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Analyses d'oeuvres
Analyse comparée des Trois rêves d’oiseau de François Bayle
Résumé
Cet article analyse les trois pièces de François Bayle sous l’angle du matériau, des morphologies, des formes et de la représentation graphique. Le matériau est observé à travers l’image de l’oiseau et les éléments d’articulation. L’analyse des morphologies pose le problème de la segmentation, de la classification des sons et de l’analyse des différentes classes ou familles de son. Les formes des trois pièces sont étudiées comparativement. Enfin une dernière partie présente les options choisies pour la représentation graphique complète réalisée sur l’Acousmographe. Cette représentation est disponible dans sa totalité en annexe de l’article.
Plan
Texte intégral
Introduction
Cet article propose une analyse comparée de trois pièces constituant la trilogie des Trois rêves d’oiseau enprivilégiant le côté perceptif. L’analyse de la musique acousmatique recentre la discipline sur le perceptif et évacue une certaine idée de l’objectivité1. Elle se doit d’être subjective car elle est l’interprétation d’un phénomène artistique et doit étudier sa perception et non des éléments prétendument objectifs étrangers au musical.
Ces Trois rêves d’oiseaux sont constitués de trois courtes pièces : L’oiseau moqueur, L’oiseau triste et L’oiseau zen. La première pièce a déjà été analysée ailleurs2. L’occasion nous est offerte de proposer ici une analyse de l’ensemble. Ces pièces ont été composées entre 1963 et 1971 dans les studios du GRM. L’oiseau moqueur,écrit en 1963, était à l’origine inclus dans les Trois portraits de l’Oiseau-Qui-N’existe-Pas3. Cette œuvre, créée la même année à Knokke-le-Zoute (Belgique), accompagnait les images animées du peintre Robert Lapoujade et un poème de Claude Aveline. Comme les Trois rêves d’oiseaux, les Trois portraits… étaient constitués de trois parties : oiseau carnassier, oiseau mouche et oiseau chanteur. C’est ce dernier qui devint en 1972 L’oiseau moqueur. L’oiseau moqueur et l’oiseau zen (composé en 1971 sous le titre Uirapuru et intégré à l’Expérience acoustique) ont été réunis dans les Trois rêves d’oiseaux auxquels le compositeur a ajouté le mouvement central, L’oiseau triste, pour la création de l’œuvre le 6 février 1972 au Musée Guimet (Paris).
Cet article propose une analyse en trois étapes, des idées à la forme en passant par les morphologies. Chacune de ces étapes permettra d’entrer un peu plus en profondeur dans le matériau et son utilisation au sein de l’œuvre. Cet article est aussi complété, en annexe, par une représentation complète des Trois rêves d’oiseau sur l’Acousmographe4. La première représentation a été réalisée5 en 1998, lors d’un séminaire de DEA de Marc Battier à l’Université de Paris IV-Sorbonne et a donné lieu à une double publication6. Les deux suivantes ont été réalisées pour cet article.
Présentation générale du matériau sonore
À la première écoute, les Trois rêves d’oiseau paraissent extrêmement différents les uns des autres. Leur matériau, l’utilisation qui en est faite, les structures perçues, tout semble les éloigner. Pourtant, si François Bayle les a réunis, c’est qu’il existe certainement des liens entre eux. Du reste, ces liens sont peut-être à chercher en dehors du matériau ou de la forme, mais davantage dans des impressions, des images ou des émotions. Le rôle de ce premier chapitre est de cerner les points de rencontre entre ces trois pièces afin d’avoir une base de réflexion pour l’analyse plus précise des morphologies7 et des structures8.
L’image de l’oiseau
L’image ou l’i-son se construit dans la perception à partir de la trace du sonore. Lors d’une écoute, nous ne percevons que des traces de l’œuvre. Ces traces ont des contours plus ou moins précis — elles peuvent êtres segmentées plus ou moins facilement — et stimulent notre imaginaire : nous percevons des images. L’image et la source sonore sont séparées physiquement — via la chaîne électro-acoustique — et psychologiquement — l’image prend corps dans l’œuvre, elle n’est plus le son original, elle devient signe. Cette notion d’image est un des éléments importants de la pensée de François Bayle
Une image parcourt l’ensemble des trois pièces : celle de l’oiseau. On observe une évolution d’un rêve à l’autre. Associé à une voix rieuse, il devient moqueur dans le premier rêve. Insistant, brutal, il prend un caractère extrêmement dramatique dans le second. Répétitif et calme, il devient zen dans le dernier rêve. Les trois exemples suivants permettent de mieux comprendre l’interaction entre ces images d’oiseaux et les autres images de chaque pièce.
