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Les dispositifs artistiques contemporains : les enjeux d’une nouvelle organologie
Expériences sonores au sein d’installations vidéo
Résumé
Pour définir les problématiques centrales de l’expérience sonore au sein d’installations vidéo, il s’agit de repartir de l’exposition de musique réalisée par Nam June Paik. Intitulée Exposition of Music. Electronic Television (1963), cette proposition posait en parallèle les questions de la spatialisation du son, des ouvertures et fermetures d’un circuit (notamment au travers d’installations intégrant des postes de télévision), et des rapports entre continuité et disjonction, en vue d’intensifier la conscience de l’agencement sonore. Ce repère historique offre des pistes de réflexion pour penser les formes d’installations vidéo plus récentes. Si Blanche-Neige Lucie (1997) de Pierre Huyghe cherche à problématiser l’instrumentalisation du corps d’une interprète dans l’industrie cinématographique, l’expérience sonore ne déplace pas pour autant le rôle de la doublure. À la structure linéaire du récit transcrit, envisagée comme une transmission unifiée de questions politiques, est confrontée une autre conception du son qui travaille différents niveaux de lecture. L’installation de Michael Snow intitulée Piano Sculpture (2009) stratifie quatre solos au piano en spatialisant les projections et les haut-parleurs.
Texte intégral
Afin d’interroger l’intensité d’expériences sonores au sein d’installations vidéo, les enjeux du champ d’action du spectateur seront envisagés à partir d’œuvres particulières, au regard d’un contexte plus large1. Ces problématiques trouvent un ancrage historique important dans l’exposition réalisée en 1963 par Nam June Paik, artiste dont la démarche est déterminante pour les débuts des arts électroniques. Exposition of Music – Electronic Television [Exposition de musique – Télévision électronique] anticipe en effet les questions des modes de monstration artistique depuis le champ de la musique, ainsi que l’implication du spectateur dans une situation d’écoute, notamment au travers d’installations intégrant des postes de télévision. Issues de recherches sur la musique électroacoustique, les expérimentations techniques mobilisées par ses propositions sollicitent différentes formes d’interventions du public. Dans le contexte du début des années 1960, le recours aux supports électroniques redéfinit en effet l’appréhension conceptuelle de l’espace et du temps, comme le décrit Christophe Kihm dans un article intitulé « Médiums = médias »2 :
« La théorie développée en 1964 par Marshall McLuhan dans son ouvrage Pour comprendre les médias s’appuie sur une lecture des techniques et des technologies (ce qu’il appelle précisément les "médias") en tant qu’extensions ou prothèses offrant des "prolongements à l’homme". Cette lecture permet d’établir un distinguo entre les technologies mécaniques, qui prolongent le corps dans l’espace, et les technologies électriques, qui s’adressent prioritairement à la conscience et engagent de nouveaux rapports au temps. Elle s’intéresse donc à ce qui, dans l’histoire des médias et des sociétés modernes, fut une rupture majeure, quand la dialectique du mécanique et du vivant fut accompagnée et rejouée par une autre dialectique, reliant l’électrique et l’esprit, quand aux prolongements du corps s’est adjoint le développement d’une conscience globale. »3
Les nouveaux rapports établis avec un contexte potentiellement élargi nécessitent par ailleurs de prendre en compte la conjonction des espaces scéniques du happening, de la salle de concert et du lieu d’exposition dans les événements artistiques proposés à la même époque. Marquant l’intérêt des passages et stratifications de ces milieux, le parcours hybride de Nam June Paik, artiste d’origine coréenne, a associé étroitement des études d’histoire de l’art et d’histoire de la musique à l’Université de Tokyo. Ayant terminé cette première formation avec un travail de diplôme sur Arnold Schönberg, il poursuit ensuite ses recherches en histoire de la musique à l’Université de Munich entre 1956 et 1957, puis il rencontre Karlheinz Stockhausen à l’Internationalen Ferienkursen für Neue Musik [Cours d’été internationaux pour la nouvelle musique] à Darmstadt. Également dans le cadre de ces ateliers sur la composition et l’interprétation, Paik fait la rencontre en 1958 de John Cage, alors que ce dernier était invité à donner trois conférences sur la musique expérimentale américaine sous le titre commun de Composition as Process : Changes, Indeterminacy, Communication [Composition comme processus : Changements, Indétermination, Communication]4. Paik assiste également à son exposition intitulée Music Walk [Parcours de musique] présentéeà la Galerie 22 à Düsseldorf. Cage a composé cette pièce pour deux salles, permettant aux auditeurs de se déplacer librement d’un espace à l’autre. Les deux hommes entretiennent ensuite une correspondance ; une lettre de Paik fait part de son intention d’employer un poste de télévision pour une composition sonore. Ce projet se trouve être directement lié aux recherches menées dans le laboratoire de la radio Westdeutscher Rundfunk Köln [Studios für elektronische Musik der WDR] pour la musique électroacoustique à Cologne, studios également fréquentés par des professionnels de la télévision5.
