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La copie
La reproductibilité technique chez Walter Benjamin
Résumé
On s’efforce de resituer la conception de la reproductibilité technique chez Walter Benjamin dans le contexte historico-politique qui lui donne son sens. La reproductibilité technique ne relève pas d’une problématique ontologique, celle à partir de laquelle on aborde en général la question de la copie en des termes qui sont platoniciens. Benjamin ouvre une problématique qui est esthétique : il élabore une conception qui est dialectique de la perception, à travers l’art et les mutations de l’art liées au développement de la technique.
Plan
Texte intégral
L'idée de la « reproduction mécanisée » ou de la « reproductibilité technique », selon les traductions, paraît s'imposer dans un séminaire qui porte sur la copie, partant de l'équivalence simple et commune entre copier et reproduire. Dans son essai L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique1, Walter Benjamin élève ce thème de la reproduction au rang de fil directeur de sa réflexion sur la photographie et le cinéma. Le thème benjaminien de la reproduction n'est pas sans lien avec la conception commune de la copie comme reproduction. Avec la photographie et le cinéma, d'une certaine manière, il n'y a plus que des copies c'est-à-dire des reproductions : pour l'image photographique dans la multiplicité des tirages que permet le négatif ; pour le film dans la multiplicité des bandes projetées sur l'écran. La photographie et le film, vivant désormais d'une existence structurellement multiple, remettent en cause l'unicité de l'oeuvre d'art à laquelle nous lions notre représentation de l'oeuvre d'art, et notamment de la peinture. Cet aspect structurellement sériel de la photographie et du film, en rupture avec la peinture et plus généralement avec la conception de l'art que nous nous sommes forgée depuis Kant, n'est pas absent de la perspective de Benjamin. Toutefois il n'y a là qu'une infime considération au vu de l'ampleur du travail théorique qui s'effectue dans les pages consacrées à la reproductibilité technique. S'il s'agit simplement d'entériner la multiplicité structurelle des images photographique et cinématographique, en ce sens leur caractère reproductible, point n'est besoin de lire Benjamin.
En réalité, celui-ci définit les modalités d'une pensée de la reproduction qui échappe aux deux grandes conceptions de la copie que l'on trouve dans la tradition philosophique : d'un côté la conception de Platon qui définit l'art comme mimesis, l'art étant, dans ce contexte ontologique, l'imitation au second degré d'une réalité ou d'une essence elle-même invisible ; de l'autre la conception de Kant qui, forgeant la conception du bel-art comme art du génie, légitime a contrario à travers la copie l'originalité du bel-art. Benjamin développe une réflexion dont les termes sont tout à fait neufs par rapport à la tradition philosophique et à cause de cela il est difficile à comprendre. Outre la complexité objective d'une pensée qui est parfois plus intuitive qu'argumentative, la difficulté de ses textes tient au fait qu'ils déplacent d'emblée les catégories auxquelles nous sommes habitués en matière d'esthétique. Benjamin ruine un certain nombre de lieux communs de la tradition philosophique, élevant en cela autant d'obstacles à la compréhension de sa pensée.
Tout d'abord il défait l'équivalence que nous posons spontanément entre art et peinture, non parce qu'il est un des premiers à accueillir la photographie et le cinéma dans le champ de l'esthétique, mais parce qu'il refuse d'emblée de s'appuyer sur la conception représentative de l'art que conforte le médium pictural. C'est la première difficulté mais aussi la première surprise que nous réserve son approche de la photographie et du cinéma. Certes arts de l'image, la photographie et le cinéma ne trouvent pas leur foyer d'intelligibilité dans le statut de l'image picturale. À travers la photographie et le cinéma, Benjamin tente de théoriser un statut de l'image que le recours à la peinture risque d'obscurcir plutôt que de clarifier. Benjamin ne théorise pas la photographie et le cinéma à partir de la peinture, mais il propose au contraire à travers la photographie et le cinéma une redéfinition structurelle de l'art qui relativise le moment pictural.
La deuxième difficulté tient à la conception de l'image ou de la mimesis qu'il développe. Certes il se dégage des présupposés platoniciens qui font de l'art un simulacre. Mais de façon plus radicale, il remet en chantier la conception philosophique traditionnelle de l'art comme apparence. Sa conception de la mimesis n'est pas représentative mais elle est pratique. Pour penser les images photographique et cinématographique, Benjamin délaisse le champ de la visibilité et introduit les termes d'un rapport entre apparence et jeu.