Figure 1 L'oiseau moqueur [exemple 1]
L’oiseau moqueur [exemple 1] (entre 52” et 1’04”): l’oiseau est ici représenté en vert, il peut être analysé comme un son complexe. Il est entouré par la voix (en rose) et par différents sons de hautbois (en bleu) ainsi que par une masse indéfinie (gris). C’est la voix rieuse qui donne un caractère moqueur à cet oiseau. Le jeu instrumental (ici du hautbois mais aussi du cor durant toute la pièce) très ludique, alternant entre impulsions, trilles et tenues, renforce le caractère moqueur. Le son de l’oiseau en lui-même n’éveille aucune émotion — il serait même plutôt terne — mais comme il est le plus présent, c’est l’ensemble des sons qui l’entoure qui lui donne sa particularité.
Figure 2 L'oiseau Triste [exemple 2]
L’oiseau triste [exemple 2] (entre 1’17” et 1’37”): le matériau est constitué d’impulsions glissées (en jaune et vert). Il est constamment associé à de plus ou moins longs glissandi montants (en vert) ou descendants (en rouge). Cet oiseau, contrairement à celui de la pièce précédente et de la suivante, n’est pas un vrai son enregistré, c’est un son de synthèse. Mais sa morphologie et le titre de la pièce nous conduisent à le percevoir comme un oiseau. Ce son n’est jamais varié ni dans son intensité, ni dans son timbre. Le seul élément morphologique qui change est sa durée. Il est insistant, brutal (dans son enveloppe très carrée9 et son intensité forte) et les sons qui l’entourent accentuent l’effet de paralysie du matériau : dans cette pièce, le statisme des morphologies nous donne une impression de sur place. Tout semble tourner en rond
Figure 3 L'oiseau zen [exemple 3]
L’oiseau zen [exemple 3] (entre 1’13” et 1’33”): Le chant étrange de l’oiseau est inscrit dans des bulles vertes. Tout autour, des sons itératifs ou des sons tenus poursuivent leur évolution inexorable. L’oiseau est ici pris dans une texture sonore qui évolue très lentement et qui est constituée majoritairement de sons longs (itératifs ou tenus) semblant geler le temps. L’oiseau devient zen car il demeure le seul témoin de ce qui l’entoure.
Les articulations du matériau : des éléments dramatiques
Comme nous l’avons signalé précédemment, les atmosphères générales des trois pièces sont bien différenciées. Toutefois, certains éléments d’articulation se retrouvent identiques de l’une à l’autre.
L’oiseau moqueur comprend un nombre très important d’éléments différents d’articulation. Les deux autres pièces, au contraire, sont organisées autour d’articulations simples et peu variées. Ces articulations peuvent être constituées d’un seul son ou d’un groupe de sons. Voici un petit tableau (ci-dessous) qui regroupe les différents éléments d’articulation des trois pièces.
Figure 4 Tableau
1) Le silence correspond à un court silence entre deux textures ou morphologies différentes.
2) La ponctuation est un son court entre deux textures différentes.
3) La rupture morphologique est le passage brutal entre deux morphologies très différentes (rupture de spectre ou d’intensité).
4) Dans la transition, une texture permet de faire un passage progressif entre deux sons très différents.
5) Le tuilage correspond au passage progressif d’une texture à une autre.
L’exemple 5 (ci-dessous) est une vue synoptique des trois pièces avec leurs éléments d’articulation. Les différences sont flagrantes. L’oiseau moqueur semble complètement isolé par rapport aux deux autres. Une telle différence peut s’expliquer par le fait que L’oiseau moqueur fut composé au GRM en 1963, en pleine recherche sur l’objet sonore, tandis que les deux autres ont été composés presque dix ans plus tard (en 1971 et 1972). Au contraire, nous verrons plus loin que, sur certains aspects, les deux premières pièces peuvent être regroupées en isolant la troisième.
Figure 5 Exemple 5
Après ces quelques remarques générales, plongeons-nous dans l’intimité de l’œuvre à travers l’étude de ses morphologies.
