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La copie
Pastiche et récriture : Mallarmé, Ravel, Debussy, le Placet futile
Résumé
L’étude suivante s’interroge sur la notion de pastiche, et plus exactement, sur la possibilité pour un pastiche d’être un genre « trans-sémiotique », c’est-à-dire propre à plusieurs systèmes langagiers, et plus particulièrement ici, si, au-delà de sa nature littéraire, le pastiche peut être considéré comme un genre musical. Cette question, posée à travers une étude particulière, engage à prendre en compte une autre problématique : celle de la récriture. Il s’agit en effet de s’interroger sur les enjeux de la récriture par Ravel et Debussy d’un pastiche de Mallarmé, le Placet futile. L’analyse précise du poème et de ce que l’on a coutume d’appeler ses « mises en musique » nous mène à poser ces questions. On mesure ainsi les implications formelles, structurales et plus globalement esthétiques de la récriture musicale d’un pastiche, pour parvenir à montrer, au terme d’une étude qui aura précisé les différents niveaux de relation entre musique et langage présents dans la « transfusion musicale » du poème, que ce n’est pas tant la récriture ravélienne et debussyste de Mallarmé que l’on a analysée, que la récriture mallarméenne de Ravel et Debussy.
Plan
Texte intégral
Qu’est-ce qu’un pastiche ? récrire un pastiche, est-ce forcément le pasticher ?
Qualifié par son auteur de « sonnet Louis XV »1, doté d’une date postiche (1762), le Placet futile, premier poème publié de Mallarmé, constitue, de l’aveu même du poète, un « pastiche de poésie galante du dix-huitième siècle »2. C’est sa version définitive, datant de 1887, qui fut mise en musique en la même année 1913 par Debussy et Ravel.
Reposant sur l’imitation d’un modèle, ici un poème d’une esthétique passée, le pastiche suppose, pour être réussi, que les traits de son modèle soient nettement perceptibles, voire légèrement surmarqués, sans pour cela être outrés, celui-ci risquant alors de tomber dans la parodie et l’ironie3. Il est de ce fait genre « polyphonique » par excellence, selon la définition qu’en donne O. Ducrot4 : dans la voix du poète (locuteur l) se glisse celle d’un poète d’antan (énonciateur E), la relation entre le poète-locuteur au poète E devant avoisiner la confusion de ces instances sans pour autant que celle-ci soit consommée.
Qu’impliquent de telles caractéristiques sur la mise en musique du Placet ? La récriture musicale de ce pastiche relève-t-elle elle-même du pastiche ? auquel cas, sur quoi porte le « régime non satirique d’imitation »5, sur le poème de Mallarmé ou sur son « hypotexte »6, son texte-source ? Le genre appelant une utilisation extrêmement minutieuse et subtile du langage verbal, quelles en seront les conséquences dans sa mise en musique ?
Seule une étude approfondie des caractéristiques poétiques et esthétiques du Placet peut nous permettre de révéler les enjeux réels de sa « transfusion »7 musicale. Nous nous proposons donc, à partir d’une telle étude, qui visera à déployer dans toutes ses dimensions le pastiche mallarméen, de mesurer les implications, bien au-delà des territoires exclusivement formels et structuraux, de la récriture musicale d’un pastiche, récriture musicale que nous aurons soin de saisir dans ses nuances esthétiques particulières comme nous y invite la comparaison des œuvres de Debussy et Ravel.
I. Le poème
A. L’expression d’une requête
Le placet, lettre de requête8, suppose le développement d’un argumentaire. Le placet futile prend la forme, dans son entier, d’un raisonnement déductif, (du type A, or B donc C), coulé dans la forme du sonnet : la majeure correspond au premier quatrain, la mineure au second, quand la conclusion occupe les deux derniers tercets.
Ainsi, la première strophe (prémisse) a pour fonction de poser la situation du quémandeur sur le mode de la tension contradictoire, d’une part comme sujet-siège d’un sentiment amoureux pour la « Princesse » invoquée (v.1-2), d’autre part comme sujet empêché d’éprouver ces sentiments en raison de sa détermination sociale d’abbé (v.3-4), la contradiction entre ces deux définitions étant explicitée dans la conjonction adversative « mais » (au vers 3), mise en valeur par un contre-rejet interne.
La seconde strophe poursuit l’auto-définition du sujet, cette fois-ci sur le mode de la dénégation (« je ne suis pas », v.5) portant sur les attributs de la femme aimée (v.5-6), auto-définition à laquelle est associée la mise à nu des sentiments de celle-ci par le sujet énonciateur (« je sais » v.7). Contrairement au premier quatrain, syntaxiquement clos sur lui-même, celui-ci, lié au précédent selon les contraintes rimiques propres au sonnet – les deux premiers quatrains recourant aux deux mêmes rimes –, se trouve inscrit dans la dépendance logique et syntaxique des deux tercets suivants, qui constituent la majeure du raisonnement, proposition principale par rapport à laquelle ce quatrain constitue une double proposition subordonnée causale9.
Les strophes 3 et 4 présentent la conclusion, conséquence de la majeure et de la mineure, sous la forme directe d’un impératif (« nommez-nous »), trois fois répété (v.9, 12 et 14). Le dernier vers boucle le poème sur lui-même en réitérant l’apostrophe initiale qui ouvrait le poème (« Princesse ») et en formulant à proprement parler et dans son intégralité la requête, objet du placet tout entier, différée jusqu’au dernier hémistiche du vers.
La requête en elle-même n’a donc rien de « futile » ; c’est son véhicule, sa forme au sens large, qui peut être considéré comme tel. En effet, le poème s’inscrit tout entier dans une référence au dix-huitième siècle, et à un dix-huitième siècle galant et précieux.
B. Un dix-huitième siècle galant
1. « Un sonnet Louis XV »
La seule désignation de « sonnet Louis XV » porte en elle-même la tension propre au genre du pastiche : en effet, le sonnet était loin d’être une forme poétique en vogue au dix-huitième siècle, et ne le redevint que sous l’impulsion des romantiques plus de cinquante ans plus tard10. Ecrire un sonnet Louis XV, c’est donc à la fois s’inscrire dans une référentialité explicite au dix-huitième siècle et afficher une distance à l’égard de cette dernière.
Cette référence au dix-huitième siècle se fait de différentes manières et à différents niveaux du poème. Elle passe tout d’abord par l’évocation de figures et d’objets caractéristiques de cette époque, tels que les attributs prêtés à la jeune femme (bichon, pastille, rouge, jeux mièvres), et la porcelaine de Sèvres, métonymiquement désignée (v. 4). La fonction sociale même attribuée à l’instance énonciatrice, « abbé », en fait un personnage directement issu des salons de ce siècle, l’abbé de cour.
2. Développement d’une topique galante
Mais au-delà de ces quelques références à des réalités datées et emblématiques d’une époque, c’est à travers la mobilisation de topoï littéraires propres à l’écriture galante, alors en vogue, que va être assuré ce renvoi au dix-huitième siècle.
Topos de l’amant mal aimé
Le poème recourt ainsi au topos de l’amant malheureux (participant d’ailleurs des arguments destinés à convaincre la destinataire du Placet), aimant en pure perte (v.3. « use » mes feux), et jaloux (v.1). Si la jalousie en elle-même n’est pas propre au registre galant, celle qui est présentée ici y est adaptée, euphémisée et atténuée par l’objet qui lui est assigné : car ce n’est pas de la femme « réelle », destinataire du poème dont il s’agit, mais d’une créature mythologique (Hébé, v.1), et plus encore, d’un être peint sur porcelaine ! Ce sentiment est en outre suggéré dans la suite du poème, à travers la formulation à peine esquissée d’un reproche adressé à la femme aimée par le biais de la métaphore filée des ris/agneaux (v.11, « chez tous broutant les vœux », le pronom « tous » s’opposant ici au « sur moi » du vers 7).
Cette auto-représentation quelque peu dénigrante se trouve elle aussi contrebalancée par le refus de l’énonciateur de toute posture de subordination (v.5-6). Ce refus va de pair avec la requête d’une posture dominante, elle aussi atténuée, tout comme l’expression de la jalousie, par la métaphore du « berger des sourires » : être à l’origine des joies et de la gaieté de la Dame, à l’opposé de son « bichon », qu’il se refuse à être (v.5), voici la requête de l’énonciateur.
Mais le poème recèle, outre ce portrait topique d’amant, celui, suggéré, de la femme courtisée.
Érotisation discrète
Les strophes 1, 2 et 3 présentent trois poses différentes de cette dernière, successivement en train de boire (v.1-2), de regarder (v.7) et de rire (v. 9-11). Or, chacune de ces poses se trouve discrètement érotisée : la première l’est par la métaphore du baiser (v.2), la deuxième, par la suggestion d’une intimité liée à l’évocation du « regard clos », enfin, la troisième, par la métaphore adjectivale « (ris) framboisés » : cette dernière est en effet concrétisante, fondée sur la couleur commune propre à la bouche et à la framboise, et repose sur une métonymie (du ris à la bouche, donc de l’action à son site). Ainsi, cette métaphore, en se focalisant métonymiquement sur la bouche, lieu du baiser déjà évoqué dans la première strophe (« lèvres », v.2), sensualise l’évocation des rires, en lui apportant de surcroît l’idée de comestibilité, prolongée par le verbe « broutant ».
