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Œuvrer à plusieurs : enjeux d'aujourd'hui

Nathalie Stefanov

Delphine Lermite : l’artiste et le laboratoire. Du paysage romantique à l’installation participative

Résumé

L'objet de cet article est d’étudier les nouveaux régimes de collaboration entre artistes et scientifiques à partir de l’analyse du projet que l’artiste Delphine Lermite a effectué avec Laurent Grisoni, chercheur au laboratoire MINT/ CRIStAL. En s'appuyant sur le tableau de Caspar David Friedrich Voyageur contemplant une mer de nuages (1818), l'artiste et le laboratoire ont réalisé une installation artistique complexe qui met en jeu la mise en spectacle du paysage. Ce projet répond à un appel d'offre dont l'étude fait apparaître qu'il conditionne pour une part les modalités de la production collaborative et engage l’artiste et le laboratoire à développer des activités dites « innovantes »  dans le contexte de la société de la connaissance.

Abstract

The aim of this article is to examine new types of collaboration between artists and scientists based on the analysis of a project developed by Delphine Lermite with Laurent Grisoni, researcher at the MINT/CRIStAL Laboratory. Based on the painting Wanderer above the Mist (1818) by Caspar David Friedrich, the artist and laboratory have created a complex artistic installation which brings into play the spectacle of landscape. The call for projects at the base of this proposal would appear to partly condition the terms of the collaborative production process and commits the artist and laboratory to develop so-called « innovative » activities in the context of the knowledge society.

Texte intégral

L’objet de cet article est d’étudier les modalités actuelles des collaborations entre artistes et scientifiques à partir de l’analyse du projet que l’artiste Delphine Lermite a effectué avec Laurent Grisoni, chercheur au laboratoire MINT/ CRIStAL1. Ce projet s’inscrit dans une histoire, qui reste à écrire2, celle des collaborations entre artistes et scientifiques dont nous pourrions situer l’origine dans l’avènement de l’ordinateur et plus largement dans le développement des technologies. À partir des années 60, comme le relève Valérie Mavridorakis, la technologie devient « une problématique sociale et culturelle centripète […] ; il paraît [dès lors] logique que l’art s’en saisisse, tentant de combler le fossé qui sépare les deux cultures, celles des sciences et celle des humanités3 ». Et l’art s’en est saisi en effet, tout comme les scientifiques, qui comprennent très vite l’intérêt d’associer des artistes à leurs recherches. Dès les années cinquante, au Massachusetts Institute of Technology (MIT), sont introduits des cours d’histoire de l’art complétés par l’ouverture d’un espace d’exposition. Puis, à partir de 1967, les actions menées par le Center for Advanced Visual Studies (CAVS)4 s’emploient à concilier les activités technologiques du MIT avec une politique artistique susceptible, comme l’énonce Judith Epstein, « de développer des qualités intuitives qui ne peuvent pas être fournies par la stricte logique5 ». Parallèlement, l’un des temps forts de l’histoire des collaborations entre artistes et scientifiques s’incarne dans le projet 9 evenings theatre & engineering (1966, New York) pour lequel ingénieurs, plasticiens, chorégraphes et musiciens - tels que Merce Cunningham, John Cage et Robert Rauschenberg - travaillent en collaboration avec plus de trente ingénieurs. Parmi ces ingénieurs figure Billy Klüver6 qui, antérieurement au projet 9 evenings, avait participé à l’édification de Hommage à New York de Jean Tinguely puis développera par la suite ses activités avec de nombreux artistes tels Andy Warhol. Aujourd’hui, ces collaborations se poursuivent, s’accélèrent même, entraînant la production d’une littérature descriptive abondante7 où il apparaît souvent que les productions plastiques sont présentées comme le résultat de la rencontre soudaine et magique d’artistes et de scientifiques. Concevoir ainsi l’émergence de ces productions spécifiques, c’est oublier qu’elles n’apparaissent pas sans l’existence de dispositifs institutionnels précis dans lesquels ces rencontres adviennent. Pour penser les œuvres à l’interface des arts et des sciences, il convient donc d’examiner le contexte de leur émergence ainsi que les pratiques des acteurs institutionnels qui définissent leurs cadres. Parmi ces dispositifs figure l’appel d’offre, dont notre étude va faire apparaître les incidences sur certaines modalités précises d’interactions entre les artistes et les scientifiques.

