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Analyses d'oeuvres

Sébastien Béranger

Spiri de Franco Donatoni ou le développement organique d’un matériau historique

Résumé

Spiri marque un tournant décisif dans la production musicale de Franco Donatoni. À la fin des années 1970, le compositeur axe désormais son travail sur le développement organique de cellules musicales. À travers l’idée de processus et de transformation, Franco Donatoni génère l’intégralité de la pièce et dirige l’écoute de l’auditeur.

Je tenterai de montrer dans cette analyse que le compositeur développe son langage à partir de références historiques. La composition de Spiri ne peut, à mon sens, se comprendre pleinement qu’en prenant en compte certaines techniques de composition héritées du xxe siècle. Celles-ci permettent à l’auditeur de se repérer dans les transformations continues de la matière musicale et offrent à Donatoni un certain nombre de points d’ancrage pour gérer la continuité de sa forme.

Texte intégral

Spiri est composée après une période de quasi-abandon de la composition au milieu des années 1970. Elle marque une rupture notable avec l’approche sérielle, puis négativiste1, qui caractérisait la production du compositeur jusqu’alors. La pièce, composée en 1977, est créée le 18 janvier 1978, à l’Accademia Filarmonica Romana, à Rome, par l’ensemble Musicus Concentus. Elle est dédicacée au compositeur Salvatore Sciarrino.

« Composer signifie pour moi inventer le processus nécessaire à la transformation continue de la matière. »2

Spiri propose surtout un travail sur le développement organique de cellules musicales. Cette matière est généralement déduite d’un matériau daté, d’un matériau historique :

« Si l’on considère que la perte de la matière historique — ou plutôt son vieillissement précoce — est consécutive à l’œuvre révélatrice de John Cage, on pourra comprendre comment, à partir de 1967, j'ai renoncé à “composer la matière” et me suis limité plutôt à “transformer” différentes matières selon mes habitudes artisanales personnelles. »3

Certains considéreront que, dans ce cas, le métier et l’écriture prennent le pas sur l’aspect créatif de la composition, mais cet aspect est lui aussi expliqué par Donatoni. Pour le compositeur : 

« Choisir une matière déjà sélectionnée ou articulée, ou bien l'un de ses fragments, est à mon avis un acte presque entièrement intuitif qui est dirigé par des circonstances de nature très diverse. De toute façon, il me paraît nécessaire d'avoir une disposition à la syntonie avec le matériel même et une tendance à en admettre la présence comme s'il s'agissait d'un cantus firmus ou d'une idée fixe. »4

À partir de ce matériau choisi de manière presque affective, la construction de Spiri dépendra presque entièrement de ce travail de transformation et de cette approche artisanale revendiquée par le compositeur.

I. Exposition et développement du matériau

A) Les motifs principaux

La pièce commence par un duo du hautbois et du violon I5, c’est-à-dire des deux solistes principaux de l’ensemble instrumental. La première mesure énonce à elle seule toutes les bases du discours ; c’est « le cantus firmus ou l’idée fixe » dont parle le compositeur. Tous les éléments motiviques, rythmiques, intervalliques et modaux, sont détaillés avec les sept premières croches de la partition. L’intégralité des structures et des motifs de la pièce découlera de l’énonciation de cette première mesure. À partir de la deuxième mesure commence alors le travail de « transformation continue de la matière ». Dès l’audition de la première mesure, nous pouvons déjà discerner une dualité ou une opposition entre les arabesques qui engendreront des écritures mobiles et modales6, et les trilles à la seconde mineure qui impliqueront, quant à eux, une certaine immobilité et un chromatisme. De même, selon le compositeur, le réservoir de sons utilisés pour l’exposition de ces deux sujets (voir ci-dessous) est déduit de la « symbolique des lettres extraites du nom du compositeur7 » ; F, A, C et D, soit fa, la, do et . Ici, la référence symbolique prend le pas sur un matériau daté. Nous pourrions néanmoins y voir une référence au symbolisme du début du siècle, et plus particulièrement à la musique d’Alban Berg.

B) Génération des éléments constitutifs à partir des caractéristiques principales des motifs initiaux

Figure 1 : Motifs principaux A et B

La figure 1 [cf. ci-dessus], reprend la première mesure et découpe les différents éléments constitutifs de la pièce. Ces deux sujets se développent selon deux axes. Tout d’abord, ils génèrent des éléments caractéristiques tels que des intervalles, des modes de jeux, des rythmes ou des figures qui seront à la base de développements ultérieurs. Le deuxième axe de développement est, quant à lui, beaucoup plus traditionnel, presque daté. Il s’agit de considérer les deux sujets A et B dans leur entier comme des références absolues et de développer des images de ces deux sujets ou d’une partie de ces derniers.


     La figure 2 [cf. ci-dessous] donne un exemple de ces procédés de transformation, avec une mise en rapport des principaux mouvements (ascendants, descendants), des trilles et des accentuations.

Figure 2 : Exemple de transformations du motif A

Néanmoins, il est aussi question de distinguer chacune des caractéristiques principales des deux sujets A et B afin de comprendre comment ces mêmes caractéristiques forment la genèse de toute la pièce. Par exemple, le premier sous-ensemble du motif A (la structure A1) propose des éléments distincts qui seront repris et développés. En effet, cette structure se compose d’une arabesque, soit un geste clairement défini comme étant ascendant puis descendant, d’un matériau de hauteur très diatonique, d’une succession d’accentuations formant un rythme précis (3 doubles croches + 2 + 2 + 1), d’une articulation en legato entre les accents, etc. On peut détailler chacun des motifs A et B ainsi que leurs sous-ensembles de cette manière :

Tableau 1: Éléments constitutifs des motifs A et B

Certaines caractéristiques, comme par exemple l’accentuation, sont communes aux deux sujets. D’autres sont plus spécifiques à l’un ou à l’autre. À partir de cette énumération initiale des différentes caractéristiques des sujets A et B, le compositeur va développer son discours sur la transformation continue des motifs et de leurs paramètres. La transformation sera effectivement continue puisqu’elle n’est jamais absente de l’évolution du discours, et donc du matériau. Ainsi, l’accentuation proposée par A1 va générer de nouvelles séquences rythmiques (par exemple à la mesure 25). Ces mêmes séquences seront à leur tour transformées en de nouvelles cellules rythmiques plus courtes à la mesure 27, etc. De même, les arabesques donneront naissance à des « fusées » ascendantes lorsque seront abandonnées les chutes de ces mêmes arabesques (par exemple à la mesure 49). Un modèle initial – qu’il soit gestuel, comme les arabesques, ou paramétrique, comme les rythmes déduits des accentuations – donne donc lieu à un développement qui affecte directement la perception de la forme. Ici, la continuité ne vaut que par les mutations successives.

