieur à celui de chaque individu. Ce n’est plus une extension du droit d’auteur dans une fuite en avant désespérée, mais un changement radical de registre qui évite la confrontation brutale des différents titulaires de droits.
De telles questions ne se posent pas de la même façon pour l’écrit. Le code abstrait protège en quelque sorte le modèle de toute attaque directe de son corps par l’image analogique. Le modèle, ou l’auteur du modèle, ne peut alors prétendre à aucun droit sur le signe qui le représente, sauf dans un cas : celui du patronyme et singulièrement de la signature qui doit sa particularité au fait que, précisément, l’image y envahit le code. L’auteur de l’écrit est, de son côté, mieux protégé des plaintes éventuelles du modèle : il est plus difficile d’assimiler un texte injurieux à une voie de fait qu’une caricature. La diffamation est un cas connu de mensonge, bien distinct de l’image de faits scandaleux ou cruels. Elle existe aussi pour l’image : lorsqu’un homme politique allemand est caricaturé en costume nazi, il peut contre-attaquer sur le fait qu’il n’a jamais été nazi et que l’image est un mensonge. Le dessinateur peut répliquer en faisant valoir le caractère métaphorique du dessin : dire que vous êtes un âne ne signifie nullement que vous êtes réellement un âne. Mais en tout cela, texte et image sont au même régime. Tout commence au moment où l’image joue sur son lien physique à la réalité, tant dans ses relations avec le modèle que dans l’efficacité sur son spectateur. L’attaque verbale est un coup autorisé car on peut y répondre avec les mêmes armes ; l’attaque imagée est déjà considérée comme une violence.
Le droit des propriétaires sur l’image de leurs biens
Est-on propriétaire de son image ? Le « lien sensible » qui fonde l’analogie peut-il être considéré comme un lien substantiel d’appartenance ? Rien ne nous y autorise, sauf à revenir à des croyances archaïques. Les images, comme les textes, sont des artefacts qui n’appartiennent qu’à leurs auteurs. En revanche, ces artefacts peuvent être manipulés de façon malveillante ou dangereuse et causer des préjudices dont la loi doit protéger les éventuelles victimes. Ils peuvent aussi être exploités commercialement : les profits peuvent-ils alors profiter au modèle de l’image ? Ces deux considérations : préjudice et profit justifient les revendications de propriété du modèle sur son image. Si la première n’est pas propre à l’image et concerne toutes les actions humaines, la seconde en revanche se fonde sur la nature du lien entre l’image et son modèle et mérite d’être approfondie.
Il est bien clair, quoi qu’il en soit, que l’exploitation d’une image ne doit pas nuire à son modèle ni au propriétaire de son modèle, ni d’ailleurs à quiconque (code civil article 9 sur la protection de la vie privée). Mais il s’agit de tout autre chose, fondée sur l’article 544 sur le droit de jouir de ses biens et d’en disposer. Là encore, il faut montrer que l’exploitation de l’image porte atteinte à ce droit. Elle y porte toujours plus ou moins et, comme pour le droit des victimes à leur image, on passe insensiblement du droit fondé sur un possible préjudice au droit fondé sur un principe universel, qui n’est plus la dignité humaine mais le droit de propriété.
Le patrimoine est avant tout ce qui ne peut vous être retiré : votre patronyme et votre image. L’image dont il ici question est celle que l’on offre au regard de son entourage par notre présence même et n’inclut pas la reproduction de cette image. Mais, si l’on est propriétaire de son image, il n’est pas difficile de glisser à la propriété de l’image de sa personne à la propriété de la reproduction de cette image et, pire encore, à la propriété de l’image de ce qui vous appartient. Droit de l’image et droit de propriété font alors cause commune pour s’étayer l’un l’autre. Un tel amalgame peut avoir des conséquences funestes et ne constitue certainement pas un progrès sur le plan de la philosophie.