En France, dans le domaine artistique, l’appel d’offre, majoritairement financé par des fonds publics, tend à se développer, questionnant à nouveaux frais le rôle du commanditaire. Pour paraphraser Jean-Marc Poinsot lorsqu’il théorise le rôle de l’exposition dans l’apparition de l’œuvre, l’appel d’offre pourrait être entendu comme ce par quoi le fait artistique - fruit de la collaboration - advient8. En effet, il est une des conditions de possibilité pour l’artiste d’effectuer une résidence dans laquelle s’élabore le travail de co-création avec le scientifique. Il s’agit d’un objet qui, loin d’être second, doit être examiné dans l’approche des pratiques art & science, en ce qu'il conditionne pour une part les modalités de la production collaborative. L’étudier permet de saisir en finesse les processus collaboratifs à l’œuvre9.

Avant de poursuivre, interrogeons un instant ce qu’on entend par pratiques dites art & science. Elles sont à ce point en plein essor que l’on pourrait parler à leur égard d’un « tournant scientifique »10 du champ de l’art. La question est cependant de savoir ce qui caractérise ces pratiques. En quoi un projet artistique peut-il être qualifié art & science ? Notre hypothèse, que nous ne pourrons développer ici car elle nous éloignerait trop de notre objet, est que pour définir un projet art & science, il convient en amont d’analyser les modalités de sa production pour mettre en évidence au sein des projets artistiques les contributions scientifiques. Si ces dernières constituent une partie importante et significative du projet, idéalement pour moitié comme l’expression le spécifie, alors le projet peut-être qualifier art & science. Les contributions scientifiques peuvent être de différentes natures. Par exemple, l’artiste peut à la fois emprunter ses sources aux imaginaires scientifiques ou faire appel à des solutions technologiques complexes développées par les laboratoires pour le projet. La multiplication des études de cas, tel que se propose cet article, devrait en partie satisfaire à ce besoin de qualification.

Ainsi qu’indiqué en introduction, nous concentrerons notre analyse sur un projet récent, celui de l’artiste Delphine Lermite, lauréate de l’appel d’offre intitulé « Résidence Artiste en Laboratoire (RLab) » de la Communauté d’Universités et Etablissements Lille Nord de France (ComUE LNF), lancé pour sa première édition en novembre 2017 à l’initiative de Christophe Chaillou, professeur en informatique à Polytech’Lille et chercheur au laboratoire CRIStAL11. Nous avons pu consulter un dossier portant sur le dispositif RLab, qui précise que cet appel d’offre a reçu « 45 demandes de mise en relation [d’un artiste et d’un laboratoire] de la part d’artistes français et étrangers », et que « 32 mises en relations ont été effectuées entre artistes et chercheurs du territoire des Hauts-de-France »12. Ces chiffres sont intéressants en ce qu’ils indiquent l’intérêt actuel porté par les artistes à collaborer avec des laboratoires.

Fig. 1

Delphine Lermite, Histoire(s) de l’œil, croquis préparatoire, crayon graphite sur papier, 30 x 40 cm, 2017 © Christophe Gregório

Avant d’analyser les modalités de la collaboration entre Delphine Lermite et le laboratoire MINT, décrivons son projet en nous appuyant sur le récit qu’elle nous a livré ainsi que sur le dossier qu’elle a adressé en réponse à l’appel d’offre13.

Intitulé Histoire(s) de l’oeil, le projet, alors en construction au moment de notre rencontre, se présente sous la forme d’une image projetée au mur, image qui se révèle progressivement aux spectateurs. Cette projection est reliée à une installation composée d’un casque de réalité virtuelle doté d’un oculomètre (Fig. 1).

L’image projetée a la particularité de varier en fonction des mouvements oculaires qu’un observateur casqué effectue en naviguant à l’intérieur d’une vidéo. Delphine Lermite a réalisé cette vidéo en se rendant sur les Monts Kaiserkrone et Zirkelstein, en Allemagne où se trouve un site identifié comme celui où Caspar David Friedrich a peint en 1818 le fameux tableau Voyageur contemplant une mer de nuages14. Pendant trois jours, elle y a posé sa caméra de cinq heures du matin à huit heures du soir, filmant en surplomb les champs labourés et les prairies visibles depuis les hauteurs. Elle a pu remarquer que l’actuel paysage se distinguait nettement de la peinture effectuée de cet endroit par Caspar David Friedrich. Mais au troisième jour de tournage, nous relata Delphine Lermite, une brume fit se lever un tout un autre spectacle, proche de celui peint par Friedrich. Anéantissant l’arrière-plan, la brume fit disparaître les champs et la nature verdoyante (Fig. 2 & 3).  