Bien que pour Paik, la musique indéterminée conçue par Cage puisse encore s’ouvrir en proposant d’autres formes d’expériences sonores aux auditeurs, les approches du compositeur américain à propos d’une circulation spatio-temporelle induite par les nouveaux modes de transmission techniques, ont cependant joué un impact déterminant dans les réflexions de l’artiste. Cage considère en effet ces questions au travers de l’écart qui se joue entre une partition et ses interprétations variables, la production d’un son et sa réception, ainsi que la stratification des niveaux de lecture. Dès le manifeste « The Future of Music : Credo » [Le futur de la musique : credo]6 initialement présenté sous forme d’exposé lors de la réunion d’une société des arts de Seattle en 1937, des passages entre l’environnement quotidien et l’espace d’écoute sont envisagés, visant à amplifier l’expérience du son au travers de la mise en œuvre de rapports continus entre le site d’une performance sonore et le flux des activités sociales :
« Où que nous soyons, ce que nous entendons est essentiellement du bruit. Lorsque nous n’y prêtons pas attention, cela nous dérange. Lorsque nous l’écoutons, nous le trouvons fascinant. […] Nous voulons capturer et contrôler les sons, les utiliser non comme des effets sonores, mais comme des instruments de musique. »7
Le cadre d’une expérience musicale particulière permet par conséquent de développer une attention réflexive sur les sons ordinaires. Cette question du retour est travaillée au travers de l’interprétation, intervention filtrée qui se distingue de la reproduction. À ce propos, dans la seconde partie de la conférence donnée à Darmstadt portant plus particulièrement sur l’indétermination, Cage s’intéresse à la lisibilité et à l’amplification de la structure d’une composition :
« L’exécution d’une composition indéterminée relativement à son exécution est nécessairement unique. Elle ne peut être répétée. Lorsqu’elle est exécutée une seconde fois, le résultat est différent de ce qu’il était. Rien n’est par conséquent accompli par une telle exécution, puisque cette exécution ne peut être saisie comme un objet dans le temps. L’enregistrement d’une telle œuvre n’a pas plus de valeur qu’une carte postale ; il fournit la connaissance de quelque chose qui est survenu, alors que l’action était une non-connaissance de quelque chose qui n’était pas encore survenu. […] Ces questions concernent l’espace physique de l’exécution. Ces questions concernent aussi le temps physique de l’exécution. En lien avec l’espace physique de l’exécution, lorsque cette exécution implique plusieurs instrumentistes (deux ou davantage), il est conseillé, pour différentes raisons, de séparer les instrumentistes les uns des autres autant qu’il convient et en accord avec l’action et la situation architecturale. Cette séparation permet aux sons de sortir de leurs propres centres et de s’interpénétrer d’une façon qui n’est pas entravée par les conventions de l’harmonie et de la théorie européennes relatives aux relations et aux interférences des sons. […] Il est grand temps de laisser surgir les sons dans le temps indépendamment d’une mesure, de façon à démontrer une reconnaissance musicale de la nécessité du temps, déjà reconnue par les moyens de communication, la radio, la télévision, sans parler de la bande magnétique, sans parler des voyages aériens, les départs et arrivées de tout point quel qu’il soit en tout instant quel qu’il soit, vers un point quel qu’il soit en tout instant quel qu’il soit, sans parler de la téléphonie. »8
Alors que les nouveaux moyens de communication proposent des vecteurs de directions multiples pour l’esprit, cette approche décentrée se retrouve à une autre échelle, au sein d’une situation performative où coexistent des éléments parallèles. Les conceptions de Cage sur la continuité des relations entre des niveaux de réalité qui paraissent a priori disjoints ont empreint les activités Fluxus, notamment au travers des cours donnés sur la composition expérimentale, dans le cadre de la New School for Social Research [Nouvelle École de Recherche Sociale] à New York. L’un de ses étudiants, George Brecht a poursuivi ses investigations musicales dans le cadre de l’exposition Toward Events [Vers les événements] qui a eu lieu en 1959 à la galerie Reuben de New York. Mise en exergue par le titre, la notion d’event désigne l’attention artistique, ou, selon les propos de l’artiste, « l’expérience totale et multi-sensorielle »9 portée sur un objet ou une situation banale, notion distincte de celle de happening, caractérisée pour sa part par des actions simultanées dans le même espace. Intéressé par « la réalisation de compositions musicales à la durée déterminée par le hasard plutôt que fixée à l’avance »10, Brecht expose des objets en tension vers une action latente : « Les compositions se révélaient aussi intéressantes visuellement, atmosphériquement, qu’auditivement, bien qu’elles fussent jouées avec aussi peu de bruit, et aussi peu de moyens que possible. »11