C) Figures et thématiques

Selon le compositeur :

« Une arabesque, c’est un thème qui ne se développe pas, un thème qui porte en lui des qualités déterminées de façon statique, topologique et non individuelle. On ne peut alors qu’augmenter ou diminuer ces composantes de l’arabesque, alors qu’un thème peut être développé comme qualité, mais pas comme quantité. »8

Il faut bien comprendre ici le terme « arabesque » comme une figure musicale, un geste. De même, il ne s’agit pas ici d’un « thème » au sens classique et tonal, mais d’une thématique avec une utilisation beaucoup plus large puisqu’elle n’est pas soumise à la fonctionnalité de la musique tonale. En ce sens, Donatoni distingue très clairement les propriétés d’une éventuelle thématique et celles des figures. Dans Spiri, la réutilisation de la thématique – c’est-à-dire des motifs A et B dans leur totalité – ne vaut que si elle s’applique aux motifs dans leur entier. Si les différentes réexpositions ne sont pas strictement identiques à la présentation initiale des motifs A et B (par exemple aux mesures 4 ou 96), elles proposent néanmoins les sujets dans leur entier sous une forme indissociable.

A contrario, une figure telle que l’arabesque peut se voir appliquer des modulations beaucoup plus importantes, puisqu’elle refuse l’individualité, et ceci dès son exposition.

«  L’apparition de la figure – même dans son image imprécise ou floue – peut précéder la conscience du processus nécessaire à sa clarification. […] Si le processus est mis à l’épreuve par la figure, la figure est mise à l’épreuve par le processus. Tous deux – parfois non distinguables dans leurs interactions réciproques – subissent l’épreuve de la vérification, proposent l’acceptation de l’inattendu, arrivent à la surprise de l’imprévu, suggèrent des conséquences inopinées qui permettent à l’événement de rester à l’état “expérimental”, c’est-à-dire : de vérifier sa propre identité irrépétable dans l’unité pratique des processus et figures. »9

Pour être plus explicite, nous pouvons prendre l’exemple de l’arabesque initiale qui évolue tout au long de la partition pour donner les fusées ascendantes de la mesure 49, puis des glissandi d’harmoniques à la mesure 119. Entre ces trois états bien définis, le processus de transformation s’effectue, proposant ainsi des stades intermédiaires (comme la partie de célesta à partir de la mesure 28, qui présente un élément entre l’arabesque, la gamme modale et l’arpège). En ce sens, l’arabesque initiale est « l’image floue et imprécise » des fusées ascendantes. Elle est à la fois la victime et le vecteur du processus. La figure se transforme grâce au processus, mais le processus se soumet aussi aux impératifs techniques de la figure.

Les incidences formelles induites par les distinctions entre les thèmes, les figures, et les développements strictement paramétriques seront donc totalement différents. Les motifs A et B, lorsqu’ils sont repris, réexposent le matériau initial dans son entier. Les figures, quant à elles, permettent la transformation continue du discours, puisqu’il reste « à l’état expérimental » et que son identité est « irrépétable ». Au regard de ces deux entités distinctes, les évolutions paramétriques permettront au compositeur de gérer la continuité de ses différentes structures.

D) Regroupement des figures par un matériau semblable

Néanmoins, malgré ces distinctions, Donatoni oriente les transformations afin d’obtenir certaines prédominances paramétriques, ce qui lui permet entres autres de recomposer de nouvelles figures, qui formeront, elles aussi, de nouveaux modèles à développer. Les mutations successives de matériaux distincts peuvent donc se rejoindre sur une même idée. Autrement dit, une même cellule au cours de la pièce peut avoir pour origine des modèles différents. Par exemple, la figure ascendante avec des ornementations (trilles et mordants), qui est jouée par le hautbois à la mesure 61, trouve son origine dans les arabesques de A1 (cf. les fusées ascendantes), mais aussi dans les trilles et les ornementations de B2.

Nous verrons que de cette manière, le compositeur peut gérer la densité d’éléments parfois dissemblables tout au long de la partition et ainsi affecter la perception de l’auditeur. En mettant en avant quelques figures précises dont l’ascendance est nettement discernable ou au contraire en superposant une multitude d’éléments épars, Franco Donatoni oriente l’auditeur dans sa perception de la forme qui gagne alors en lisibilité.

La figure ci-dessous propose une arborescence des principales évolutions du matériau initial proposé par les motifs A et B. Les traits hachés montrent quelques-unes des relations principales qui peuvent être établies entre les développements du motif A et ceux du motif B. Ces relations formeront alors les nouveaux modèles à partir desquels d’autres figures pourront être déduites. Les quelques exemples de transformation donnés précédemment se retrouvent dans ce graphique [cf. figure 3, ci-dessous] en se limitant aux évolutions majeures.

E) Le processus en tant que nappe inconsciente de l’évolution du discours

L’intégralité de la pièce est donc développée à partir de cette première mesure. Tous les motifs sont issus des caractéristiques initiales des sujets A et B. Selon François Nicolas :

« Ce type de processus a forme d’a-thématisme. L’idée me paraît être alors la suivante : l’idée ancienne de thème était dans la partition une image de la conscience puisque le thème était un opérateur capable de s’orienter lui-même à l’intérieur d’une structure donnée (le plus souvent tonale). L’a-thématisme sera donc la négation de cette conscience, de cette aptitude à la volonté, de cette volition. L’a-thématisme sera gagé par la répétition, par l’insistance d’une même procédure, par l’automaticité d’un engendrement combinatoire. L’a-thématisme sera un inconscient. »10

Plus simplement, les états successifs d’un même processus ne pourront pas toujours être entendus de manière consciente par l’auditeur comme faisant partie d’un même ensemble, d’une même continuité.

Cette analyse de François Nicolas me semble totalement justifiée. Cependant, elle ne peut s’appliquer qu’à l’analyse des figures et de leurs évolutions. Les développements paramétriques étant sous-jacents au discours, bien qu’ils soient à l’origine des structures, ils ne peuvent être comparés à l’idée de thème, même en tant que négation de ce dernier. De même, les motifs initiaux A et B ne pouvant être divisés (dans ce cas, ils perdraient leur caractère motivique pour devenir des figures), chacune de leur réexposition implique une nouvelle « volition » quant aux nouvelles mutations à venir. Dans ce cas, ils peuvent être considérés comme « une image de la conscience ».