Fig. 2

Delphine Lermite, Histoire(s) de l’œil, Kaiserkrone, 180523 # 0976 / 4044, photogramme time-lapse, 2018

Fig. 3

Delphine Lermite, Histoire(s) de l’œil, Kaiserkrone, 180524 # 1789 / 8042, photogramme time-lapse, 2018

Le dispositif mis en place par l’artiste reprend ce phénomène météorologique. En effet, le spectateur qui porte le casque est amené à parcourir par le regard le paysage dans la diversité de ses variations météorologiques qui en influencent la perception et provoquent une vision instable de la scène qui oscille entre terre et vapeur d’eau, net et flou.

Reliée au casque, l’image projetée fait apparaître en temps réel les zones relevées par l’oculomètre, zones sur lesquelles s’est fixé le regard du spectateur doté du casque (Fig.4). La projection fait ainsi apparaître sur un fond gris, ces zones laissant progressivement advenir l’image observée. L’image projetée n’est alors jamais identique. Elle varie en fonction de chaque utilisateur qui observe potentiellement de manière singulière le paysage filmé, éclairant telle zone plutôt que telle autre.

Fig. 4

Delphine Lermite, Histoire(s) de l’œil, croquis préparatoire, crayon graphite sur papier, 30 x 40 cm, 2017 © Christophe Gregório

Un rapide détour par l’oculométrie permet de saisir davantage les enjeux de l’œuvre.15. L’oculométrie est une technologie récente d’observation du regard. En 1980, deux professeurs en psychologie de l’Université Carnegie-Mellon, Marcel Adam Just et Patricia A. Carpenter, publient un article qui marque un tournant important dans ce domaine. Cet article pose l’hypothèse suivante, qui fut depuis discutée16 : il n’y a pas de différence significative entre ce que l’on regarde et ce que l’on traite comme information. À partir de leur recherche nommée « eye-mind hypothesis »17 se développent les technologies de l’oculométrie fondées sur la captation des mouvements de l’œil comme probables indicateurs de la conscience18. Ainsi, le public de Histoire (s) de l’œil peut-il suivre sur l’image projetée les mouvements de l’œil du sujet observant le film ; il peut voir sur quelle partie de l’image le regard se fixe et où, potentiellement, l’attention se focalise.

Quittons un instant la description des processus et techniques mis en jeu par l’œuvre pour effectuer l’étude de l’appel d’offre qui nous renseignera sur les modalités de la collaboration entre l’artiste et le laboratoire. En quoi cet appel d’offre engage-t-il l’artiste et le scientifique dans des procédures, des modalités d’action et des pratiques précises ? Jusqu’où, d’une certaine manière, participe-t-il à l’essor des pratiques dites art & science ?

Pour élaborer cet appel d’offre, la ComUE a travaillé avec plusieurs acteurs : la Direction Régionale des Affaires Culturelles, la Région Hauts-de-France, le Fresnoy–Studio national des arts contemporains, et enfin le réseau 50° Nord19. Il s’agit donc d’acteurs et de financeurs publics, issus pour une part de deux Ministères, celui de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et celui de la Culture et de la communication. Voici les termes par lesquels « le contexte et les enjeux » de l’appel d’offre sont formulés :

« La Communauté d’Universités et Etablissement Lille Nord de France (ComUE LNF) lance pour la première fois une Résidence Artiste en Laboratoire (RLab), pour initier et soutenir une nouvelle collaboration entre un·e artiste et un laboratoire de recherche de toutes disciplines sur le territoire des Hauts-de-France. La rencontre entre le potentiel innovant de la recherche et le potentiel créatif de la création artistique est appréhendée, dans le cadre de cette Résidence Artiste en Laboratoire, comme étant une source d’émergence de projets artistiques innovants. L’objectif central de cette résidence de création est de renforcer les collaborations entre les laboratoires de recherche et les artistes dans le but de croiser les compétences et connaissances propres à chaque milieu, au service de la création artistique et dans une visée de diffusion, de valorisation et de visibilité de ce type d’initiatives. Pour l’année 2018, la ComUE LNF et la DRAC conduisent cette expérimentation, dont la réussite permettrait d’amorcer un programme plus ambitieux pour les années suivantes. »

