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Du rite au jeu

Alain Desjacques

Quand souffler, c’est jouer. Du hoquet musical dans les situations rituelles du quotidien

Résumé

Après avoir souligné que le rite et le jeu sont intrinsèquement liés dans leur contexte sacré, la démarche propose d’aborder cette dichotomie dans sa dimension profane en se focalisant sur une forme musicale particulièrement adaptée à l’articulation du rite et du jeu. Il s’agit du hoquet qui, par sa pratique encore actuelle sur plusieurs continents, tient un rôle majeur dans l’interaction sociale rituelle du quotidien.

Abstract

Having underlined that the rite and the playing are intrinsically connected in their sacred context, the process suggests approaching this dichotomy on its profane dimension by focusing on a musical form, particularly adapted to the articulation between the rite and the playing. It is about the musical hiccup witch, by its still current practice on several continents, holds a major role in the ritual social interaction of the everyday life.

Texte intégral

Si le rite a largement fait l’objet d’études sérieuses depuis la fin du xxe siècle, qui ont abouti à sortir le concept de son contexte sacré originel, y consacrer encore une attention aujourd’hui montre bien que tout ne semble pas avoir été écrit sur le sujet. Notamment l’angle d’approche du rite articulé au jeu est révélateur d’un nouveau questionnement, certes précédé par le rapprochement avec le théâtre, donc le jeu théâtral et la mise en scène, comme le suggère bien le titre de l’œuvre de E. Goffman (1973) et celle de V.W. Turner (1982), qui ont beaucoup apporté sur la compréhension du dynamisme des présentations, représentations de soi, des interactions des acteurs sociaux, mais questionnement surtout sur le lien, sans doute indissociable à l’origine, entre le jeu et le rite, dans un processus qui induit que le jeu n’est pas un avatar du rite, une sorte de dégénérescence ludique à dimension profane d’un rituel sacré à l’origine, mais plutôt une pièce constitutive de ce dernier indispensable à sa compréhension. Aussi, avant d’entrer dans le vif du sujet, à savoir le rôle du jeu musical dans les rituels du quotidien, il ne parait pas vain de s’arrêter un instant sur cette mise en relation des termes « rite » et « jeu » afin d’éclaircir la démarche qui prévaut ici, en interrogeant la littérature ethnologique particulièrement prolixe sur ce sujet, notamment dans le domaine des études chamaniques, qui mettent l’accent sur l’importance de la dimension mythologique dans la compréhension de la portée symbolique à l’œuvre dans le rituel et sa mise en scène. À titre d’illustration, s’il faut en donner une seule, cette scène mentionnée par E. Lot-Falk, rapportant une note de A. Kannisto :

« Après la chasse [à l’ours], comme avant, et conjointement avec des sacrifices d’actions de grâces, se déroulent des représentations dramatiques, mimant le départ du gibier et son retour souhaité. Les acteurs vogouls1, qui sont uniquement des hommes, dansent avec des masques en écorce de bouleau et déguisent leur voix, afin de n’être pas reconnus de l’ours. Il est des pièces, en parties chantées et dansées, avec ou sans accompagnement de musique, qui sont de simples farces, mais, à côté de ces farces, Kannisto signale des jeux sacrés avec incantations2 ».

L’auteur rapporte ainsi l’existence de ce qu’il appelle « farces » et des « jeux sacrés » dans un même contexte de rite de chasse. Pourtant il semble dissocier ces pratiques en deux catégories distinctes, sacrées et profanes, comme juxtaposées. E. Lot-Falk restant factuelle sur ce sujet, conforte plus loin l’hypothèse du port du masque non pas en référence à un contexte symbolique mais pour se cacher, ne pas révéler son identité, par rapport aux esprits (contexte mythologique). Elle se réfère aux travaux de V. Jochelson3 chez les Koryak4 sur les rites autour de la dépouille de la baleine chassée qui conclut que :

« Le masque, ici, ne symbolise donc point une personnalité mythique quelconque, avec laquelle s’identifierait son porteur. Il n’a point de contenu spirituel et sa vertu est purement protectrice : il préserve l’incognito de la personne qui le porte »

Il est en effet nécessaire de se protéger contre l’âme de l’animal tué, en cas de représailles émanant de cette dernière. Le masque protège aussi contre les mauvais esprits, lors d’une séance chamanique, comme nous l’ont affirmé aussi deux chamanes mongols de deux régions différentes5.