Enfin, troisième difficulté, il remet ce faisant en cause le dualisme que nous introduisons entre production et perception lorsque nous distinguons à propos de l'art le pôle productif, le pôle réceptif, avec éventuellement entre les deux le pôle objectif ou formel de l'oeuvre. Benjamin envisage ce dualisme comme le résultat d'une histoire qui caractérise en effet un moment de l'art, celui de la peinture à partir de la Renaissance. Mais il veut aussi montrer que ce dualisme n'est qu'un moment historique dépassé par l'émergence de la photographie et du cinéma. À travers la problématique de la reproductibilité technique, il propose indissociablement une réflexion sur la production et la perception, l'idée centrale étant que les media photographique et cinématographique contribuent à modifier structurellement la perception humaine. En réalité Benjamin délaisse le point de vue prétendument objectif et mondain de l'image et envisage celle-ci, l'image ou la mimesis, comme rapport pratique historiquement défini de l'homme au monde.
À prendre en compte ces remaniements de base, on se rend compte que la problématique de la reproductibilité technique n'a plus grand chose à voir avec celle de la copie. Le but de mon exposé sera de dissocier tout à fait la pensée benjaminienne de la reproductibilité technique, de la problématique commune de la copie à partir de laquelle on a la fâcheuse tendance à l'interpréter. L'originalité de l'approche de Benjamin n'apparaît qu'à condition de se dessaisir des catégories traditionnelles de l'esthétique et d'appréhender l'irréductible des nouveaux concepts qu'il tente de forger. Le concept de reproductibilité technique en fait partie. J'accumulerai donc les arguments visant à relever ce qu'il y a de nouveau mais aussi parfois de complexe dans la pensée de Benjamin, d'une part en rappelant le contexte historique et dialectique au sein duquel s'élabore sa problématique de la reproductibilité technique, d'autre part en précisant les modalités de sa conception de la mimesis. Je conclurai de façon plus positive en reliant la problématique de la reproductibilité technique à l'exigence d'une théorie qui soit historique de la perception. Benjamin ne pense pas le caractère structurellement multiple des images photographique et cinématographique, il tente de penser les conséquences humaines et sociales des bouleversements perceptifs liés au développement de la technique. C'est à ce titre qu'il cherche à élaborer une esthétique, c'est-à-dire une théorie de la perception, qui soit historique et dialectique.
La reproductibilité technique ou la fonction politique de l'art
La première chose à comprendre est qu'à travers la photographie et le cinéma, Benjamin théorise la perte par l'art de sa fonction artistique. Il envisage donc une mutation qui concerne l'art en général, qu'il dissocie a priori d'une valeur artistique. Si l'art a une fonction artistique à un moment de l'histoire occidentale, celui qui débute à la Renaissance, il a eu auparavant une fonction religieuse. L'émergence de la photographie au xixe siècle, relayée au début du xxe siècle par le cinéma, inaugure une autre fonction sociale de l'art, sa fonction politique. L'idée de la fonction politique de l'art est essentielle pour comprendre la problématique de la reproductibilité technique. Elle ouvre l'essai de Benjamin et le clôt, d'un côté en référence à la pensée de Marx, de l'autre à la conception du futurisme italien et plus généralement à l'utilisation propagandiste de l'image cinématographique. C'est à partir de ce double contexte à la fois philosophique et artistique que Benjamin élabore une conception historique et dialectique de l'art indépendamment de laquelle la problématique de la reproductibilité technique perd son sens. J'envisagerai donc successivement ces deux aspects de son approche.
