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Analyses d'oeuvres

Philippe Guisgand

Vers un modèle d’analyse fonctionnelle en danse : Rosas danst Rosas d’Anne Teresa de Keersmaeker

Résumé

L’utilisation métaphorique du langage est particulièrement sensible dans les productions écrites qui traitent de danse. Les éléments de compréhension du travail sur le médium – corps sont rarement livrés dans la littérature consacrée aux chorégraphes et à leurs œuvres. Le discours descriptif relatif au corps dansant se révèle rare, épars, fragmentaire et sans cadre sous-jacent. C’est pourquoi nous proposons un outil de lecture du corps basé sur un point de vue fonctionnel : appui, rythme, plasticité et distribution permettent d’expliciter la construction du mouvement. L’analyse de Rosas danst Rosas nous permet de montrer en quoi un déplacement du discours vers l’architecture de la danse peut contribuer à éclairer les soubassements corporels d’un style chorégraphique. Cette approche constitue un complément analytique à la lecture métaphorique du mouvement, telle qu’on la trouve dans la littérature consacrée à la danse.

Texte intégral

Introduction

Dans « Le grain de la voix », Roland Barthes pose le problème de la capacité d’un système sémiotique (la langue) à en interpréter un autre (la musique). L’auteur évoque l’effort linguistique minimal de la critique, à savoir l’utilisation de la catégorie la plus pauvre, c’est-à-dire l’adjectif : « Dès lors que nous faisons d’un art un sujet (d’article, de conversation), il ne nous reste plus qu’à le prédiquer ». On a donc affaire à une « critique adjective », une « interprétation prédicative »1. Sommes-nous acculés à ce dilemme : le prédicable ou l’ineffable ?

Il me semble que le déplacement opéré d’un discours sur l’interprétation, sur les qualités de la danse, vers un langage centré sur l’architecture de la danse permettrait, non seulement de dépasser ce dilemme, mais aussi d’échapper à la tentation subjectiviste pointée par Schloezer : sans analyse, l’émotion reste relative et subjective à la fois : ce que je vois m’émeut mais dépend des circonstances et de mon humeur. Il ne s’agit alors que d’un moment de loisir. Si ces moments de plaisir revendiquent le statut d’instant esthétique, l’engagement dans l’analyse devient alors nécessaire2.

Dans leur grande majorité, les écrits sur la danse, qu’ils soient de nature encyclopédique, historique ou critique s’appuient sur un discours prédicatif et métaphorique. Celui-ci est inapte à rendre compte de l’utilisation que le chorégraphe fait du corps dans la danse contemporaine. Revenir au vocabulaire de la danse classique serait illusoire au regard des différentes fonctions motrices exploitées aujourd’hui et que le classique ne prend pas en compte. C’est pourquoi nous proposons de définir un cadre susceptible d’orienter le langage sur l’architecture de la danse. Complémentaire du discours métaphorique, cet outil descriptif pourrait permettre d’introduire des éléments plus objectifs dans la lecture interprétative des œuvres chorégraphiques.

Analyse des textes relatifs aux œuvres

Avant de proposer notre outil de lecture, nous avons voulu mettre en évidence les caractéristiques du discours sur la danse. A partir d’un ouvrage généraliste3 et d’un dictionnaire4, nous avons retenu huit chorégraphes et privilégié ceux qui faisaient l’objet d’occurrences diverses dans sept autres publications5, traitant sous des formes diverses de la danse contemporaine : Dominique Bagouet, Le Saut de l’ange, 1987 ; Joëlle Bouvier - Régis Obadia, Welcome to Paradise, 1989 ; Trisha Brown, Newark, 1987 ; Philippe Decouflé, Codex, 1986 ; Anne Teresa De Keersmaeker, Rosas danst Rosas, 1983 ; Odile Duboc, Insurrection, 1989 ; Maguy Marin, May B., 1981 ; Angelin Preljocaj, Noces, 1989. Nous avons scindé l’analyse en trois parties.