Fig 1. Vogoul dansant avec des masques en écorce de bouleau à une fête de l’ours, d’après Ahlqvist6.

Mais revenons un instant sur la relation entre la farce et le rituel. Dans notre civilisation occidentale, on peut remonter l’existence de farces à l’antiquité gréco-latine, notamment sous la forme de l’atellane au ive siècle avant J.C. Au Moyen Âge du xe-xie siècle, la farce se présentait comme des petits intermèdes comiques lors de représentations sacrées des mystères de l’église, c’est du moins ainsi qu’ils ont été identifiés. Mais sans doute faut-il y voir là une sorte de détente ponctuelle participant au mouvement de tension-détente du drame qui se joue dans le rituel.

Ailleurs, et encore aujourd’hui, on retrouve ce même principe d’intermède lié au rituel. C’est le cas par exemple des grandes fêtes cérémonielles bouddhiques biannuelles, appelées « tsam » ou čam qui ont lieu dans les régions himalayennes et en Mongolie. Il s’agit de danses religieuses masquées, exécutées par des moines danseurs, environ une vingtaine au total aujourd’hui Dans ce cadre sacré, les masques représentent des divinités du panthéon bouddhique. Cette danse rituelle du čam, dont l’origine remonterait au début du ixe siècle au Tibet, est soutenue en musique par l’orchestre rituel est apparue dans les monastères bouddhiques en Mongolie au début du xixe seulement. Elle met en scène à l’intérieur de la chorégraphie ésotérique une figure populaire d’essence chamaniste mongole appelée Tsagaan Ovoo7, le « Vieillard Blanc », divinité suprême dominant tous les êtres, symbole de la fertilité. Il a l’aspect d’un vieil homme à longue barbe, et est représenté habillé d’une toge blanche, comme celle des chamanes de l’empereur Genghis Khan. Il porte à la main une canne à tête de dragon, variante des cannes à tête de cheval des chamanes. Dans un souci de syncrétisme religieux, le clergé bouddhique aurait récupérée cette divinité vers le début du xviie siècle mais c’est bien plus tard que son personnage fut intégré dans la danse du čam. Dans le contexte bouddhique, le Vieillard Blanc revêt alors le rôle de protecteur de la religion et aussi de punisseur envers ceux qui auraient enfreint les lois bouddhiques. Lors des représentations de čam, la chorégraphie du personnage dénote par rapport aux figures de danse codifiées des autres danseurs, en s’octroyant plus de libertés, notamment en mimant les gestes et attitudes des éleveurs, les travers comportementaux, d’où son côté burlesque, qui se prolonge dans son rôle symbolique de père-fouettard auprès des enfants qui se trouvent dans le public. Ce personnage tient un rôle de bouffon, en quelque sorte, qui provoque les rires de l’assistance lorsqu’il apparaît sur le parvis du temple. Bref, toute cette digression souligne seulement que le jeu burlesque de personnage à haute valeur symbolique fait partie du rituel sacré, qu’on ne passe pas ainsi « du rite au jeu » comme le laisserait peut-être supposé le titre de ce colloque, comme si l’on passait d’un comportement rituel propre à l’adulte vers un simulacre burlesque émanant de jeux enfantins, mais que jeu et rite sont bel et bien imbriqués ; ils forment les deux faces complémentaires d’une même manifestation culturelle.

Fig. 2. Masque du « Vieillard Blanc » lors d’une fête du čam à Urga (Mongolie) en 1937.