On rappellera tout d'abord que l'idée de la reproductibilité technique apparaît dans la seconde partie de son oeuvre, qui correspond à ce que les commentateurs appellent le tournant matérialiste. La première partie de la production théorique de Benjamin dès 1916 et jusqu'en 1928 – la date de parution de Sens Unique marque le tournant – est principalement marquée par une réflexion sur la littérature qui s'appuie sur une conception du langage que Benjamin élabore dans différents textes. L'essai sur Les Affinité électives de Goethe et le livre sur le drame baroque allemand constituent les pièces maîtresses de cette période. À la fin des années vingt, Benjamin infléchit sa pensée en direction de préoccupations historiques et politiques absentes dans les années précédentes ; il le fait au contact d'Asja Lacis, femme de théâtre russe très proche des avant-gardes, puis plus tard de Bertolt Brecht, enfin des théoriciens de l'Ecole de Francfort, Horkheimer et surtout Adorno. Comme il l'écrit dans son dernier Curriculum Vitae de 1940, sa pensée continue à s'organiser autour de la question du langage avant de porter sur l'art. Mais le contexte général de son esthétique devient celui d'une sociologie de l'art sous-tendue par une réflexion sur le langage qui subit elle aussi une inflexion notoire, comme en témoignent les textes des années trente sur le langage et la mimesis.
Les références explicites à Marx sont finalement assez rares dans ses écrits, et il est indéniable que Benjamin adopte un point de vue qui s'écarte à bien des égards de la pensée de Marx sur des points majeurs. Le premier, peut-être le plus fondamental, est celui de l'histoire. Marx, dans sa conception de la révolution, ne manque pas de céder à l'écueil que Benjamin n'aura de cesse de critiquer, et dont il donnera la formulation ultime en 1940 dans ses Thèses sur l'histoire, celui du progressisme. En ce qui concerne l'art en particulier, il se démarque également des linéaments de la pensée marxiste de l'art envisagé comme superstructure et idéologie. S'il fait sienne la distinction marxiste entre infrastructure et superstructure, conférant un primat à la vie matérielle qu'il juge comme Marx contradictoire et conflictuelle, il refuse toutefois d'envisager une détermination causale entre les deux. À la différence de Marx, il ne pense pas que l'art puisse se déduire de la vie matérielle pas plus qu'il n'envisage l'art comme un reflet de celle-ci. Ainsi il écrit dans Le livre des passages auquel il travaille à la même époque :
« Marx expose la corrélation causale entre l'économie et la culture. Ici, ce qui importe, c'est la corrélation expressive. Il faut présenter non plus la genèse économique de la culture mais l'expression de l'économie dans sa culture. Il s'agit, en d'autres termes, d'une tentative pour saisir un processus économique comme un phénomène originaire visible d'où procèdent toutes les formes de vie qui se manifestent dans les passages (et, dans cette mesure, dans le xixe siècle) »2.
Benjamin adopte une démarche en quelque sorte inverse de celle de Marx. Au lieu de partir de l'analyse de la vie matérielle en un primat accordé à la sphère de la production et des échanges, il part au contraire de l'art sans préjuger du rapport qui lie l'art à l'économique, comme Marx l'avait fait en appréhendant l'art à partir de la catégorie de l'idéologie. Comme Marx, il considère l'époque du xixe siècle. Mais contrairement à celui-ci, il refuse de s'appuyer d'emblée sur une analyse économique pour penser l'évolution et le contenu de l'art. Sa démarche a un côté plus empirique. Benjamin propose de partir des mutations qui bouleversent l'art lui-même et de dessiner à partir de là les éléments d'une histoire de l'art. C'est à ce titre qu'il explore les formes d'art surgies au xixe siècle et jusqu'alors inédites, en particulier l'architecture en fer et les passages qui modifient le paysage urbain parisien. C'est à ce titre également qu'il étudie la poésie lyrique de Baudelaire, « à l'apogée du capitalisme »3. C'est dans ce contexte également qu'il faut considérer son intérêt pour la photographie dont l'avènement n'est pas dissociable des mutations qui bouleversent de façon plus générale l'art et la société.