Il serait intéressant de questionner le vocabulaire employé dans cet appel, et notamment les termes d’innovation et de création. L’innovation est notablement valorisée dans l’économie de la connaissance et de la croissance dans laquelle se situent majoritairement les projets art & science. Dans cet appel, ce terme se rapporte aux activités de l’artiste autant qu’à celles du scientifique. Le terme de création quant à lui renvoie à l’activité de l’artiste. Pierre-Michel Menger dans sa Sociologie du travail créateur interroge les usages de ce terme par une critique des formes d’obscurantismes qui l’entoure20. Il s’appuie notamment sur le philosophe Pierre Macherey qui dès 1966 propose de supprimer le terme de création en le remplaçant « systématiquement par celui de production21 », suppression qui permet d’éviter d’associer le travail de l’artiste à une « irruption, une épiphanie, un mystère ». Macherey invite par ailleurs à penser la production de l’artiste en fonction des conditions de travail déterminées qui sont les siennes. Ici, les conditions du travail de l’artiste sont les suivantes : avant qu’il ne soumette sa candidature, il doit prendre contact avec un laboratoire22. En effet, l’entrelacement des compétences artistiques et scientifiques doit s’inventer en amont du projet de l’artiste. Le dispositif prévoit à cet égard d’aider l’artiste à la « mise en relation » avec les scientifiques, de manière à déterminer les compétences nécessaires à la réalisation de l’œuvre. Cette proposition d’accompagnement est intéressante car elle suppose que l’artiste identifie un ensemble de laboratoires disposés à s’engager dans un projet art & science, ce qui est un fait relativement nouveau et en plein essor, notamment dans la région concernée par le projet. On remarquera ici d’une part l’engagement des scientifiques, d’autre part celui des artistes, qui, émancipés des conceptions liées à leur supposée autonomie, semblent chercher, par ce pas de côté, à dépasser les limites de leurs propres outils et concepts.

Conformément aux termes de l’appel d’offre, Delphine Lermite a identifié un laboratoire de recherche, en se rapprochant de Laurent Grisoni23 qui, engagé depuis plusieurs années dans l’essor des pratiques art & science de la Région, est responsable de l’équipe MINT24 au sein du laboratoire CRIStAL25. MINT regroupe une équipe qui effectue des recherches sur « l’interaction tactile et gestuelle, c’est-à-dire l’étude du geste pour l’interaction homme-machine26. » Les questions posées par cette recherche sont nombreuses, et on conçoit qu’elles aient pu intéresser une artiste : comment nos gestes commandent-ils la machine ? Quels nouveaux mouvements inventer ? Comment l’ordinateur peut-il y réagir ?27 On peut supposer que pour cette recherche, plus le contexte d’usage sera singulier - singularité potentiellement garantie par un projet artistique -, plus il conviendra d’imaginer et d’inventer de nouveaux objets qui correspondent aux demandes spécifiques des artistes en terme de gestes et modes d’interaction28.

À l’occasion de notre entretien avec Delphine Lermite, nous  l’avons interrogé sur les contributions spécifiques du laboratoire à son projet. Cette œuvre, nous l’avons vu, repose sur un ensemble complexe de technologies. Il est frappant de voir combien les contributions spécifiques des scientifiques et en particulier l’apport de Laurent Grisoni sont venues enrichir le projet initial de l’artiste. Réfléchissant sur les modes de manipulation de l’image par l’usager du casque, Laurent Grisoni a suggéré à Delphine Lermite, avant qu’elle ne parte sur les traces du tableau Voyageur contemplant une mer de nuages, de filmer en « time-lapse » plutôt que de photographier le paysage. La technique du « time-lapse » offre une possibilité de prises de vue automatiques (une image toute les six secondes) qui permet de ralentir ou d’accélérer la vidéo au moment du visionnage. Le dialogue avec le chercheur a permis d’imaginer plusieurs développements du projet. Ainsi, dans une seconde version du projet, l’usager du casque pourra-t-il choisir de naviguer dans l’image en pratiquant une gestualité développée par le laboratoire, en concertation avec Delphine Lermite. Quatre gestes de la main, et précisément des doigts, sont alors prévus qui agiront sur la vidéo permettant de l’agrandir, la rétrécir, d’accélérer ou de ralentir certains passages. On comprend qu’ici les contributions du laboratoire ajoutent au projet artistique une dimension interactive. Mais en quoi l’interaction avec l’image est-elle nécessaire ? Quelles questions ces manipulations de l’image soulèvent-elles ?