L’analyse morphologique
La morphologie correspond à la forme globale du son ou de la texture sonore. Elle peut être étudiée globalement dans une orientation gestaltiste à la manière de Pierre Schaeffer. Elle sera alors détaillée précisément à l’aide des différents critères d’analyse typo-morphologiques10. Mais elle peut aussi être analysée en fonction des relations qu’elle entretient avec les autres morphologies ou avec d’autres notions comme celle d’image par exemple. L’étude morphologique passe par trois étapes : la segmentation, le classement et l’analyse.
La segmentation
Cette première étape pose le problème de la segmentation des différents sons ou textures sonores afin de les analyser plus précisément. Toutefois, cette segmentation ne consiste pas à isoler le son de ce qui l’entoure dans l’œuvre. Il reste un élément parmi d’autres et non — comme l’objet sonore schaefferien — un cobaye isolé. Il ne s’agit pas pour autant de se détourner des recherches de Pierre Schaeffer. Bien au contraire, le Traité des objets musicaux reste une référence essentielle et indispensable. Sa façon de classer les sons, de les analyser à travers les critères morphologiques est un modèle pour l’analyste. Toutefois, le Traité des objets musicaux n’a jamais été un traité d’analyse musicale mais avait pour objectif de repenser le solfège à travers le prisme de la perception. Il a fourni des outils d’analyse du son extrêmement précis. C’est à nous que revient la tâche de les intégrer dans des méthodes d’analyse musicale.
Nicolas Meeùs nous fait remarquer, à propos de la musique instrumentale, « qu’en réalité, on ne peut faire de distinction nette entre le processus de segmentation selon l’axe du temps et d’autres démarches de décomposition analytique, notamment celle qu’on pourrait décrire comme la “stratification en paramètres”, c’est-à-dire la décomposition en éléments superposés (hauteurs, timbres, intensités, par exemple) qui constituent la dimension du son musical. De plus, ni la durée ni même le temps ne peuvent être considérés comme des composantes nécessaires des unités de segmentation […] »11. Ces propos se révèlent très intéressants, même pour la musique acousmatique car ils nous incitent à nous interroger sur les éléments du continuum musical, démarche qui nous permet de segmenter le matériau. Trois éléments semblent entrer en jeu :
1) le niveau d’analyse obéissant au couple objet/structure ;
2) les différences morphologiques internes (hauteur/spectre, enveloppe dynamique, grain et espace) : taux de ressemblance ;
3) la reconnaissance d’un son déjà entendu ou ressemblant.
Les Trois rêves d’oiseau sont caractéristiques des œuvres acousmatiques de cette époque. L’oiseau moqueur utilise des sons extrêmement différents. De plus, de nombreux passages sont monophoniques. L’oiseau triste utilise peu de sons, mais sur des durées très variées. L’oiseau zen utilise en majorité des sons très longs avec de nombreux mixages qui brouillent la perception des couches.
Figure 6 Exemple 6
L’exemple 6 (ci-dessus) montre les moyennes et variances des durées des trois pièces une fois la segmentation réalisée. Les deux premières pièces sont très proches car elles utilisent des durées variées et en majorité courtes. La troisième pièce utilise majoritairement de longues textures, ce qui explique le petit nombre d’éléments d’articulation (voir l’exemple 5).
En fait, la segmentation ne pose de réels problèmes que dans la troisième pièce, L’oiseau zen12. Les plus grandes difficultés surgissent lors de la segmentation spectrale (verticale). La segmentation temporelle (horizontale) consiste essentiellement à choisir le niveau d’analyse. En effet, chaque son peut être analysé comme unité ou comme élément d’une structure plus grande13. L’exemple 7 et l’exemple 8 (ci-dessous) montrent d’une part le sonagramme et d’autre part le relevé graphique entre 3’00” et 3’20”. Il y a jusqu’à sept superpositions sonores. Ce passage écouté est très difficile à segmenter. Les options que nous avons choisies dans l’exemple 8 se justifient si l’on étudie la représentation complète de cette pièce.