Non seulement le jeu mais aussi la musique fait partie intégrante du rituel, au moins du rituel sacré, à tel point qu’il est difficilement envisageable d’actualiser un rituel sans sa musique, c'est-à-dire son répertoire, ses chants et instruments qui le définissent et que, a contrario, les pratiques musicales en dehors du rituel ne sont pas toujours considérées comme musique. Dans le contexte sacré, rite et musique sont à ce point liés que :

« Le répertoire, les techniques vocales et instrumentales, les rythmes, dépendent des diverses finalités qu’on leur assigne. D’où un nombre infini et très diversifié de rites et de rituels qui leur sont liés : rituels de réjouissances collectives, rituels initiatiques, rituels magiques et magico-thérapeutiques, rituels funéraires, etc8. Ces rituels peuvent être considérés comme des formes d’actualisation du mythe, dans la mesure où la relation mythique du monde des hommes au(x) monde(s) de l’au-delà va être activée lors de rituels par le biais de la musique. Elle va en effet sortir du cadre du récit et revêtir une sorte de mise en scène codifiée et réglementée avec ses interdits et ses tabous. Il ne s’agit pas d’une théâtralisation du mythe au sens propre, mais d’une ritualisation qui prend sens par le biais du fond mythologique duquel elle est issue9. »

Ceci étant, ce qui focalisera notre attention dans ce qui suit concerne le rôle de la musique, donc du jeu musical, hors du champ du sacré et du religieux pour investir le contexte des rituels profanes, ceux du quotidien, qui reste encore trop peu étudié aujourd’hui. Il s’agit alors de s’interroger plutôt sur ce que la musique met en scène lorsqu’elle est produite dans un contexte rituel profane, en privilégiant la démarche anthropologique nourrie d’exemples de musique de tradition orale. L’objectif de cette communication repose ainsi sur deux hypothèses : la première est qu’il y a un lien fort entre musique et rituel dans son contexte profane lors d’activités collectives ; la seconde porte sur la forme musicale intrinsèque qui semble représenter un ordre en général, dans le sens d’une mise en scène sonore ordonnée, métaphorique ou symbolique, soulignant son importance dans les relations sociales.

Le premier obstacle qui se dresse face à cette démarche réside dans la définition même de la notion de rite, objet de nombreux et réguliers travaux. Plus modestement, et parce que l’objectif de ce texte n’est pas de revisiter cette notion, ni d’en faire une synthèse, ce qui retiendra notre attention se rapproche de la dimension Goffmanienne de l’interaction sociale, qui met en contact un individu avec l’autre, avec la collectivité, dans un cadre référentiel symbolique partagé, manifeste ou latent. Nous dégageons ainsi le rite de son cadre initialement lié aux pratiques religieuses et sacrées, pour le considérer dans un cadre profane, social et culturel, à l’instar de C. Rivière (1995) qui en montre tout son dynamisme dans le vaste champ social.

Un autre aspect de la définition consiste à préciser la nuance entre la notion de rite et celle voisine de rituel, souvent rencontrée en synonymie. Par rapport au rite qui définit un ensemble de prescriptions, de pratiques codifiées ayant un caractère sacré et/ou symbolique, le rituel, comme concept, comprend une dimension spatio-temporelle, nous semble-t-il, dans la mesure où il insiste davantage sur le déroulement et les enchaînements des séquences des pratiques réglées. C’est dans ce cadre que sont envisagées ici les pratiques musicales liées à des activités formalisées, qui ne seraient pas rituelles si elles n’avaient de portée symbolique ou métaphorique.

Parmi les nombreux phénomènes musicaux liés aux pratiques rituelles de la vie sociale, l’une retient notre attention à la fois par sa simplicité apparente et sa dimension collective nécessaire à sa réalisation. Il s’agit de la forme en hoquet ou hoquetus que l’on peut entendre sur les différents continents du monde. Certains préfèreront employer le terme de technique ou de procédé plutôt que de forme musicale pour définir ce principe de construction mélodique reposant sur la répartition des degrés entre les participants. Le hoquet était d’un usage répandu dans la musique sacrée occidentale du Moyen Âge, principalement dans les œuvres vocales. Mais il est aussi répandu dans les musiques de tradition orale d’Asie, Indonésie, Afrique et Amérique latine…, dans la musique instrumentale. Il est à noter que ce sont surtout des ensembles d’aérophones (instruments à vent) qui l’utilisent principalement dans les catégories organologiques des flûtes (ou sifflets), des trompes et des clarinettes, qui offrent des exemples disponibles parmi les plus intéressants.