Outre ces trois poses, par lesquelles la femme tendrait à se figer en objet pictural (ou en objet de trois peintures différentes), les éléments qui la décrivent sont tous teintés d’une incontestable sensualité : ainsi, la chevelure (v.8) est un élément du corps féminin éminemment sensuel11. Enfin, toutes les autres indications se cristallisent autour de l’évocation de la bouche (v.2. lèvres, v.6, rouge, v.9 framboisés, auxquels on peut ajouter, par la contamination métonymique décrite plus haut, pastille, v.6 et ris v. 9) ; en conséquence, la requête « nommez-nous », impliquant que des paroles soient prononcées, par le biais de ce réseau métonymique, se trouve également touchée par cette érotisation contagieuse.
Le lecteur est ainsi en présence, plus que de ce qui pourrait être une triple ecphrase, d’une hypotypose, d’un portrait « en morceaux » de la femme qui, en même temps qu’il suggère l’objet du regard, par la sélection d’éléments qu’il opère, dévoile la nature du regard porté sur cet objet. À l’origine de cette sensualisation de la description se devine ainsi le désir de l’observateur-énonciateur du placet. Et à cet égard, l’évocation de la nudité de l’abbé lui-même (v.4), envisagée pour être repoussée, n’est pas sans mâtiner l’expression de ce désir d’une touche d’auto-ironie, qui contribue à maintenir dans sa tonalité légère de galanterie l’ensemble du poème.
D’Agape à Eros
Cet univers galant repose enfin sur l’opération d’un renversement à l’œuvre dans l’ensemble du sonnet entre amour spirituel (Agape) et amour charnel (Eros). Un tel retournement est sensible dès le titre du poème, le placet désignant initialement une « assignation à comparaître devant le for ecclésiastique »12. Dès le début de celui-ci, la rime Hébé (v.1)/ abbé (v.3) signe un rapprochement entre amour charnel, païen, convoqué à travers l’évocation de la fille de Junon, déesse de la beauté, et amour de Dieu. Plus encore, c’est le recours à la métaphore usuelle d’origine biblique du prêtre/berger qui opère réellement ce retournement entre amour chrétien et charnel. Cette figure, qui fait des ministres de Dieu les gardiens du troupeau que sont les hommes, se trouve ici « carnavalisée », retournée, appliquée au champ de l’amour mondain (v.9-11), le gardien du troupeau se muant en « berger de vos sourires » (v. 14) ; on peut de surcroît noter que la voix énonciatrice qui opère cette carnavalisation n’est autre que celle de l’abbé lui-même, ce qui confère plus de force encore à ce retournement.
Une telle inversion s’accompagne d’indices qui, par le biais de l’hyperbole, assurent le passage du domaine de l’amour chrétien au registre mondain.
Ainsi, l’attribut de divinité est conféré aux « coiffeurs » (v.8) de la « Princesse » : quelle que soit la lecture de la métaphore pour laquelle on opte13, cette qualité se trouve ici dévaluée, appliquée plus ou moins directement, selon les lectures, à la femme aimée, et vouée à désigner de manière hyperbolique le plus haut degré de perfection de la femme désirée. Le terme est donc mobilisé au sein d’une stratégie de séduction dans laquelle le compliment occupe une place fondamentale. De l’ordre de l’hyperbole, il est donc bien éloigné de son sens propre. Plus loin (v.11), l’évocation des vœux emprunte la même voie, les vœux chrétiens de chasteté, pauvreté et obéissance, se muent ici en vœux d’amour des prétendants de la belle. Enfin, même la figure mythologique de l’Amour se trouve « salonisée », inscrite dans l’univers du salon par le biais de la métaphore des ailes-éventail (v.12).
Ainsi, des expressions et métaphores issues du vocabulaire chrétien se trouvent ici mobilisées au sein de l’évocation d’amours galantes. Cette carnavalisation d’Agape en Eros peut être toute entière placée sous l’égide d’une expression hyperbolique. Or, cette dernière est propre à une esthétique en affinité totale avec le registre galant : l’écriture précieuse.
3. Une écriture précieuse
Car le pastiche de poésie galante passe bien entendu, au-delà de la seule reprise de topoï de contenu, par l’écriture du placet. Le placet lui-même est, dès le dix-septième siècle, un genre poétique, « petit poème en forme de placet »14. L’utilisation de ce genre relève donc elle-même du pastiche. Au-delà de cette mobilisation, on peut remarquer le recours à un faisceau d’éléments que l’on peut attribuer à l’écriture précieuse. Les références mythologiques, à Hébé et à Eros sont propres à cet appareil précieux, de même que la suggestion d’une atmosphère pastorale aux accents virgiliens (v. 13-14). Les métaphores employées paraissent également relever d’une telle écriture, comme celle de l’amour/flamme (v.3 « j’use mes feux »), reposant sur une hyperbole, celle des « cheveux d’or » (que l’on peut déduire de la métaphore des coiffeurs/orfèvres, et qui renoue avec un des archétypes médiévaux de la Dame), ou enfin, celle de la dame Reine du cœur du galant (v.1., v.14 « Princesse »). Ce style se révèle également à travers le mode de désignation utilisé dans le poème : ainsi, l’auto-désignation varie entre moi et nous, quand celle de l’interlocutrice alterne voussoiement de respect et tutoiement suggérant une intimité. Enfin, pastiche et esthétique galante ont directement partie liée : D. Denis souligne ainsi l’attirance toute particulière des cercles galants pour cette « littérature seconde ou de détournement »15 que constituent pastiche et parodie. Au-delà du placet, c’est donc le régime même de fonctionnement de ce dernier comme pastiche qui contribue à l’inscrire dans une esthétique en affinité avec la galanterie.
Si l’on a pu mettre en valeur tous les traits par lesquels le placet recourait à cette écriture galante et précieuse assignable au dix-huitième siècle, il s’agit à présent de souligner dans quelle mesure il s’agit d’un pastiche, c’est-à-dire de la relecture du dix-huitième siècle par le siècle suivant, et de mesurer à présent les éléments proprement mallarméens liés à cette écriture du pastiche.
C. Distanciation et spécularité : esthétique mallarméenne et pastiche
La notion de spécularité, fondamentale dans la poétique mallarméenne16, paraît ici tout particulièrement centrale dans le mode de fonctionnement esthétique du poème : en effet, le pastiche lui-même ne postule-t-il pas une spécularité générique, écriture mimant une autre écriture, écriture donc se regardant écrire ? Or, une telle réflexivité, inscrite dans le genre même du pastiche, se trouve prolongée dans le poème tant d’un point de vue proprement structurel que dans la représentation qu’il met en œuvre.
1. Spécularité structurelle
En effet, la structure syntaxique du poème paraît de son côté se déployer selon un principe de reproduction, la structure de la première strophe conférant aux trois suivantes un patron syntaxique, comme en témoigne le tableau suivant :
Strophe I |
Strophes II-III-IV |
(apostrophe) ct. circonstanciel v.1.2 |
Subordonnée circonstancielle (str. II) |
(coordination de 3 indépendantes) 1. j’use mes feux 2. [mais] n’ai rang discret que d’abbé (v.3) 3. [et] ne figurerai même nu sur le Sèvres (v.4) |
Principale (2 fois interrompue + 1 complète) 1. Nommez-nous.. […] (str. III) 2. Nommez-nous.. [sub. circ.] (str. IV,1-2) 3. Nommez-nous berger de vos sourires. (str.IV, v. 3) |
Ainsi, la syntaxe des strophes 2, 3 et 4 apparaît comme la reproduction, sous l’effet d’un miroir grossissant, de la première strophe. D’autre part, à cette structure syntaxique correspond, cette fois-ci par la réflexion symétrique propre au miroir, la structuration du poème qu’opèrent les adresses à la destinataire17, et plus exactement la répétition de ces adresses. Ainsi, si l’ensemble du poème est unifié par l’anaphore de l’apostrophe « Princesse » (v.1-14), les deux tercets finaux sont eux-mêmes structurés, comme on vient de le voir, autour de la répétition de l’injonction« nommez-nous », tout d’abord sous forme d’anaphore à deux vers d’intervalle (v.9-12), puis, en un espace plus court, entre les vers 12 et 14, l’injonction apparaissant cette dernière fois à la césure. De sorte qu’à l’amplification syntaxique à l’œuvre dans le poème, à cette structure de reproduction/dilatation, répond de manière symétrique une structure de resserrement induite par la répétition des adresses, ces deux structures s’agençant pour assurer l’unité structurelle du poème. La clôture propre à la forme du sonnet, déjà accentuée ici par le patron rimique choisi par Mallarmé18, se trouve par là renforcée, de même qu’elle l’est par les parentés existant entre les rimes19.
2. Spécularité, mise en abîme et démultiplication spéculaire
Mais au-delà de ces faits de symétrie et de miroir grossissant relatifs à la structuration du texte, la spécularité, et plus précisément la démultiplication spéculaire, constitue un schème esthétique central dans le poème, que l’on retrouve à bien d’autres niveaux.
De l’atelier du poète à la bergerie en passant par le salon
Ainsi, le placet repose sur un ensemble de représentations temporelles enchâssées les unes dans les autres. On a ainsi souligné le fait que ce poème du dix-neuvième siècle pastichait, et donc représentait le siècle précédent ; mais la chaîne de retours en arrière se prolonge au-delà, jusqu’à l’évocation d’une antiquité présente à travers des motifs mythologiques (Hébé et Eros) et pastoraux, antiquité vue à travers le prisme du dix-huitième siècle. L’atelier du poète de la fin du dix-neuvième siècle se meut en salon dix-huitiémiste, puis en bergerie antique ; mais c’est du salon qu’est présentée la bergerie. Cette remontée du temps s’effectue donc ici précisément selon le mode de la mise en abîme, chacune des images étant révélée par l’intermédiaire de la précédente.