Figure 7 Exemple 7
Figure 8 Exemple 8
Le classement des différentes unités sonores
Les différents sons segmentés peuvent être classés afin de mettre en évidence les ressemblances et différences entre les trois pièces. L’exemple 9 montre la répartition des sons dans le tableau typo-morphologique du Traité des objets musicaux14. C’est une manière de classer les sons en fonction de leur spectre et de leur entretien. En gris clair apparaissent les cases correspondant aux sons équilibrés — durée modérément longue et spectre modérément complexe —, en gris foncé, les cases des sons homogènes, et en blanc, celles des sons excentriques — durée trop longue et/ou avec un spectre trop complexe. Les sons sont essentiellement de type équilibré pour les deux premières pièces. L’oiseau zen emploie un grand nombre de sons classés comme ayant une durée démesurée.
Figure 9 Exemple 9
Un autre classement peut être réalisé en fonction du rôle et des types morphologiques des sons à l’intérieur de la pièce. Les catégories ne sont pas déduites à l’avance mais correspondent aux sons des pièces. Ces catégories ou familles de sons nous serviront dans le sous-chapitre suivant. Nous avons détaillé dix-sept familles de sons dans l’exemple 10 (ci-dessous). Les familles sont ordonnées en fonction de la complexité morphologique (rapport spectre/durée). Des exemples sont donnés, lorsqu’ils existent, pour chacune des trois pièces en reprenant les graphiques réalisés pour le relevé. Remarquons qu’aucune des catégories n’est présente dans les trois pièces. Les deux premières sont les seules qui aient des correspondances (trois familles). L’oiseau zen reste à part avec ses propres catégories. Toutefois certains rapprochements peuvent être faits en partant d’une correspondance temporelle ou d’enveloppe dynamique :
Correspondances de durées :
1) durées courtes : 01, 04, 06
2) durées longues : 03, 05
Correspondances d’enveloppes dynamiques :
itération : 08, 09, 10, 15, 16
Figure 10 Exemple 10
L’étude des différentes morphologies
Figure 11 La fiche
Nous avions étudié, dans l’article sur L’oiseau moqueur, les différents sons à l’aide d’une fiche de description en partie inspirée des critères de Pierre Schaeffer. Pour cette analyse comparative, nous avons décidé de travailler à partir des dix-sept familles révélées précédemment et de les décrire en utilisant une fiche plus adaptée. La fiche [cf. ci-dessus] a été réalisée sur Excel et est constituée de divers menus déroulants permettant de sélectionner les valeurs de chaque critère. Des macros15 permettent d’enregistrer chaque utilisation de la fiche. Ces critères s’organisent autour de trois grandes catégories16 : identification, morphologie interne et morphologie référentielle.
1) L’identification permet de donner un nom, un numéro et la pièce de référence. Cette catégorie est complétée d’une estimation de la durée moyenne des différentes apparitions du son.
2) La morphologie interne comprend les différents critères permettant de décrire ce qui constitue le son sans aucune référence à un élément extérieur. Cinq critères sont analysés en détail : le spectre, l’allure, la dynamique, le grain et l’espace. L’allure et l’espace se sont en fait révélés inutiles puisqu’ils ne varient pas de façon significative.
3) La morphologie référentielle s’attache à analyser les éléments en référence à des types de sons (type et voix), des techniques (effet), ou des impressions/émotions. Ce dernier critère n’a pas été pris en compte dans cette analyse. En effet, le critère d’émotion est lié à un son ou un groupe de sons à un moment précis de l’œuvre et non à une famille de sons.
En remplissant la fiche, il s’avère que certains critères ne peuvent être analysés pour certaines familles et ont donc une valeur égale à 1, c’est-à-dire nulle17. L’exemple 12 montre le résultat de la fiche remplie. Les critères significatifs apparaissent en grisé.
Figure 12 Exemple 12
La répartition des durées
Une première remarque peut être faite concernant les durées moyennes des différentes classes de son. Le graphique de l’exemple 13 regroupe les durées moyennes (axe des ordonnées) des vingt-quatre classes de sons (axe des abscisses) sur les trois pièces (axe de profondeur et couleurs)18. La troisième pièce se détache nettement des deux premières. Toutefois, nous remarquons aussi une progression des différences de durée de la première à la troisième pièce.
Figure 13 Exemple 13
La répartition par type de son
Figure 14 Exemple 14
Le graphique de l’exemple 14 [ci-dessus] montre la répartition des moyennes (axe des abscisses) et variances (axes des ordonnées) calculées sur les durées moyennes des classes d’objets en fonction des types référencés (couleurs). Le type 0 correspond à un son sans référence causale précise. Il est naturel d’observer la très grande variation des valeurs de durée dans cette catégorie. En effet, si L’oiseau moqueur utilise des sons pratiquement tous identifiables (instrument, voix, sonnette ou oiseau), les deux pièces suivantes emploient une majorité de sons non-identifiables. Ces deux pièces ayant de plus grandes variations de durée que la première, il est normal d’obtenir ces valeurs de moyennes et variances dans cet exemple.