Rappelons brièvement ce qui fait la spécificité de ces classes instrumentales, d’un point de vue de la production du son :

-Les trompes constituent le groupe d’instruments aérophones dont le son est produit par la vibration des lèvres de l’instrumentiste sur l’embouchure. Nous retiendrons l’exemple de l’ensemble ongo de Centrafrique.

-Les flûtes (et sifflets) constituent le groupe d’instruments aérophones dont le son est produit par la rupture de l’air propulsé par l’instrumentiste sur un bord de l’instrument. Nous prendrons l’exemple des ensembles de sifflets kiloliky de Madagascar

-Les clarinettes constituent le groupe d’instruments aérophones dont le son est produit par la vibration d’une anche sur un support, avec ici l’ensemble de tule d’Amazonie.

Malgré ces particularités organologiques, chaque instrument est conçu pour ne produire qu’une seule note, parfois deux, dans le cas de certaines trompes, grâce à un trou de jeu permettant cette bitonalité. De plus ces instruments ne semblent pas offrir de difficulté technique particulière nécessitant un très long apprentissage pour le maîtriser. Par contre ce qui est beaucoup plus délicat à jouer c’est le motif rythmique sonorisé que l’on produit avec son instrument, dans sa régularité et sa réitération continuelle qui, s’inscrivant dans une combinatoire mélodico-rythmique de l’ensemble, peut s’avérer complexe, et diffère selon les pièces du répertoire. Ainsi, les séquences musicales reposant sur ce principe structurel laissent peu de place à l’improvisation, même si parfois on note de petits décalages, des interventions individuelles éparses superposées, des tuilages. L’aspect collectif du jeu musical est prépondérant dans ce type de musique et lui donne son sens. Le résultat musical global est le produit de l’intervention de chacun tout au long du processus de la séquence. C’est particulièrement dans des communautés où l’interaction sociale est fort développée que l’on rencontre ce type de musique, des sociétés où il n’est pas rare de constater que les activités du quotidien sont réalisés collectivement (chasse, cueillette, agriculture, …) en plus des festivités.

La musique d’ensemble des trompes ongo est pratiquée dans le vaste groupe des Banda de la République Centrafricaine, qui comprend une cinquantaine de sous-groupes. Cet ensemble est à l’origine lié à des rituels de culte des ancêtres et d’initiation des adolescents, mais se fait aussi entendre aujourd’hui lors de cérémonies officielles nationales et sur des scènes de spectacles internationales. C’est durant cette période d’initiation de plusieurs mois que les jeunes garçons apprennent à jouer des trompes qui font partie du domaine masculin. Il est même rapporté que l’initiation dure tant que le jeune garçon ne maîtrise pas l’instrument10. Cette musique nous est parvenue dans les années 80 grâce notamment aux travaux et enregistrements musicaux effectués sur place, de S. Arom, bien qu’elle soit citée pour la première fois en Occident par Vasco de Gama en 149711. Dans l’extrait proposé12, S. Arom précise que, sous le terme ongo, qui étymologiquement désigne le souffle, sont rassemblées entre 10 et 20 trompes, faites en matériaux divers : tronc de papayer qui peuvent atteindre les 2 mètres pour les plus graves, des racines d’arbre pour les médiums et des cornes d’antilope pour celles plus aigües dont les plus courtes peuvent ne faire qu’une vingtaine de centimètres. Ces dernières ont un trou de jeu supplémentaire qui leur permet de « broder » sur leur rythme spécifique. L’écoute de la pièce révèle une complexité de l’imbrication de microcellules comprenant des variations, des tuilages, qui donnent un effet polyphonique contrapuntique, que l’on a tendance à rapprocher des yodel des Pygmées d’Afrique Centrale. L’extrait présente une forme en trois parties : une introduction, la pièce elle-même et une coda. L’introduction est de type responsorial entre un soliste (trompe aigüe) meneur et le groupe. Elle a une fonction d’appel, appel à l’attention pour signifier aux musiciens d’être prêts à jouer ensemble, que le morceau va commencer. On peut considérer cette partie introductive comme une sorte de rituel d’interaction musicale nécessaire au bon déroulement de ce qui va suivre. Le soliste émet d’abord une note sur un rythme rapide suivi de la réponse en accord de l’ensemble des trompes. Il réitère son intervention sur les deux notes de son instrument, suivie par la réponse en accord de l’ensemble des trompes. Réparties en « familles », les trompes apparaissent progressivement, d’abord les médiums puis les trompes basses. L’ensemble de la pièce est encadré rythmiquement par des grelots qui marquent la pulsation durant toute la séquence. Ces mêmes grelots vont donner le signal de fin en s’agitant de façon continue, ce qui va provoquer la fin de jeu progressive des autres instruments. Là aussi, cette forme conclusive signale aux musiciens que la pièce doit s’achever. La mélodie jouée correspond à un répertoire de chants lié soit à des rituels de naissance gémellaire, soit à des rituels funéraires, mais également à un contexte profane de divertissement. L’apprentissage de cet instrument et du jeu instrumental se fait lors de la retraite initiatique auprès de maîtres, appelés ende ; comme le rappelle S. Arom dans son film13 au cours duquel il fait une analyse minutieuse des interventions de chaque musicien et de leur imbrication dans le développement mélodique du chant.