Regards et invocations
Un jeu de miroir est également à l’œuvre dans la représentation des regards au sein du poème : ainsi, si l’on a pu constater que l’ensemble du poème était parcouru par une hypotypose, suggérant le regard porté par l’admirateur sur la femme désirée, le vers 7, centre du poème, indique qu’objet et sujet du regard échangent leurs rôles.
Ce jeu de miroir touche également les apostrophes et injonctions : après avoir, plus haut, étudié leur répartition dans le poème, c’est la relation qu’elles entretiennent entre elles d’un point de vue sémantico-référentiel qui nous intéresse à présent. Ainsi, si « Princesse » est une apostrophe à la femme aimée, par laquelle l’énonciateur désigne la destinataire de sa requête, l’injonction « nommez-nous », en réalité incomplète parce qu’à deux reprises interrompue20, laisse entendre que l’énonciateur demande à sa destinataire de le désigner à son tour comme il la désigne lui-même.
Cet effet de miroir, affectant à la fois regard et invocation, le regardant devenant regardé quand la requête de l’invoquant est d’être invoqué, signe un lien privilégié entre regard et désignation dans le poème. Cette relation même semble constituer le site de ce travail spéculaire, à travers le traitement appliqué à la notion de représentation.
L’acte de représenter
On a, en effet, pu constater qu’à travers la forme du placet, le poème brossait en creux à la fois le portrait-hypotypose de la destinataire de la requête et, plus discrètement encore, le portrait topique de l’énonciateur. Or, au sein d’une telle représentation est fait référence à un autre mode de représentation, déjà sous-jacent dans le cadre du genre littéraire du portrait : la peinture. Le vers 13 (« m’y peigne ») évoque ainsi le portrait de l’amant en pâtre, dont l’auteur serait Amour, quand, symétriquement dans le poème, répond à cette figuration dans la figuration celle d’Hébé, peinte sur porcelaine. Au Sèvres répond ainsi l’éventail, support de la représentation, le poème s’ouvrant et se fermant sur une ecphrase. Ensuite, cette mise en abîme se trouve complétée, dans la première strophe, par un déni de représentation (v.4) qui, tout en la niant, suggère néanmoins la représentation picturale de l’énonciateur sur la porcelaine. Enfin, on peut constater que cette mise en abîme propre à la représentation recoupe la mise en abîme temporelle soulignée plus haut : ainsi, l’image spéculaire de l’antiquité vue par le dix-huitième siècle, dernier maillon de la chaîne spéculaire temporelle, correspond au dernier niveau de mise en abîme représentationnel, celui de la représentation (picturale) représentée (par le texte), autrement dit celui de l’ecphrase. La structuration spéculaire du poème, du fait de la forte organisation hiérarchique qu’elle dispose, se constitue en véritable clef de voûte du poème.
D. Conclusion
Le genre du pastiche, comme on l’avait annoncé initialement, exige un traitement subtil de son modèle. On a pu mesurer la finesse de ce « sonnet Louis XV », s’en référant au dix-huitième siècle depuis la convocation de realia propres aux salons de cette époque, la reprise d’une topique galante, jusqu’à la mobilisation de schèmes esthétiques propres à la préciosité alors en vogue. C’est donc, au-delà de la lettre, l’esprit du dix-huitième siècle (vu par le siècle suivant)21, au-delà d’une époque, l’écriture de cette époque qui se trouvent ici pastichés.
Mais c’est précisément là aussi que se distingue l’écriture mallarméenne, et que, derrière le locuteur abbé-poète, se laisse entendre le poète lui donnant voix. La spécularité constitue en effet une clef esthétique de l’écriture de ce poème. Or, tout en représentant un des ressorts de l’écriture précieuse22, elle est également, et peut-être plus encore, comme on a pu s’en apercevoir, un motif fondamental de l’esthétique mallarméenne. L’affinité profonde existant entre ces deux esthétiques23 contribue à la finesse de ce pastiche, l’écriture de Mallarmé se glissant jusque dans ses inflexions les plus subtiles dans la voix de l’énonciateur du placet tout en se laissant entendre à travers elle. En outre, l’art de la suggestion que l’on a tout au long de l’analyse souligné et attribué à cette écriture galante, est également propre au symbolisme mallarméen. Ainsi, suggérer une atmosphère de salon dix-huitiémiste par la sélection de quelques objets24, suggérer le désir du prétendant par l’érotisation propre au regard qu’il porte à la femme qu’il regarde et invoque, suggérer enfin des jeux de spécularité sur l’ensemble du placet qui le constituent de la sorte en objet esthétique, à l’image du Sèvres ou de l’éventail d’Amour ; tout ceci relève de cette « poétique nouvelle » que Mallarmé définit deux ans plus tard dans une lettre à H. Cazalis, à l’occasion du début de la rédaction d’Hérodiade, consistant à « peindre non la chose, mais l’effet qu’elle produit », « toutes les paroles s’effa[çant] devant la sensation »25. Et c’est bien là qu’il faut voir le réinvestissement mallarméen du dispositif spéculaire. En effet, tout reflet suppose à la fois un objet reflété et un regard saisissant ce reflet. Que le poème soit ainsi traversé de toutes parts de jeux de miroirs l’affranchit de toute dépendance à un point focal unique, le dérobe à la seule intentionalité du lecteur, forcément assignée, et lui accorde de la sorte un statut qui transcende celle-ci, statut idéel. Or, cette idéalité de l’objet d’art, visée par Mallarmé, est paradoxalement atteinte par l’inscription d’une perception multiple au sein de cet objet. Le poème, par l’ampleur de son empreinte spéculaire, assure ainsi ce face-à-face à l’Idée souhaitée par Mallarmé, opéré par et dans la perception d’une perception démultipliée, perception dont toute origine assignée s’efface du fait de cette pluralité.
C’est donc là la voie/voix du pastiche mallarméen : en deçà d’un langage ironique et au-delà d’une plate univocité se situe l’écriture de la suggestion, au sens fort que ce terme peut avoir chez le poète. Car suggérer n’est pas ici moins que dire, mais offrir au lecteur une expérience paradoxale, inédite et inouie : par le réinvestissement de motifs et de schèmes se fédérant in fine en une organisation spéculaire, lui faire percevoir l’Idée, l’au-delà du perceptible au sein d’une perception de perceptions, perception différée, et par là, lui faire entendre cette Musique de l’au-delà du langage à laquelle, précisément, seul le langage peut prétendre accéder. La suggestion ainsi définie subsume le dit du placet et le dire du pastiche, dit et dire fusionnant dans un indistinct au sein duquel les voix énonciatives (du poète et de l’abbé) se mélangent inextricablement. Car de cette indistinction des voix, le titre du poème paraît bien le témoin : qui, en effet, attribue au placet la qualité d’être futile ? Est-ce l’abbé, la futilité étant liée au motif de la requête (d’amour), ou à son ton léger ? Est-ce au contraire l’instance énonciatrice première, voix du poète du dix-neuvième siècle qui juge le placet futile, la futilité étant alors prêtée au genre même du placet, déprécié comme léger, ou bien au placet en tant que pastiche, considéré comme futile par rapport à une poésie dont la vocation est d’être théorie en acte ?
Cette ouverture interprétative même est impliquée, voire programmée par l’écriture symbolique mallarméenne de la suggestion. C’est bien de là que naît la méfiance mallarméenne à l’égard de la « mise en musique » du vers, l’intention musicale fermant l’ouverture propre et nécessaire au langage poétique en lui « usurpant » son pouvoir poétique propre26. Que peut-on de ce fait penser de la mise en musique de ce poème, fustigée en tant que telle par Mallarmé ? Si l’on s’abstrait cependant du point de vue du poète, la « mise en musique » donne-t-elle réellement lieu à la clôture des horizons poétiques ou, bien davantage, les oriente-t-elle ? Une telle orientation, supposant un niveau sémiotique supplémentaire, lecture en acte d’un texte par un musicien, nous paraît en effet bien davantage complexifier la donne plutôt que la réduire, et donner lieu à un faisceau de questions auxquelles notre analyse musicale tentera de répondre : si toute relecture est récriture, quelle récriture du poème de Mallarmé proposent Ravel et Debussy ? La récriture d’un pastiche doit-elle être à son tour un pastiche, auquel cas, quel traitement suppose de pasticher au vingtième siècle un poème du dix-neuvième siècle qui pastiche le dix-huitième siècle ? Suggérer autrement que par le langage verbal, par la musique, est-ce possible ? C’est cette épaisseur du traitement d’une topique historique dans le temps que nous tenterons de circonscrire à travers deux esthétiques exactement contemporaines, celles de Ravel et de Debussy.
II. Les lectures de Ravel et Debussy
Nous partirons de ce qui prête le moins le flanc à l’ambiguïté, les considérants formels et structuraux, pour nous diriger peu à peu vers des territoires qui touchent plus directement au sémantisme, où les rapports entre texte et musique paraissent moins stables et de ce fait plus difficiles à appréhender.
A. Forme et structurations : concordance et discordances
Chez les deux compositeurs, on constate une même fermeture harmonique de la forme, close sur elle-même, s’ouvrant et se fermant en sol mineur chez Debussy, en fa majeur chez Ravel27. Cependant, la forme du sonnet n’est pas traitée de la même façon chez les deux compositeurs.
Ravel respecte sa structuration strophique, en enchaînant toutefois les deux tercets finaux -enchaînement également renforcé dans le poème par la rime d, qui assure l’unité de ces dernières strophes-. L’entier de la forme s’arc-boute harmoniquement autour d’un axe tonique/dominante qui soutient cette structuration, la dominante-clef de voûte se situant au centre de la mélodie (mesure 14 sur 28), et correspondant au vers 6. L’opposition formelle entre quatrains et tercets est également soulignée par un changement d’écriture harmonique, la première partie du poème étant tonale, quand la seconde recourt plus massivement à la modalité, en utilisant le mode de ré.