Quelques remarques complémentaires
Figure 15 Exemple 15
Nous n’avons pas réalisé de graphique pour montrer l’évolution des autres critères. Le spectre évolue peu, principalement entre sons toniques et sons nodaux. Concernant la dynamique, il est à noter que l’enveloppe des sons présente, elle aussi, assez peu de variation. L’attaque et le relâchement varient entre « raide », « mou » et « nul » ; le maintien est parfois ascendant ou descendant. L’exemple 15 [ci-dessus] permet de remarquer que l’attaque et le relâchement varient essentiellement entre les deux valeurs 2 (raide) et 5 (nul). Quelques variations de grain apparaissent notamment dans la troisième pièce où les sons peuvent être très granuleux (catégorie frotté) sans toutefois présenter un grain itératif.
Après ces quelques remarques analytiques concernant les morphologies, passons à l’étude des structures des Trois rêves d’oiseau.
Les structures et formes
Un premier essai de mise en évidence des structures
Les formes des différentes pièces peuvent être déduites de l’étude des morphologies : répartition des catégories de son, types de structures ou articulations. L’exemple 4 nous donne une première base de travail : les articulations entre les différentes textures musicales segmentent naturellement la pièce en un certain nombre de parties. Ainsi, à première vue, L’oiseau moqueur semble constitué de cinq sections séparées par des silences ayant un rôle d’articulation. L’oiseau triste serait structuré en trois sections dont les changements correspondent à des ruptures spectrales. L’oiseau zen serait aussi constitué de trois sections séparées par des changements progressifs du matériau : les tuilages. Mais quelles sont les structures que l’on perçoit naturellement lors de l’écoute ?
Les structures perceptives
La perception d’une structure musicale à l’intérieur de courtes pièces peut poser certaines difficultés. En effet, il faut trouver un juste milieu en évitant, d’une part, de ne garder qu’une seule section correspondant à la pièce en entier, et d’autre part, de tout séparer par de nombreuses micro-structures. La perception de ces structures joue sur trois types d’évolution du matériau :
1) La rupture : elle peut être d’ordre dynamique, spectral ou résulter d’un changement brutal du matériau sonore. Dans ce cas, le changement de section est repérable précisément.
2) l’ajout d’un nouveau matériau bouleversant les rapports entre les sons déjà existants en prenant le premier plan.
3) le changement progressif du matériau par effet de tuilage. Ce type d’évolution peut provoquer le changement de section ou constituer une section à part entière.
On peut avancer que ces trois grandes catégories d’évolution du matériau musical dans la musique acousmatique sont à l’origine de la perception des structures formelles. Certains des sons entrant en jeu dans ces catégories deviendraient des éléments balises restant imprimés dans la mémoire pendant toute la durée de la pièce et donnant des clés de structuration de l’écoute pour l’auditeur.
La structure des Trois rêves d’oiseau
Voici, dans l’exemple 16 (ci-dessous), l’interprétation que nous proposons de la structure des trois pièces. Pour chacune des sections, sont indiqués la durée, et, le cas échéant, le matériau dominant ainsi qu’un commentaire.
Figure 16 Exemple 16
La représentation graphique
Ce chapitre présente quelques éléments d’explication sur la représentation graphique des Trois rêves d’oiseau. Réalisée sur l’Acousmographe©, celle-ci se veut un guide d’écoute et non une représentation exacte des éléments d’analyse que nous venons de donner. Une représentation de ce type n’est jamais aisée à réaliser pour plusieurs raisons. La première met en jeu la durée de réalisation car représenter 10 minutes de musique demande un long travail. La seconde raison concerne la musique en elle-même. François Bayle utilise des textures sonores extrêmement fines, combinées d’une manière souvent complexe. Percevoir les différentes couches ou comprendre l’enchaînement du matériau semblent parfois un défi. La troisième et dernière raison concerne le dessin des formes. Comment représenter un son ? Quelle forme et quelle couleur lui donner ? Comment créer un graphique esthétiquement intéressant donnant discrètement quelques clés d’écoute, quelques points de repère ? Il est difficile d’apporter des réponses à ces quelques questions, connues de tous ceux qui se sont essayés à cet exercice, tant les situations sont différentes d’une œuvre à l’autre19. Toutefois trois points ont guidé notre travail : les morphologies, les hauteurs, les couleurs.