Toutefois Benjamin ne manque pas de se référer explicitement à Marx dans le premier paragraphe de L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique, pour définir le point de vue dialectique qu'il entend adopter sur l'art. Parler de dialectique à propos de l'évolution de l'art, c'est accorder que l'évolution de l'art rend possible un art révolutionnaire qui n'a rien en lui-même d'inéluctable. Benjamin reprend ici, pour la superstructure et en particulier pour l'art, une idée que Marx avait de son côté formulée pour l'infrastructure, à savoir que l'évolution du mode de production instaure les conditions de possibilité de la suppression des rapports d'oppression : la révolution n'a rien d'inéluctable et nécessite une politique interventionniste. En reprenant cette idée pour appréhender l'évolution de l'art, Benjamin n'introduit pas un parallèle entre l'évolution de la société et celle de l'art. Il formule une double thèse sur l'art. La première est que l'époque est marquée par l'instauration de nouvelles conditions qui rendent possible la formulation d'exigences révolutionnaires pour l'art. L'évolution de la technique, et en particulier les découvertes mécaniques qui ont contribué à l'émergence de la photographie, en constituent une part essentielle. Ce n'est pas la photographie qui est en elle-même révolutionnaire, mais les nouvelles conditions qu'elle instaure pour l'art, qui peuvent le devenir. Aussi Benjamin insiste-t-il sur le caractère non inéluctable, c'est-à-dire en réalité problématique, d'une telle évolution. C'est l'autre thèse connexe. Benjamin reconnaît que l'évolution de l'art a un caractère éminemment contradictoire. Il affirme que les « tendances évolutives de l'art dans les conditions présentes de la production »4 ont un caractère d'abord conflictuel du point de vue de leurs conséquences sociales. Benjamin développe cette analyse dans le dernier paragraphe de son essai qu'il convient de lire en relation avec le paragraphe d'ouverture. Le lien entre ces deux paragraphes permet de ne pas sous-estimer la valeur polémique, de combat qui sous-tend le caractère dialectique de son approche. L'évolution de l'art, dans les conditions nouvellement instaurées par la technique, peut être au service d'exigences révolutionnaires mais peut également servir des buts fascistes. Le caractère dialectique de la thèse de Benjamin apparaît dans l'opposition qu'il dresse entre « l'esthétisation de la vie politique »5 que pratique le fascisme d'un côté, « la politique de l'art »6 qu'il lui oppose de l'autre. On falsifie son approche si on ampute son analyse du médium cinématographique de toute la partie qui concerne la propagande, qui apparaît dans le dernier paragraphe comme constitutive de la perspective adoptée. Que nous dit Benjamin sur le cinéma et sur l'image cinématographique en abordant ce thème de la propagande ? Il insiste sur la fonction de l'image cinématographique dans les conditions présentes de la vie politique en soulignant l'affinité qui existe entre le cinéma et les masses. L'image cinématographique permet une exposition de la masse comme aucun autre medium artistique. Elle permet à la masse « de se voir elle-même face à face »7, un tel processus étant « étroitement lié au développement des techniques de reproduction et d'enregistrement. En règle générale, l'appareil saisit mieux les mouvements de masse que ne peut le faire l'oeil humain. »8 Pour saisir l'exposition de la masse rendue désormais possible par le medium cinématographique, on peut l'opposer à la représentation de la foule dans la littérature du xixe siècle, chez Victor Hugo ou chez Poe, dont traite Benjamin avec le plus vif intérêt dans ses textes sur Baudelaire rédigés à la même époque. La différence du medium est fondamentale. Tout d'abord le cinéma, par définition art du mouvement, peut représenter le mouvement en acte. Ensuite, la prise de vue dans l'image cinématographique rend possible une vision synoptique. Grâce à l'agrandissement, la masse peut se voir en bloc, d'un seul coup, elle peut se voir comme masse. Enfin, chaque individu de la masse accède à de telles images, devenues « "plus proches" de soi »9. On rencontre là le thème selon lequel, avec la reproductibilité technique, l'image se rapproche des masses. Mais cela ne veut pas dire, comme certains commentaires le suggèrent, que l'image entre chez le particulier en une acception individualiste tout à fait étrangère à la problématique de Benjamin. Le thème est ici différent de celui des média d'aujourd'hui. Benjamin s'intéresse avant tout au nouveau rapport à soi de la masse, que la caméra rend possible. La caméra, qui diffère en cela du regard de l'oeil, rend possible un regard collectif que la littérature dans son rapport à la foule était pour sa part impuissante à construire. À travers l'image cinématographique, la masse peut se voir elle-même comme masse, en une image spéculaire qu'exploite précisément la propagande : celle-ci, dit Benjamin, permet aux masses de « s'exprimer » au lieu de « faire valoir leurs droits »10.