Heureusement, la complexité devient telle que les juges semblent renoncer à confirmer le droit du propriétaire sur l’image de son bien, sauf cas de préjudice avéré. Par exemple, soit une photographie d’architecture : lequel prime, du droit d’auteur (le photographe), du droit du modèle (l’architecte) ou du droit du propriétaire (le propriétaire de l’immeuble) ? Si l’on fait droit au propriétaire sur l’image de ses biens, à ces trois catégories de prétendants, s’en ajoute un quatrième, plus encombrant encore, le propriétaire du support de l’image (la bibliothèque, l’agence, le collectionneur). Le droit à son image n’entraîne pas le droit à la propriété du support pas plus qu’au droit d’exploiter l’image. C’est pourtant ce que plaident les musées lorsqu’ils revendiquent des droits sur la reproduction des images dont ils se considèrent comme les propriétaires. Si l’on admet que le propriétaire n’a pas de droits naturels sur l’image de son bien, ce droit des musées sur les images qu’ils conservent, s’il était reconnu, signifierait que le propriétaire a des droits sur l’image de son bien parce que ce bien est une image, ce qui, en fait, n’a aucun rapport ni avec le droit d’auteur ni avec le droit de propriété et procède de la confusion mentale la plus complète.
Ce droit du propriétaire ne doit pas être confondu avec les règles de la confidentialité pour les cas où le préjudice serait sensible : publier la photo d’un château n’implique pas qu’on publie aussi le nom de son propriétaire et le prix qu’il lui a coûté. Les récents arrêts sur le Café Gondrée (Cassation, 10 mars 1999), du château de Villeneuve-Loubet (31 mars 2000) ou des volcans d’Auvergne font apparaître une jurisprudence fluctuante et parfois carrément contradictoire, statuant tantôt sur le préjudice subi par le modèle ou par le propriétaire du modèle, tantôt sur le profit supposé illicite de l’auteur de l’image. Il est illusoire de vouloir fonder une doctrine sur de telles chimères. Le récent arrêt du tribunal de grande instance de Clermont-Ferrand qui a débouté le 23 janvier 2002 les associations propriétaires du volcan du Pariou contre les photographes qui auraient « volé » l’image de leur bien est un heureux coup de frein à une logique qui tend à asseoir des droits sur des filiations imaginaires entre l’image, son modèle et le propriétaire de ce modèle, double illusion, ou double tromperie.
Quelques impasses
L’édition électronique avec sa multiplicité d’auteurs et sa conception élastique de l’autorité n’est plus réductible au droit de Beaumarchais, pas plus que la notion d’auteur ne peut se résoudre dans la conception de la création individuelle qu’avait Kant. Le lecteur d’un site interactif devient lui-même auteur. Le cas s’est posé d’un enfant qui, ayant généré une séquence particulièrement ingénieuse d’un jeu électronique et l’ayant exploitée comme telle, demanda des droits d’auteur non sur le jeu mais sur la séquence. Le lecteur, qui compulse, annote, coupe et colle, se comporte de plus en plus comme un auteur, comme, par exemple, un D.J. qui manipule et déforme des enregistrements préexistants et en fait son œuvre. Le modèle, dont on a vu que c’est lui, autant que l’auteur qui génère les droits liés à l’image, est de plus en plus lointain, médiatisé par d’innombrables et insaisissables intermédiaires ; de plus en plus diffus aussi puisque l’œuvre électronique peut puiser directement à des sources diverses. La perte de contrôle juridique est inévitable sur la diffusion. Elle l’est aussi sur le temps, tant à cause de la reproduction en temps réel que par l’indétermination de la durée de diffusion. L’application à un site Internet du délai de recours contre une diffamation, qui est, pour l’écrit, de trois mois après la publication, a suscité récemment bien des controverses. Qu’est-ce qu’une date de publication sur un service qui reste affiché en permanence ? Les conflits d’autorité sont devenus infinis et indéfinis.
Photographier une ville devient impossible. L’auteur est introuvable. En supposant que chaque architecte reçoive sa part de droit d’auteur qui lui revient en tant qu’auteur d’une partie du modèle, ne doit-on pas considérer qu’une autorité collective se superpose toujours à la création de chaque individu, elle-même toujours composite. Qui est l’auteur d’une ville ? Cette question n’est pas plus stupide que celle qui demande aujourd’hui qui est l’auteur d’un spectacle, d’une œuvre multimédia. Le cas d’un propriétaire de troupeau de vaches alpestres qui réclamait des droits d’auteur sur l’enregistrement des clarines de son troupeau exploitées par un éditeur d’ambiances sonores locales, montre jusqu'à quelles extrémités le droit d’auteur confondu avec celui des propriétaires peut mener.
