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Analyses d'oeuvres

Olivier Nives

L’art est simplement la preuve d’une vie pleinement vécue. Enquête sur une trouble épigraphe lumineuse

Résumé

Sous son apparente clarté, l’épigraphe en néon installée au fronton du Frac Nord-Pas de Calais à Dunkerque s’avère une fiction ambiguë que l’auteur se propose de décrypter. Pour y parvenir, il lui faut mener une enquête rigoureuse lui permettant de réunir toutes les informations indispensables pour faire la part de la réalité historique, de la parole de l’artiste et des divers discours tenus sur l’œuvre. Le lecteur est invité à suivre pas à pas cette enquête et les déductions de l’auteur. Et à partager – ou non – sa perplexité.

Abstract

Behind its apparent clarity, the epigraph in neon installed at the top of the facade of the Frac Nord-Pas de Calais in Dunkirk proves to be an ambiguous fiction that the author offers to decipher. To succeed, he has to conduct a thorough investigation to gather all the necessary information to weigh up the historical reality, what the artist says and what is said about the work. The reader is invited to follow this investigation and the author's deductions closely. And to share - or not - his perplexity.

Texte intégral

Haut accrochée sur la façade transparente du nouveau bâtiment du Frac Nord-Pas de Calais de Dunkerque, une phrase en grandes lettres de néon proclame sans autre préambule que : « L’art est simplement la preuve d’une vie pleinement vécue. »1

Sous cette phrase sont inscrits les mots suivants : « Stiv Bators, Paris, 3 juin 1990 ».

La typographie employée est rigoureuse, lisse, sans fioriture. Les lettres sont en majuscules et d’un rouge lie-de-vin qui n’a rien d’alarmant. Le tout possède à la fois l’autorité rassurante des inscriptions monumentales que l’on voit au fronton des bâtiments antiques et la sobriété d’une enseigne commerciale ne gaspillant pas l’argent des actionnaires dans des effets de séduction racoleurs.

Mais écoutons-la bien, entendons-la bien cette phrase : « L’art est simplement la preuve d’une vie pleinement vécue. » Certes, son ton assertif ne laisse aucune place au doute et son énonciation de ce qui pourrait être une vérité universelle en ferait volontiers une sorte de maxime, si la maladresse de son écriture, l’emploi insistant de deux pesants adverbes, l’effet de redondance de la formule « une vie pleinement vécue » - si tout cela n’évoquait pas, plutôt que l’acide lucidité joueuse d’un La Rochefoucauld, on ne sait quelle satisfaction bonhomme et péremptoire, quelque chose comme une demande d’adhésion sans réserve, une manière d’évidence consensuelle d’ordre quasi propagandiste ou publicitaire ?

Mais l’art, bien sûr, n’est pas un produit comme un autre et cette phrase ne semble avoir d’autre fonction que d’accueillir, dans les meilleures conditions de quiétude et de bon sens, l’amateur un tantinet esthète venu ajouter par la fréquentation du temple apollinien un supplément d’âme à sa vie ordinaire. Qu’il vente ou qu’il bruine, la phrase luit, en effet, dans le ciel dunkerquois et nous appelle à entrer, rasséréné et confiant, dans ce haut lieu des valeurs impérissables. Le propos paraît d’ailleurs d’autant messianique que le beau bâtiment au plan sobrement basilical construit pour accueillir les collections du Frac redouble un ancien atelier de chantier naval que les habitués du port appellent « la cathédrale ». Nous voici donc convié par cette absolue déclaration de foi à nous recueillir sereinement dans la religiosité de l’art.

***

Malgré tout, un peu perplexe devant la limpidité évangélique de cette sentence si hautement affichée, l’amateur se pose quelques questions. Il se demande si l’art seul peut « prouver » que l’on a vécu pleinement ? N’existe-t-il pas d’autres moyens que l’activité artistique pour mener « une vie pleinement vécue » ? Ou bien l’artiste est-il cet être à part, cet individu extraordinaire dont l’existence, bien éloignée de celle de l’homme du commun, pour reprendre la belle expression de Jean Dubuffet, est en tout point et constamment intense et inventive ?