En 1961, année de la rencontre avec George Maciunas récemment arrivé en Europe depuis New York, figure fédératrice des différents acteurs du groupe Fluxus, Paik écrit un texte12 sur sa conception d’une musique spatiale, à partir d’un projet non réalisé, intitulé Symphony for 20 Rooms [Symphonie pour 20 chambres], et qui préfigure Exposition of Music – Electronic Television. Dans le sillage de Karlheinz Stockhausen et de Cage, il envisage un modèle de composition structurée par des moments indépendants, intégrant les mouvements libres d’entrées et de sorties d’une salle. Permettant une circulation aléatoire et des formes variables, il s’agit d’intensifier une expérience ponctuelle et renouvelable. Par ailleurs, dans les concerts qu’il qualifie de « musique-action », la partition ne consiste plus en une forme écrite interprétée par des musiciens, mais comme l’agencement de séquences temporelles proposées au spectateur. Envisagée selon une approche physique de la musique, cette attention portée sur les rapports entre une structure fermée et les extensions possibles de ses connexions trouve en outre des résonances particulières dans le travail mené sur des téléviseurs en noir et blanc dont il perturbe les circuits électroniques dès 1962, mettant en œuvre ses compétences développées au sein des studios de la WDR. Ces articulations complexes s’appréhendent selon Christophe Kihm à partir du circuit électrique :
« La dimension spatio-temporelle de l’électricité s’envisage également à l’aune de la notion de circuit. Un circuit est composé, au plus simple, d’un générateur (la source), et d’un ou plusieurs récepteurs. Les bornes des appareils sont reliées entre elles par des conducteurs pour constituer un circuit fermé, c’est-à-dire ininterrompu. C’est dans cette relation de la clôture à la continuité que s’affirme la solidarité espace/temps dans un système électrique. Au nom de cette solidarité, la notion de flux a pu qualifier assez unanimement – et parfois sans discernement aucun – la diffusion des messages par des médias électriques (la radio et la télévision en particulier). La notion de circuit fermé, à la suite, étant impliquée à la fois dans la figure du spectateur ou de l’auditeur en Narcisse comme dans l’alignement supposé des consciences des auditeurs sur des données spatio-temporelles uniformes et univoques (cf. la "synchronisation des consciences" chère à Bernard Stiegler). »13
Spatialisant ces problématiques, Exposition of Music – Electronic Television s’élabore suite à la rencontre avec l’architecte Rolf Jährling en 1960. Ce dernier invite Paik à faire une intervention initialement envisagée comme une soirée de concert dans la Galerie Parnass à Wuppertal, en Allemagne. Dans une lettre datant de décembre 196214, Paik lui fait part du projet de Symphony for 20 Rooms, champ mobile décentralisant la scène du concert. La déambulation est envisagée comme un modèle de montage spatial, induisant une appréhension stratifiée du temps qui correspond aux approches de la musique indéterminée15.
Dans le catalogue de l’exposition Nam June Paik. Exposition of Music. Electronic Television. Revisited16 qui a récemment reconstitué la proposition initiale dans d’autres lieux, est décrite la disposition des espaces ; Paik a occupé trois étages et le jardin de la villa dans laquelle se trouvent les deux salles utilisées par la Galerie Parnass dès 1961. À l’entrée, le visiteur était accueilli par la tête d’une vache fraîchement coupée. Au rez-de-chaussée se trouvaient quatre pianos préparés. Le clavier de l’un d’entre eux était bloqué de sorte à ce qu’aucune touche ne puisse être enfoncée et aucune corde résonner. Un second était renversé au sol, et pour un troisième, la mécanique des touches du piano frappant une corde à l’aide d’un marteau est modifiée, mettant en action différents objets et appareils, dont entre autres l’animation d’une chaussure, l’actionnement d’une radio ou d’un moteur. Accessible depuis le hall, une salle annexe qui pouvait être éclairée ou assombrie, présentait, selon les archives photographiques, onze ou douze téléviseurs17 disposés de manière éclatée dans l’espace et branchés à des générateurs de signaux, radios, et magnétophones qui modifiaient la configuration électronique de chaque appareil, de sorte à ce que chaque poste diffuse une version différente du programme télévisuel. Par ailleurs, ces sources extérieures généraient des sons sans raccords avec l’image diffusée par les postes. Au sous-sol se trouvaient des installations sonores réalisées à partir de tourne-disques et de magnétophones dont les têtes de lecture détachées du plateau des platines pouvaient être déplacées sur plusieurs pistes.