Figure 3 : Développements des motifs A et B

Il est bien évident que l’absence de tonalité, et donc de structures basées sur une harmonie fonctionnelle, empêche une quelconque orientation des motifs à l’intérieur d’une structure donnée, mais ceci est valable pour toutes les musiques atonales, quels que soient les sujets développés. « Dans cette pièce, l’automatisme a pour fonction de donner une évidence à la transformation du matériau. »11 L’absence de règles harmoniques ou la méconnaissance d’éventuelles règles par l’auditeur, refuse l’indépendance des motifs à l’intérieur des structures. Dans Spiri, les seules orientations sont issues des automatismes et des différents processus.

F) Les techniques d’engendrement

Les transformations intervenant de manière continue tout au long de la pièce, le compositeur met en avant l’hétérogénéité entre les différents états musicaux afin de structurer la partition. Il est vrai que le découpage formel est largement aidé par l’instrumentation employée et par la subdivision du corpus instrumental en groupes distincts. Par exemple, la rupture de la mesure 25 est principalement due au changement d’écriture et de matériau (passage entre une écriture linéaire et une ponctuation d’accords), mais aussi à l’abandon de l’instrumentation précédente et à l’entrée du célesta et du vibraphone. Il en va de même à la mesure 28 avec l’utilisation de tout le corpus instrumental dès le début de la section. Néanmoins, les mutations gestuelles et paramétriques des cellules initiales tendent à définir – le plus strictement possible – chacune des parties de Spiri.

La réunion de transformations d’origines différentes sur un même geste est particulièrement appropriée pour marquer ces découpages formels. Si l’on reprend l’exemple de la figure 3 [cf. ci-dessus], les différents modèles reliés par des traits hachés sont tous à l’origine d’une nouvelle partie :

  • Les retournements chromatiques au vibraphone à la mesure 40 

  • Les notes répétées en triples croches au violon à la mesure 106 

  • Le développement de valeurs longues en clusters au vibraphone à la mesure 32 

  • La série d’accords/clusters ascendants au vibraphone et au célesta à la mesure 66 

  • Les gestes/fusées ascendants joués par la flûte à la mesure 49 

  • La figure ascendante avec ornementations jouée par le hautbois à la mesure 61.

Chacun de ces gestes marque le début d’une nouvelle section.

II. Le travail des paramètres

A) Les hauteurs

Cependant, cette énumération des principales figures et de leurs dérivées ne suffit pas à construire la pièce dans son intégralité. Franco Donatoni travaille chacun de ses paramètres afin de distinguer les différentes structures de l’œuvre. Le travail des hauteurs est lui aussi – tout comme les figures citées ci-dessus – à l’origine de la plupart des changements formels et structurels de la pièce. L’introduction de Spiri se base par exemple dans son intégralité sur trois réservoirs de notes  principaux, qui apparaissent chacun deux fois. Il est bien évident que chacun de ces trois réservoirs sera appelé à évoluer. Cette évolution est d’ailleurs nettement perceptible pour l’introduction, puisque les trois réservoirs sont enrichis dès leur première réexposition.

Figure 4 : Les trois réservoirs de notes principaux

1) Les trois modèles harmoniques initiaux

La figure 4 [cf. ci-dessus] présente ces trois réservoirs. Je préfère considérer ces réservoirs comme des modes non-octaviants, car, comme nous le verrons, la fixité de certaines hauteurs polaires ainsi que les structures intervalliques tendent à distinguer ces modes d’éventuels réservoirs de sons. Le quatrième mode noté ci-dessous, I.d, est composé seulement de cinq notes et peut éventuellement s’analyser comme un premier enrichissement dans l’aigu de I.a ou de I.c. Pour cette raison, je ne considère ici que trois modes principaux pour l’introduction. Dans la figure 4 [cf. ci-dessus], les notes entre parenthèses marquent les notes jouées en trilles.

a) Le mode I.a et ses particularismes harmoniques

Le mode I.a, qui est utilisé pour l’exposition, se compose bien évidemment des principales notes polaires et intervalles que nous avons déjà entrevus dans l’analyse des sujets A et B. La note polaire principale de ce mode est le do#3, qui sera largement réutilisé par la suite. De même, les intervalles de triton, tierce mineure et septième majeure, entrevus précédemment lors des sauts d’intervalles, ainsi que les lettres F/fa A/la C/do et D/ sont présents.

D’une manière générale, les superpositions de tierces et de secondes majeures caractérisent le plus le mode I.a. Cette particularité renvoie sans conteste aux accords enrichis de Debussy ou de la musique de jazz. On peut d’ailleurs aisément distinguer six accords chiffrables dans ce mode, comme le montre la figure 5 [cf. ci-dessous]. Les trilles ayant comme fonction principale une fonction gestuelle et non pas harmonique, j’ai délibérément supprimé de cette analyse les notes qui en étaient issues. De même, l’harmonie de Spiri n’ayant pas de structure fonctionnelle modale (du moins au sens classique du terme) j’ai employé, pour la figure 5, la notation utilisée traditionnellement en jazz.

Figure 5 : Références harmoniques du mode La

Chacun de ces accords renvoie de manière plus ou moins directe à la modalité du début du siècle ou du jazz. Ce travail sur un matériau daté, déjà entrevu avec les arabesques du motif A, s’inscrit donc sur la conception harmonique de la pièce.

b) Le mode I.b ou l’opposition au diatonisme

Mais l’opposition initiale entre les arabesques modales et les trilles à la seconde mineure se retrouve entre les modes I.a et I.b. Si le mode I.a reprend quelques conceptions harmoniques historiquement datées, le mode I.b est, quant à lui, nettement plus chromatique. Les successions de secondes mineures consécutives qui composent le mode I.b, notamment dans le grave et l’aigu, permettent au compositeur de différencier très nettement les deux modes. Même sans considérer la reprise des motifs A et B, le changement modal qui s’effectue à la mesure 4 est nettement perceptible. De même, il est notable que le mode I.b soit symétrique, le centre de symétrie se situant au niveau de la seconde mineure mi bémol 4 / mi bécarre 4. Ce type de construction renvoie lui aussi à une esthétique largement héritée du dodécaphonisme du début du siècle. Les références esthétiques sont ici permanentes.