D’autre part, l’assertion, si lumineuse soit-elle dans son exposition, paraît au fond bien floue : de quel art s’agit-il, de celui que l’on admire ou de celui que l’on pratique ? Des œuvres qui en résultent ? Et quelle que soit leur qualité ? Qu’elles témoignent ou non – à défaut de prouver – d’une infinie inventivité ou d’une éprouvante manie de la fade besogne et du plat ressassement ?

En quête de réponses et ignorant tout de ce Stiv Bators à qui la phrase est attribuée, le commun spectateur cherche donc à s’informer. En lisant la notice publiée sur le site du Fonds Régional2, il découvre que ce nom est celui du chanteur des Dead Boys, un groupe punk américain actif entre 1975 et 1979.

Stiv Bators, apprend-on, a influencé la scène punk new-yorkaise et il aurait pu, je cite, « avoir un impact conséquent sur les compositions musicales d’autres groupes tels que les Sex Pistols ou encore Joy Division, s’il n’avait pas intégré des groupes ignorés ». On en déduit donc que, doué semble-t-il d’un indéniable talent, ce trop discret rebelle a quelque peu loupé sa carrière.

Poursuivant sur d’autres sites notre enquête, nous découvrons également que les Dead Boys se sont fait mieux connaître à l’époque pour leurs comportements outranciers sur scène que pour leurs contributions à l’histoire mondiale de la musique. Normal : des punks, non ? Mais on apprend surtout que Steven John Bators, né à Youngtown Ohio le 22 octobre 1949, est mort à Paris le 3 juin 1990. Or, cette date est précisément celle indiquée sous la phrase de néon. Autrement dit, ces mots qui nous surplombent ont été prononcés par le chanteur le jour même de sa mort. Voilà qui leur donne une dimension d’une exceptionnelle envergure : il s’agit là, en effet, d’une phrase définitive, chargée de toute l’émotion et de tout le sens qu’on peut accorder aux dernières paroles qu’un homme ayant connu une vie brève mais passionnante lègue à l’humanité entière sur son lit d’agonie.

Le site du Frac précise d’ailleurs les conditions de la mort du chanteur : « Pour répondre à la recherche d’une plus forte audience et pour échapper à son addiction à l’héroïne, Stiv Bators emménagea à Paris au début des années quatre-vingt-dix, ville qu’il percevait comme l’occasion d’un nouveau départ, d’amorce d’un futur meilleur. Pourtant, c’est dans cette même ville qu’il fut renversé par un taxi, mettant fin à ses jours. » On peut noter, au passage, l’intéressante ambiguïté de cette formule syntaxiquement peu académique qui laisse entendre que le malheureux junkie se serait en quelque sorte suicidé par accident de taxi.

D’autre part, si on demeure farouchement insensible aux sirènes pathétiques des légendes wild side du rock n’roll, on peut se demander si une vie de junkie quêtant misérablement sa dose entre deux concerts dépeuplés est exactement ce que l’on peut considérer comme « une vie pleinement vécue ».

Tout de même, le spectateur du commun s’interroge : dans quelles circonstances exactes ces mots si définitivement sereins et sentencieux ont-ils été prononcés ? Sur un lit d’hôpital ? Dans un ultime souffle ? Un tout dernier râle ?... Et qui les a recueillis ? Quel ami attentif ? Quelle infirmière suffisamment philosophe ? Quel consciencieux biographe ?... Et puis : ce serait donc possible de balancer des mots pareils après toute une vie de dope, de destroy et no future, alors qu’on prend sa dernière dose de morphine sur un lit d’hôpital ? Il y a là, dans cet écart entre la vie misérable du junkie, la dramatique agonie de ce Stiv Bators, sa déroute cérébrale, et la tranquille affirmation aphoristique affichée sur la façade du Frac, quelque chose de proprement incompréhensible.