Les notices relatives aux artistes

La première concerne les notices sur les chorégraphes (dans les publications de Ginot et Michel, Le Moal et Verrièle). On s’attendrait à ce qu’elles fournissent, même sans entrer dans les détails, quelques indications sur la nature du travail corporel. Pourtant, on s’aperçoit que la part faite à ce dernier est faible, voire inexistante pour Trisha Brown (dans La Danse au XX° siècle) et Angelin Preljocaj (dans 99 biographies…). Cette partie des articles consacrée au corps consiste en quelques courtes phrases qui s’articulent autour de trois axes.

Le premier consiste en un énoncé qualitatif ou métaphorique, censé définir un style. Ainsi, la danse peut être « développée sur une musique intérieure » (Duboc), une forme de musicalité qui, à propos de Keersmaeker, « crée un tourbillon nerveux, condition de rythme [...] ». Chez Decouflé, les qualités « flexibles et insaisissables » font que « le mouvement se gondole et tangue ». Ce mouvement peut également être qualifié de « fluide, multipolaire et tumultueux » (Brown). Ailleurs, la danse « brute » fait appel « à des sensations profondes » sans que l’on puisse deviner si ces sensations sont celles sur lesquelles s’appuie l’interprète ou celles qui sont proposées au spectateur (Bouvier-Obadia). Se trouvent alors définies « une finesse d’écriture » (Decouflé à propos de Codex), une « forme gestuelle originale » (Bouvier - Obadia) et « une liberté de mouvement » (Keersmaeker) ce qui, en fait de définition d’un style, reste pour le moins imprécis. Chez Bagouet, le mouvement est décrit comme « recherché, subtil », « élégant, sophistiqué » ou encore « raffiné, complexe, détaillé ». Autant d’adjectifs qui légitiment les appellations « néobaroque » ou « baroque contemporain », accolées au style de ce chorégraphe.

Le second axe montre que, parfois, le discours cède à la description de quelques figures physiques plus précises. Chez Bouvier-Obadia, le travail gestuel peut surgir d’un « contact primaire avec le mouvement ». Ce qui s’oppose, nous semble-t-il, à cet autre point de vue qui voit chez eux un geste étayé par la « diffraction et la décomposition ». Ailleurs, on peut voir apparaître « le geste quotidien » comme élément de vocabulaire chez Duboc. On retrouve les  gestes constitués de « jeux de pieds et de mains, inclinaisons du buste » à propos de Bagouet. Chez Brown, le « mouvement se fige » alors que chez Keersmaeker, il est habité de « silences et de syncopes ».

Plus rarement encore, et selon un troisième axe, le discours tente une description ou une explication motrice. Les intensités deviennent des « moteurs du geste » (Duboc). « De minuscules effondrements et d’indécelables asymétries » composent le mouvement chez Bagouet. La danse développée par Brown met en évidence des éléments fondamentaux du mouvement tels que « poids, verticalité, vitesse ». Mais il est vrai que dans ce cas précis, c’est Emmanuelle Huynh qui rédige. On peut alors faire l’hypothèse que son statut d’interprète-chorégraphe la rend plus sensible à cet aspect de la réalisation motrice. « Souffle [...], torsion, flexion, appui sur les genoux, chutes » sont d’autres éléments épars mais concrets qui permettent d’identifier « la matière corporelle » de la danse de Bouvier-Obadia quand  « élévation [et] portés » caractérisent celle de Preljocaj.

Si, dans cet exercice, Bagouet semble le mieux servi, et par deux fois sous la plume d’Isabelle Ginot, les notices consacrées à Maguy Marin, dont « le vocabulaire reste assez pauvre », sont d’un laconisme sévère.

Les notices relatives aux œuvres

La seconde partie de notre analyse consiste à relever ce que l’on trouve dans les notices consacrées aux œuvres que nous avons retenues dans les ouvrages d’Isabelle Ginot, Philippe Le Moal et dans le catalogue du CNC6. Si le tableau censé rendre compte des « innovations : corps, technique, mouvement » (Ginot et Michel) ne nous apprend rien sur la période 1980-1990 dont sont extraites les œuvres, il n’en est pas de même pour les notices relatives à ces spectacles. La plupart de ces articles articulent trois axes, si l’on excepte la distribution et la biographie.