Pour tenter d’y répondre, revenons à la question du paysage telle qu’envisagée par l’artiste qui s’appuie pour une part sur la théorie de « l’artialisation » développée par Alain Roger.29 Cette théorie invite à penser que notre perception du paysage n’advient que parce qu’une image ou une représentation artistique nous a d’abord été donnée à voir. L’art précède notre perception du paysage qui n’est pas « donné » mais advient par construction. Delphine Lermite reprend à son compte ces idées et les prolonge en affirmant que la réalité n’existe que si on la cadre. L’artiste ajoute que ces conceptions rejoignent les théories quantiques selon lesquelles, en fonction du mode d’observation, un photon se comporte en ondes ou en particules. Selon ces conceptions, l’observateur dispose donc de la capacité à faire advenir l’environnement qui l’entoure. Ainsi, en plaçant la caméra au sommet de la montagne, par temps clair et deux siècles après que Friedrich l’a peint, l’artiste perçoit les prairies qui se présentent à elle, par le prisme, par exemple, d’un tableau de Monet, tandis que les champs quadrillés lui évoquent un Mondrian30. Cette expérience du paysage l’amène à faire le choix de se servir d’un casque de réalité virtuelle doté d’un oculomètre. Ce choix permet que le spectateur fasse l’expérience de la création d’un paysage en participant à sa construction ; il confère au spectateur la possibilité d’élaborer l’image projetée du paysage. Le laboratoire, par les idées qu’il développe, propose des moyens technologiques d’interactivité qui permettent de rendre compte et de visualiser par l’expérience cette approche spécifique du paysage.

Pour conclure cet article nous questionnerons l’usage par l’artiste du tableau de Caspar David Friedrich, symbole du romantisme par excellence, un courant marqué par le sentiment d’inquiétude qui se manifeste ici par les brumes flottantes du paysage peint. L’homme de dos contemple une immensité au caractère sublime et éternel qui le renvoie à sa finitude. Ici la nature, intérieure et extérieure, est considérée comme une source profonde, s’opposant en cela au progrès. Elle est l’organique contre l’artificiel. Réfractaires à l’ère industrielle, les artistes romantiques, loin d’établir leur savoir sur des connaissances scientifiques, se concentrent sur la quête d’une intériorité ressentie, exaltant la solitude31. Charles Taylor formule ainsi ce qu’il nomme l’expressivisme romantique : « comme une protestation qui se poursuit sous diverses formes tout au long du XIXe siècle et devient de plus en plus pertinente à mesure que la société se voit transformée d’une façon de plus en plus atomiste et instrumentale par l’industrialisation capitaliste. »32 On pourrait en effet trouver une contradiction profonde entre l’imaginaire dans lequel s’ancre historiquement cette peinture et l’emploi des technologies complexes de cette installation participative. Comment résoudre cette contradiction ? Pour l’artiste, l’emploi du casque de réalité virtuelle revient, selon ses propres termes, « à projeter à l’extérieur un paysage intérieur ». De plus, le casque isole l’individu de son environnement en le plongeant à l’intérieur d’un paysage. Cette idée n’est pas sans évoquer certains aspects de la peinture de Caspar David Friedrich, qui, n’est en rien naturaliste, mais renvoie à l’expression des émotions face au sublime. En effet, Friedrich a ajouté plusieurs monts absents du point de vue choisi pour la peinture, comme le montrent les images en time-lapse de Delphine Lermite. Cependant, depuis le site, si on déplace le regard, ces monts existent bien, ce qui signifie que le peintre ne les a pas tant ajoutés que déplacés. On pourrait ici opérer un rapprochement avec les modes de construction de l’image numérique contemporaine où un motif, disons la photographie d’une montagne, peut être glissée sur un calque qui comporte déjà d’autres images de montagnes, reposant elles-mêmes sur une nappe de brouillard. Friedrich a ainsi organisé les éléments de sa production picturale dans une volonté non descriptive, considérant alors que la nature représentée est bien cet espace artificiel, organisé et perçu par l’homme. Elle est ce paysage construit qu’il manipule par son regard qui se porte successivement sur divers éléments qu’il choisit de réunir sur une toile. Or si la production des artistes relève bien de ce procédé, le spectateur du tableau, quant à lui, ne dispose pas de la possibilité de manipuler l’image picturale. C’est cette nouvelle capacité offerte au spectateur qu’apporte le travail de collaboration entre artistes et scientifiques. Plus largement, s’il fallait retenir un questionnement commun au projet de Delphine Lermite, aux recherches du laboratoire CRIStAL et au tableau de Friedrich, peut-être serait-il à chercher dans la place et les fonctions du spectateur. Car la peinture de Friedrich n’est pas un pur paysage mais comprend une figure de dos dont la fonction est de renvoyer à l’acte même d’observer. C’est cet acte qu’observe le spectateur situé à l’extérieur du tableau. L’installation de Delphine Lermite invite de même à observer un sujet dont le regard et les gestes sont visibles par le public. Comme le fait la peinture de Friedrich, il s’agit d’une mise en spectacle du regardeur, spectacle qui peut faire lui-même l’objet d’une observation en temps réel par les scientifiques qui peuvent, au fil de l’exposition de Histoire(s) de l’œil, examiner à loisir les divers usages de leur technologie afin de développer leur recherche et d’améliorer leurs outils. Il serait alors intéressant de voir si pour ces chercheurs, la scène artistique contemporaine se présente comme un nouveau terrain d’observation des technologies qu’ils inventent, un terrain où s’expérimentent de nouveaux gestes qui réunissent les mondes réels et virtuels. Mais les enjeux de telles coopérations dépassent la stricte observation des technologies nouvellement inventées. Ces coopérations entraînent pour le champ de l’art un véritable tournant scientifique dans les modes de production artistique, tournant qui interroge par ailleurs, à nouveaux frais, la question de l’auteur. Ces collaborations font également réfléchir à l’accompagnement des projets artistiques par des scientifiques, notamment à l’incidence de leurs contributions à des questions purement esthétiques.