Esthétiquement aussi, on reste un peu perplexe. Quelle métamorphose, en effet. Imaginez, lecteur : ce souffle, ce râle à peine audible, le voici propulsé - et pour l’éternité peut-être - en lettres monumentales au fronton d’un haut lieu de l’art !... Sans doute peut-on à cet instant penser à d’autres œuvres opérant ce même prodigieux décalage entre parole intime et inscription monumentale - on songe, par exemple, aux lumineuses projections de Jenny Holzer sur les murs des cités3. Mais, lorsque cette artiste américaine transfère en lettres géantes tel texte évoquant le sida ou l’odeur du corps de l’autre, elle met en oeuvre une parole qui échappe à l’intime pour venir inquiéter l’espace public. Non identifié, le narrateur ou la narratrice, en exprimant des sentiments et des sensations dont il est délicat de discerner s’ils sont énoncés par un amant ou une victime, apporte un indéniable trouble dans notre perception des relations amoureuses, de notre rapport à autrui, de la parole tue, de l’énonciation ou non de certaines vérités. Il s’y joue alors une volonté de mise en alerte et d’émancipation qui n’est pas de mise dans le cas de la phrase qui nous préoccupe.

***

« L’art est simplement la preuve d’une vie pleinement vécue. » Reprenant la lecture des informations publiées sur le site du Fonds Régional, c’est là qu’on tombe des nues. Ou qu’on retombe sur nos pieds. Enfin, qu’on commence à comprendre. La phrase, la date, l’attribution : tout est faux. Stiv Bators a bien existé, oui. Il est réellement décédé le 3 juin 1990. Mais, jamais au grand jamais, il ne s’est mis à jouer les Sénèque sur son lit de mort.

Cette phrase-là, on la doit, comme nous l’indique l’auteur anonyme de la notice, à Scott King, l’artiste anglais qui a réalisé la signalétique du lieu4 : « La phrase en néon reprend d’une part le caractère romantique du chanteur à qui elle est faussement attribuée, d’autre part, elle rappelle l’impression de Scott King qui dans son enfance était émerveillé par les signalétiques lumineuses à la sortie des gares d’Europe telles que Paris, Amsterdam et Genève. Par cet hommage inventé, Scott King met également en évidence le potentiel d’une croyance certaine aux pouvoirs de l’art. »

Bien évidemment, le spectateur qui, naïvement, avait cru lire une sorte d’invitation à adhérer à un modèle de vie – celle « pleinement vécue » de l’artiste – se sent un peu floué. On ne comprend plus très bien. Quelles sont au juste les intentions de Scott King : en inscrivant cette phrase fictive, subvertir le discours officiel qui de longue date aime à s’afficher au fronton des lieux institutionnels ? Nous inviter à nous méfier des assertions trop convenues ? Ou bien, au contraire, espérer vraiment qu’on adhère à cette belle pensée d’une « vie pleinement vécue » – en usant d’un improbable mensonge ?

***

Par chance et pour plus de clarté, un entretien filmé de Scott King, daté de 2012 et portant sur ce qui n’est alors qu’un chantier en cours, est diffusé sur le site5. L’artiste, en chemise Vichy rose et au look bien soigné, explique qu’il a choisi d’employer le français et non l’anglais pour la signalétique par refus, d’abord, de se plier aux conventions internationales, mais également par nostalgie d’une France qui, lorsqu’il était enfant, lui paraissait exotique (« it seemed very unic, very exotic to me, very french »). Si le premier argument ne peut que susciter ses applaudissements, l’orgueilleux spectateur indigène se sent en revanche un rien vexé de voir la langue du Pays des Droits de l’Homme et de l’Exception Culturelle réduite au rang de simple dialecte folklorique. Mais, passons et écoutons la suite, car Scott King en vient à ce qui nous intéresse : la phrase qu’il souhaite faire inscrire sur la façade. D’emblée, il insiste sur le fait qu’il ne veut surtout pas se conformer aux mœurs du monde de l’art. Ses néons à lui ne sauraient être confondus avec des néons d’artiste. Hors de question d’utiliser, par exemple, des néons du genre twirly whirly comme fait un Bruce Nauman6. Ce qu’il veut, lui, Scott King, c’est donner à son inscription l’aspect des enseignes lumineuses commerciales, comme il en voyait, gamin, aux devantures des cafés en descendant du train à la gare du Nord. Puis il explique que, si cette phrase est bien attribuée à Stiv Bators, les Dead Boys n’étaient en fait rien d’autre qu’une bande de losers. Ce n’était pas, précise-t-il, des musiciens qui se voulaient intentionnellement comiques, mais plutôt un groupe de punks tout ce qu’il y a de crétins (« moronic punk band »). De toute évidence, Scott King parle en connaisseur de cette époque musicale ; il distingue bons et mauvais groupes, considère qu’après les Sex Pistols, le mouvement s’est abêti et répète que les Dead Boys étaient, quant à eux, particulièrement stupides (« quite really dummy »). Mais ça n’empêche, affirme-t-il, qu’il leur trouve un côté romantique et il poursuit alors ce discours paradoxal en proclamant à la fois son admiration pour Stiv Bators, parce qu’il incarnait l’action, la débrouille, le système D, et en insistant tout aussi fermement sur son indécrottable crétinerie.