Le premier axe est chronologique et situe la pièce par rapport à l’œuvre du chorégraphe. Il privilégie l’aspect historique et paraît pertinent au regard du temps écoulé depuis la création. Ainsi, Le Saut de l’ange est une remise en question des conventions de Bagouet, « en rupture avec le langage lisse et policé » qui caractérisait ses pièces précédentes. Newark inaugure chez Trisha Brown « la période vaillante [...] fondée sur la concentration d’événements ». Decouflé réinvente avec Codex « un théâtre où corps et matière partagent la même expérience ». « Tous les rapports entre jeu, danse et musiques développés par la suite [...] sont implicitement contenus dans cette pièce culte » qu’est Rosas danst Rosas. Enfin, May B. est considéré comme « un chef-d’œuvre » des années 80.

Le second axe privilégie le déroulement temporel ou argumentaire de la chorégraphie. Certaines assertions fonctionnent comme des indices implicites d’une utilisation du corps dansant. Ainsi, dans May B., les danseurs « transforment la scène en Nef des fous à la Jérôme Bosch ». Dans Insurrection, « une vague de vingt danseurs à l’unisson oscille imperturbablement sur un rythme hypnotique ». Dans Newark, « la danse est pensée comme un dessin qui rend visibles les lignes d’énergies entre les danseurs séparés ». Ou bien encore, « on entre dans le domaine de la transe » grâce à la composition « en spirales et reprises » qu’annonce aussi le titre tautologique de Rosas danst Rosas. Mais restons prudents. En effet comment départager, à travers ces indications, l’information pure, du souvenir de spectateur ou des élans de l’ex-interprète ?

Le troisième axe nous intéresse davantage puisqu’il tente une description de l’usage des corps. Focalisées sur une pièce, ces indications ne sont guère plus précises que lorsqu’elles sont utilisées pour qualifier l’œuvre entière d’un chorégraphe. Elles restent peu nombreuses, disséminées et sans ordre apparent. Nous avons tenté d’ordonner ce que l’on trouve pêle-mêle. En premier lieu, nous avons distingué les allusions aux énergies : « mouvements brusques et bestiaux » à propos de May B. ; « moments de suspension et de silence » pour Insurrection ; « danses de couples toniques et mécaniques » dans Noces ; danse qui « retient son continuum en pesées et stations » dans Newark. Parfois ces intensités se teintent d’émotions ou d’intentions : « performances exaspérées » dans Le Saut de l’ange, « danse énergique et volontaire, [...] marche rageuse et véhémente » dans Rosas..., danse « impétueuse » dans Newark. On repère également le recensement des registres gestuels : « galop dur et sonore » dans Le Saut de l’ange, une danse faite « d’élans, de sauts, de chutes » dans Noces, auxquels s’ajoutent les « courses, portés » dans Insurrection, figures sans doute comprises dans l’expression « danse risquée » employée pour décrire Newark. Parfois le geste se mêle à la composition : « marches agglutinées » dans May B., « tournoiement qui imprime son motif au duo » de Welcome in Paradise. Le registre des postures est également abordé : « deux hommes en robe se plient en quatre » dans Codex, les danseuses sont « couchées, assises, debout » dans Rosas... Enfin, quelques phrases, plus rares, renvoient à l’effection motrice : la « danse émane de tous les foyers corporels » dans Newark, « le bas-ventre est le moteur essentiel du mouvement », principe illustré par « les déhanchements » aperçus dans May B.

Approcher, hors de toute activité contemplative, le registre du corps dansant relève d’un travail qui ressemble à une traque. Nous avons voulu confirmer le désintérêt des auteurs à l’égard de la danse elle-même par une dernière analyse.

Les occurrences relatives aux chorégraphes ou aux œuvres

La troisième partie de cette analyse consiste à repérer, dans l’ensemble des ouvrages cités chaque occurrence concernant le chorégraphe ou son œuvre. Ces occurrences sont parfois très nombreuses, notamment pour Bagouet, Brown et Duboc. Pour Patricia Kuypers, « le style de Bagouet est précis et tout à fait descriptible ». On peut lire ailleurs, à propos de Trisha Brown, que « bras et jambes dissociés du tronc dessinent des formes repérables ». Mais, comme dans ces cas précis, les velléités d’objectivation du style demeurent à l’état de déclarations d’intention. Si elle confirme la tendance générale des deux précédentes, cette troisième partie prospective nous  permet de faire émerger un double mouvement.