Debussy, au contraire, démantèle la forme du poème, en le restructurant en quatre sections de respectivement 7, 4, 2 et 1 vers, rétrécissement qui peut sembler en affinité avec les interventions des adresses dans le poème28. À l’axe de tonique-dominante ravélien se substitue un axe de demi-ton sol/la bémol, propre à la sixte napolitaine, qui fait cette fois-ci du vers 8, isolé, le centre de la forme (mesures 16 à 1829 sur 34). Les lectures des deux compositeurs se rejoignent toutefois pour isoler le dernier vers en lui consacrant une ultime section30.
En outre, les anaphores du poème, dont on a vu qu’elles étaient structurantes, sont mises en valeur sans toutefois que la répétition verbale implique une identité musicale. Ainsi, lors du retour de l’apostrophe « Princesse », si la partie de chant demeure identique, la ritournelle au piano (mes.1-3) se trouve modifiée par élimination et légère modification intervallique chez Debussy (mesures 29-30) ; chez Ravel, la partie de chant est transposée un ton plus haut, quand les motifs qui l’accompagnent sont modifiés par inversion-condensation31. De son côté, la répétition du « nommez –nous » est davantage soulignée chez Ravel, tout particulièrement la première, mesures 22 (qui reprend la mesure 19). Dans les trois occurrences de cette injonction, cependant, on retrouve les mêmes intervalles, un ton plus bas à chacune de ses réitérations32.
D’un point de vue métrique et prosodique également, Ravel paraît plus fidèle aux structures du poème. Ainsi, dans le traitement de son premier vers, en respectant l’élision du e muet final de « princesse », le compositeur maintient le schéma métrique de l’alexandrin, alors que Debussy n’hésite pas à le mettre à mal, en ne respectant pas l’élision et en créant un « hémistiche » de sept syllabes. D’un point de vue prosodique également, on constate chez Ravel une répartition systématiquement complémentaire entre les rimes masculines et féminines, les premières étant affectées, conformément à leur caractère accentuel tonique dans le langage, d’un mouvement mélodique ascendant, quand les secondes, atones, le sont d’un mouvement soit descendant, soit stable. Cette répartition est beaucoup moins systématique chez Debussy : si les rimes féminines répondent à la « règle » prosodique, les rimes masculines sont traitées de manière beaucoup plus variée. Ainsi, la rime masculine c [e](framboisés/apprivoisés) est prononcée sur un mouvement mélodique descendant : ponctuellement ici, la régularité du traitement prosodique est assujettie à l’unité formelle de la strophe. Ces deux vers sont donc alignés sur la rime féminine qui clôt celle-ci, effacées dans leur spécificité au profit de l’unité syntaxique de l’ensemble.
Ainsi, si dans les deux versions du Placet la lisibilité, ou plutôt l’audibilité du texte dans son déroulement, est privilégiée, tant par une distribution du texte continue et régulière, dénuée de répétitions, que par un soulignement de cette syntaxe33, il n’en va pas moins que chacune d’entre elles se structure de façon différente et de surcroît, n’obéit pas aux mêmes principes organisationnels : quand chez Ravel la forme poétique du sonnet dans sa détermination interne métrique et prosodique paraît première, chez Debussy, c’est la syntaxe qui, au détriment de ces dernières, fonde la forme de la mélodie. Les principes de lecture de chacun des compositeurs diffèrent donc, d’un point de vue structurel, assez nettement. La fidélité ravélienne à la forme et son respect des contraintes poétiques supposent certes un lien plus fort à la tradition de la mise en musique comme système de correspondance formelle qui comporte ses contraintes34, mais ne s’y réduit cependant pas : en effet, parce qu’elle met en valeur l’unité du vers, elle s’inscrit, au-delà d’un principe général d’écriture, en totale conformité avec la conception mallarméenne du vers comme « mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire »35. Loin de demeurer cantonnée dans le champ de la lisibilité du texte, la récriture ravélienne du vers témoignerait ainsi d’une compréhension intime de la poétique mallarméenne. Qu’en est-il à présent d’un point de vue plus directement sémantique ?
B. Rapport au sémantisme
Ainsi, quelle lecture Ravel et Debussy offrent-ils du texte de Mallarmé, au-delà de son organisation formelle, dans sa dimension sémantique ?
1. Traitement microstructurel : mise en valeur et figuralismes
C’est tout d’abord dans les attentions particulières portées aux unités de première articulation, les mots, que l’on peut saisir celle-ci. Ainsi, certains termes sont structurellement mis en valeur. Même à ce niveau rudimentaire de soulignement, on remarque des choix de lecture différents chez les deux compositeurs. Ainsi, Ravel met-il en évidence, ce contrairement à Debussy, le pronom « tous », suraccentué au sein du vers 1136 (mes. 21) par deux procédés : en lui assignant une durée égale à celle du nom situé à l’hémistiche (« vœux »), et en le situant sur un temps fort et sur le point d’arrivée d’un intervalle de quarte ascendante (la dièse-ré dièse), ce ré dièse constituant de surcroît le dernier palier de la structure mélodique de la phrase avant son accent (fa dièse, sur « délires »). Ceci suppose donc une surévaluation de l’importance de ce terme dans la signification du poème : insister sur ce « tous », c’est souligner l’antithèse existant entre femme offerte et amour caché du prétendant, mais aussi l’injustice dont se sent victime le locuteur et la jalousie qu’il éprouve. C’est donc ici l’implication affective du locuteur dans son discours que Ravel souligne en conférant à ce mot une importance que Debussy ne lui accorde pas (mes.22).
Au-delà de ce type de mise en valeur sémantique structurelle, certaines expressions peuvent donner lieu à un traitement figuré : repérer ainsi les figuralismes ou madrigalismes suppose d’affronter le problème épineux de la représentation musicale, ce que l’on se propose de faire avec le plus de précaution possible.
« Quatre termes nous semblent les sites d’un tel traitement – décliné différemment selon les deux compositeurs ; le plus évident d’entre eux est sans doute le verbe « tomber » (v.7). C’est ici le mouvement de la chute, mouvement descendant, que la mélodie musicale peut évoquer par sa propre structure. Si Debussy se plie à la tradition figuraliste, c’est en l’exagérant, recourant ainsi à l’hyperbole dont on a vu qu’elle se trouvait également utilisée dans le poème de Mallarmé : ainsi, au terme d’une mélodie descendante par tons successifs, sur laquelle tout le vers 7 se fait entendre, l’intervalle assigné à « tombé » est une sixte, encore mise en valeur par la tierce ascendante qui la précède. Au contraire, Ravel traite le participe par antiphrase, (mes.16), en lui assignant une tierce ascendante, dans laquelle il est difficile de ne pas voir quelque discrète ironie à l’égard des attentes de l’auditeur.37
C’est ensuite le verbe bêler (v.11) qui paraît l’objet d’un tel traitement, mais cette fois-ci, exclusivement chez Ravel (mes. 21), où la structure sonore du bêlement paraît symbolisée par un trémolo des cordes. En revanche, le terme de « délires » qui suit le verbe est mis en valeur par les deux compositeurs. Le mode de référence de la musique au texte est forcément plus subtil ici. En effet, l’analogie entre mot et symbolisation musicale, jusque-là relativement directe – du signifié verbal étant tiré un schème de mouvement (chute, ou sinusoïde du bêlement) matérialisé par un schème identique dans le matériau musical – l’est nettement moins que précédemment. L’appartenance du terme à la catégorie de l’ abstrait implique que le rapport entre mot et musique est beaucoup plus flou, de l’ordre de la suggestion. Ainsi, Ravel (mes. 21) suggère-t-il ces « délires » par une ascension dans la tessiture du chant, qui atteint la note la plus aiguë depuis le début de la mélodie (seul le sol final étant plus aigu encore), l’ambitus du piano se déployant alors, accompagné d’un crescendo-descrescendo culminant en un mezzo forte qui constitue la nuance la plus forte de toute la mélodie, souligné par un net crescendo « orchestral », lui-même marqué par l’entrée successive de chaque famille – l’entrée des bois concordant avec « délires ». Chez Debussy (mes. 22-23), l’ascension de la partie vocale dans l’aigu de la tessiture se radicalise en pic de tessiture – le sol constituant la note la plus aiguë représentée dans la mélodie ; lui est associé, là encore, un crescendo-decrescendo qui culmine sur un forte correspondant à l’énonciation de « délires », (dynamique la plus poussée de l’ensemble de l’œuvre38), accompagné d’une accélération (« en serrant ») ainsi que d’un changement dans l’articulation entre phrasé et accents au piano : après l’impression d’instabilité due au décalage entre phrasés et pulsation39, le retour d’une coïncidence entre phrasé et temps fort confère à la partie de piano un caractère affirmatif.
Pour évoquer la « flûte » (v. 13), Ravel recourt tout simplement à l’utilisation de celle-ci, un solo de flûte venant, une mesure auparavant (mes. 22) et jusqu’à la fin du vers 13 (mes. 25), servir de contre-chant discrètement imitatif à la partie vocale ; il marque ainsi le début de la section correspondant à la dernières strophe du poème, quand, à la fin du vers, l’endormissement du bercail est suggéré par une écriture suspensive en accords, et un ralentissement progressif de tempo. Dans la mélodie de Debussy, l’évocation de la flûte ne peut passer par son timbre, compte tenu de la réduction de l’effectif instrumental au piano. Debussy est donc contraint de recourir à un moyen détourné, et, loin de « citer » la flûte lors de son évocation, comme le fait Ravel, il la suggère (mesure 27-28) par le mouvement mélodique mélismatique attribué au chant ainsi que par un trille confié à la main droite du piano, modes de jeu conventionnellement associés à l’instrument. Le contexte suspensif (mes. 28) donné par la double pédale, à la main gauche du piano, peut suggérer, comme chez Ravel, mais de manière plus discrète encore, l’endormissement « du bercail ».