La subtilité de son analyse tient au fait qu'il aborde la question de la propagande non à partir du contenu des images mais du rapport à soi que construit l'image. L'image cinématographique a une valeur politique dans la mesure où elle intervient dans la structuration du rapport à soi de la masse, dans la mesure où elle contribue à modifier la perception que la masse a d'elle-même. Ce n'est pas le contenu de l'image qui compte pour Benjamin, mais l'exposition de la masse à travers son image et la perception modifiée de soi qui en résulte. Si la propagande exploite ce nouveau rapport à soi dans des buts expressifs qui sont idéologiques, Benjamin tient qu'une autre exploitation de ce rapport est possible. Il affirme que l'image cinématographique peut contribuer à modifier la perception de soi de la masse non à des fins de « reproduction des masses »11 comme dans la propagande, mais à celles contraires d'une transformation des masses. La dimension par définition collective du cinéma comme art est tout à fait importante pour Benjamin. Au paragraphe 18 de L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, il rapproche de ce point de vue le cinéma et l'architecture : « de tout temps l'architecture a été le prototype d'une oeuvre d'art perçue de façon à la fois distraite et collective »12. Ce rapprochement est instructif. En faisant du cinéma un art collectif, Benjamin ne veut pas seulement dire que le cinéma s'adresse à plusieurs personnes, ce qu'on appelle le public : il ne faut pas confondre ici masse et public. Il n'avance pas non plus l'argument économique accordant à la production cinématographique d'être toujours celle d'entreprises financières organisées, bien que ce soit un aspect de sa réflexion. Mais il ne veut pas non plus dire que le cinéma représente les masses. Il insiste avant tout sur le fait que l'image cinématographique contribue à structurer nouvellement la perception humaine, ce qui, du point de vue des masses, constitue un enjeu politique majeur.
On retiendra de cette première analyse le primat que Benjamin accorde au fait humain dans son analyse de l'art, en une perspective pour cela sociologique. La prise en compte du fait humain apparaît à un double niveau. Le premier est celui des transformations sociales qui constituent, tout autant que les découvertes mécaniques, les circonstances de l'évolution de la fonction de l'art. Le problème des masses est pour Benjamin le signe d'un délitement du lien social qu'il n'analyse pas pour lui-même, mais qui n'en intervient pas moins dans son approche de l'art. S'il ne propose pas directement une analyse politique de la masse, il introduit une analyse politique de l'art dans la mesure où la nature des transformations sociales constituent pour lui un élément déterminant de l'approche philosophique de l'art. Benjamin, à la différence de Marx, ne propose pas seulement une détermination en termes de classe de la masse comme prolétariat. Comme on le voit dans ses essais sur Baudelaire, le thème de la masse est relayé par celui du mouvement des foules dans le paysage urbain totalement restructuré de Paris au xixe siècle. La figure de l'ouvrier travaillant à l'usine s'étend à celle de l'homme du commun marchant aveuglément dans la foule, à la figure du passant qui définit le rapport moderne de l'homme au monde. On ne peut dissocier ses analyses du mouvement de la foule, notamment dans ses textes sur Baudelaire, des mutations architecturales et spatiales qu'il appréhende à travers le nouveau paysage urbain de Paris. Les transformations techniques qui bouleversent l'habitat de l'homme contribuent à modifier le rapport spatio-temporel de l'homme au monde. En insistant sur le thème du mouvement de la foule et sur la figure du passant qu'il oppose au flâneur, Benjamin délaisse le seul point de vue économique présent chez Marx dans la détermination du statut de la masse. À travers la masse et le mouvement des foules, il théorise quant à lui l'émergence d'un nouveau rapport spatio-temporel de l'homme au monde. Il développe le thème déjà présent et essentiel dans L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique, selon lequel l'évolution de la technique contribue avant tout à modifier la perception sensible humaine.