Une première catégorie d’observations prolonge ce qui précède. Elle concerne les postures d’une part, et de l’autre, la gestion des intensités. Les variations d’énergies sont parfois évoquées en termes imprécis : on trouve chez Anne Teresa De Keersmaeker « une alternance de suspensions et de catastrophes soudaines » dont on peut faire l’hypothèse qu’elle se rattache aux postures du corps, sans toutefois en être certain. Ceci semble, en revanche spécifié plus clairement à propos de Trisha Brown : « au flux continu qui faisait sa marque […], elle mêle des formes massives, arrêtées, plus sculpturales que fluctuantes » (à propos de Newark). « La convulsion et contraction d’un corps retenu dans son état élémentaire et pulsionnel » est remarquée chez Bouvier-Obadia, modulation d’énergie que peut expliquer « l’utilisation du souffle » observée par Laurence Louppe. Les postures, quant à elles, font l’objet de descriptions toujours imprécises : « presque chute […], impulsion et projection dans l’espace » chez Odile Duboc, « jeu sur les stations assises » dans Rosas… Données qui, il faut en convenir, ne nous donnent que peu d’indications stylistiques.

Les autres éléments de description que nous avons relevés introduisent une rupture avec les catégories repérées précédemment. Ils renseignent sur des catégories privilégiées de mouvement ou des usages fonctionnels du corps. Ainsi, « l’utilisation cunéiforme » des mains est observée simultanément chez Bagouet et Prejlocaj. Le fait que le second ait été l’interprète du premier permet de faire l’hypothèse d’une filiation formelle. « Poignets et coudes […] ploient » et « cassure des lignes » sont deux observations qui viennent confirmer une création de lignes brisées à l’opposé du défi classique, consistant à ordonner les segments de bras en une apparence de courbe régulière. Laurence Louppe retrouve la logique anatomique qu’explore Decouflé qui met sur scène « un corps habité par un mouvement qui n’en finit pas de s’y enrouler – dérouler ». L’observation la plus complète vient sous la plume de Patrick Bossati à propos d’Anne Teresa De Keersmaeker :

« Le corps keersmaekerien est un corps mangé par les jambes et sa danse, une danse de jambes. […]. Raides, plantées dans le sol, elles projettent la taille en avant. Toniques, elles rythment la composition en frappant le sol. Elles sont lancées derrière le buste, ou exagérément pliées pour recueillir le tronc comme un vase. Mais avant tout, elles sont l’axe primordial des tours, voltes, sauts rasants et vrillés qui définissent si bien le mouvement de Keersmaeker. »

Bien rare est finalement le discours qui prend le temps d’une analyse du mouvement, qui pressent que la danse peut être appréhendée par des fonctions : dessin, rythme, ou des prédominances accordées à des parties du corps, propres à définir la nature d’un travail, les soubassements d’une recherche et les fondements d’un style.

Un cadre descriptif spécifique

On peut conclure de l’étape précédente que le discours descriptif relatif au corps dansant est rare, épars, fragmentaire et sans cadre sous-jacent.

Des cadres inadaptés

Des cadres de lecture du mouvement existent, tel que celui émanant des travaux de Laban7. Le théoricien a pensé, dans une perspective analytique et didactique8, un certain nombre de variables qui interagissent entre elles pour former le mouvement. Ce cadre de compréhension du mouvement s’articule autour de quatre facteurs : le poids, le flux, l’espace et le temps. Ainsi, la combinaison entre les trois derniers facteurs permet de recenser des qualités gestuelles qui peuvent être traduites en verbes d’action : « lent », « fort » et « direct » caractérisent le verbe « appuyer » ; « lent », « fort » et « indirect » qualifient le verbe « tordre » ; « rapide », « faible » et « direct » renvoient à « tapoter »9, etc.