Néanmoins, malgré ces différences majeures, nous pouvons néanmoins noter que le mode I.b renferme en son sein les intervalles de tierce mineure, de triton et de septième majeure. Tout comme pour le développement des motifs, les différentes évolutions modales permettent de trouver des points de réunion, ce qui permettra au compositeur de générer de nouvelles structures harmoniques, qui seront elles-mêmes à la base de nouvelles transformations.

c) I.c : rôle structurel et caractéristique de la figure

Le mode I.c procède lui aussi de la même manière. Tout comme les deux autres modes, il possède les intervalles de tierce mineure, de triton et de septième majeure, mais il se distingue par la présence plus soutenue des secondes majeures, mais surtout par l’utilisation de quartes et de quintes, qui étaient quasiment absentes des autres modes. Il est bien évident que le changement d’ambitus soudain de la mesure 8 ainsi que la présence d’un geste unique ascendant joué par le tutti, facilitent énormément la distinction de ce nouveau mode. Cependant, l’absence de note polaire confère à ce mode un statut particulier.

2) L’évolution des modèles harmoniques

À partir de ces trois modèles harmoniques initiaux, le compositeur gère les différentes évolutions modales de la même manière que pour les gestes cités ci-dessus. Chaque réapparition propose une variation du modèle initial, que ce soit quant à la constitution même des modes (ambitus, charge chromatique, accentuation des notes polaires, etc.) ou quant à leurs utilisations musicales (superpositions, fusions, etc.). Sans entrer dans une analyse exhaustive, les premières évolutions du mode I.a sont caractéristiques de l’ensemble des mutations qui affectent le matériau harmonique de Spiri. La figure 6 [cf. ci-dessous] détaille ces évolutions. Partant du mode initial, le compositeur enrichit le complexe de hauteurs en chromatismes issus du mode I.b (mes. 11 à 15), puis augmente l’ambitus global dans le grave tout en continuant la charge chromatique (mes. 21 à 24). Le mode est repris de manière strictement harmonique dès le début de la seconde section de la pièce (cf. les accords au vibraphone et au célesta, mes. 25 à 27), puis le filtre, et augmente l’ambitus vers l’aigu lorsque les sujets réapparaissent (mes.28). À partir de la mesure 29, ce nouvel état harmonique module vers I.b. Lorsque le mode I.a réapparaît aux mesures 36 à 39 (avec la réexposition des motifs A et B sous leur forme originelle), il se réfère directement aux mesures 11 à 15. À la mesure 49, nous assistons à un nouveau filtrage des médiums et à une nouvelle augmentation de l’ambitus dans le grave.

Malgré ces évolutions, le mode I.a reste toujours clairement discernable, même lorsque le compositeur augmente sensiblement la charge chromatique. Ceci est essentiellement dû aux notes polaires, aux accentuations et aux éventuelles octaviations. Certaines notes sont systématiquement présentes, quels que soient les ajouts ou les filtrages éventuels : la bémol 3, 4, fa 4, la 4, si 4 et do 5. De même, la présence systématique, l’accentuation, et les octaviations du do dièse 3 imposent une finale à ce mode, ce qui le rend clairement discernable. Les développements gestuels à partir de ce do dièse confèrent à cette note une importance particulière. Les ponctuations – récurrentes tout au long de Spiri – et les séquences rythmiques sur cette note imposent cette fonction de finale pour le mode I.a.

Les évolutions des deux autres modes sont traitées de la même manière. Le mode I.b évolue principalement par des ajouts de chromatismes ou par la polarisation sur certaines zones chromatiques de son ambitus. Ces zones chromatiques donneront ensuite naissance à des accords/clusters (à partir de la mesure 28) ou aux chromatismes retournés (voir les mesures 39 à 48). Le mode I.c, qui intervient à la mesure 8 et à la mesure 20 avec un rôle articulatoire très important, est quant à lui beaucoup plus stable en raison de ses qualités structurelles propres. On peut néanmoins analyser les développements de l’ambitus (graves et aigus) du mode I.a comme une fusion entre les deux modes. En ce sens, le mode I.c propose un ambitus de référence au compositeur. Si les limites inférieures et supérieures ne sont pas fixes, nous pouvons cependant considérer un ambitus moyen de cinq octaves, allant du dièse 1 au sol 5. Cet ambitus reste, bien entendu, une simple référence, puisque le célesta et les quelques harmoniques des cordes dépassent largement ce cadre.

Figure 6 : Premiers développements du mode La

B) Les matériaux rythmiques

1) Les structures rythmiques principales basées sur des valeurs courtes

Les structures rythmiques qui composent Spiri procèdent, elles aussi, selon ce même désir de transformation continue. Deux types de structures rythmiques peuvent être analysés dans la partition. La première est une séquence composée de valeurs courtes, généralement inférieures à une croche pointée, qui est déduite de l’accentuation du sujet A. À partir de la séquence suivante12,  3 – 2 – 2 – 1 – 1 – 6 – 5 – 3 – 1 (voir l’accentuation du sujet A), Donatoni déduit un certain nombre de cellules autonomes. La plupart de ces cellules n’apparaissent d’ailleurs qu’une seule fois dans la partition. Il s’agit avant tout de définir une agogique, un sentiment rythmique global, sans pour autant fixer les valeurs dans des sujets rythmiques prédéfinis où chaque valeur, chaque proportion seraient fixes.

a) La séquence rythmique principale du vibraphone et du célesta

Nous trouvons toutefois dans l’évolution de ces structures certains sujets rythmiques prédominants qui réapparaîtront de manière récurrente au cours de la pièce. La séquence rythmique formée par les accords joués au vibraphone et au célesta, mesures 25 à 27, est déduite du sujet A par une augmentation progressive des silences entre les ponctuations de la première partie de Spiri. Cette séquence est composée de trois groupes de valeurs, du fait même de l’augmentation des silences. L’analyse de ces groupes, ainsi que des silences qui les séparent, montre un regroupement en macro-cellules composées d’environ 19 triples croches [cf. figure 7 ci-dessous]. Pour la première partie de la pièce, les transformations successives de l’accentuation du sujet A procèdent donc selon le schéma suivant : mutation de l’accentuation en ponctuation ; augmentation progressive des silences entre les ponctuations ; puis regroupement des valeurs et fixations d’une nouvelle unité (de 19 triples croches).

Figure 7 : Séquence rythmique, mes. 25-27

Cette même séquence réapparaîtra au violon I et au hautbois à la mesure 32 et surtout lors de l’apparition des arabesques en petites notes à la mesure 69, engendrant ainsi une nouvelle partie. La fonction principale de cette séquence est ainsi de mettre en valeur le découpage formel de la pièce.

b) Séquence rythmique de ponctuation

À partir de cette séquence rythmique principale sont déduits d’autres types de rythmiques pour les ponctuations d’accords des bois et des cordes.