Scott King tient enfin à nous faire comprendre qu’il y a chez Stiv Bators – et ce n’est pas seulement dû au fait qu’il est mort jeune – une affirmation de ce que peut être l’art, une croyance en l’art, en l’art comme mode de vie. Il ajoute, en évoquant la phrase inscrite en néon sur le fronton du FRAC, qu’il y a d’ailleurs quelque chose de comique dans le fait de lui attribuer une quelconque réflexion sur l’art, puisque, même s’il pensait lui-même qu’il pratiquait bien un art en jouant de la musique punk, ce chanteur était pour ainsi dire dénué de tout sens artistique (« artless »). C’est cette idée-là, au bout du compte, qui plaît à Scott King. Il considère que Stiv Bators est, à plus d’un titre, une figure oubliée à qui il est heureux de rendre hommage. Certes, le chanteur punk n’est pas l’auteur des mots si glorieusement affichés, mais Scott King espère que les visiteurs comprendront que c’est amusant, et aussi très triste, et très romantique. Et que ce geste totalement factice a également sa part de vérité.

Bien. Des paradoxes donc, des nuances à s’y perdre, de la nostalgie, du sentiment, un hommage à un type que l’on traite de crétin : il faut poursuivre l’enquête. Le catalogue d’exposition Littérature publié par le Frac en 20127 nous apprend que, « ancien designer pour l’influent magazine de mode ID ainsi que pour Sleazenation et le journal politique Crash ! », Scott King « se sert de ses connaissances pour créer une oeuvre qui critique la politique, l’histoire et la culture pop, surtout la musique, avec un égal aplomb »8. La suite de la notice, non signée, est écrite dans une langue quelque peu sibylline : « En se référant au langage visuel des Situationnistes et à l’héritage graphique du mouvement punk, il (Scott King) commente fréquemment l’ascension et la chute d’icônes culturelles sur lesquelles nous projetons des définitions rigides avant d’être au final déçus par leur humanité. »9 On s’interroge un peu sur ces définitions rigides qu’on nous assure projeter et sur cette déception finale qu’on est supposé ressentir – mais là, non, vraiment, pour ma part je ne vois pas. Je trouve même très bien encore ce qu’il passe de franc plaisir dans les duos édentés de Jerry Lee Lewis et de ses vieux potes rockers.

Il faut donc mener ailleurs nos investigations. Or, cet ailleurs, on le sait, surtout lorsque les ouvrages publiés ne fourmillent pas, s’appelle internet10. Nous apprenons alors que Scott King a travaillé avec plusieurs groupes punks et réalisé pour eux des jaquettes de vinyles, comme celle du premier disque autoproduit par le duo new-yorkais Suicide, composé de Martin Rev et d’Alan Vega11. Nous découvrons également que depuis plusieurs années, parallèlement à sa carrière de graphic designer, il produit des œuvres dont le point commun est un certain esprit de dérision visant le politique, l’art et les médias. Reprenant l’équation posée par Warhol qui veut que, médiatiquement, une effigie de Marilyn égale celle d’un Mao, le tout formant autant de produits mercantiles et colorés, Scott King multiplie, par exemple, les associations entre images ou personnalités politiques et images ou personnalités de la scène rock. Ainsi grime-t-il de petits portraits en plâtre de Karl Marx, Lénine ou Staline avec les maquillages excentriques de stars comme Roy Wood ou David Bowie. Dans un même esprit de confusion voulue, des affiches, également déclinées sous forme de toiles et de peintures murales, exhibent en 2002 le visage de l’actrice et chanteuse américaine Cher sous les traits iconiques bien connus (affiche rouge et béret étoilé) de Che Guevara. Il n’est d’ailleurs pas anodin qu’avant de devenir « œuvre d’art », cette image ait été produite, accompagnée des mots « Militant pop ? Do you believe in revolution ? », en couverture d’un numéro de la très fashionable revue Sleazenation, dont Scott King était le Creative director12.