Un autre exemple de hoquet musical nous est fourni par les ensembles de sifflets kiloliky de Madagascar. Ils sont principalement localisés dans le sud de l’île, chez les Bara, Masikoro, Antanosy et les Mikea. J’ai pu en enregistrer quelques pièces, lors d’une recherche en août 1994 chez les Bara, qui ont fait l’objet d’une publication dans la collection Ocora-Radio France, avec la collaboration de V. Randrianary14, qui a été déterminante pour la réussite de cette mission. Ces ensembles sont constitués de six à douze instruments. Ils sont fabriqués à partir de tiges de roseau taillées de biais au niveau de l’embouchure comme pour réaliser un embout et à l’intérieur est glissée une fine lamelle de bois en son milieu. Une ouverture biseautée est pratiquée sur la partie supérieure où viendra se briser le souffle de l’instrumentiste. Chaque sifflet a une hauteur précise qui est obtenue en positionnant la lèvre inférieure au contact de la lamelle de bois pour diriger l’air vers le biseau, tout en maintenant fermer l’autre extrémité du tube avec l’index. C’est ici le principe acoustique du sifflet qui fonctionne, c'est-à-dire celui des tuyaux fermés. Le fond est obstrué par le doigt qui forme un obstacle à la propagation des ondes qui va produire ce qu’on appelle un nœud de vibration. Ce nœud de vibration est fonction de la longueur du tuyau et détermine la hauteur du résonateur. À l’opposé, vers l’embouchure se situe ce qu’on appelle un ventre de vibration, constitué de divers sons partiels. Le nœud et le ventre de vibration entrent en contact et produisent ainsi le son fondamental.

L’ensemble des sifflets animent aussi bien des rituels magico-thérapeutiques comme le bilo, les rituels de circoncision, les fêtes diverses à caractère sacré ou profane, mais aussi des évènements de la vie ordinaire, comme par exemple pour annoncer la venue d’une équipe de lutteurs de lutte traditionnelle ringa d’un proche village pour défier une autre équipe. Ces ensembles de kiloliky ne sont formés que d’hommes, comme l’exemple précédent, et comme précédemment, cette pratique musicale met en scène symboliquement l’interaction individuelle qui se retrouve dans les activités quotidiennes au sein du groupe de villageois en question. Dans le cas de l’ensemble des sifflets kiloliky, se superpose une représentation hiérarchique de la société à travers les instruments. Celui qui débute la pièce est en haut de la hiérarchie sociale, soit un chef de village, ou le plus âgé du groupe, le facteur de l’âge, signe de savoir et d’expérience, provoquant le respect des autres joueurs. Les instruments sont ainsi organisés par classe, ou plus précisément par couple selon un ordre hiérarchique15. Le plus important, celui qui sert d’étalon à la fois pour la fabrication des autres et de leur accord, est le denony « son référant » qui est suivi du valy-denony « son suivant ». Ensuite on a le tsanony suivi du valy-tsanony. Ce couple est accompagné d’un fagnotany « qui joue avec » et d’un  besony c'est-à-dire « son grave ». Les séquences peuvent être accompagnées d’interventions vocales, de voix solistes, ou de chœur, de jeu de conque ou même de membranophones frappés. La pièce retenue ici s’intitule « Du manioc, en attendant la récolte de riz16 ».  Elle est jouée durant la période de transition entre deux récoltes, marquant l’impatience partagée de manger à nouveau du riz.