D’autres pédagogues utilisent également le référentiel labanien des variables, pour la distinction des espaces proches et lointains par exemple : dans ce qu’elle appelle « le matériau chorégraphique », Jacqueline Robinson substitue la triade espace - temps - énergie aux quatre facteurs de Laban. L’étude de l’espace aboutit à la notion de « direction ». Cette direction, ou espace d’action, relève d’un découpage analytique de l’espace, selon une dimension orientée qui prend en compte, non plus l’espace qu’occupe le danseur dans l’espace que visualise le spectateur, mais celui au centre duquel se trouve l’interprète, comme c’était le cas pour l’étude des flux.

Ces cadres ont une vertu descriptive indéniable. Mais ils sont le fruit de l’élaboration d’une pensée au service de l’enseignement, et renseignent davantage le danseur au moment de l’élaboration de son interprétation, que le spectateur assistant à une représentation. C’est pourquoi nous pensons justifié de créer un nouveau cadre de lecture.

Le cadre de lecture

L’outil que nous proposons d’utiliser émane du champ de la didactique10 et repose sur l’idée que le corps qui danse assume des fonctions régissant le mouvement. Nous nommons ces fonctions la trace, l’appui et le rythme.

Le terme de trace désigne ici toute production de forme, c’est-à-dire un ensemble de lignes perceptibles de l’extérieur. Il englobe la plasticité au sens de modelage, d’élaboration de formes, d’objets en trois dimensions.

L’appui est une fonction de soutien du corps par rapport à un support d’évolution (en danse, ce support est le plus souvent le sol, mais pas exclusivement11). L’appui induit une organisation posturale dépendant de la nature et de la qualité du contact, ainsi que de la perception du poids du corps.

Le rythme naît du lien créé entre deux unités par la création d’une structure cyclique. C’est un système ou un élément d’organisation du temps, une manière d’introduire des boucles contrastées d’intensités dans le mouvement. Le terme est donc compris ici au sens des rapports de durée et d’intensité.

Les parties du corps assurant ces fonctions peuvent varier dès lors qu’on s’éloigne d’une motricité dite quotidienne, c’est-à-dire d’une posture érigée, où le déplacement se fait par les pieds, les manipulations se font dans l’espace avant et par l’intermédiaire des mains, le regard étant horizontal. A ces trois fonctions, s’ajoute celle qui nous est suggérée par Hubert Godart et qui vient enrichir notre modèle. Ce théoricien du mouvement a élaboré une « lecture du corps » qui s’inscrit dans la ligne des analyses fonctionnelles du corps et qui se propose de favoriser l’intégration du mouvement dansé. Cette lecture se fonde sur la gestion de la gravité : « A l’orée de chaque posture, de chaque geste se dessine en filigrane l’organisation psycho-corporelle qui a fondé notre relation particulière à la verticalité, à la gravité. »12 Selon l’auteur, il y a deux manières de s’organiser par rapport à cette verticalité : celle qui privilégie le haut et dont la cage thoracique constitue le point d’appui, et celle qui s’organise autour du bas et dont bassin et jambes sont initiateurs des gestes13. Ces deux tendances génèrent des manières très différentes d’utiliser le corps14. Nous qualifierons cette fonction de distributive car elle nous paraît générer des utilisations et des répartitions des moteurs de mouvement, c’est-à-dire les endroits du corps par lesquels sont initiés les mouvements, ainsi que les énergies qu’ils utilisent.Nous comprendrons le terme de distribution comme désignant l’action de répartir, de conduire, d’ordonner, d’organiser. On est donc ici proche des sens physiologique et architectural : distribuer, c’est diviser.

Essai d’analyse

Nous avons voulu, à titre d’illustration mais également de validation, utiliser cette grille dans la lecture d’une œuvre. Nous avons choisi Rosas danst Rosas d’Anne Teresa de Keersmaeker. En effet, il nous paraissait intéressant de confronter notre propre démarche descriptive à l’œuvre la mieux appréhendée dans l’étape précédente. La danse de la chorégraphe belge est à l’image de la musique de Thierry De Mey et Peter Vermeersch avec laquelle elle dialogue : minimale et répétitive, construite en boucles. Ce parti pris de conception et de composition en cycles nous rend plus aisée cette première analyse, car les différentes phases y sont clairement identifiables.