On le constate, l’étude précise de l’appel d’offre, la connaissance des objectifs du laboratoire associé et des échanges entre l’artiste et les scientifiques permettent de comprendre en finesse un projet qui questionne les usages de l’image et la place des spectateurs en inventant à plusieurs un dispositif artistique complexe qui met en jeu les mondes réels et virtuels par le prisme du paysage. Tout travail théorique qui entend contribuer à la définition de cette nouvelle catégorie que l’on nomme art & science ne peut selon nous faire l’économie des études de cas qui permettent de préciser les nouvelles modalités de collaborations entre artistes et scientifiques.

Notes

1  MINT pour Méthodes et outils pour l’Interaction à gestes, Université de Lille; CRIStAL pour Centre de Recherche en Informatique, Signal et Automatique de Lille ( (UMR 9189).

2  La littérature relative à l’objet art & science est importante, mais elle demeure éclatée dans l’histoire et dans les sources. Ses auteurs peuvent être issus du champ littéraire, scientifique, philosophique ou artistique. Citons pour en mesurer l’ampleur Victor Hugo, L’art et la science, 1864 ; Nelson Goodman, Langages de l’art, 1976 ; Jean-Marc Levy Leblond, La science n’est pas l’art, 2010 ; Stephen Wilson, Art + science, 2012 ; Jean-Paul Fourmentraux, Artistes de laboratoire: Recherche et création à l’ère numérique, 2012. A cela s’ajoutent des auteurs, comme Valérie Mavridorakis, spécialiste de l’art américain des années 60 et 70, qui peuvent en étudier peuvent certaines occurrences, tout comme il existe un nombre important d’articles et de revues universitaires dont la thématique porte sur le sujet. Mais il n’existe pas à notre connaissance un travail d’historien qui ferait le récit des conceptions art & science accompagné d’un état de ces pratiques artistiques et institutionnelles à l’aide d’une interprétation qui en dégagerait une théorisation du champ.

3  Valérie Mavridorakis, « Progrès, fanal perfide - Siah Armajani dans le contexte d’une contreculture technologique », in Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n°131, printemps 2015, p. 29.

4  Voir à ce sujet le site du CAVS qui documente une histoire de près de 45 ans de productions collaboratives élaborées par plus de 200 artistes reconnus internationalement. http://act.mit.edu/cavs, consulté le 30 août 2018.