Figure 8 : Séquence rythmique de ponctuation, mesures 51 à 55

La figure 8 [cf. ci-dessus] donne l’exemple de l’une de ces séquences rythmiques. Il s’agit clairement ici de la même séquence qui se superpose et se décale sur elle-même. Afin de rendre l’analyse plus lisible, j’ai superposé les séquences jouées aux bois, aux cordes et au vibraphone et célesta, alors que sur la partition, leur énumération est légèrement décalée. La partie de vibraphone et de célesta amplifie certaines ponctuations de la séquence rythmique, mais, de ce fait, elle propose aussi une autre échelle, cette fois-ci de valeurs longues. Nous pouvons déjà entrevoir dans l’analyse de ces séquences l’ébauche du deuxième type de sujet rythmique, basé quant à lui sur des valeurs longues. Ce deuxième type de rythmique sera déduit, pour sa part, des trilles du motif B2.

Il s’agit dans cet exemple d’une multiplication des sujets, et non plus d’un développement. Comme le note François Nicolas, Donatoni aborde la figure « comme ensemble statique, identifiable par son articulation interne, ce qui amène la figure moins à se développer qu’à se multiplier. D’où ses métaphores prélevées sur la biologie. »13 Bien entendu, les séquences rythmiques ci-dessus ne peuvent être comparées à des figures distinctes avec toutes les potentialités qu’elles génèrent. Néanmoins, la multiplication du même sujet – avec toutes les évolutions « prélevées sur la biologie » – procède de la même analyse. Les variations entre les différents sujets peuvent être comprises comme des évolutions naturelles issues d’une reproduction qui ne peut être identique. Sans entrer dans des considérations naturalistes, les évolutions systématiques des sujets et des figures, même lorsqu’elles sont très légères, dépendent largement d’une approche esthésique. L’écoute de l’auditeur n’étant jamais identique, même pour la reprise stricte d’un sujet, une réitération à l’identique n’a pas lieu d’être.

c) Cellules rythmiques en rotations

D’autres séquences – elles aussi récurrentes tout au long de la partition – sont déduites de la ponctuation du sujet A. Ces séquences se composent de cellules de quatre valeurs qui se développent par une sorte de rotation continue. Un modèle initial de quatre valeurs est systématiquement répété avec des variations de plus ou moins une triple croche sur certaines des valeurs. Ces variations engendrent alors de nouvelles cellules dérivées, qui peuvent être considérées comme de nouveaux modèles en raison de leurs réitérations au sein de la séquence.

Figure 9 : Exemple de cellule en rotations continues

La figure 9 [cf. ci-dessus] propose les séquences jouées au vibraphone et au célesta à partir de la mesure 28, et à partir de la mesure 91, le sujet de la mesure 91 étant strictement identique à celui de la mesure 32.

Le procédé de multiplication entrevu à la mesure 51 est repris ici pour une cellule beaucoup plus réduite, puisqu’elle ne comprend que quatre valeurs. L’idée de multiplication reste ici identique. Cependant, le fait que la cellule ne comporte que quatre valeurs amène le compositeur à utiliser des cellules dérivées dans son processus de multiplication. Le caractère rapide de ces cellules en rotation permet une réexposition ponctuelle du sujet initial (2, 4, 2, 3). Mais dans l’optique d’une évolution quasi biologique, le compositeur génère une nouvelle cellule de référence afin d’obtenir deux modèles, ce qui lui permet d’augmenter les multiplications tout en gardant à l’oreille les références initiales. Par « biologique », j’entends la mise en place de stades d’évolution de la cellule afin de permettre la continuité de son évolution.

2) Les développements rythmiques de valeurs longues

Le deuxième type de développement rythmique est, comme nous l’avons déjà entrevu, issu des valeurs longues des sujets A et B, et plus principalement de l’augmentation constante des trilles et des clusters qui en sont déduits (voir B2). Il est bien évident que cette subdivision en deux types de développements rythmiques reste néanmoins très perméable. La figure nous donnait un parfait exemple de cette perméabilité entre les différents sujets rythmiques. De même, comme nous l’avons vu avec la séquence jouée au vibraphone et au célesta, mesures 25 à 27, l’augmentation des valeurs courtes issues du motif A implique de nouvelles structures basées sur des valeurs longues. Cependant, les développements systématiques du matériau à partir du « cantus firmus » initial – c’est-à-dire les sujets A et B – imposent cette distinction.

a) Le trille générateur de valeurs longues

L’augmentation constante des trilles dans la première partie de la pièce aboutit aux développements de la cellule B2 au hautbois en notes tenues à partir de la mesure 28 [Figure 11, cf. ci-dessous]. Cette même ligne se continue, puis se développe au vibraphone à la mesure 32, tandis que le hautbois et le violon I réexposent la séquence rythmique des mesures 25 à 27. La ligne rythmique reprend les petites notes issues de B2 et des trilles ; lorsqu’elle se perpétue au vibraphone, les trilles se transforment en clusters ou en secondes mineures.

Figure 11: Hautbois, mes. 28

Ce deuxième type de développement rythmique doit être considéré comme le vecteur d’une agogique. Il ne s’agit pas ici d’un sujet rythmique proprement dit, puisqu’il est en constante évolution, sans référence précise. D’une manière assez grossière, nous pourrions considérer que l’unité rythmique primaire des autres développements rythmiques était la triple croche, alors que celui-ci se base sur la croche, c’est-à-dire sur la pulsation (une pulsation décalée de la pulsation réelle).

b) La fusion progressive des valeurs longues et de la séquence rythmique des mesures 25 à 27

Les évolutions continues de cette ligne rythmique, sa contraction progressive sur l’agogique des autres sujets (dont elle est d’ailleurs issue) génèrent toutefois un sujet rythmique qui doit être considéré comme tel.

Ce sujet est récurrent tout au long de la dernière partie de la pièce. Comme le montrent les figures 12 et 13 [cf. ci-dessous], les valeurs rythmiques se rapprochent considérablement de la première séquence rythmique des mesures 25 à 27.

Figure 12 : Flûte, mes. 104

Figure 13 : Multiplication du sujet rythmique final

D’une certaine manière, il s’agit ici de trouver une séquence commune à tous les développements préalables afin de construire la fin de la pièce. Le fait qu’elle soit présentée cinq fois lui donne par ailleurs ce caractère synthétique. Cette répétition, tout comme la réapparition ponctuelle des motifs A et B sous leur forme initiale, m’amèneront d’ailleurs à analyser la fin de Spiri comme une éventuelle coda.