Comme dans l’exemple précédent, à l’instar des musiques fondées sur le principe de hoquet, la structure est fixe, même si on peut entendre de petites variations sur certains motifs rythmiques et sur le nombre des interventions. Par contre l’ensemble n’est pas complété d’instruments extérieurs marquant le rythme. Cela suppose une attention soutenue de chaque instrumentiste pour garder une pulsation régulière.

Dans le village où j’ai réalisé cet enregistrement, mon attention a été attirée par des productions sonores liées à des activités de travail. D’abord le pilage du riz. Un petit groupe de trois femmes se réunissent dans la journée pour piler du riz ensemble17.

En écoutant le bruit de leur pilon dans le mortier j’ai été surpris de constater une régularité rythmique du geste qui consiste à laisser tomber le mortier à tour de rôle. Là aussi sans rechercher immédiatement à produire ensemble un son rythmique régulier, il n’en demeure pas moins que le résultat sonore tend à montrer un rythme régulier ternaire, même si on peut noter de petites variantes. De mon point de vue, cet exemple illustre une forme de rythme en hoquet, dicté par le geste du travail, mais symbolisant aussi la réalisation collective d’une activité quotidienne. Un second exemple nous est offert aussi lors d’une activité collective de cueillette par des femmes qui se sont éparpillées dans la forêt pour y cueillir des racines. Nous nous trouvons dans la même région, mais chez le groupe voisin des Mikea. Elles sont six. Pour s’entraider, se repérer dans l’espace et signaler la fin de l’activité avant de rentrer au village, la meneuse lancent des appels, koiky, auxquels répondent les autres femmes chacune sur des motifs différents en formes d’interjections, de cris yodlés. Voici un de ces échanges18, durant lesquels la femme meneuse prononce ces paroles : « Amenez-moi la hache ! La voici ! Il est tard, allons rentrons !" Ohé ! Ramassez toutes les racines ! Amenez-les-moi ! Voici le chemin, il est tard !19 ».

Cet exemple ainsi que le précédent montrent que les activités quotidiennes, liées à la survie du groupe (préparation de la nourriture, quête des racines pour l’eau, …), s’inscrivent dans une dimension collective et impliquent de ce fait des situations rituelles qui donnent à entendre des productions musicales, rythmiques, vocales, instrumentales, qui privilégient les procédés de hoquet, symbolisant la place de chacun dans la réalisation collective et sa dimension interactive. Il semblerait alors que les productions musicales autonomes pourraient être comprises comme des développements élaborés qui auraient un lien primitif avec ces activités de travail.