5  Judith Epstein, « Contrechamp outre-Atlantique : les dérives d’une politique », in Chercheurs ou artistes ? Entre art et science, ils rêvent le monde, Editions Autrement, 1995, p. 209. L’article (pp. 204-226) porte sur le rôle du Center for Advanced Visual Studies (CAVS) fondé en 1967 à l’Institut de formation des ingénieurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT).

6  Depuis les travaux menés par Clarisse Bardiot, cette période est rigoureusement documentée et présentée comme exemplaire en termes de collaborations entre artistes et ingénieurs. Documentation consultable sur le site : http://www.fondation-langlois.org/html/f/page.php?NumPage=572.

7  Les exemples sont nombreux. Citons ici par exemple l’ouvrage de Stephen Wilson, Art + Science, Thames & Hudson, 2010, 208 p. Et voir la note 2.

8  « L’exposition est ce par quoi le fait artistique advient », in Jean-Marc Poinsot, Quand l’oeuvre a lieu, Les Presses du réel, 2008, p. 12.

9  Ajoutons à cet égard que l’appel d’offre n’est pas spécifiquement à destination d’un artiste et peut également s’adresser à un scientifique, comme en témoigne le récent appel du Fresnoy, Studio national des arts contemporains, lequel invite un scientifique à soumettre un projet de recherche au sein de cette institution.

10 Cette expression renvoie à W. J. T. Mitchell qui caractérise ainsi le tournant pictorial : « fait culturel contemporain qui se définit comme la substitution des images visuelles aux mots comme mode d’expression dominant », in W. J. T. Mitchell, Que veulent les images ? Une critique de la culture visuelle, Les presses du réel, 2014,  p. 27.

11  Notons que cette initiative relève de la communauté scientifique. Christophe Chaillou, Professeur des Universités, est attaché au Laboratoire CRIStAL, Université de Lille. Il enseigne également à Polytech’Lille. C’est l’une des personnalités les plus actives dans le développement des activités art & science de la Région. Il est également chargé de mission « Industries Culturelles et Créatives » à la Communauté d’Universités et Établissements Lille Nord de France (ComUE LNF). La mise en oeuvre du projet est réalisée par Lucy Bodel, chargée de mission à la ComUE LNF.

12  Dossier Collectif des chercheurs « Oeuvres et recherches », Projet 2018-2020, Dossier régional pour le dispositif Sacre (mars 2018).

13  Entretien avec Delphine Lermite, réalisé par Nathalie Stefanov, 28 mai 2018, Université de Lille.

14 Caspar David Friedrich (1774-1840), Voyageur contemplant une mer de nuages, 1818, huile sur toile, 98,4 x 74,8 cm, Kunsthalle, Hambourg.

15  Signalons ici que l’artiste doit son intérêt à l’oculométrie aux enseignements de Nathalie Delbard suivis lors de sa formation à l’Université de Lille en master Arts (parcours Arts plastiques et Visuels), lors desquels des séances de travail auprès du laboratoire en Sciences cognitives et affectives (ScaLab) de cette même Université avaient été organisées. Voir le programme de recherche initié par Nathalie Delbard et Dork Zabunyan en 2014-2015, “Oculométrie et perception des images : nouveaux enjeux esthétiques” (CEAC, Université de Lille).

16 Je renvoie à ce sujet le lecteur à un texte à paraître : Nathalie Stefanov, « Des Témoins oculistes à l’oculométrie », in Oculométrie et perception des images, nouveaux enjeux esthétiques, sous la direction de Nathalie Delbard et Dork Zabunyan, Les presses du réel.

17  L’hypothèse oeil-esprit suppose un lien entre l’oeil et l’esprit. L’examen des mouvements de l’oeil pourrait renseigner l’observateur sur les pensées du sujet observé.

18 Leur théorie y est ainsi formulée « The eye-mind assumption posits that there is no appreciable lag between what is being fixated and what is being processed ». Marcel Adam Just and Patricia A .Carpenter, « A theory of reading : From eye fixation to comprehension », Psychological Review, 1980, 4, 329-354.

19 Ce réseau se présente ainsi sur son site : « Le réseau 50° nord fédère aujourd’hui sur le territoire eurorégional 43 structures professionnelles de production, de diffusion et de formation supérieure de l’art contemporain ». http://www.50degresnord.net/A-PROPOS , consulté le 1er novembre 2018.