Nous retrouvons ici le procédé de multiplication et les évolutions « prélevées sur la biologie », dont parle François Nicolas. À l’exception de quelques variations, notées en gras dans l’exemple ci-dessus, le sujet se multiplie comme pour la séquence rythmique des mesures 51 à 55 et les cellules en rotations permanentes des mesures 28, 32 et 91. De la même manière, les quelques variations peuvent être analysées comme des évolutions naturelles, comme des mutations biologiques au sein d’une même parenté. Il s’agit ici de présenter le même sujet, mais en tenant compte de sa disposition dans la trame temporelle de la pièce, en prenant en compte aussi le caractère variable de l’écoute de l’auditeur.

3) L’utilisation particulière des rythmes irrationnels

a) Le rythme déduit de la figure gestuelle

Une dernière caractéristique rythmique est présente dans Spiri. Si toute la pièce se base strictement sur une écriture binaire, avec comme unité primaire la triple croche, certains passages ou certaines cellules utilisent cependant des rythmes irrationnels14. Ces rythmes se développent à partir de deux cellules distinctes. Dans le premier cas, les ornementations chromatiques issues des trilles ainsi que les séquences rythmiques construites sur des cellules en rotation donnent naissance à trois groupes rythmiques basés sur les retournements chromatiques, qui se divisent en 7, 8, et 13 unités [cf. figure 14 ci-dessous].

Figure 14 : Cellules basées sur un retournement chromatique en éventail

Ces figures évoluent par un travail de permutations et de décalages, mais gardent sensiblement leur apparence initiale en éventail, et gardent surtout les rythmes et le nombre d’unités qui les caractérisent (voir par exemple les mesures 45 et 46). Il est intéressant de constater que si ces divisions rythmiques sont aisément perceptibles, elles n’en demeurent pas moins très proches du tempo initial. La division 13 : 12 propose un tempo à 98,6 à la croche, alors que la division 9 : 8 propose un tempo à 102,375 à la croche. Incontestablement, ces tempi restent virtuels ; néanmoins ils tendent à s’imposer en tant que tels dès que le compositeur utilise les divisions en strates rythmiques. Les mesures 79 à 81 proposent nettement deux groupes instrumentaux avec une écriture par strates ou encore par blocs, comme chez Varèse. Le premier groupe joué par les cordes et les bois garde l’écriture binaire commune à toute la pièce, alors que le second groupe joué par les solistes et les claviers reprend les cellules en éventail en neunolets, gardant ainsi un tempo virtuel sous-jacent. Il en va de même aux mesures 104 et 105 pour la partie de célesta. Ici, l’ornementation chromatique reprend le geste en éventail par une écriture en petites notes avec comme subdivision 42 pour 28 et 30 pour 20, c’est-à-dire des sextolets de triples (6 : 4), ce qui nous donne un tempo à 136,5 à la croche. Dans cet exemple aussi, la partie de célesta se superpose à l’écriture binaire du reste de l’ensemble.

b) La multiplication des sentiments agogiques grâce à l’alternance de rythmes irrationnels

La deuxième cellule à la base d’un développement irrationnel des rythmes se compose des alternances rythmiques proposées dès la mesure 67 (cf. célesta et vibraphone), puis reprises aux mesures 71 et 72 (tutti). Cette alternance rythmique est reprise  à la mesure 83 sur le geste ascendant issu des arabesques initiales. Ici, il s’agit surtout de multiplier les possibilités d’alternances rythmiques. Dans les exemples cités ci-dessus, le compositeur construisait ces alternances par petits groupes avec comme seul matériau possible les divisions binaires, c’est-à-dire les croches, doubles et triples croches (par 1, 2 et 4).

Figure 15 : Séquence rythmique, mes. 83 à 85

La figure 15 [cf. ci-dessus] propose le début de la séquence rythmique. Ici, afin de multiplier les possibilités d’alternances, Donatoni utilise des subdivisions par 3, 4, 6, 8 et 10. Cette utilisation peut d’ailleurs aussi se comprendre comme une évolution naturelle des gestes ascendants en petites notes, qui, eux aussi, se démarquaient du rythme binaire. Les petites notes seront d’ailleurs réutilisées dès la mesure 85 avec une réexposition des arabesques. Outre son utilisation des rythmes irrationnels, cette séquence rythmique peut aussi se comprendre comme le développement de la cellule B2 et des valeurs longues, notamment par la réutilisation des appoggiatures. En ce sens, elle renvoie aux phrases du hautbois en notes tenues de la mesure 28, puis au vibraphone à la mesure 32.

Il peut paraître paradoxal de trouver comme origine à ce sujet un développement de valeurs longues ; la neutralité des motifs initiaux et le traitement continu des paramètres tout au long de la pièce permettent au compositeur de croiser les origines de ces différents développements. Pour ce sujet, d’ailleurs, il ne s’agit pas des seules caractéristiques rythmiques. Toutes les composantes peuvent être analysées séparément avec des origines différentes ; le rythme renvoie aux alternances rythmiques ; les appoggiatures, au sujet B2 ; les gestes ascendants renvoient aux arabesques initiales ; les retournements chromatiques de la clarinette et de l’alto (mes. 85) rappellent les groupes en éventail.

III. Analyse formelle

Suite à cette analyse des différents développements motiviques et des évolutions paramétriques du matériau initial, l’analyse de la forme de Spiri peut apparaître comme superflue, puisqu’elle ne se construit que sur un développement continu des caractéristiques de la première mesure de la partition. Cependant, nous pouvons distinguer un certain nombre de phases, principalement dues à la mise en avant de certains stades intermédiaires au cours de l’évolution de la pièce. Globalement, Spiri se construit en trois phases – assez peu distinctes – qui reprennent un schéma classique « exposition – développement – coda ». Ces trois phases correspondent sur la partition à la division suivante :

  • Introduction : mesures 1 à 27

  • Développement : mesures 28 à 121

  • Coda : mesures 122 à 124

Le début de la coda est assez indéfini. Selon les analyses, nous pourrions considérer qu’elle commence à la mesure 96 avec la réexposition quasiment stricte des motifs A et B ou encore à la mesure 101 avec la fixation de l’ensemble sur la structure rythmique principale qui régit toute la fin de la pièce. Je préfère néanmoins considérer le changement formel à partir de la mesure 122, car la section précédente basée sur les triples croches piquées procède du développement des séquences rythmiques rapides telles que les séquences en rotation.