Ne doit-on pas considérer qu’il existe des oeuvres sans auteur, ou doit-on continuer de penser qu’il existe nécessairement un auteur, et de préférence un seul, quitte à trouver normal que le troupeau de vaches ait produit une « œuvre de l’esprit » ? L’affaire a bien été plaidée et, les animaux n’ayant pas de personnalité juridique, celle de leur propriétaire est la seule qui soit fondée. Mais le fabricant des clarines ou de tout autre instrument de musique peuvent aussi s’en mêler, à défaut de compositeur. Les images de surveillance ont posé plusieurs fois la question : utilisées à des fins policières, elles posent la question de la titularité des droits. Peut-on cependant déclarer le propriétaire d’un grand magasin ou d’un établissement public auteur des bandes enregistrées automatiquement dans ses locaux ? On ne peut pas refuser l’idée que la notion d’auteur est sérieusement ébranlée par le photomaton. Il est raisonnable d’avoir déclarées libres de droit les photos prises « par ? » ou « avec ? » ou « depuis ? » le satellite Spot.
Le copyright anglo-saxon offre au regard des indispensables évolutions du droit d’auteur des facilités qui profitent à l’exploitant de l’image, au détriment de l’auteur, dépouillé notamment de son droit moral. L’œuvre est d’abord considérée comme un produit, avant de l’être comme une œuvre de l’esprit. On sait aussi bien la nécessité d’un droit moral, qui interdise aux exploitants de détourner l’œuvre du sens qu’a voulu lui donner son auteur, ou de dégrader sa forme. Les excès auxquels expose l’exercice du droit moral sont jusqu’ici mineurs, mais deviennent totalement bloquants, et du reste inopérants, dans le cas de reproductions massives ou rapidement enchaînées comme le permet l’électronique. Nous ne sommes plus dans le cas pittoresque d’artistes qui effacent leur propre signature sur des tableaux déjà vendus, ou viennent chez leur propriétaire, comme le faisait Degas, pour les repeindre. On peut donc s’attendre à un compromis entre le copyright et le droit français qui applique de fait de plus en plus souvent le droit anglo-saxon sans le reconnaître.
Une collusion du droit d’auteur, du droit du modèle et du droit de propriété peut avoir des conséquences les plus terribles sur notre patrimoine le plus incontestable : notre code génétique. Or, ici, comme pour le droit des morts à leur image, l’évolution du droit se fonde non tant sur un bien personnel que sur un bien humanitaire. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, personne ne peut se considérer comme propriétaire de son propre génome. Le génome doit être protégé non pas pour permettre à tel individu d’en tirer des profits, mais pour assurer la diversité et, en dernière instance, la survie, de l’espèce humaine. Son droit d’auteur est, si l’on peut dire, global, et ses variantes ne peuvent faire l’objet d’aucun statut particulier (un avocat américain propose néanmoins ses services à ceux qui veulent se protéger de tout risque de clonage). Une telle évolution peut être salutaire, en distinguant un droit d’auteur générique non lié à une personne physique. La complexité des cas, le nombre des procès, l’inadaptation des principes appliqués indifféremment à des objets différents, vont sans doute obliger le droit à évoluer. Mais on sait que le droit évolue à la vitesse des continents et ne fait qu’enregistrer l’évolution des pratiques, des intérêts et des mentalités. Il faut croire que les nôtres sont encore trop attachées aux catégories coulées dans le moule uniforme de l’écriture, et, de manière plus archaïque encore, à une conception magique de l’image.
[Ce texte écrit est issu d’une conférence donnée à la Maison franco-japonaise de Tokyo le 17 novembre 2001, dans le cadre du séminaire sur les rapports du texte et de l’image dirigé par Marianne Simon-Oikawa, professeur invité à l’université Keio. Cette forme explique que ce texte ne soit accompagné d’aucune note et traite de façon cavalière d’un sujet que l’auteur a considéré non en juriste mais du point de vue de l’historien de l’art et de l’image.]