Une danse  « couchée »

Après une chute arrière, les quatre interprètes féminines se retrouvent allongées au sol parallèlement. La danse se déploie à partir de cette posture, le contact se faisant successivement de manière costale, frontale et dorsale. Ces différentes orientations étant entrecoupées par de rares passages en position assise, en quatrième position15 ou à genoux. Le passage d’une forme à l’autre se fait par l’appui des coudes, des mains et des épaules en mouvements repoussés, glissés ou déroulés.

Lien image – extrait 1 – « danse couchée » :pour visionner l’extrait se rapportant à ce paragraphe, cliquer ci-dessous :

Avec l’aimable autorisation de la compagnie Rosas et Audiovisuele Dienst K.U. Leuven. Vifs remerciements à Koen Van Muylen.

Le rythme est assuré par l’alternance des dynamiques de mouvement. Aucun cycle n’est repérable, si ce n’est la reprise, une seconde fois, de l’ensemble des mouvements qui se déploie, cette fois, dans une lenteur qui contraste avec la phase précédente, faite de petits gestes réglés sur des inspirations brèves et incomplètes et de très longues expirations. Ce son respiratoire constitue le seul accompagnement audible de la danse. Cette construction rythmique rend vaine toute tentative d’identification d’une régularité.

Ce passage chorégraphique fait alterner des images construites à partir d’un travail du haut du corps. L’agencement des poses est emprunté à des catégories de gestes qui entretiennent une relation des mains avec la tête : doigts passés dans les cheveux à la façon d’un peigne, dos de la main glissant sur le front, menton soutenu par le poing fermé, tempe appuyée sur le bras…

La distribution se fait clairement par la ceinture scapulaire, qui n’est cependant pas la seule mobile, car les vrilles longitudinales effectuées à grande vitesse nécessitent l’appui des jambes. Cette mobilité du haut du corps dans une position couchée permet les extensions mais également les spirales.

Une danse « assise »

Comme dans la partie précédente, les danseuses, assises sur des chaises, occupent en quinconce des positions orientées de manière parallèle. Une seule série très courte de regards de connivence viendra rompre cet ordonnancement.

Dans la posture assise, la position érigée du buste permet des appuis moins variés qu’au sol. En revanche, elle libère partiellement les jambes.

Lien image – extrait 2 – danse « assise » : pour visionner l’extrait se rapportant à ce paragraphe, cliquer ci-dessous :

 Avec l’aimable autorisation de la compagnie Rosas et Audiovisuele Dienst K.U. Leuven. Vifs remerciements à Koen Van Muylen.

La distribution des mouvements apparaît plus centrale, comme décalée vers le centre de gravité du corps, permettant d’équilibrer le travail du buste de façon assez similaire à celle de la séquence précédente. Les jambes peuvent être repérées dans trois positions distinctes : parallèles et serrées, croisées l’une sur l’autre ou encore en fente latérale. Sur cette architecture du bas du corps, on retrouve les mêmes gestes inspirés de positions banales : tête soutenue par les mains, coudes posés sur les jambes croisées, mains posées à plat sur les cuisses, buste penché en avant, les avant-bras serrés sur le ventre. D’autres, moins habituelles, libèrent les bras et le buste dans des moments de torsions et de brèves explorations hors de l’axe.

La musique, binaire et minimale, a fait son apparition. Elle sert de repère dans l’alternance des formes. Le buste est mis assez distinctement en évidence comme organisateur rythmique de cette séquence, car c’est autour de lui et des flexions, extensions et rotations qu’il s’inflige, que s’organisent toutes les formes qui s’en échappent.

Une danse « debout »

Dans cette dernière partie de la chorégraphie, seuls les pieds vont servir d’appui. Appui qui demeure relativement stable car sans grand déplacement dans un premier temps. La danse, à l’image des deux séquences précédentes, reste dans l’exploration d’un espace proche

La ceinture scapulaire redevient prioritaire car ce sont les bras, lancés en rotation ou en translation à partir de l’axe du buste, qui impriment au corps ses trajectoires. La figure de la rotation partielle, initiée par le bras qui s’échappe et accompagné du regard dans sa fuite momentanée constitue la récurrence essentielle de ce moment chorégraphique. C’est cette primauté, accordée aux épaules et aux bras, qui permet à cette danse assez minimale sur le plan graphique, de demeurer riche. Les interprètes, isolées par la composition, se contentant de jouer avec leur chemise, dévoilant ou recouvrant leur épaules, comme pour confirmer leur importance.