« La perception sensible modifiée par la technique »13 : tel est le thème fédérateur de tous ces textes qui font de l'approche de Benjamin une approche d'abord esthétique et non pas économique comme chez Marx, partant de l'idée, comme il le rappelle à la fin du paragraphe 18, que l'esthétique désigne d'abord une théorie de la perception14. À travers l'évolution de la technique, Benjamin tente de penser les mutations historiques qui bouleversent la perception humaine. C'est ce qu'il fait, on l'a vu, en développant le thème de la propagande rendue possible par le medium du cinéma, mais c'est également l'angle d'attaque qu'il privilégie dans ses analyses sur Paris au xixe siècle. Les mutations techniques qu'il analyse à ces niveaux apparemment disparates convergent en réalité dans une même exigence, celle d'élaborer, dans le rapport qui lie l'évolution de l'art à la technique, une théorie qui soit historique de la perception humaine. C'est là que l'on trouve l'autre aspect du primat accordé au fait humain. Ce primat n'est pas seulement lié à la considération des transformations sociales qui conditionnent l'évolution de la fonction de l'art. Il est lié au fait que Benjamin, organisant son esthétique autour du problème de la perception humaine, délaisse le point de vue objectif et pour lui formel de l'oeuvre pour s'intéresser à l'homme, dans son rapport pratique au monde. Au paragraphe 4 de L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique, juste avant sa définition de l'aura, il rappelle qu'il travaille dans le prolongement des historiens de l'art tels Riegl et Wickhoff qui, les premiers, ont introduit l'idée du caractère historique de la perception humaine : « la manière dont la perception humaine opère, le medium dans lequel elle s'effectue, ne dépend pas seulement de la nature humaine mais aussi de l'histoire »15. Il se démarque toutefois de ces théoriciens de l'art dans la mesure où il revendique une approche politique et non pas formelle de la perception humaine. Benjamin veut penser non la perception pour elle-même mais « les transformations sociales révélées par ces changements de la perception »16. Ce qu'il fait précisément en élaborant le caractère dialectique d'une approche qui lie l'art et le politique. Benjamin élabore une esthétique, c'est-à-dire une théorie de la perception, qui est à la fois historique et sociale.
On comprend mieux à partir de là ce que signifie pour lui le changement de fonction de l'art auquel correspond l'émergence des techniques de reproduction et d'enregistrement. On le comprend d'abord en retrouvant le centre de gravité de son esthétique, qui est non pas l'art mais la perception humaine. La fonction artistique de l'art, qui correspond à un moment historiquement déterminé de l'histoire de l'art, c'est-à-dire principalement la peinture depuis la Renaissance, définit en réalité un moment historiquement déterminé de la perception humaine. La perception artistique, ce que Benjamin appelle encore la perception auratique, se définit selon une double modalité au moins : d'une part par le clivage qui sépare le moment de la production de celui de la perception, mais surtout par le caractère lui-même contemplatif du rapport perceptif. C'est à ce titre qu'il introduit l'idée de perception « optique » ou « visuelle »17 pour qualifier un tel rapport. L'émergence des techniques de reproduction et d'enregistrement contribuent à modifier la nature d'un tel rapport, comme le suggère l'analyse du medium cinématographique à travers la propagande. Ce n'est ni l'argument de la représentation ou du contenu qui compte ici, pas plus d'ailleurs que l'argument de l'effet. Benjamin se dégage de ces modalités d'appréhension de l'art pour penser la modification du rapport à soi à travers l'image. On l'a vu, ce n'est pas l'image cinématographique pour elle-même qu'il étudie, pas plus d'ailleurs que ses effets ; c'est la manière dont ce nouveau medium technique modifie le rapport à soi de la masse, c'est-à-dire contribue à modifier la perception sensible humaine. C'est cette perception ébranlée, modifiée, en devenir, que Benjamin oppose à la perception artistique ou auratique, et qu'il qualifie de façon différentielle en parlant de perception « tactile »18. L'idée d'une perception tactile n'est pas univoque dans les textes de Benjamin, et elle n'est peut-être même pas totalement élaborée. De façon minimale, on peut dire qu'il définit à travers elle les modalités d'une perception en devenir, en mouvement ou mise en mouvement. C'est en tous les cas l'orientation qu'il suggère lorsqu'il analyse la perception tactile liée à l'esthétique du choc chez les dadaïstes, comme perception ayant pour ressort l'interruption, la suspension des habitudes perceptives. La perception tactile est celle qui, du côté de celui qui perçoit, engage les bases d'un rapport pratique au monde, dans la remise en cause des habitudes spatio-temporelles qu'elle induit. L'idée de la perception tactile est assez bien exprimée dans la reprise que Benjamin fait de ces mots de Bertolt Brecht : un bon écrivain, c'est-à-dire un écrivain politique, n'est pas celui qui délivre un message, mais c'est celui qui permet à son lecteur d'écrire à son tour, de devenir écrivant19. Le lien que Benjamin suggère à travers Brecht entre lecture et écriture est assez significatif de la thèse qu'il entend développer à travers la perception tactile. C'est ici le rapport qui s'établit entre l'oeil et la main qui est important. La perception tactile est une perception visuelle, mais une perception visuelle qui n'est pas contemplative comme la perception optique. C'est une perception visuelle innervée, qui engage un rapport pratique au monde. En d'autres termes, c'est une perception qui est productrice.