La représentation des morphologies
La représentation morphologique est souvent celle qui est utilisée. En effet, elle permet de faire un lien facile entre l’écoute et le graphique. N’oublions jamais que toute représentation graphique doit être lisible, sans le recours d’une légende. Lorsque l’on parle d’adéquation entre la morphologie d’un son et sa représentation graphique il s’agit en fait de représenter un ou deux paramètres — l’enveloppe dynamique et le spectre — sur une échelle temporelle horizontale. C’est le cas de tous les graphiques réalisés ici. L’épaisseur du dessin est associée à l’épaisseur du spectre et/ou à l’évolution dynamique.
La répartition des hauteurs
L’axe vertical a été choisi instinctivement pour la représentation des hauteurs ou de la place du spectre. Ce n’est pas une obligation : dans la représentation de Dulcinée d’Alain Savouret réalisée pour le CD-Rom La musique électroacoustique20, l’axe vertical est celui des panoramiques. Dans la représentation des Trois rêves d’oiseau, les hauteurs ne sont toutefois pas représentées précisément mais sont réparties par zones (en général : grave, médium et aigu). Un détail minutieux des différentes hauteurs ne serait pas d’une grande utilité pour l’analyse ou le suivi de la musique. En effet, le compositeur n’a réalisé aucun travail sur ce paramètre21.
Le jeu des couleurs
Les couleurs dans cette représentation ont plusieurs rôles. Elles peuvent servir à clarifier l’écoute en regroupant les sons par famille, par provenance ou selon le travail du compositeur. Dans L’oiseau moqueur, les couleurs correspondent aux sources sonores : le vert foncé pour les sons d’oiseau, le rose pour la voix, le bleu pour le hautbois, l’orange pour le cor, le vert clair pour les sons d’instruments à cordes, le jaune pour la sonnette et le gris, le noir, le marron pour ces sons divers. L’oiseau triste utilise lui un codage multiple : le vert pour les glissandi montant et pour les sons d’oiseau graves, le rouge pour les glissandi descendant, le jaune pour les oiseaux aigus, le rose pour les voix, l’orange pour les impacts, le bleu pour les sons tenus et le marron foncé et le gris pour divers autres sons. Dans L’oiseau zen, les couleurs ont été choisies au fur et à mesure de l’apparition des sons. Chaque nouveau son amène une nouvelle couleur. Les différences de hauteur sur un même son correspondent à des nuances différentes.
Conclusion
Cette analyse des Trois rêves d’oiseau de François Bayle propose différentes méthodes et solutions concernant les problèmes de la segmentation et de l’analyse des morphologies. Des méthodes plus traditionnelles sont aussi employées : description littéraire des images de l’oiseau ou description de détails concernant les structures formelles. La systématisation d’une analyse de type distributionnelle22 et employée dans certains de nos articles n’est pas toujours la meilleure manière de cerner une œuvre. Des études plus poétiques (l’image de l’oiseau) ou littéraires (description des différentes sections des trois pièces) se sont imposées naturellement afin de rendre compte de la complexité de la perception musicale. L’œuvre de François Bayle se prête, assurément, à ces différents types d’approches tant son matériau musical possède des points de perception différents.
La représentation graphique qui complète ce travail nous semble indispensable. Le succès pédagogique du CD-Rom de l’Ina-GRM23 auquel nous avons participé est dû en partie aux représentations analytiques de la partie « entendre »24. La possibilité d’utiliser des reproductions d’images en couleur et de sons en lien avec un texte nous a donné un support idéal pour la présentation d’analyses de musiques électroacoustiques.
Annexe
Ecoute de l’œuvre et lecture simultanée des représentations graphiques et des sonagrammes des Trois rêves d’oiseau.
[Ces analyses, représentations et programmations ont été réalisées par Pierre Couprie à l’aide de l’Acousmographe de l’INA/Grm. NDLR]
Publié en Décembre 2002
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Discograhie
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Notes
1 L’analyse n’est jamais objective en musique acousmatique. En effet, il n’y a aucune partition et le support (la bande magnétique ou le fichier numérique) ne peut être perçu d’une manière neutre. Même l’observation d’un sonagramme (analyse physique temps-fréquences-intensités d’un fichier son) est subjective dans la mesure où elle nous pousse à associer ce que l’on entend et ce que l’on voit (rare), ce que l’on n’entend pas et ce que l’on voit (plus courant) et ce que l’on entend et ce que l’on ne voit pas (très courant).