On peut ainsi constater que, conformément à la tradition de la mise en musique d’un texte, certains mots sont l’objet d’un traitement figuraliste ; le lien référentiel aux unités sémantiques se fait cependant selon des modes différents, plus ou moins directement selon, bien entendu, la nature des termes musicalement « figurés », qui prêtent à un rendu musical plus ou moins complexe, allant de l’analogie la plus directe à la suggestion la plus éloignée, mais aussi selon le compositeur. De ce point de vue encore, Ravel semble se prêter à ce jeu plus ostensiblement, sans toutefois que ce soit sans malice, comme le révèle le traitement antiphrastique de « tomber ».
Mais il s’agit à présent de passer, au-delà de la lettre du texte, à sa signification plus générale. Or, nous avons mis en valeur principalement trois aspects de ce placet : sa façon de s’en référer au dix-huitième siècle, son écriture (pastiche précieux), enfin son esthétique (spéculaire). Ces différentes dimensions transparaissent-elles dans les mélodies de Debussy et Ravel ? Certains aspects en sont-ils privilégiés, et sont-ce les mêmes dans les deux œuvres ? Qu’en déduire enfin quant à la lecture-récriture du poème propre à chaque compositeur ?
2. Traitement macrostructurel
Représentation du dix-huitième siècle
Il est difficile de ne pas penser que l’inspiration dix-huitiémiste de ce poème n’a pas présidé pour une part importante au moins au choix de ce poème pour nos deux compositeurs. En effet, le dix-huitième siècle est à la mode au début du vingtième siècle40. Mais déterminer les marques représentatives du dix-huitième siècle ne va pas de soi. Toute vision étant contextuellement déterminée, et tout particulièrement historiquement (et géographiquement), nous devons donc tenter, autant que faire se peut, mais dans les limites réduites du possible, de nous défaire de notre propre conception du dix-huitième siècle, et de saisir ce qui relève d’un tel modèle au sein de l’écriture de Ravel et de Debussy. Il est de ce fait méthodologiquement nécessaire de comparer le placet à d’autres œuvres de ces compositeurs faisant explicitement référence à cette époque, pour en cerner les traits communs, ce qui contribuera à affranchir au moins partiellement notre analyse d’un arbitraire sans cela inévitable.
Chez Debussy, cette référence s’impose d’emblée par l’explicite référence au Menuet, juste avant l’indication métronomique (« Dans le mouvement d’un menuet lent »). De sorte que le rythme employé au début de la pièce (mes.1) peut être conçu comme une «réinterprétation » (que l’on sait aujourd’hui infidèle) du rythme de menuet.
On peut voir également dans la présence d’une ritournelle41 sur ce rythme, en tierces, non harmonisée, située en début de chaque section, une référence aux danses du dix-huitième siècle. L’écriture harmonique paraît également tributaire d’une même influence : ainsi, la pièce commence-t-elle en sol mineur, tonalité conventionnellement associée au dix-huitième siècle à des références pastorales. Il s’agit ici de surcroît d’un sol mineur sans sensible, assimilable de ce fait au mode de la, quand l’altération du mi, qui devient dès la fin de la première mesure bécarre, induit un passage en mode de ré. L’écriture, de surcroît, recourant fréquemment aux quintes à vide comme par exemple aux mesures 4 et suivantes, ou à des doublures « creuses »42, de même que la présence de cadences plagales, revalorisant le quatrième degré au détriment de la dominante43, semble participer à cette évocation du dix-huitième siècle. L’époque paraît ainsi associée à une esthétique du simple, à laquelle concorde également l’écriture vocale, syllabique, cantonnée dans une tessiture relativement restreinte44 et dénuée de grands intervalles, quand l’écriture de l’accompagnement pianistique est peu chargée45. Or, l’Hommage à Rameau comporte des caractéristiques tout à fait comparables : tout son début recourt ainsi à des octaves parallèles non harmonisées, en homorythmie et en mode de la, comme ici, l’intervalle de quarte ayant aussi une place importante dans cette œuvre46. Ceci paraît donc confirmer l’association de ces éléments et de cette écriture « simple » au dix-huitième siècle chez Debussy. Mais la spécularité temporelle propre au poème, qui laissait entrevoir une antiquité mythologique et pastorale « à la mode du dix-huitième siècle » paraît ici moins nette : l’emploi d’une échelle pentatonique peut cependant suggérer, dans la fin de la scène pastorale, et en particulier aux mesures 27-29 (vers 13), une référence à cette antiquité. Cependant, une telle association entre pentatonique et évocation pastorale antique ne se trouve pas attestée par la première des Chansons de Bilitis, « La flûte de Pan », qui est bien modale, mais non pentatonique. Dans la mesure où l’échelle pentatonique est associée ici à l’articulation du chant (piqué) en début de mesure, au profil mélodique mélismatique et au trille de piano qui évoquent la flûte, il ne paraît pas impossible de déceler dans cet ensemble presque « surmarqué » quelque distanciation.
Chez Ravel, la référence au dix-huitième siècle paraît dans l’ensemble de la pièce bien moins évidente. L’œuvre est d’ailleurs plus éloignée de celles du compositeur qui évoquent explicitement le dix-huitième siècle, telles que le Tombeau de Couperin, que ne l’est le Placet de Debussy par rapport à l’Hommage à Rameau par exemple. Le ternaire pointé de la partie vocale pourrait cependant constituer un élément de référence aux danses dix-huitiémistes. Plus nettement, les mesures 19 à 24 du Placet, qui correspondent aux vers 9 à 13, ceux de la métaphore pastorale, nous semblent invoquer cette référence. Ainsi, le rythme iambique du piano, qui devient rythme pointé à la mesure 21, autre forme de « sublimation » de celui du menuet, les accords parallèles des deux premiers temps, récurrents tout au long de la section, ponctués à la main gauche du piano par une double pédale de dominante-tonique sur un rythme iambique également, le tout sur un mode de ré sur do dièse, ne sont pas sans rappeler l’esthétique du Tombeau de Couperin ainsi que le second mouvement de la Sonatine47. Or, la partie du poème ici traitée convoque une autre référence ravélienne, L’enfant et les sortilèges, et tout particulièrement la scène des Pastoureaux : mode de ré, même double pédale -qui évoque là nettement, dans son association à la percussion, le tambourin-, conformation orchestrale comparable (les cordes, pourtant comprises dans l’effectif de l’œuvre entière, étant proscrites, l’effectif se réduisant au piano, bois, chœurs et petite timbale), enfin, mélodie se focalisant sur le quatrième degré et organisée autour d’intervalles de quartes et de quintes48. Au Sèvres érigé chez Mallarmé comme emblème de ce dix-huitième siècle correspond ici la toile de Jouy, qui cristallise de cette époque une représentation non pas directement galante, mais bucolique ; c’est cette représentation que l’on retrouve au sein de la récriture ravélienne du Placet, représentation de ce fait très limitée dans l’ensemble de la mélodie, quand chez Debussy, la référence au dix-huitième siècle paraît imprégner de manière beaucoup plus générale l’œuvre, le registre pastoral appelant de son côté, bien que discrètement, une référence à l’antiquité.
Pastiche et esthétique galante
C’est à présent sur la perception du poème dans sa dimension galante, et donc sur le rendu de sa tonalité « futile » que l’on peut s’interroger. Plus encore que des références au dix-huitième siècle, les indices d’une tonalité générale, d’une atmosphère, paraissent aussi difficiles à saisir qu’arbitrairement déterminés. L’analyse du poème nous a cependant permis de montrer que cette atmosphère était issue du recours à une topique galante, et que le pastiche, pour être perçu, supposait quelque accusation des traits du modèle, fût-elle cependant presque imperceptible.
Ces deux aspects semblent admettre un correspondant dans les mises en musique. On a déjà pu constater que le traitement figuraliste d’unités lexicales impliquait un certain surmarquage des effets, comme on l’a remarqué pour « tombé », l’intention figurale étant si évidente chez Debussy qu’elle ne pouvait être qu’ironique, l’antiphrase ravélienne l’étant cette fois-ci encore davantage49.
La fin des deux mélodies nous paraît à cet égard plus encore marquée : l’œuvre de Debussy se clôt par une arabesque (mes.32-33, « rapide et léger ») à l’aspect simple, voire simpliste par son caractère d’aller-retour, sur un mode de sol défectif très proche d’une échelle pentatonique, aboutissant sur l’énoncé, dans leur plus simple appareil, de la dominante et de la tonique, cette dernière étant piquée et réitérée. On est ici beaucoup plus près du burlesque de certains Préludes50 que du Debussy des Images. Or, le dernier arpège ascendant venant conclure la mélodie de Ravel (mes. 28) sur un accord de septième et sixte ajoutée, en pizzicati pour les cordes, provoque un effet de pirouette très proche51. Ces arpèges, compte tenu de leur contexte, peuvent apparaître ici comme des topoï musicaux propres à marquer une tonalité humoristique et légère ; et la « vignette » pastorale antique que l’on a décrite plus haut chez Debussy (mes. 26), par son caractère à la fois très délimité, presque surmarqué52, auquel s’ajoute l’articulation piquée du chant53, peut être associée à ce type de marque topique.