Ainsi la fonction politique de l'art, chez Benjamin, doit être comprise au vu de cet étroit rapport qu'il pose entre perception et image. L'image ne se définit pas par sa valeur représentative ou référentielle, mais elle ne se définit pas non plus par sa qualité matérielle qui en fait un objet du monde. Pour Benjamin l'image, la mimesis, définit un rapport de l'homme au monde qui est tout aussi bien un rapport à soi. C'est la raison pour laquelle il délaisse la catégorie selon lui trop idéaliste de « l'apparence », au bénéfice d'une autre catégorie, celle de « la valeur d'exposition ». En introduisant l'idée de la valeur d'exposition, il appréhende l'art non d'un point de vue représentatif, mais d'un point de vue pratique. On l'a vu pour la propagande : l'image cinématographique ne vaut pas à proportion de son apparence mais au vu des modifications du rapport à soi et au monde qu'elle rend possible. L'image cinématographique ne se distingue pas par des déterminations objectives mais par son affinité avec la perception tactile. L'image instaure les conditions d'un rapport pratique au monde. C'est à ce titre que Benjamin peut dire que le cinéma est « un gain formidable pour l'espace du jeu (Spiel-Raum) »20
Valeur cultuelle et valeur d'exposition
La conception benjaminienne de la mimesis, qui forme le socle de la problématique de la reproductibilité technique, a pour foyer d'élaboration le couple valeur cultuelle/valeur d'exposition qui forme les termes d'un rapport. L'époque de la reproductibilité technique correspond à ce moment où le rapport change de nature, et avec lui ses termes, entraînant l'émergence d'une autre fonction pour l'art, sa fonction politique. « Dans la photographie la valeur d'exposition commence à repousser la valeur cultuelle sur toute la ligne »21. Je propose de préciser les termes de ce rapport en insistant sur deux points. Et tout d'abord à nouveau sur l'effort que fait Benjamin pour se dégager des présupposés de l'esthétique philosophique traditionnelle, qu'il juge idéaliste et anhistorique. Il le fait en organisant sa réflexion sur l'art non à partir de la catégorie de la représentation mais à partir de la technique. Le couple valeur cultuelle valeur d'exposition correspond à cette exigence qui contribue à relativiser la problématique de la représentation. Benjamin propose l'histoire d'une dialectique entre le voir et le faire, qui marque autant d'étapes dans l'histoire de la fonction sociale de l'art. Le second point est qu'une telle conception de l'art comme technique ne peut être dissociée d'une réflexion plus générale sur la technique et l'évolution de la technique. Benjamin articule son approche de l'histoire de l'art à une conception historique de la technique, indépendamment de laquelle sa problématique de la reproductibilité technique n'a plus de sens. Ces deux aspects connexes de sa pensée sont en général à tort sous-estimés, voire passés sous silence.