Pour ce qui concerne les interventions réalisées avec des téléviseurs, les postes ne diffusaient que l’image, sans le son, des programmes de l’une ou des deux chaînes de télévision alors disponibles en Allemagne de l’ouest, l’ARD [Arbeitsgemeinschaft der öffentlich-rechtlichen Rundfunkanstalten der Bundesrepublik Deutschland], la seconde, la ZDF [Zweites Deutsches Fernsehen], faisant également partie du groupe ARD. Leurs grilles proposaient des contenus variés18 sur la musique et la danse (Besuch aus Paris [Visite de Paris]), un championnat de hockey, les nouvelles (Tageschau). Aidé par deux ingénieurs, Paik a branché les téléviseurs à des sources extérieures telles que des magnétophones ou des générateurs de fréquences, permettant de perturber l’image initiale : les figures des politiques et présentateurs apparaissaient déformées. Parmi les deux téléviseurs endommagés lors du transport, l’un d’entre eux a été placé l’écran renversé au sol contre le parquet. Le second, tourné à 90 degrés sur le côté, diffusait une image réduite à une ligne lumineuse minimale au milieu de l’écran19. Un troisième téléviseur montrait une image en négatif, tandis que sur deux postes, l’image était rabattue en un rouleau respectivement vertical et horizontal. Pour une autre proposition, des oscillations sinusoïdales déterioraient les paramètres de l’image. Les autres postes restants proposaient une composition de l’image modulable par des impulsions acoustiques, des interrupteurs offrant aux spectateurs la possibilité d’intervenir et de transformer la configuration. Parmi ceux-ci, posé sur un meuble, Cuba TV était connecté à un appareil enregistreur diffusant une musique audible dont la variation de l’amplitude avait un impact sur la taille de l’image. Placé à l’étage supérieur, One Point TV20 était relié à une radio qui, lors de l’augmentation du volume, agrandissait la circonférence d’un point lumineux au milieu de l’écran du téléviseur. Deux postes étaient encore empilés l’un sur l’autre, celui du bas diffusant des bandes horizontales, et celui du haut, tourné à 90°, des raies verticales, zébrures provoquées par des récepteurs radio. En outre, deux installations sollicitaient particulièrement des formes participatives, laissant davantage de champ à l’indétermination21. Dans l’une d’entre elles, le poste était connecté à un microphone qui, lors de l’émission d’un son, faisait apparaître des éclats lumineux à l’écran. Pour la seconde, la mise en action d’une pédale d’amplification déclenchait des courts-circuits produisant la vision momentanée de points lumineux.
Au travers de ces situations, Paik envisageait une télévision participative où l’action du spectateur était encouragée par des assistants. Par le biais du feedback et de la configuration autre des circuits électroniques, l’intégration d’une réponse n’était pas envisagée selon un mode unidirectionnel, mais plutôt comme une distorsion analogue au retournement du ruban de Möbius. Alors même que les schèmes d’usage proposés par les installations de Paik paraissent a priori relativement limités, un champ reste ouvert pour penser la complexité des enjeux liés à la disposition des agencements techniques. Le principe de mouvement était également considéré à l’échelle du flux instable d’électrons ou d’ondes qui résistent à toute fixation, bien qu’ils puissent être reconfigurés au travers d’un système de chocs aléatoires. Les intermittences d’une réception pauvre et momentanée, tout en dédoublant les niveaux de lecture de l’image, rendaient compte simultanément de la diffusion d’un programme de télévision donné, et en parallèle, donnaient à voir les interférences entre différentes sources. Bien que nous ne puissions aujourd’hui plus en faire l’expérience, l’enchaînement d’appareils aux conjonctions syncopées proposait des pistes de réflexion pour penser la dissociation entre émetteur et récepteur. Ces rapports ont été déplacés deux ans plus tard, lorsqu’apparaissent sur le marché en 1965 les premières caméras vidéo portables Sony. En 1969, dans le cadre de l’émission artistique proposée par la chaîne de télévision WGBH-TV, Paik a réinvesti les questions d’une télévision participative au travers de sa proposition intitulée Electronic Opera No. 1, incitant le public à fermer les yeux sur les images d’une danseuse nue, des traits déformés de Nixon ainsi que d’autres séquences dont des motifs abstraits. Intéressé par la question du montage et souhaitant pouvoir mixer sept différentes sources visuelles et sonores simultanément, il élabore, en collaboration avec l’ingénieur Shuya Abe, un synthétiseur vidéo permettant de travailler les couleurs, contrastes et luminosité.