Lien image – extrait 3 – danse « debout » :pour visionner l’extrait se rapportant à ce paragraphe, cliquer ci-dessous :

Avec l’aimable autorisation de la compagnie Rosas et Audiovisuele Dienst K.U. Leuven. Vifs remerciements à Koen Van Muylen.

La musique s’est complexifiée et enrichie dans cette troisième partie. Si l’initiative du mouvement se fait généralement sur le temps fort, le déploiement du mouvement se fait de manière plus étale, laissant le corps terminer son parcours, souvent dans un léger déséquilibre qui engendre le mouvement suivant. Des échappées, des déhanchés alternent avec des détournés16 et des enjambées de plus en plus larges. Le rythme s’insinue dans les pieds qui martèlent les contretemps dans les pas de bourrée en tournant, mais ils laissent le temps aux bras, dans les suspensions, d’animer le haut du corps en laissant résonner les tours. En se déplaçant vers les pieds, le point de départ des mouvements rend la danse horizontale et exploratrice d’espaces plus étendus. Le buste continue d’initier les vrilles et le travail gestuel déjà décrit (mains dans les cheveux, accents de l’avant-bras sur le ventre…) s’observe dans les poses brèves que s’accordent les jambes. Le bassin, devenu mobile, alterne avec les épaules dans la ponctuation du mouvement.

Nous ne nous autoriserons pas ici à remettre en question la pertinence d’une perception : le « tracé de véhémence » cher à Jean-Marc Adolphe émane d’une appréciation plus large de la chorégraphie. Mais la lecture du mouvement que nous venons d’effectuer nous paraît constituer un élément analytique complémentaire à sa formulation littéraire : le sentiment auquel il fait allusion pourrait sans doute s’illustrer différemment sur le plan corporel. Il suffit de penser à Edouard Lock dans Infante c’est destroy (1991) pour admettre qu’une autre approche de la véhémence est concevable. Notre approche ne remet pas non plus en cause la description de Bossati, mais elle la nuance et montre que quelques lignes ne peuvent résumer une heure de scène. Anne Teresa de Keersmaeker nous montre une danse qui se déploie à partir du sol, puis dans une position intermédiaire. La libération du mouvement que pourrait sous-entendre un travail debout ne disqualifie pas l’approche faite dans les deux autres postures. Le choix d’un vocabulaire gestuel limité, mais pouvant s’exprimer dans ces trois positions, montre la cohérence de construction et les principes auxquels s’est tenue la chorégraphe pour cette pièce : une danse sobre dans ses lignes, rigoureusement dessinée et organiquement construite.

Conclusion

Cette approche est conçue comme un élément de compréhension des œuvres. En tant qu’outil, et de par sa nature descriptive, elle prétend à une forme d’objectivité et pourrait contribuer à un jugement sur les spectacles chorégraphiques. Les connaissances que nous voulons amener par cet intermédiaire, sont susceptibles d’éclairer, mais également de modifier notre regard sur les œuvres. A cette forme de connaissance objective peuvent s’en adjoindre d’autres telles que l’approche historique. Cependant, elle ne prétend nullement se substituer à une interprétation des œuvres car elle se heurte au caractère syncrétique de tout spectacle chorégraphique. Cette complexité réside dans le fait que la performance chorégraphique présente simultanément de la danse et un univers composé de sons, d’images, de lumières. L’activité contemplative du spectateur se fond dans ce monde en forme d’hallucination. Cet entremêlement est si étroit qu’il est difficile d’en restituer les parts respectives17. Mais les propriétés qui la classent dans ce genre ne se réduisent pas à ses propriétés sémantiques. Le projet de l’artiste est en général beaucoup plus complexe. Certaines caractéristiques formelles peuvent être parfaitement indépendantes de l’intention de signification de l’œuvre. Aujourd’hui de nombreux créateurs, tels Alain Buffard, Jérôme Bel ou Xavier Leroy, ne placent plus le mouvement au centre de leur questionnement artistique. Le corps n’y figure parfois qu’au titre de simple présence, remettant ainsi en cause la danse des années quatre-vingt qui avait fortement valorisé les virtuosités techniques comme but artistique propre. Utiliser notre modèle de lecture, en complément de l’étude des relations sémantiques qu’instaurent ces œuvres, permettrait au moins de désamorcer le débat de genre (est-ce, ou non, de la danse ?) sur lequel se cristallisent de nombreuses appréciations, en objectivant l’utilisation du corps dans la composition  chorégraphique.