Enfin un troisième exemple, celui fourni par l’ensemble de clarinettes monotonales tule d’Amazonie. Le nom de l’instrument désigne également un rituel saisonnier s’étalant sur plusieurs mois durant lequel les clarinettes sont jouées durant des rituels qui sont en relation avec les alliances, les échanges matrimoniaux, et qui sont en tous cas l’occasion de rencontres entre différents groupes de villageois. Elles peuvent être entendues plusieurs fois par jour, au lever du jour, à midi, en soirée ou même la nuit. Les situations de jeu sont de deux types selon que les musiciens jouent assis, ou bien en dansant, ce qui correspond également à deux répertoires différents. Ces instruments et leur musique ont fait l’objet d’importants travaux depuis une quarantaine d’années, dont on trouvera en français l’étude de référence réalisée par J.-M. Beaudet20 et J.-P. Estival21. La clarinette est constituée d’un tube de bambou à l’intérieur duquel est insérée une anche en roseau qui divise l’instrument en deux parties : la partie supérieure faisant office de réservoir d’air dans lequel l’instrumentiste va souffler en provoquant une pression qui fera vibrer l’anche, et la seconde partie, le résonateur, lui, fera entendre la hauteur émise par l’instrument. Les musiciens distinguent quatre types de tule dont chaque catégorie peut regrouper sous le même nom des instruments de hauteur légèrement différente. La nomenclature de ces instruments est variable d’un groupe d’indiens à l’autre. Ainsi on aura chez les Indiens Asurini les clarinettes suivantes : towapey’i « petit visage », mytera « celui du milieu », ywara « bois », « frère cadet », tahira « fils »22. Chez les Indiens Wayãpi : ta’i « petite », Yakangapia « qui répond à la petite », Mite « la mitoyenne », Mama la « maman 23 »…

Sans doute, comme le souligne J.-P. Estival, ces noms de clarinette sont polysémiques, mais en tous cas ils laissent transparaitre une référence symbolique à la parenté ce qui pourrait aussi renvoyer au contexte général des rituels, comme nous l’avons précisé à l’instant, qui se réfèrent aux échanges matrimoniaux. L’extrait proposé provient d’un ensemble de dix clarinettes Wayãpi du Haut-Oyapock et s’intitule tamanuwa « le grand fourmilier »24, pièce du répertoire de danse. La forme de hoquet est là aussi indissociable de l’instrument. Chacun produit une note en alternance ou en accord et la « maman » se détache par son registre grave. La « maman » est représentée par la clarinette basse, c’est le son féminin par excellence, celui qui génère tous les autres.

Ainsi, aux termes de l’exposition brève de ces exemples provenant de cultures différentes et parfois éloignées les unes des autres, qui reposent sur le même dénominateur commun du système musical en hoquet, il apparaît que cette forme musicale est liée à une situation de rituel. Qu’il soit de type cérémoniel ou émanant des activités de la vie quotidienne, le hoquet met en scène des interactions individuelles qui donnent sens à la production musicale collective. Par les noms donnés aux instruments, il reflète l’importance accordée aux structures sociales, comme la hiérarchie à Madagascar, la famille en Afrique Centrale, en Guyane…. Au fond, il est le reflet symbolique mis en musique d’un système de représentations propre à chaque culture où il peut être écouté.

Publié en Mars 2016

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Notes

1  Les Vogoul, peuple de Sibérie occidentale, vivant autour du fleuve Ob, de l’Oural jusqu’au Ienissei.

2  Kannisto A., « Les fêtes de l’ours chez les Vogouls », extrait des procès-verbaux de la Société finno-ougrienne, 1937. trad. française de B. Vildé (inédite) ; cité par Lot-Falk E. Les rites de chasse chez les peuples sibériens, coll. L’Espèce Humaine n°9, NRF Gallimard, 1953, p. 198-199.

3 Jochelson, V., « The Koryak », Jesup North Pacific Expedition. Memory of American Museum of Natural Historia, 1924, vol. IX, part II; d’après Lot-Falk E., op. cit., p. 199.

4  Peuple sibérien vivant à l’Est de la Sibérie, dans la région du Kamtchatka.

5  Il s’agit de Madame Baljir, chamane Darkhad, en 1992 et Monsieur Tseren, chamane Buriat, en 1991.

6  Planche VIII 1 de l’ouvrage de Harva Uno, Les représentations religieuses des peuples altaïques, Coll. L’Espèce Humaine,  n°15, NRF Gallimard, 1959.