Il semble enfin que le traitement de la voix dans le Placet ravélien puisse, sinon relever à proprement parler d’une topique, suggérer une sensualité légère ou mondaine : ainsi, la partie vocale, et tout particulièrement en dehors des limites du traitement du « blason » pastoral (mes. 19-24), est mélismatique, nantie de nombreuses broderies et appogiatures54, et se développe sur de grands intervalles atteignant jusqu’à la dixième (mes. 6), plus fréquemment de l’ordre de la septième, la première des notes de l’intervalle pouvant être interprétée comme une appogiature ou note de passage « déplacée » ou « différée » par rapport à la seconde55. Si l’on ajoute à cet ensemble quelques portando sur les broderies, comme cela est indiqué mesure 17, l’intervalle de la broderie étant assez ample (quinte), ce faisceau de caractéristiques apporte une connotation d’élégante sensualité 1900 à la mélodie et la place dans un registre de mélodie mondaine, assez proche de certaines mélodies de Poulenc56, mais très différente en revanche des deux autres mélodies du cycle57. Chez Debussy, ce type de vocalité ne semble pas nettement se présenter, si ce n’est peut-être, discrètement et ponctuellement, dans les mesures 16 et 17 de la mélodie58.
Ainsi, si la « futilité » du placet transparaît dans les deux lectures de Debussy et Ravel, elle le fait par des biais différents, à travers une distanciation discrète -mais dont on a pu néanmoins déterminer des indices fréquents- confinant ponctuellement en un burlesque non appuyé chez Debussy ; chez Ravel au contraire, la légèreté, se muant à l’occasion en distance quasi-ironique, est plus directement et massivement connectée au registre amoureux convoqué par le poème : à la sensualité précieuse exprimée dans le poème mallarméen correspond la suggestion d’une sensualité élégante chez Ravel, dimension très atténuée chez Debussy.
Spécularité et structuration
Pour pousser plus loin encore l’analyse de la lecture ravélienne et debussyste du poème de Mallarmé, c’est à la dimension proprement esthétique du poème qu’il faut s’arrêter : cette spécularité qui constitue le poème en objet sémiotique complexe traversé et structuré d’échos et de mises en abîme, et dans laquelle on a vu une des clefs du pastiche mallarméen, Ravel et Debussy paraissent bien, chacun à sa façon, se l’être réappropriée. Ainsi, au Sèvres et à l’éventail, objets-sites de représentations picturales au sein du poème, correspondent les « vignettes » de nos deux mélodies, vignette dix-huitiémiste au sein d’un ensemble moins marqué par cette référence chez Ravel, vignette antiquisante chez Debussy au sein d’un ensemble plus globalement affecté par la référence au dix-huitième siècle – ce en quoi Debussy peut sembler plus fidèle au poème de Mallarmé.
Mais cette spécularité paraît, comme elle l’était chez Mallarmé, plus profondément inscrite au sein de l’écriture de chaque compositeur, infléchie vers l’anamorphose chez Ravel quand elle se situe davantage du côté de la démultiplication spéculaire chez Debussy. Ainsi, la répétition à l’identique est exclue des œuvres de nos deux compositeurs.
Chez Ravel, tout retour se fait sur le mode de la duplication-déformation. Il n’est qu’à regarder les deux premiers « nommez-nous » pour s’en convaincre (vers 9 et 12, mesures 19-21 et 22-24) : ainsi, la deuxième apparition de l’injonction signe un changement d’effectif, la flûte venant s’ajouter au piano, et se fait un ton au dessous de sa première énonciation, sans toutefois être seulement transposée, aucun élément n’étant en réalité répété. De sorte que le motif d’accords parallèles sur rythme iambique évoqué plus haut, répété au sein de chacune des sections évoquées, n’est jamais situé à la même place dans sa répartition entre temps faibles et forts de la mesure59, de même que les pédales de tonique et de dominante, pédales et motif se combinant en associations toujours inédites, créent une impression de reconnaissance qui demeure cependant trouble et fugitive. On pourrait de même citer les mesures 12-13, également reprises mais déformées aux mesures 14-15 par des procédés comparables (enrichissement d’effectif, transposition, ici à la quarte inférieure, traitement par élimination et modification du détail de l’écriture pianistique), ou la reprise-déformation des mesures 1-3 dans les mesures 4 et 5 de la pièce, qui répond à nouveau à un principe d’élimination et de légères variations d’écriture instrumentale. Ce travail de répétition-déformation permet de suggérer à l’auditeur une unité du matériau, rapprochant les injonctions « nommez-nous » dans notre premier exemple, assurant l’unité de la première partie de la deuxième strophe, tout en conservant sa structuration par vers pour le suivant, enfin, dans le dernier cas, en introduisant le début du poème (v.1) au sein d’un matériau déjà présenté.
Chez Debussy, on pourrait davantage parler de démultiplication de cette anamorphose, le motif de ritournelle, par exemple, évoluant par modification progressive sans qu’aucune présentation ne soit répétée. À cette technique célèbre de développement debussyste, qui suppose une progression sans retour en arrière, la forme du sonnet impose cependant ici une légère entorse, la dernière apparition du motif (mes. 29), annonçant l’énoncé du dernier vers, se fait sous une forme qui renoue avec ses premières apparitions, sans toutefois s’y conformer totalement60. La structure spéculaire de mise en abîme, au-delà de l’hétérogénéité de ses manifestations chez Mallarmé et de son rôle de ligature ponctuelle chez Ravel, constitue chez Debussy, appliquée au motif de ritournelle, une source d’unification du matériau et de la forme dans son ensemble.
Répéter en déformant, que cette déformation soit seul reflet anamorphotique ou plus complète mise en abîme, c’est suggérer l’identité au-delà de son simple principe, c’est donner l’ effet de l’unité tout en assurant le développement du matériau : comment ne pas penser ici à l’effet de la spécularité mallarméenne, qui suggère des reflets internes au poème sans pour autant que ceux-ci soient soulignés ?
Si ces techniques d’écriture ne constituent pas en elles-mêmes des caractéristiques de nos deux mélodies, étant repérables beaucoup plus largement dans l’œuvre de nos compositeurs, elles n’en demeurent pas moins ici, par leur association au poème de mallarmé, tout particulièrement justifiées, comme « remotivées » par lui, prenant ainsi une valeur esthétique très forte ; manquer de les évoquer serait oublier un des fils propres à la toile de références, de renvois et d’échos tissée entre les esthétiques de Mallarmé et de Ravel et Debussy.
III. Conclusion
A. Mise en musique, pastiche, récriture
Mettre en musique une œuvre poétique, c’est donc non pas imposer une clôture à celle-ci, mais, au-delà de la permanence de la lettre du texte, qui demeure ici totalement intacte, en mettre à l’épreuve l’ouverture, en infléchir la lecture par le soulignement ou la mise en lumière de certains de ses aspects et, par cet infléchissement, en la tirant à soi, en la faisant passer par le prisme de sa propre sensibilité, la récrire. C’est ce que la comparaison des deux mises en musique-lectures-récritures nous a permis de toucher du doigt, chacune des mélodies supposant des dominantes particulières, une atmosphère « dix-huitiémisée » pour Debussy contre un registre de sensualité mondaine pour Ravel.
Quant à savoir si ces récritures relèvent du pastiche, l’analyse ne peut nous en fournir la réponse. C’est même la nature même du pastiche, ambigu, instable et complexe, qui fait obstacle à une telle assignation à ce régime. Toute mise en musique ne peut en effet être assimilée à un pastiche. Si ces récritures en relevaient, ce serait du fait d’un phénomène d’osmose, de contamination par leur texte-matrice : l’ambiguïté et la complexité généralement plus volontiers prêtées à la sémiose musicale – puisqu’en musique aucune désignation ne peut un tant soit peu stabiliser la référence pour le récepteur61–, se trouvent ici encore sensiblement accrues par le mode d’habitation complexe du pastiche que propose le poème de Mallarmé. Aucune réponse tranchée ne peut cependant ici être donnée. C’est pourquoi l’analyse de ces « transfusions » musicales s’est voulue à l’écoute des moindres nuances des œuvres, que seule la mise en série a permis de cerner. Le régime de réécriture à prêter à ces œuvres a donc été évalué de l’intérieur, en fonction de la proximité ou de la distanciation qu’elles affichaient vis-à-vis de leur texte matrice, celui-ci étant considéré tant dans son dit que dans son dire.
Ainsi, c’est dans sa référence directe au dix-huitième siècle que l’œuvre de Debussy paraît la plus fidèle au poème de Mallarmé ; car, on l’ a vu, toute la dimension sensuelle, qui empreint déjà le poème tout entier, participe du pastiche, l’érotisation discrète étant dans le poème de Mallarmé liée à l’évocation de cette époque galante. On pourrait même aller, dans cette mesure, jusqu’à considérer le poème de Ravel comme plus proche de l’esprit dix-huitiémiste mallarméen, essentiellement galant, dix-huitième siècle « de salon »62 et seulement ponctuellement pastoral, quand la référence plus directe à ce siècle chez Debussy l’éloignerait presque de la conception mallarméenne de ce dernier. La fidélité à la lettre du texte chez Ravel outrepasserait le traitement de la forme et du sémantisme dans leur dimension microstructurale, pour se manifester jusque dans la dimension suggestive du poème, c’est-à-dire plus que seulement dans le dit, dans le dire mallarméen du pastiche, que l’on a défini comme dire de la suggestion. Les œuvres de Debussy et Ravel se rejoindraient, et rejoindraient l’œuvre de Mallarmé par un recours commun à la fois à une tonalité légère (propre au pastiche) et au dire spéculaire, à l’écriture du reflet, de l’anamorphose et de la mise en abîme. C’est à cet égard chez Debussy qu’une telle écriture paraît avoir le plus apparent pouvoir structurant, cristallisant l’hétérogénéité de supports spéculaires mallarméens autour d’un matériau homogénéisé, la ritournelle, subsumant par là les contraintes locales de dépendance textuelle qui règlent l’écriture de la pièce chez Ravel pour s’ériger en principe d’organisation formelle pour l’ensemble de la pièce.