Si Exposition of Music – Electronic Television a reconsidéré les scènes du concert et du happening à partir du format de l’exposition artistique, la réappropriation de ces questions dans les années 90 témoigne de la volonté d’artistes contemporains de repartir de modèles issus des années 60 pour envisager l’espace de monstration comme le théâtre d’interactions sociales. Cependant, les enjeux d’un tel retour et changement de contexte sont à interroger. En effet, plutôt que de prendre de l’ampleur, l’articulation du temps et de l’espace tend à s’aplanir. En attestent les propos de l’essayiste Nicolas Bourriaud qui définit l’« art relationnel » comme un espace unifié : « je perçois, je commente, je me déplace dans un seul et même espace-temps. »22
En repartant de références culturelles communes principalement induites par l’industrie cinématographique, l’artiste français Pierre Huyghe déplace le dispositif de projection propre à la salle de cinéma dans le contexte d’une exposition artistique, en vue de mettre en scène un espace critique. Dans son travail filmique et vidéo, la problématique de l’instrumentalisation des individus dans une économie de production est abordée par le biais de l’interprétation d’un rôle. Blanche-Neige Lucie (1997, projection vidéo, film super 16/35mm transféré sur Master Beta numérique, stéréo, 4’) est le premier film de Pierre Huyghe produit par la société de production Anna Sanders Films, structure présentée par le collectif d’artistes comme une mise en abyme des enjeux psychologiques et politiques du travail au sein de l’industrie cinématographique.
Pierre Huyghe, Blanche-Neige Lucie, 1997, still, vidéoprojection, S-16/35 mm transféré sur Master Beta digital, stéréo, 4', production Anna Sanders Films, ©Pierre Huyghe et la Galerie Marian Goodman, Paris/ New York.
Ce court-métrage est structuré par le récit d’une doublure qui a interprété la version française de Blanche-Neige. Au travers de la transcription de sa parole, les sous-titres évoquent le rapport à l’instrument qu’est sa voix, l’utilisation de ce travail au sein d’une industrie et le procès avec la Disney Voice Character à propos des droits que l’interprète n’aurait pas perçus sur la distribution de son travail au fil des nouvelles versions d’un enregistrement datant de 1962. Filmée dans un lieu qui se présente à la fois comme un décor et un plateau de tournage, l’interprète entonne l’air d’Un jour mon prince viendra. Son histoire évoque une double dépossession, d’une part celle de l’adaptation française du dessin animé, où l’employeur attend un travail de l’ordre de la reproduction calquée sur la version originale diffusée à travers un casque, et d’autre part celle qui concerne les droits sur l’utilisation de sa voix, donnant lieu à un procès. Dans cette situation de conflit, les revendications de l’interprète portent tant sur des enjeux financiers que sur la reconnaissance de son travail. Au regard de ce désaccord, la dissociation entre le chant et les sous-titres se donne à lire comme une disjonction fondamentale entre la voix comme prise de parole et l’outil de travail. Il n’en reste pas moins que dans le film de Huyghe, le statut de l’interprète reste ambigu, demeurant la figurante d’une trame narrative orientée vers un happy ending, sans que le dispositif ne mette en place un espace d’émancipation efficient. Une lecture métaphorique de l’éclatement du sujet est induite par la description que fait l’interprète des conditions de l’enregistrement de sa voix, sans qu’apparaissent des perspectives alternatives d’amplification pour le tournage mis en scène par Huyghe. En effet, l’air entonné d’Un jour mon prince viendra en stéréo ne produit pas une expérience sonore mémorable. Tourné dans un format cinématographique et transféré sur un support facilitant la diffusion en boucle pour des salles d’exposition, les passages techniques évoquent certes un changement de contextes. Ils n’ouvrent cependant pas à des résonances stratifiées sur les conditions mêmes de l’écoute et des transitions spatiales.