En 2003, Scott King pousse d’un cran la recherche de l’image provocante en réalisant un portrait de la chanteuse Madonna incarnant Hitler en drag queen13. Bien sûr, chacun sait qu’il est invité à regarder cette image au second degré. Qu’elle ne comporte aucune revendication mortifère du nazisme mais qu’elle cite les bravades idiotes de chanteurs punks qui, comme Sid Vicious, Siouxsie ou Ron Asheton, aimaient à s’attifer avec des uniformes de la Wehrmacht ou à arborer sur scène des croix gammées en guise de bijoux ou de tatouages. Mettons qu’elle évoque peut-être également les spectacles travestis des cabarets berlinois d’avant-guerre. Il serait cependant vain de questionner trop longuement l’à-propos de ce type d’association qui ne reproduit qu’un effet de provocation aussi rentable qu’absurde.

Le second degré, la parodie, l’ironie sont des constantes dans la pratique de Scott King, qu’il s’agisse de défaire la structure bien ordonnée d’un tableau rappelant les œuvres du Op art, d’employer des graphiques pour réduire à l’état de produits les stars défuntes du rock n’roll ou de se moquer des discours pacifistes.

Quelles que soient les éventuelles réussites ponctuelles, on essaie de penser la pertinence dans tout ça : la chemise Vichy rose et le goût pour la musique punk, l’artiste qui en appelle au situationnisme et qui mène une carrière de graphiste dans des revues branchées, l’ambiguïté entre image médiatique et image artistique, la mise en cause de l’art, de la politique ou des médias et l’humour complaisamment cynique. On peut s’interroger aussi sur l’évocation insistante, dans le cas précis de la phrase attribuée à Stiv Bators, d’un « romantisme » qui planque sous le chromo du mot une vie d’affreuse galère et considérer enfin, avec un peu d’étonnement, l’écart prodigieux entre la fausse affirmation positive, publicitaire presque, affichée sur la façade du Frac et le vrai dramatique suicide par accident de taxi du malheureux junkie.

Comment voir dans ces divers travaux une réelle volonté de dénonciation de la confusion médiatique et une réfutation post-anarchisante du politique, alors que toutes ces images bien léchées, toutes ces phrases bien écrites ne servent évidemment beaucoup mieux le marché qu’elles n’en opèrent la critique ?

***

Ultime rebondissement de l’enquête, une surprise, not the least, attend l’explorateur vaquant sur internet. Au cours de sa brève odyssée, effectuant une escale sur un site officiel où l’ont mené les mots vagabonds de Scott King, il tombe sur un discours tenu, peu de temps après l’inauguration du Frac, par Aurélie Filippetti, alors ministre de la Culture et de la Communication. Les derniers mots de ce discours adressé à tous les acteurs du monde de l’art contemporain réunis dans un congrès professionnel le laissent ni plus ni moins pantois :

 « Au fronton du Frac Nord Pas-de-Calais, à Dunkerque, que nous avons inauguré il y a moins de deux semaines, est accrochée une œuvre en néon de Scott King avec une phrase, qu’il attribue au chanteur punk Stiv Bators : " L'Art est simplement la preuve d'une vie pleinement vécue. "

C’est cela qui nous anime, qui vous anime et c’est cela que nous partageons.14 »

Après la consécration du Frac, celle donc du ministère : ne peut-on s’étonner que, dans ces hautes sphères décisionnaires, sinon la ministre elle-même, du moins ses conseillers aient ainsi pris pour argent comptant la vraie-fausse philosophie benoîte de ce douteux aphorisme ? Qu’ils n’aient pas soupçonné dans cette alliance contre nature entre la sauvagerie punk et l’épigraphie clean et arty une sorte d’invitation narquoise, sournoise, hypocrite, impolie ? Art et pouvoir feraient-ils désormais si bon ménage qu’ils auraient à ce point langue commune et semblable évangile ?

Mais au prix de quelle duplicité, de quels malentendus, de quelles distorsions de la simple parole humaine ?