20  Pierre-Michel Menger, Sociologie du travail créateur, Qu’est-ce que le talent ? Eléments de physique sociale des différences et des inégalités, cours du Collège de France, novembre 2017. https://www.franceculture.fr/emissions/les-cours-du-college-de-france/les-cours-du-college-de-france-vendredi-17-novembre-2017, consulté le 16 août 2018.

21  Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Ecole Normale Supérieure, 2014 (1966), Chapitre 11 « Création et production ». https://books.openedition.org/enseditions/1961#bodyftn42, consulté le 30 août 2018.

22  Ce schéma pourrait ainsi contribuer à l’étude des régimes de collaboration tels que définis par Véronique Goudinoux dont l’objet est de construire « un parcours historique et typologique de la collaboration suivant une pluralité de régimes qui témoigne de la grande diversité des formes et des modalités de la co-création ». Voir Collaboration et co-création entre artistes depuis 1960 (sous la dir. de Véronique Goudinoux), Canopée, 2018.

23  Professeur à l’Université de Lille en Computer science, laboratoire CRIStAL / CNRS.

24  Méthodes et outils pour l’Interaction à gestes, Université de Lille.

25  Centre de Recherche en Informatique, Signal et Automatique de Lille, Université de Lille.

26  Présentation de MINT sur son site : https://www.cristal.univ-lille.fr/?rubrique27&eid=10#presentation, consulté le 29 juillet 2018.

27  Précisons aussi que le Pôle de compétences en Interactions Réalité Virtuelle et Images (PIRVI), rattaché au laboratoire CRIStAL, a également collaboré au projet.

28 Ajoutons que ce type de projet art & science nécessite l’expertise de nombreuses compétences technologiques.  Etienne Landon, ingénieur, en travaillant avec le logiciel Pure data, a permis la mise en oeuvre de certaines parties du projet.

29  Alain Roger, Court traité du paysage, Gallimard, 1997, 216 p.

30  Ces analogies entre peinture et paysage sont issues de l’entretien avec l’artiste. Certains aspects du paysage lui ont rappelé les peintures de Mondrian, notamment par l’aspect quadrillé des champs alors que d’autres lui on fait pensé à des tableaux impressionnistes de Monet, par les vibrations de la lumière sur les feuilles des arbres.

31  Voir à ce sujet le catalogue Cosmos : Du Romantisme à l’Avant-garde (sous la direction de Jean Clair), Gallimard, 1999, 396 p. Et en particulier le texte de Jean Clair, De Humboldt à Hubble, Le cosmos et l’art moderne, L’Echoppe, pp. 7-8.

32  Charles Taylor, Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, Editions du Seuil, 1998, p. 636.

Pour citer ce document

Nathalie Stefanov, «Delphine Lermite : l’artiste et le laboratoire. Du paysage romantique à l’installation participative», déméter [En ligne], Œuvrer à plusieurs : enjeux d'aujourd'hui, Textes, Articles, Thématiques, mis à jour le : 04/12/2018, URL : http://demeter.revue.univ-lille3.fr/lodel9/index.php?id=1532.

Quelques mots à propos de :  Nathalie Stefanov

Nathalie Stefanov est historienne de l’art, critique d’art et commissaire d’exposition. Chercheuse associée au Centre d’Etude des Arts Contemporains / CEAC, Université de Lille et membre de l’Aica (Association Internationale des Critiques d’Art), elle est Professeure d’enseignement artistique à L’Esä, Ecole Supérieure d’Art du Nord-Pas de Calais. Elle est responsable du Parcours Ar+image, classe préparatoire à l’entrée au Fresnoy-Studio national des arts contemporains. Ses activités de recherche portent sur l’étude et la création de formes de collaboration entre artistes et scientifiques. Depuis septembre 2015, elle développe le programme de recherche Images, sciences et technologies, qui met en œuvre des plateformes de rencontres et co-créations entre artistes et scientifiques, par le biais de conférences, d’activités en laboratoire, d’expositions et de publications. Dans ce cadre, elle collabore avec des chercheurs du CNRS, du CERN et de l’Université de Lille. Ses recherches s’inscrivent dans une étude plus large sur les ancrages institutionnels spécifiques qui permettent l’émergence des pratiques à l’interface des arts et des sciences.