B. D’une récriture « à rebours »
C’est ainsi à une conclusion esthétique et sémiotique générale que nous parvenons. L’étude nous a permis de mettre en évidence des schèmes référentiels et sémiotiques communs au langage verbal et au langage musical – que Mallarmé eût, précisément, appelés « musicaux »63 : jeux spéculaires et références au dix-huitième siècle et à l’antiquité se matérialisent au sein de chaque système à travers des moyens propres à chacun d’entre eux, tout en y demeurant variables – on l’a vu, l’évocation du dix-huitième siècle ne convoquant pas tout à fait les mêmes détails d’écriture chez Debussy et Ravel. Or, le genre du pastiche, dans la finesse de traitement des modèles qu’il suppose, et tout particulièrement chez Mallarmé, qui exploite le langage dans ses ressources les plus suggestives, les plus éloignées de l’explicitation, nous a contrainte à une gageure méthodologique, poussant ainsi l’analyse verbale comme musicale jusque dans des dimensions que d’autres formes ou genres – et d’autres auteurs – n’auraient pas permis d’atteindre. Une telle transsémioticité induit in fine une révision de la conception de la mise en musique soutenue jusqu’à présent.
Si, d’un point de vue historique et génétique, il paraît juste de considérer l’écoute actuelle des œuvres de Debussy et Ravel comme imbrication d’écoutes/lectures/pastiches (l’auditeur écoutant l’œuvre de Ravel et Debussy lecteurs/pasticheurs de Mallarmé, lui-même lecteur/pasticheur d’un poète du siècle précédent), ou feuilleté de voix, (la voix première « musique + texte » laissant entendre la trace de la voix de Mallarmé, en laquelle on pourrait percevoir celle d’un poète de Cour), cet ensemble, si séduisant fût-il, paraît perceptivement et théoriquement peu convaincant. En effet, si l’on peut génétiquement présumer de la lecture que Ravel et Debussy ont pu avoir de l’œuvre de Mallarmé, c’est bien l’œuvre de ces derniers, récriture musicale valable comme telle et en elle-même, que l’on entend et écoute, le texte mallarméen ne constituant qu’une composante dans l’ensemble complexe qu’est l’œuvre. Et l’impossibilité réelle à situer précisément et globalement le(s) niveau(x) auxquels se situe(nt) le pastiche dans ces œuvres (pastiche du poème de Mallarmé ou du placet galant ?), et même, à savoir si ces œuvres relèvent de ce régime, nous apparaît comme une résultante directe de cette situation de réception. La mise en évidence des schèmes représentationnels et plus largement esthétiques transcendant les catégories sémiotiques, et donc « trans-sémiotiques », met en évidence le caractère matériellement illusoire de cette dépendance de la musique vers le texte, en restaurant l’autonomie de celle-ci.
En substituant au point de vue génétique tenu jusqu’à présent un point de vue perceptif et sémiotique, ce n’est donc pas tant l’infléchissement de l’œuvre de Mallarmé par la lecture qu’en ont faite Debussy et Ravel que nous avons mise à nu, mais bien davantage l’infléchissement de l’œuvre de ces compositeurs par l’esthétique mallarméenne en tant qu’elle constitue un de leurs paramètres (éléments constitutifs) ; ce serait donc, si l’on peut aller jusque-là, non pas la récriture ravélienne et debussyste de Mallarmé que l’on aurait analysée, mais bien la récriture mallarméenne de Ravel et Debussy.
Publié en Décembre 2006
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Notes
1 Voir Correspondance, lettre à H. Cazalis du 24 mai 1862, p. 636.
2 Mallarmé, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, éd. B. Marchal, 1998, Tome 1, notes, p. 1149.
3 Selon Gérard Genette, dans Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, le pastiche correspond au « régime non satirique de l’imitation, ne pouvant rester neutre et n’a[yant] d’autre choix qu’entre la moquerie et la déférence admirative – quitte à les mêler dans un régime ambigu […] » p. 129. Pour une approche de la poésie parodique et sa mise en relation avec l’ironie, voir Mathilde Vallespir, L’exorcisme produit par des œuvres poétiques et musicales de la guerre et du direct après-guerre (1939-1950), thèse, p.472 et sq.
4 Voir Oswald Ducrot, Le dire et le dit, coll. Propositions, Les éditions de minuit, Paris, 1984, p. 171-233.
5 Voir Gérard Genette, cité en note 3.
6 Voir Gérard Genette, op. cit., p. 19.
7 Voir Pierre Boulez, Points de repères, Paris, Seuil, 1985, p. 197.
8 TLF, dictionnaire de la langue française des dix-neuvième et vingtième siècles, CNRS, vol.13, p.456 : « écrit adressé à une personne détenant un pouvoir pour lui demander justice, obtenir une grâce, une faveur ».
9 En réalité, deux subordonnées coordonnées (« Comme », v.5, « et que », v.7).
10 Voir Michèle Aquien, Dictionnaire de poétique, Paris, Le livre de poche, 1993, p. 275.
11 Qu’on pense par exemple au célèbre poème de Mallarmé, « La chevelure vol d’une flamme », Œuvres complètes, Pléiade, tome I, p. 26.
12 TLF, dictionnaire de la langue française des dix-neuvième et vingtième siècles, CNRS, vol.13, p.456.
13 L’expression « coiffeurs divins » peut en effet être l’objet de plusieurs interprétations : « divin » peut être considéré comme un hypallage, l’adjectif portant en réalité sur « blonde » ; s’il n’est pas considéré comme tel, alors la métaphore porte soit sur « divin » (l’expression est alors à comprendre comme une hyperbole « vos coiffeurs sont de vrais dieux »), soit sur « coiffeurs » (on se trouve en présence d’une caractérisation régressive, du type « les dieux qui vous ont coiffée »).
14 Voir Dictionnaire Historique de la Langue Française, Paris, Tome 2, dir. A. Rey, Le Robert, 1995, p. 1534.
15 Le Parnasse galant, institution d’une catégorie au dix-septième siècle, Paris, Champion, 2001, p. 277.
16 Jean-Pierre Richard, par exemple, dans L’univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1961, p. 175, évoque la « manie spéculaire » de Mallarmé, qu’il fait débuter à Hérodiade, œuvre de quelques années postérieure au Placet, puisque le début de sa rédaction date de 1864, Pléiade, p. 1218, vol. I.
17 Ces adresses se font selon deux modes : d’une part, par le biais direct de l’apostrophe (Princesse), d’autre part, à la faveur de l’impératif, qui, sans l’exprimer sous la forme d’un pronom (que l’on retrouve cependant sous la forme d’une apostrophe « toi », accompagnant la première occurrence du « nommez-nous » au vers 9), suggère par sa morphologie (désinence –ez de personne 5) l’adresse à l’interlocuteur auquel est destinée la requête.
18 Le « Placet futile » est en effet un sonnet irrégulier, à mi-chemin entre sonnet élisabéthain pour ses deux quatrains initiaux aux rimes croisées, et sonnet italien, dont les rimes des deux tercets ccd-eed (et non ccd-ede comme pour le sonnet français) assurent une unité plus forte au poème : faisant des quatre derniers vers un quatrain en rimes embrassées, elles renforcent l’unité des deux dernières strophes.
19 Se joue en effet dans le poème un réseau subtil de correspondances phoniques entre les différentes rimes employées : ainsi, les rimes masculines a [be] et c [waze], ont en commun la voyelle finale [e], homophonie équivalant à une rime pauvre, quand c et e [aj], également masculines, partagent leur voyelle finale [a] également. De leur côté, les rimes féminines b [vr] et d [ir] comportent toutes deux un [r] atone après voyelle tonique. On constate de plus qu’au-delà des identités internes à chaque genre rimique, les rimes b, c et d partagent ce qui constitue presque une « rime pour l’œil » par le recours à la graphie commune finale –s.
20 L’attribut du complément d’objet direct se trouve en effet à deux reprises différé.
21 On remarquera que l’image du dix-huitième siècle dont nous, lecteurs du début du vingt-et-unième siècle, disposons, est toute différente, empreinte de la philosophie des lumières, la préciosité étant davantage attachée au dix-septième siècle.
22 Voir supra, note 13.
23 Pour une identification de Mallarmé comme précieux, voir R. Bray, La Préciosité et les précieux, Paris, Nizet, 1968, p. 323-340.