De même, certains considéreront peut-être que l’introduction se finit à la mesure 24. Néanmoins, la séquence rythmique et les accords proposés par la section suivante (mesures 25 à 27) sont à la base de nombreux développements. Même s’ils sont induits par les motifs A et B, ces développements sont perçus comme une conséquence naturelle de la deuxième section, et ceci bien qu’ils découlent des deux motifs principaux.

Pour la figure 16 [cf. page suivante], j’ai préféré diviser le développement en deux parties distinctes, avec une césure à la mesure 76, c’est-à-dire juste après la réexposition de la structure rythmique principale (8 + 3 + 8 + 1 9 + 5 + 12). Cette reprise de la structure rythmique principale tend à clore cette première partie en un tout autonome, comme une forme en arche au sein même de la macro-forme. De plus, il me semble que la deuxième partie du développement peut être analysée comme une reprise variée des différentes sections apparues dans la première partie du développement. Nous retrouvons ainsi les chromatismes retournés, les accords ascendants, la ponctuation sur do #, les trilles ascendants et quelques réexpositions ponctuelles des sujets A et B sous leur forme initiale. Cette réitération récurrente des différents éléments constitutifs de la pièce explique d’ailleurs pourquoi je considère une coda si courte. Tous les éléments ayant déjà été réutilisés et ayant déjà subi plusieurs variations, la simple réexposition des sujets principaux A et B sur trois mesures suffit à conclure la pièce.

Figure 16 : Détails formels de Spiri

Cependant, il ne s’agit pas ici de fixer la forme, mais plutôt de comprendre comment le compositeur oriente l’attention de l’auditeur tout au long de la forme, et ceci malgré les transformations continues à la base de Spiri. Il est notable que, malgré ces transformations continues et les références certaines à l’esthétique du continuum des années 1960, Donatoni contrôle l’écoute de l’auditeur en mettant en avant les différents stades de ses développements. De cette manière, il reconstruit une sorte de séquencement qui polarise l’attention de l’auditeur sur les différents stades, les différentes étapes du processus, et renie de cette manière le processus en lui-même. Contrairement à l’esthétique spectrale qui justifie ses transformations par l’intérêt des seuils de perception qui s’établissent entre deux états musicaux, Franco Donatoni rejette dans Spiri cette approche liminale pour construire sa forme sur des points de repères stables. De cette manière, l’auditeur focalise son attention sur les différents états musicaux, ces derniers étant considérés comme autant de sujets potentiels.

IV. Techniques compositionnelles et perception effective : deux approches de la forme

« Ce n'est pas le moment d'approfondir la connaissance de la musique contemporaine italienne, mais on peut dire que la formalisation mentionnée plus haut est sans aucun doute la conséquence d'une attitude commune qui considère la composition, actuellement, comme quelque chose qui implique la reconnaissance de la relation entre des éléments différents : com-position au sens étymologique du terme, justement.

À cette caractéristique du comportement mental n'échappe point ce que je déclarais au début à propos du processus automatique de composition, puisque le processus même agit à l'intérieur d'un ensemble complexe, tandis que la détermination globale de l'événement a un caractère fortement intuitif et empirique. »15

Au sein de cet ensemble complexe où agissent les processus et les différentes évolutions du matériau, la forme de Spiri s’écoute principalement par ce que le compositeur appelle la « détermination globale de l’événement ». Il ne s’agit pas tant de percevoir les filiations entre les différents éléments de la partition, que de discerner les différences entre deux états distincts au sein de la forme. Chaque figure, malgré ses filiations et son appartenance à un processus d’engendrement, forme un stade d’évolution bien défini, un sujet à part entière dans la perception de l’auditeur. De cette manière, l’auditeur ne comprend pas les fusées et les gestes ascendants comme le développement des arabesques initiales, mais comme des figures quasiment autonomes, qui s’individualisent et ainsi structurent la pièce. Si ces figures gardent une évidente parenté avec les arabesques initiales, puisqu’elles en sont directement issues, elles s’en distinguent néanmoins par le rôle structurel qui leur est dévolu.

Le compositeur, en abandonnant la musique sérielle dans les années 1970, rompt surtout avec la conception même du matériau sériel et de ses paramètres. L’historicité du matériau rend ce même matériau extrêmement mouvant, du fait même des références esthétiques qu’il véhicule. Il s’agit avant tout pour le compositeur de gérer des systèmes de tension via une écoute musicale préétablie. Les systèmes d’organisation utilisés par Donatoni, qu’ils soient issus d’une expérience sérielle ou non, restent entièrement dépendants de l’a priori de l’auditeur vis-à-vis du matériau musical présenté.

Les références historiques sont ici clairement établies comme étant à la base de la composition, puisqu’elles permettent à l’auditeur de faire le lien, d’accepter les relations entre les différents éléments du discours musical. Elles proposent au compositeur des techniques et des traitements spécifiques pour gérer l’évolution des différents paramètres constitutifs de l’œuvre. Il s’agit avant tout dans Spiri de « digérer » les techniques traditionnelles de composition, et plus particulièrement celles du développement motivique. La conception du paramètre est ainsi totalement différente, puisque le moindre changement influe sur l’écoute de l’auditeur, mais fait aussi référence à une connaissance antérieure. De même, le matériau est déjà affecté par le poids de son historicité. Les échelles de hauteurs sont, par exemple, déjà affectées par la fonctionnalité de la musique modale. De même, l’utilisation d’un motif renvoie de manière directe à la thématique classique et à ses implications formelles. L’auditeur ne peut se soustraire totalement à ses influences et à ses connaissances préalables. De ce fait, si un matériau historique n’a pas besoin de justification extérieure, il impose toutefois au compositeur de gérer les hiérarchies selon l’écoute et la reconnaissance de l’auditeur. Si les motifs, les figures ou les modes sont aisément identifiables en tant que tels pour l’auditeur, les mutations rythmiques ou les développements combinatoires le sont beaucoup moins. Cette écoute particulière impose d’elle-même une hiérarchie des différents événements musicaux. Cette hiérarchie n’est d’ailleurs pas un absolu puisqu’elle doit être retravaillée par le compositeur afin de proposer un discours musical cohérent et personnel. D’une certaine manière, les contraintes de la perception de l’auditeur amènent le compositeur à envisager une certaine perméabilité de ses techniques compositionnelles.