Il semble que, seul, le spectateur du commun qui, lui, n’a pas trouvé particulièrement drôle la phrase, qui ne parvient pas non plus à éprouver la charitable compassion espérée par l’artiste et qui ne saurait adhérer enfin au trop lumineux message de cette incohérente fiction, pense qu’il y a maldonne.

Really, punk is dead.

Olivier Nives, Mars 2015

Notes

1  Cf. Site du Frac Nord-pas de Calais, rubrique « Œuvres semi-permanentes », Scott King. L’art est simplement la preuve d’une vie pleinement vécue, www.Fracnpdc.fr

2  Idem

3  Jenny Holzer (1950, USA). On pense notamment à la série Arno projetée sur la façade du Palazzo Bargagli, Via de Bardi, à Florence en 1996

4  La notice biographique du Frac indique que : « L’artiste Scott King, né en 1969 à Goole (Royaume-Uni), développe un travail se situant à la frontière de l’art, du design, de la publicité, de la sémiotique et de la culture populaire. »

5  Scott King, L’art est simplement la preuve d’une vie pleinement réussi (Making-off), 6’10, FRAC NPDC, 2012, www.Fracnpdc.fr

6  L’expression « twirly whirly », qu’on peut traduire par « tourbillonnant », renvoie à un type d’alphabet et de chiffres fantaisie. En évoquant Bruce Nauman, qui n’a jamais utilisé ce type d’alphabet, sans doute Scott King pense-t-il à la dimension cursive, colorée et joueuse de certains néons de l’artiste.

7  Littérature. Collection FRAC Nord-Pas de Calais (textes de Maria Fusco, Jeanne Gaudin, Lumi Tan et Hilde Teerlinck), Frac Nord-Pas de Calais, 2012, 310 p.

8  Idem, p. 282

9  Idem, p. 282-283

10  Parmi les sites visités, on peut citer celui de l’artiste,www.scottking.co.uk, mais aussi celui de la galerie Bartolami, bortolamigallery.com/artist/scott-king, ou encore celui de la galerie Saatchi, www.saatchigallery.com/artists/scott_king

11  Chanteur, musicien mais aussi plasticien, Alan Suicide Vega est connu pour ses Light Sculptures qui, sous forme d’amoncellements au sol ou de tableaux-sculptures aux murs, accumulent câbles, prises électriques, néons, ampoules, moniteurs et autres objets ou détritus récupérés, comme des bouteilles d’alcool, des symboles politico-religieux, des images trash ou médiatiques, le tout rappelant l’univers contestataire et iconoclaste de l’imaginaire punk. On peut, là aussi, en découvrant ces installations exposées dans les galeries et les musées à travers le monde, s’interroger sur l’esthétisation, tout de même bien sage et bien inscrite dans l’héritage du dadaïsme et des collages de Schwitters, du rebut et de la révolte.

12  On peut trouver une image de la couverture de ce numéro paru en février 2001 sur le site de Coverjunkie, www.coverjunkie.com/magazines/119

13  Dans un clip diffusé en avant-première d’une tournée qu’elle débuta en 2012 à Tel-Aviv, Madonna a de nouveau utilisé les signes évoquant le nazisme. Dans un brutal amalgame, plusieurs visages étaient ainsi suggérés ou montrés, dont ceux de Hitler, de Marine Le Pen, du président chinois Hu Jintao ou du pape Benoît XVI.

14  « Discours d'Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication, prononcé à l'occasion du congrès du CIPAC, fédération interprofessionnelle de l’art contemporain », le 28 novembre 2013, www.culturecommunication.gouv.fr

Pour citer ce document

Olivier Nives, «L’art est simplement la preuve d’une vie pleinement vécue. Enquête sur une trouble épigraphe lumineuse», déméter [En ligne], Analyses d'oeuvres, Articles, Textes, mis à jour le : 11/05/2015, URL : http://demeter.revue.univ-lille3.fr/lodel9/index.php?id=502.

Quelques mots à propos de :  Olivier Nives

Ecrivain et critique d’art, Olivier Nives s’intéresse particulièrement aux formes et citations littéraires dans les œuvres d’art contemporaines. Ses récits et ses analyses d’œuvres sont publiés dans divers magazines et revues. Dernière publication : « Exquisit », La Revue des Deux-Rives, n° 8, janvier 2015.