7  Cf. Heissig W. & Tucci G., Les religions du Tibet et de la Mongolie, Payot, 1973, p 438-445. Egalement Mostaert A., « Note sur le culte du Vieillard Blanc chez les Ordos », Antoine Mostaert (18881-1971) C.I.C.M. Missionary and Scholar. Vol. Two : Reprints, edited by Klaus Sagaster, Leuven, 1999, p. 535-544.

8 Voir à ce sujet Schneider M., « Le rôle de la musique dans la mythologie et les rites des civilisations non européennes », Histoire de la Musique, Gallimard, Encyclopédie de la Pléiade, tome 1, 1960, p. 131-214.

9  Desjacques A., « La mythologie comme présupposé au savoir musical ? », dans Construire le savoir musical –Enjeux épistémologiques, esthétiques et sociaux, Desroches, M. et Guertin G. (sous la direction de), coll. Logiques sociales, Editions de L’Harmattan, 2003.

10  D’après Nzapa A Mou Na Mbi, Président de la troupe Ongo Brotto de Bambari, République Centrafricaine,  interviewé par Emile Ndjapou, Président Fondateur de l’Alliance Française de Bangui, lors d’un concert du 22 octobre 2006 à la Maison de Radio France.

11  Information de Arom S. & Avarez-Pereyre F., dans Précis d’ethnomusicologie, CNRS Editions, 2007, page 121.

12 Cf. le CD Instruments de musique du monde, Le Chant du Monde LDX 274 675, Collection du CNRS et du Musée de l’homme, plage 15. Enregistrement de S. Arom, disponible également sur le site en ligne du Centre de Recherche en Ethnomusicologie. Référence : http://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_E_1990_014_001_001_15/

13 Film de Simha Arom : Ango, une leçon de musique africaine. Réalisation de Jérome Blumberg, CNRS- Audiovisuel, cnrs images/media-femis-cict ; Maison de la Culture du Monde, Paris. 1997. Disponible en ligne sur le site de la vidéothèque du CNRS. Référence : http://videotheque.cnrs.fr/media/visionnage/1403607856.10823000/M01037_logo_00000000_00355100.mp4

14 Cité en bibliographie.

15 Information recueillie auprès de V. Randrianary, lors de cette mission.

16  CF. le CD Madagascar -Pays Bara, Ocora Radio-France C 560089, plage 20. Enregistrement de A. Desjacques, août 1995.

17 Ibid., plage 21.

18  CF. le CD Madagascar -Pays Mikea, Ocora-Radio-France C 560015, plage 3. Enregistrement de A. Desjacques, août 1995.

19  Traduction fournie par V. Randrianary.

20  Beaudet J.-M. Les orchestres de clarinettes tule des Wayãpi du Haut-Oyapock. Thèse de 3e cycle. Université de Paris X-Nanterre, 1983.

21  Estival J.-P., « Quelques aspects des polyphonies instrumentales tule des Asurini du Moyen-Xingu », Cahiers de Musiques Traditionnelles,  n°6 -Polyphonies-, 1993, p. 163-179. Texte intégral dans : Quelques aspects des polyphonies instrumentales tule des Asurini du Moyen-Xingu : http://ethnomusicologie.revues.org/1467

22 Ibid., p.166.

23  Cf. le livret accompagnant le disque 33t. Wayãpi-Guyane, SELAF ORSTOM, CETO 792. 1980. Enregistrements de Jean-Michel Beaudet.

24  Cf. le CD Instruments de musique du monde, op. cit.,plage 27. Enregistrement de Jean Michel Beaudet, disponible également sur le site en ligne du Centre de Recherche en Ethnomusicologie. Référence : http://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_E_1990_014_001_001_27/

Pour citer ce document

Alain Desjacques, «Quand souffler, c’est jouer. Du hoquet musical dans les situations rituelles du quotidien», déméter [En ligne], Articles, Thématiques, Textes, Du rite au jeu, mis à jour le : 06/04/2016, URL : http://demeter.revue.univ-lille3.fr/lodel9/index.php?id=538.

Quelques mots à propos de :  Alain Desjacques

Alain Desjacques est ethnomusicologue, maître de conférences à l’université de Lille 3 et membre du Centre d’Etudes des Arts contemporains.