Paradoxalement, et malgré la volonté du compositeur d’utiliser un matériau historique, ce type de conception musicale est largement issu d’une pensée contemporaine ; la musique est plaquée sur la « biologie ». Sans être contradictoire, l’historicité du matériau chez Donatoni se régénère grâce à la pensée de compositeur et de sa compréhension du monde extérieur. Ce type de cellule rythmique, extrêmement séquencée, renvoie à la constitution de l’ADN, par exemple, où les éléments constitutifs sont toujours identiques, mais où le résultat ne dépend que de leurs différentes combinaisons. Il pourrait aussi faire penser à la physique quantique, où la globalité ne peut se penser que par la discrimination du tout en un certain nombre de séquences constitutives. Je ne prétends pas que Donatoni ait eu à l’esprit ces modes de représentation lors de la composition de Spiri, mais le compositeur ne peut se dégager de son époque et de la vision du monde qui la constitue.

La musique de Donatoni, et plus particulièrement les œuvres écrites à partir des années 1970, trouvent leur singularité dans ce qu’il me semble être une transgression des barrières stylistiques. Le compositeur construit une musique qui lui est propre à partir d’éléments hétérogènes. Ces mêmes éléments sont organisés selon des techniques compositionnelles largement éprouvées, mais en étant utilisées en dehors de leur contexte musical habituel, ces techniques produisent un résultat qui est caractéristique de la musique de Donatoni. La transformation continue du sujet initial procède de cette même idée. La technique en elle-même, qui consiste à faire évoluer de manière continue un motif tout en gardant ses caractéristiques les plus saillantes, a largement été utilisée tout au long du xxe siècle. Densité 21.5 de Varèse est entièrement construite selon ce procédé. La particularité du travail de Donatoni provient du fait que le compositeur génère ses éléments grâce à la transformation de nouvelles figures musicales qui seront à leur tour développées. De plus, malgré l’apparition de nouvelles figures, les caractéristiques les plus saillantes du sujet initial ne sont jamais totalement abandonnées afin de garder une continuité tout au long de la pièce. Le retour du sujet à la fin de l’œuvre permet d’effectuer un rappel, mais aussi d’amener l’auditeur à envisager des liens nouveaux entre les figures déduites et le sujet initial. La continuité est ici détruite afin de construire de nouveaux rapports de déduction. Si les figures sont déduites du motif principal, la régénération du motif est aussi possible à partir des figures, mais selon un chemin différent.

Bibliographie

Bonnet Antoine, Nicolas François, « Franco Donatoni, une figure », Entretemps n°2, Dossier Donatoni, novembre 1986.

Donatoni Franco, « compte-rendu des cours de composition et d’analyse du 28 novembre 1985 ; Spiri (1977) ; Le Ruisseau dans l’escalier (1980) », Dossier Donatoni, CSNMDP, dépôt du CNSM à la bibliothèque du Conservatoire, Paris, novembre 1985.

Donatoni Franco, « Une halte subjective », Musique en jeu n°20, septembre 1975.

Donatoni Franco, « Processus et figures », Entretemps n°2, Dossier Donatoni, novembre 1986, trad. par M. Cippolone & A. Bonnet.

Donatoni Franco, « On compose pour se composer », Entretemps n°2, Dossier Donatoni, novembre 1986.

Donatoni Franco, « fiche de présentation, France Musique », disponible via http://www.radio-france.fr/chaines/france-musiques/biographies/fiche.php?numero=5000231 [consulté le 27 juin 2004].

Nicolas François, « Quelques réflexions à propos de deux articles de Donatoni : “L’automatisme combinatoire”, “Processus et figures” », Dossier Donatoni, CSNMDP, dépôt du CNSM à la bibliothèque du Conservatoire, Paris, 1985.

Poirier Alain, « Trajectoires », Entretemps n°2, Dossier Donatoni, novembre 1986.

Notes

1 À force de développer des œuvres sur des principes d’automatisme, de combinatoire, sur des techniques basées sur le hasard, le compositeur a tenté de renier la notion même d’écriture musicale.

2 Franco Donatoni, « fiche de présentation, France Musique », disponible via http://www.radio-france.fr/chaines/france-musiques/biographies/fiche.php?numero=5000231 [consulté le 27 juin 2004].

3 Franco Donatoni, « Une halte subjective », Musique en jeu n°20, septembre 1975, p. 15-16.

4 Ibid. p. 20.

5 J’appellerai « Violon I » le violon soliste afin de le distinguer du violon du trio à cordes.

6 Ces arabesques renvoient d’ailleurs à Debussy et à Ravel, de la même manière que les mélismes de Vortex Temporum de Gérard Grisey renvoient à Daphnis et Chloé.

7 Franco Donatoni, « Compte-rendu des cours de composition et d’analyse du 28 novembre 1985 ; Spiri (1977) ; Le Ruisseau dans l’escalier (1980) », Dossier Donatoni, CSNMDP, dépôt du CNSM à la bibliothèque du Conservatoire, Paris, novembre 1985, p. 17.

8 Ibid., p. 16.

9 Franco Donatoni, « Processus et figures », Entretemps n°2, Dossier Donatoni, novembre 1986, p. 18, trad. par M. Cippolone & A. Bonnet.

10 François Nicolas, « Quelques réflexions à propos de deux articles de Donatoni : “L’automatisme combinatoire”, “Processus et figures” », Dossier Donatoni, CSNMDP, dépôt du CNSM à la bibliothèque du Conservatoire, Paris, 1985, p. 9

11 Franco Donatoni, « Compte-rendu des cours de composition et d’analyse du 28 novembre 1985 ; Spiri (1977) ; Le Ruisseau dans l’escalier (1980) », Dossier Donatoni, CSNMDP, dépôt du CNSM à la bibliothèque du Conservatoire, Paris, novembre 1985, p. 17.

12 Sauf exception, toutes les analyses rythmiques prendront la triple croche comme unité.

13 François Nicolas, « Quelques réflexions à propos de deux articles de Donatoni : “L’automatisme combinatoire”, "Processus et figures" », Dossier Donatoni, CSNMDP, dépôt du CNSM à la bibliothèque du Conservatoire, Paris, 1985, p. 11.

14 Je reprends ici la dénomination utilisée par Olivier Messiaen.

15 Franco Donatoni, « Une halte subjective », Musique en jeu n°20, septembre 1975, p. 18.

Pour citer ce document

Sébastien Béranger, «Spiri de Franco Donatoni ou le développement organique d’un matériau historique», déméter [En ligne], Analyses d'oeuvres, Articles, Textes, mis à jour le : 22/05/2017, URL : http://demeter.revue.univ-lille3.fr/lodel9/index.php?id=851.

Quelques mots à propos de :  Sébastien Béranger

Compositeur.