24 On peut noter que le sonnet de Privat d’Anglemont, attribué à Baudelaire et considéré comme le modèle du Placet (voir Œuvres complètes, Pléiade, tome I, p. 1149) est, à l’égard des realia convoquées pour brosser un tableau dix-huitiémiste, bien moins économe, citant successivement « robes à paniers » , « bichons », « manchons », « abbés », « rocailles », « marquis », « soupes et ripailles », « moutons poudrés à blanc », « poètes familiers », « vieux Sèvres et biscuits », « charmantes antiquailles » et « Amours dodus » (voir Baudelaire, Œuvres complètes Pléiade, tome I, p. 219)…
25 Lettre à H. Cazalis, 30 octobre 1864, Pléiade, I, p. 663.
26 Voir par exemple dans « Vers et musique en France », 26 mars 1892, Pléiade, tome II, p. 302 : « Ce n’est pas de sonorités élémentaires par les cuivres, les cordes, les bois, indéniablement mais de l’intellectuelle parole à son apogée que doit, avec plénitude et évidence, résulter, en tant que l’ensemble des rapports existant dans tout, la Musique. »
27 Voir tableau récapitulatif en fin d'article.
28 Voir supra.
29 On parvient au la b M à la mesure 18.
30 Quatrième section pour les deux mélodies, mes. 29 à 34 pour Debussy, 25 à 28 pour Ravel.
31 Ainsi, la mesure 25 reprend l’harmonie de neuvième sur tonique de la mesure 5, la partie d’alto, à l’instar de celle de second violon dans la mesure 5, par son mouvement chromatique, la transformant en neuvième de dominante ; la mesure suivante (26) reprend les motifs de violoncelle et de premier violon de la seconde mesure, quand la mesure 27 recourt, en le modifiant rythmiquement, au motif de clarinette énoncé dans la première mesure de la mélodie, superposé cette fois au motif d’arpège ascendant des violons de la mesure 3, alors présenté au piano et à l’alto ; cette inversion et condensation des éléments initiaux, en rappelant la première énonciation de l’apostrophe, au-delà d’une simple répétition, contribue à subtilement refermer la forme sur elle-même.
32 Voir table des motifs. Le parallélisme entre les trois présentations (mes. 19, 24 et 31) de l’injonction est moindre chez Debussy, les deux premiers étant intervalliquement proches, et présentés sur une interruption de l’accompagnement de piano, dans laquelle on peut voir la volonté de faire apparaître, et même de trouver un correspondant musical à l’interruption syntaxique suggérée par la ponctuation dans le poème. C’est donc cette interruption syntaxique que Debussy a choisi de mettre en valeur, au détriment de la répétition de l’injonction, et ce contrairement à Ravel.
33 Voir note 22 pour Debussy ; chez Ravel, au sein du vers 3 (mesure 9), « mais » est mis en valeur, situé sur le temps (contrairement à ce qu’il en est chez Debussy, mes. 8), long (valeur pointée) et supposant un écart intervallique important (sixte) par rapport à la hauteur précédente ; c’est là une articulation logique et donc syntaxique forte de la première strophe qui se trouve soulignée.
34 Cette différence paraît en parfaite cohérence avec le traitement de la tonalité propre aux deux compositeurs en général et plus particulièrement dans ces œuvres : on l’a vu, contrairement à Debussy, Ravel, même s’il recourt à la modalité dans la seconde partie de sa forme, arc-boute celle-ci dans son ensemble sur une relation tonale de tonique à dominante.
35 Cf. Divagations, « Crise de vers », Pléiade, Tome II, p. 213.
36 Cette suraccentuation est due aux facteurs cumulés que sont sa place (2/4 dans le premier hémistiche), l’agencement consonantique provenant de la succession « tous-bêlant » induisant la juxtaposition de deux consonnes [s et b] prolongeant la voyelle précédente [u], enfin l’homophonie due à la récurrence de cette dernière voyelle.
37 Signalons qu’en cela, Ravel reste fidèle au principe prosodique général, selon lequel les rimes masculines sont affectées d’un intervalle ascendant.
38 On retrouve la nuance forte à un seul autre endroit, mes. 13, sur « ni du rouge », qui souligne le refus du locuteur d’être assimilé aux attributs de la femme courtisée.
39 Mesures 21-22.
40 On connaît ainsi, à l’époque, le succès auprès des compositeurs, par exemple, des poèmes de Verlaine évoquant les Fêtes Galantes, « Clair de lune » et « Mandoline » étant ainsi mis en musique à la fois par Fauré (London, Metzler, 1897 et 1896) et Debussy (Quatre chansons de jeunesse, Paris, édition Jobert et édition Durand).
41 Voir table des motifs.
42 Voir la doublure à deux octaves d’intervalle entre le chant et la main gauche du piano, mesure 9.
43 Voir mesures 6, 7 et 8.
44 L’ambitus couvert s’étend du do médium (mes. 7) au sol aigu (mes. 22), la majeure partie de la mélodie ne dépassant pas la dixième do (médium)-mi(aigu).
45 Surtout si on la compare à celle que l’on trouve dans d’autres mélodies de Debussy, y compris dans les Ariettes oubliées, cycle lié, bien que certes moins directement, au dix-huitième siècle par l’épigraphe de la première d’entre elles.
46 Voir Hommage à Rameau, Durand.
47 Voir Sonatine, Durand, Paris, p. 6. Dans ce mouvement, qui porte l’indication de tempo initiale « mouvement de menuet », on retrouve en effet le rythme de iambe, les accords parallèles, ainsi que des pédales identiques jouant, comme ici, sur la répartition entre temps fort et temps faible.
48 Voir L’Enfant et les Sortilèges, Paris, Durand, p. 68 à 77, chiffre 51 à 62, exception faite du chiffre 60, où réapparaissent les timbres de contrebasse, violoncelle et alto. Proposons même de pousser plus loin la comparaison, en rapprochant la fausse relation (mesure 26) entre do bécarre/do dièse (ré bémol au piano) à laquelle donne lieu la courbe mélodique de la partie vocale sur « berger », associée au motif de va-et-vient du premier violon sur do dièse-ré dièse, d’une dissonance comparable dans la scène des pastoureaux : on y trouve en effet un même motif de va-et-vient où les sol et fa dièses, issus de la forme mélodique ascendante de la mineur, opèrent un frottement avec les sol bécarre et fa bécarre de sa présentation mélodique descendante. Ces éléments micro-stylistiques constitueraient chez Ravel des schèmes musicaux associés à l’évocation d’une atmosphère pastorale.
49 Le soulignement de « ni du rouge » (v. 6) par une cadence parfaite (mes.13) chez Debussy, même s’il peut être mis sur le compte de la mise en valeur du rejet interne, ou de l’expression de la colère du personnage, participe de cette même accusation des traits propres au pastiche.
50 Voir par exemple la Danse de Puck ou, plus encore, Minstrels, in Préludes, livre I, Wiener Urtext Edition, Schott, 1985, respectivement p. 45-50 et 51-54.
51 On pense d’ailleurs ici à la mélodie Mandoline de Debussy.
52 On a souligné le contour mélismatique de la partie vocale, le trille du piano, la double pédale, l’échelle pentatonique.
53 On est ici très proche de l’esthétique de Minstrels ; or, ce prélude comporte des mentions explicites à ce caractère humoristique, telles que, la mention initiale « Nerveux et avec humour », (op. cit., p. 51) ou « moqueur » (ibid, p. 52).
54 Dans les mesures 13 à 15 par exemple (strophe 2 du poème) : mesure 13, la broderie du deuxième temps (sol-mi-sol), puis le si appoggiature du do, souligné par sa place sur le temps fort de la mesure, sont extrêmement caractéristiques de la construction mélodique de la partie de chant.
55 Ainsi, à la fin de la mesure 13, le mi apparaît comme appoggiature supérieure du ré suivant, mais déplacée à l’octave inférieure ; mesures 14 et 15 (sur « jeux mièvres »), le fa bécarre fait figure d’appoggiature inférieure elle aussi déplacée une octave au-dessous de la place que l’on aurait pu attendre. Voir aussi mesure 8, où le déplacement suit une broderie. En mesure 26, le do dièse, note de passage, devrait mener à un do bécarre inférieur, qui se trouve alors déplacé à l’octave supérieure.
56 On pense par exemple à La Dame de Monte Carlo ou Chemins du souvenir, que l’on peut opposer chez le compositeur à l’écriture de ses œuvres d’inspiration religieuse, dénuées de tels jeux.
57 Soupir et Surgi de la croupe et du bond.
58 Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de noter que ces mesures, qui correspondent au vers 8, sont le pendant chez Debussy de la mesure 17 de la mélodie de Ravel. Pourtant, l’articulation piquée de la fin de la mesure 17, comme la courte mobilisation de cette écriture en proportion de l’entier de la mélodie, en fait chez Debussy une caractéristique peu marquante pour l’ensemble de celle-ci.
59 Sur les neuf croches que compte la mesure, il apparaît successivement en 1, 9, 9 pour les mesures 19 à 21, (soit sur un temps fort et deux temps faibles de la carrure) et 2, 9, 8 pour les mesures 22 à 24, ainsi présent exclusivement sur des temps faibles.
60 Voir tableau en fin d'article. Son apparition est en effet similaire à celle des mesures 1, 7 et 19, pour ses deux premiers temps au moins, la dernière croche étant en mes. 29 un do dièse, contrairement à ses précédentes présentations.
61 Voir Mathilde Vallespir, L’Exorcisme produit par des œuvres poétiques et musicales de la guerre et du direct après-guerre (1939-1950), première partie, p. 116-130.
62 B. Marchal définit ainsi Mallarmé comme un « poète de chambre ou de salon » (Pléiade, I, p. 1138).
63 La Musique est en effet définie par Mallarmé, dans une lettre à E. Gosse du 10 janvier 1893, non comme « celle qu’on peut tirer du rapprochement euphonique des mots, cette première condition va de soi ; mais [comme] l’au-delà magiquement produit par certaines dispositions de la parole, où celle-ci ne reste qu’à l’état de moyen de communication matérielle avec le lecteur comme les touches du piano » (Pléiade, I, p. 806-807). Au-delà de la parole comme de la matérialité de l’instrument (« touches du piano »), c’est là le lieu trans-sémiotique, puisque situé au-delà des systèmes sémiotiques, de la Musique, lieu de déploiement du suggéré, ce que la suite de la lettre révèle plus explicitement encore : « Employez Musique dans le sens grec, au fond signifiant Idée ou Rythme entre des rapports ; là, plus divine que dans son expression publique ou symphonique » (ibid.).