D’autres lectures possibles de l’interprétation peuvent néanmoins s’articuler autour des rapports entre le corps et l’instrument au travers de la notion d’« organologie (du grec organon, qui dit l’instrument ainsi que le corps) »23 développée entre autres par Peter Szendy dans son ouvrage intitulé Membres fantômes. Des corps musiciens. À partir du roman de Diderot Le neveu de Rameau, Szendy analyse le potentiel pénétrant des corps sonores, par le biais d’un dédoublement et d’une réversibilité : « cette unité n’est produite qu’au prix d’un certain nombre de renversements, de contorsions, de croisements ou de chiasmes. »24 Les modulations sensibles entre les vibrations, le ton et la tension qui interviennent au cours des opérations de transformation du corps du musicien, ici incarné par le personnage du Neveu, ouvrent à l’amplification de la consistance de l’individu. Au cours de ces transitions se pose la question de la localisation de la conscience. Les mouvements alternatifs de « dissémination » et de « composition » des corps développent un espace de jeu et de construction. La capacité à transposer des processus psychiques en dispositifs physiques et vice versa, constitue une qualité centrale du musicien, cherchant à approfondir la faculté de juger par l’exercice et la pratique d’une expérience musicale. Par extension, ce qui est transmis ne constitue pas un corps collectif unifié, mais un agencement d’intervalles :
« Il y aurait plutôt à penser des modes de couplage excitation-résonance par lesquels, d’une manière chaque fois singulière, et plus ou moins inaugurale, les corps (le "propre" et le prothétique) s’articuleraient pour un devenir-sonore conjoint. Dans la disjonction et l’espacement. […] Car sans doute "mon" corps ne devient-il sonore, proprement sonore (c’est-à-dire résonant), qu’en faisant l’expérience d’une sorte de désarticulation de soi par laquelle un membre ou une aire s’en "détache" pour devenir l’espace de résonance des autres. […] Dire que tout corps sonore est originellement aréalisé, c’est renoncer à tout privilège donné aux figures de la proximité ou du contact ; c’est pouvoir penser les articulations ou les couplages les plus disjonctifs et les plus espacés […]. »25
L’artiste canadien Michael Snow est également pianiste de blues et de jazz. Il a réalisé plusieurs films autour des questions liées à l’enregistrement parallèle du son et de l’image, à leur diffusion et à leur spatialisation. Rameau’s Nephew by Diderot (Thanx to Dennis Young by Wilma Schoen , 1974, 16mm, 4h15) porte plus particulièrement sur les passages du parlé à l’écrit, de l’énoncé à l’enregistrement, et sur les transformations qui en résultent. Le titre fait référence à l’ouvrage de Diderot, Le Neveu de Rameau dont la première publication française est issue d’une traduction allemande de Goethe datant de 1805, réalisée à partir d’un manuscrit copié à Saint-Pétersbourg, le manuscrit français original ayant été découvert par la suite. Selon les propos de l’artiste :
« Le film se présente phénoménologiquement comme une "traduction" à traduire. C’est un film sonore, un "film parlant" qui s’applique à rendre tangible l’expérience de cette vérité : la parole enregistrée n’est pas la parole parlée. Et malgré la satisfaction "réaliste" du "son synchrone" au cinéma, le son et l’image sont, aussi bien au moment de la production qu’au moment de la présentation, séparés. »26
Structuré au travers de vingt-six épisodes qui constituent à la fois des parties articulées dans une construction plus large et des séquences autonomes, le film met en scène une approche singulière d’une production sonore transmise par une chaîne de machines. Le film débute par les sifflements variés de l’artiste, la distance par rapport au micro troublant la possibilité de localiser la source de certains effets sonores. Dans le générique qui intervient plus tard, le film est dédié à l’inventeur du téléphone Alexander Graham Bell. Comme le relève Szendy à propos du découvreur :
« Et l’année même de la mise au point du téléphone, il organisa au Canada le premier concert à distance, entre Paris (Ontario) et Brandtford (Ontario), les voix de trois chanteurs étant transmises sur des câbles télégraphiques. […] Dans ces dislocations qui inaugurent une nouvelle spatialité de la musique, c’est la notion traditionnelle d’instrument qui vole en éclats. »27
Cet éclatement de l’instrument est mis en œuvre dans une installation plus récente de Michael Snow, intitulée Piano Sculpture (2009, quatre projections vidéo, DVD, couleur, son, 14’ (chacune), en boucle).
Michael Snow, Piano Sculpture, 2009, 4 projections vidéo, DVD, couleur, son, 14’ (chacune), en boucle, vues de l’exposition Works by Michael Snow. Piano Sculpture and Sex, avril-juin 2010, à la galerie Klosterfelde, Berlin, ©Michael Snow.