Bibliographie

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Notes

1  Roland Barthes, « Le grain de la voix », L’Obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Le Seuil, coll. « Tel Quel », 1982, p. 236-237.

2  Boris De Schloezer, Introduction à J.-S. Bach, Paris Gallimard, coll. « Idées », 1979, 1ère éd., 1947, p. 26-27.

3  Isabelle Ginot et Marcelle Michel, La Danse au XX° siècle, Paris, Bordas, 1995.

4  Philippe Le Moal éd., Dictionnaire de la danse, Paris, Larousse, 1999.

5  Antoine Choplin et Patricia Kuypers éds., Ellipses : témoignages sur une décennie de danse, Lille, Danse à Lille, 1993.

6  Centre National de la Cinématographie [NDLR].

7  John Hodgson et Valérie Treston-Dunlop, Introduction à l’œuvre de Rudolph Laban, Arles, Actes Sud, 1991.

8  Rudolph Laban, La Maîtrise du mouvement, 1950, Arles, Actes Sud, 1994, trad. Jacqueline Challet-Haas.

9  Jacqueline Robinson, Eléments du langage chorégraphique, Paris, Vigot, coll. « Sport + enseignement », 1988, p. 71.

10  Philippe Guisgand et Thierry Tribalat, Danser au lycée, Paris,  L’Harmattan, 2001, p. 166.

11  Trisha Brown, dans Man Walking Down the Side of a Building (1970), fait marcher un danseur horizontalement sur un mur. Ce travail d’exploration de la verticale sera poursuivi, via les techniques d’escalade, par Laura De Nercy et Bruno Dizien pour leur compagnie Roc In Lichen (Le creux poplité, 1987). D’autres chorégraphes continueront ce travail basé sur l’appui suspendu : par exemple, Philippe Decouflé dans Petites pièces montées, 1993.

12  Hubert Godart, « A propos des théories sur le mouvement », Revue Marsyas, n° 16, décembre 1990, p. 19.

13  Hubert Godart, « Proposition pour une lecture du corps », Bulletin du CNDC d’Angers, n° 6, avril 1990, p. 8.

14  Hubert Godart, « Le geste et sa perception », Ginot I. et Michel M. éds.,  op. cit., p. 225. Dans cet article, Godart se livre à une analyse précise du duo de claquettes de Ziegfeld Follies (1943). Il montre que Gene Kelly commence ces mouvements par l’appui et le rassemblement des forces de manière concentrique alors que Fred Astaire, qui interprète une partition rigoureusement identique, fait précéder l’appui d’une orientation dans l’espace, une suspension que vient stabiliser l’appui.

15  Position de la technique Graham où la danseuse est assise, une jambe fléchie vers l’avant et l’autre vers l’arrière [NDLR].

16  Forme de rotation sur deux pieds [NDLR].

17  Mireille Arguel, « Danser avec ou sans les mots ?  », Revue d’esthétique n° 22, Paris, Editions Jean-Michel Place, 1992, 135-136.

Pour citer ce document

Philippe Guisgand, «Vers un modèle d’analyse fonctionnelle en danse : Rosas danst Rosas d’Anne Teresa de Keersmaeker», déméter [En ligne], Analyses d'oeuvres, Articles, Textes, mis à jour le : 27/06/2017, URL : http://demeter.revue.univ-lille3.fr/lodel9/index.php?id=871.

Quelques mots à propos de :  Philippe Guisgand

Danseur et chorégraphe du dispositif Version bleue, enseigne la danse contemporaine à l’Université de Lille 2.