2 Pierre Couprie, « Trois modèles d’analyse de L’oiseau moqueur, un des Trois rêves d’oiseaux de François Bayle », Les cahiers de l’O.M.F., n°4, Paris, Université de Paris IV-Sorbonne, 1998, p. 50-70, version anglaise : Pierre Couprie, « Three analysis models for L’oiseau moqueur, one of the Trois rêves d’oiseau by François Bayle », Organised Sound, vol. 4, n° 1, avril 1999, p. 3-14.
3 Notons que le catalogue des œuvres du G.R.M. (Groupe de Recherche Musicale) publié dans « Recherche Musicale au G.R.M. » (La Revue Musicale n° 394-397,1986, p. 268) indique comme titre : Trois-portraits-d’un-oiseau-qui-n’existe-pas.
4 L’Acousmographe est un logiciel développé à l’Ina-GRM sur plate-forme Macintosh et PC. Il permet, à partir d’un fichier son, d’obtenir une représentation physique sous forme de sonagramme et d’annoter l’œuvre à l’aide d’éléments textuels ou graphiques.
5 Sur la version PC à l’Ina-GRM, contrairement aux deux suivantes : sur la version Macintosh.
6 Pierre Couprie, op. cit.
7 Voir chapitre III.
8 Voir chapitre IV.
9 L’enveloppe se définit à travers la variation de quatre éléments : l’attaque, le déclin, le maintien et le relâchement. Une enveloppe carrée serait constituée d’une attaque et d’un relâchement raide.
10 Je reprends ici la terminologie schaefferienne car je pense qu’elle représente bien ce que peut être l’étude précise de la morphologie : classement typologique et analyse comparée des différentes unités sonores.
11 Nicolas Méeus, « De la forme musicale et de sa segmentation », Musurgia, vol. 1, n°1, 1994. p7.
12 Les petites difficultés évoquées dans cet article (cf. Pierre Couprie, op. cit.) sont minimes.
13 C’est le couple objet/structure mis en évidence par Pierre Schaeffer.
14 Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Le Seuil, 1977, p. 459.
15 Une macro est une sorte de petit programme permettant d’automatiser les opérations répétitives et complexes dans l’environnement d’Office (Microsoft).
16 Nous n’avons pas inclus de catégorie de structure puisque nous n’allons pas analyser l’ensemble des sons mais seulement les familles de sons.
17 C’est une des conventions de la fiche : 1 = aucune valeur, 2 = première valeur, 3 = deuxième valeur, etc.
18 La durée moyenne de la classe 9 est égale à 100. L’échelle verticale est rétrécie afin d’avoir une meilleure vue de l’ensemble.
19 Depuis octobre 2001, le Groupe de Recherche Musicale réfléchit aux problèmes de la représentation dans le cadre de son séminaire mensuel sur l'analyse interactive du son et des musiques. Les séances sont mises en ligne sur : http://www.ina.fr/grm/outils_dev/theorique/seminaire/index.fr.html
20 Pierre Couprie, « Analyses graphiques de Dulcinée d’Alain Savouret, Ondes croisées de Bernard Parmégiani et M-É de Philippe Leroux », La musique électroacoustique, Paris, Ina-GRM/Hyptique (coll. Musiques tangibles), 2000, CD-Rom Mac et PC.
21 Si ce n’est, bien sûr, l’organisation du spectre lors du mixage.
22 L’analyse de L’oiseau moqueur était une de nos premières expériences d’analyse distributionnelle. Ce type d’analyse consiste à faire un certain nombre d’hypothèse de segmentation, à analyser précisément les caractéristiques morphologiques de ces unités afin de retrouver une concordance avec la segmentation et faire apparaître des éléments formels non perçus.
23 La musique électroacoustique, Paris, Ina-GRM/Hyptique (coll. Musiques tangibles), 2000, CD-Rom Mac et PC.
24 Le CD-Rom La musique électroacoustique comprend trois parties : connaître (encyclopédie), entendre (analyses et représentations) et faire (mini studio de transformation du son).