Dans une salle isolée28, sur chacun des quatre murs est projetée une vue légèrement en plongée d’un piano. Les projections n’occupent pas l’ensemble des murs, de sorte à ce qu’un espace intercalaire les sépare à chaque fois. Le cadre de l’image cerne une partie de l’instrument, accentuant la structure géométrique des cordes et du clavier, et le balayage continu des mains sur les touches. Chaque projection intègre un haut-parleur accroché au mur, en saillie, diffusant le son des quatre solos respectifs, enregistrements sonores et visuels réalisés dans des temps différents. Les quatre pistes se superposent dans l’espace, rendant difficilement identifiables, depuis le centre de la pièce, les correspondances particulières entre un mouvement et le son produit, celles-ce redevenant localisables en se rapprochant de l’un des haut-parleurs. Au cours de la déambulation dans l’espace, l’orientation des claviers se voit à deux reprises inversées, analogues aux reflets d’un miroir. Dénué de direction, l’espace de l’installation incite à se déplacer et s’interroger sur les rapports de coexistence entre les temporalités du jeu, de l’enregistrement, de la projection et de la déambulation. Michael Snow en décrit ainsi la construction :
« J’ai enregistré séparément chacun des quatre solos de pianos, avec l’intention de les diffuser simultanément pour créer un quartette de piano, les quatre parties étant visibles, audibles et isolables. Chaque solo comprend des variations selon un vocabulaire prédéterminé, celui des glissandi et des "accumulations" qui, par le passé, ont caractérisé mes œuvres pour piano et qui, ici, sont mis en relief. C’est l’"énergie" qui joue, une énergie très manuelle. L’œuvre est, dans un certain sens, faite à la main. Les mains font écho aux gestes que l’on pourrait faire pour fabriquer un objet. »29
Les passages d’une production manuelle au support d’enregistrement et de diffusion coïncident, tout en marquant des temps distincts, mais reliés. Les images-volumes nécessitent une attention particulière pour en comprendre la structure. Le problème posé au spectateur est celui de ce qui raccorde des parties dans la formation d’un ensemble, expérimentant l’alternance entre une proximité et une distance d’écoute. Cette topographie d’une installation qui se définit au travers des mouvements successifs d’éloignement et de rapprochement résonne avec les propos de Szendy :
« La suite de cette aventure organologique qui met en jeu et les théâtres et les instruments (l’instrument comme théâtre et le théâtre comme instrument), c’est l’époque de la radio(télé)phonie ; c’est-à-dire (nous y sommes toujours) l’ère du sans-fil ou du mobile. [...] Theremin fait de nombreuses tournées en Europe. Dans un article publié en allemand en 1927, il écrit : "Ainsi naît dans l’espace qui entoure l’antenne une sorte de touche invisible ; et de même que, sur le violoncelle, le doigt qui appuie sur la corde provoque une sonorité plus aiguë en s’approchant du chevalet, de même, ici, le son monte à mesure que l’on s’approche de l’antenne30". »31
Si comme le relève Szendy, la déliaison des corps sonores a été générée par l’électricité32, une circulation continue peut s’articuler, telle que la définit le philosophe Gilles Deleuze à propos de films de Mizoguchi et Godard:
« [...] en tant qu’elles [les composantes sonores] sont une dimension propre, une quatrième dimension de l’image visuelle (ce qui ne veut pas dire qu’elles se confondent avec un référent ou un signifié), alors elles forment toutes ensemble une seule composante, un continuum. Et c’est dans la mesure où elles rivalisent, se recouvrent, se traversent, se coupent, qu’elles se tracent un chemin plein d’obstacles dans l’espace visuel, et qu’elles ne se font pas entendre sans être vues aussi, pour elles-mêmes, indépendamment de leurs sources, en même temps qu’elles font lire l’image un peu comme une partition. Si le continuum (ou la composante sonore) n’a pas d’éléments séparables, il ne s’en différencie pas moins à chaque moment, suivant deux directions divergentes qui expriment son rapport avec l’image visuelle. Ce double rapport passe par le hors-champ, pour autant que celui-ci appartient pleinement à l’image visuelle cinématographique. »33
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Notes
1 Je remercie chaleureusement Dork Zabunyan et Jean-Michel Baconnier pour les réflexions partagées sur les questions abordées dans ce texte.
2 Christophe Kihm, « Médiums = médias », Fresh Théorie II, Paris, Éditions Léo Scheer, 2006, p. 156-173.
3 Ibid., Christophe Kihm, p. 156.
4 Informations tirées du catalogue d’exposition The Anarchy of Silence. John Cage and Experimenal Art, Barcelone, Museu d’Art Contemporani de Barcelona, 2009, p. 277. Le texte de John Cage intitulé « Histoire de la musique expérimentale aux Etats-Unis » est publié en français dans Silence. Conférences et écrits de John Cage, traduit de l’américain par Vincent Barras, Genève, Éditions Héros-Limite, 2003, p. 75-84.
5 Les données recueillies à propos du parcours de Nam June Paik sont issues du catalogue d’exposition Nam June Paik. Exposition of Music. Electronic Television. Revisited, Cologne/Wien, Walther König/Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig Wien, 2009.
6 John Cage, « Le futur de la musique : credo », Silence. Conférences et écrits, op. cit., p. 3-7.
7 Ibid., John Cage, p. 3.
8 John Cage, « Indétermination », Silence. Conférences et écrits, op. cit., p. 44-46.
9 George Brecht, « L’origine des events » [août 1970], Fluxus Dixit. Une anthologie vol. 1 (textes réunis et présentés par Nicolas Feuillie), Dijon, Les presses du réel, 2002, p. 47-48.
10 Ibid., George Brecht, p. 47.
11 Idem, p. 47.
12 Nam June Paik, « À propos de la "Symphony for 20 Rooms" » (titre original « To the Symphony for 20 Rooms », initialement publié dans An Anthology, 1963), Fluxus Dixit. Une anthologie vol. 1, op. cit., p. 141-143.
13 Christophe Kihm, « Médiums = médias », op. cit., p. 171.
14 Lettre de Nam June Paik à Rolf Jährling datée du 22 décembre 1962, citée par Edith Decker, Nam June Paik. Niederschriften eines Kulturnomaden. Aphorismen – Briefe – Texte, Cologne, DuMont, 1992, p. 54.
15 « The freedom must have more than two ways, directions, vectors, possibilities, of time. » Nam June Paik, « About the Exposition of the music », Décollage n°3, Cologne, 1962, cité par Manuela Ammer, « "In engineering there is always the other – The Other." Nam June Paik’s Television Environment in Exposition of Music. Electronic Television, Galerie Parnass, Wuppertal 1963 », Nam June Paik. Exposition of Music. Electronic Television. Revisited, op. cit., p. 71.
16 Notamment Manuela Ammer, « "In engineering there is always the other – The Other." Nam June Paik’s Television Environment in Exposition of Music. Electronic Television, Galerie Parnass, Wuppertal 1963 », op. cit., p. 63-76.
17 Ibid., Manuela Ammer, p. 66. Selon l’auteur, en dépit des documents photographiques, le nombre exact des postes de télévision reste incertain. Dans ses lettres et textes sur l’exposition, Paik en mentionne treize, mais dans une lettre à Robert Watts, George Maciunas en évoque douze.
18 « I utilised intensely the live-transmission of normal program, which is the most variable optical and semantical event in the Nineteensixties. The beauty of distorted Kennedy is different from the beauty of football hero, or not always pretty but always stupid female announcer. » Nam June Paik, « Afterlude to the EXPOSITION of EXPERIMENTAL TELEVISION» in Fluxus cc fiVe ThReE, June 1964, cité par Manuela Ammer, op. cit., p. 67. À partir des documents photographiques restants, il est impossible de déterminer si Paik a utilisé un seul ou les deux programmes diffusés à l’époque, comme l’auteur l’évoque p. 69.
19 Ibid., Manuela Ammer, p. 67. L’auteur relève qu’en 1975, Paik reconstitue cette installation pour un collectionneur Wolfgang Hahn et la nomme Zen for TV.
20 Ibid., Manuela Ammer, p. 67. Elle note qu’Edith Decker désigne cette installation sous le titre de Point of Light dans son ouvrage Paik. Video, New York, Barrytown, 1998, p. 31, et que Tomas Schmit la mentionne comme One Point TV dans « Exposition of music », Nam June Paik, Werke : Musik-Fluxus-Video, Cologne, Kölnischer Kunstverein, 1976, p. 70.
21 « As the next step toward more indeterminacy, I wanted to let the audience itself (or congregation, in this case) act and play. » Nam June Paik, « About the Exposition of the Music », op. cit., édition sans numéros de page, cité par Edith Decker, Nam June Paik, Werke : Musik-Fluxus-Video, op. cit., p. 62-63.
22 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les presses du réel, 2001, p. 16.
23 Peter Szendy, Membres fantômes. Des corps musiciens, Paris, Éditions de Minuit, 2002, p. 26.
24 Ibid. , Peter Szendy, p. 57.
25 Ibid. , Peter Szendy, p. 128-130.
26 Michael Snow, « À propos du langage dans Rameau’s Nephew… », Paris, ouvrage qui fait partie d’un coffret de deux cassettes VHS édité par Re :Voir Vidéo, 2002, p. 2.
27 Peter Szendy, Membres fantômes. Des corps musiciens, op. cit., p. 134-135.
28 Cette installation a entre autres récemment été montrée, en mars 2010 à la galerie Martine Aboucaya à Paris, et au printemps 2011 au Fresnoy, Studio national des arts contemporains.
29 Michael Snow, « Piano Sculpture », Michael Snow. Solo Snow, Tourcoing/Montréal, Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains/Galerie de l’UQAM, 2011, p. 60.
30 Cité par Joachim Stange, Die Bedeutung der elektroakustischen Medien für die Musik im 20. Jahrhundert, Centaurus-Verlag, 1989, p. 128 ; Peter Szendy souligne.
31 Peter Szendy, Membres fantômes. Des corps musiciens, op. cit., p. 138.
32 Ibid., Peter Szendy, p. 131.
33 Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’Image-Temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 305.