Que l'art ne soit pas fait d'abord pour être vu, ou qu'il n'ait pas d'abord pour fonction la représentation, est un élément sur lequel Benjamin insiste en se référant, dans son essai, à l'art préhistorique et dans d'autres textes au jeu enfantin. « La production artistique commence par des images qui sont au service de la magie. Seule l'existence de ces images est importante, non le fait qu'elles soient vues. L'élan que l'homme figure sur les parois d'une grotte, à l'âge de la pierre, est un instrument magique, mais c'est un fait contingent qu'il l'expose aux regards de ses semblables. »22 On pourrait penser que Benjamin se contente ici d'entériner la fonction religieuse de cette forme d'art, en une approche finalement assez classique. Toutefois sa perspective apparaît quelque peu différente si l'on comprend qu'il n'appréhende pas l'art du point de vue de son contenu ou de sa signification, mais en adoptant le point de vue plus général de la technique, la technique désignant les modalités de l'activité par laquelle l'homme domine la nature. Benjamin propose une conception historique de cette activité, et c'est à partir de là qu'il envisage différents moments de l'évolution de l'art. La magie n'a pas pour lui une signification d'abord religieuse mais technique : elle désigne l'activité par laquelle l'homme primitif apprivoise ce que la nature, faute d'être vraiment dominée, a pour lui d'inhumain. La magie, comme rapport mimétique à la nature, a le statut pour Benjamin d'un mode historique de domination par l'homme de la nature, ce qu'il appelle « la première technique ». L'art préhistorique participe de ce mode de domination et c'est à ce titre qu'il a une valeur rituelle : il trouve sa place dans un moment de l'histoire de la technique encore dominée par le religieux. L'art préhistorique trouve sa place dans ce mode de domination primitive de la nature, il a pour cela une fonction magique et se caractérise par sa dimension mimétique. À ce stade sa valeur d'exposition est pour cela contingente. L'art n'est pas fait pour être vu.
L'émancipation de la valeur d'exposition de l'art ne peut être dissociée de la conquête d'un autre rapport à la nature à travers un mode de domination non plus magique mais rationnelle. On le sait, cette conquête définit le projet moderne d'une maîtrise de la nature dont l'homme deviendrait possesseur. L'originalité de Benjamin est de tenter de construire une articulation entre ce nouveau mode de domination rationnelle de la nature, ce qu'il appelle la « seconde technique », et l'art. À ce nouveau mode de domination correspond une nouvelle fonction de l'art, celle que définit le nouveau rapport qui s'établit entre valeur cultuelle et valeur d'exposition. L'homme, maître de la nature, n'est plus dans un rapport mimétique mais de distance vis-à-vis d'elle. L'objectivation de la nature rend possible dans l'art la conquête d'une visibilité qui correspond historiquement à l'émergence progressive de la peinture perspectiviste. Certes l'art perd sa signification religieuse, mais plus important encore est la détermination de ce moment de l'art par rapport à l'histoire de la technique. L'art pictural, notamment à partir de la Renaissance, relève d'un mode de domination rationnelle de la nature et c'est à ce titre qu'il trouve une autre fonction, être vu, et se charge d'une valeur jusque-là inconnue, la valeur d'exposition. L'idée de la valeur d'exposition, à ce stade, ne peut être dissociée de l'analyse plus globale de la technique comme mode de domination rationnelle de la nature. Si l'art conquiert une autre fonction, être vu, en même temps émerge le point de vue de celui qui voit, dans la distance qui s'instaure entre l'oeuvre et son spectateur. L'émergence de la valeur d'exposition marque le moment de l'émergence de la perception artistique, qui a pour Benjamin elle aussi une valeur historique : c'est avec la fonction artistique de l'art qu'émerge le problème de sa perception. Lorsqu'il introduit à ce stade l'idée de la valeur cultuelle de l'art, Benjamin qualifie désormais le statut de cette perception : être d'abord contemplative, dans la distance nouvellement créée entre l'oeuvre et son spectateur.
Lorsqu'il s'attaque au problème de la technique au xixe siècle, on l'a vu dans une perspective sociale, Benjamin adopte un point de vue critique qui n'est pas sans rapport avec la dialectique de l'Aufklärung qu'Adorno théorisera dans son oeuvre. La domination rationnelle de la nature qui est un des aspects fondateurs du projet des Lumières est marquée par un échec qui définit à bien des égards les conditions de vie et d'existence de l'homme du xixe siècle. Au lieu d'établir une « harmonie entre la nature et l'humanité »23, la technique émancipée « s'oppose à la société actuelle comme une seconde nature, non moins élémentaire – les crises économiques et les guerres le prouvent – que celle dont disposait la société primitive »24. Benjamin, contrairement à l'argument commun, ne pose pas le problème du caractère inhumain de la technique. Il pose le problème du caractère inhumain du monde que construit la technique émancipée. Le monde de la technique émancipée est un monde devenu « seconde nature », c'est-à-dire un monde tout aussi terrible et sauvage que l'était pour le primitif la nature qu'il ne pouvait dominer. C'est ce caractère devenu inhumain du monde technique que Benjamin théorise dans son essai sur Baudelaire à travers le choc. C'est également un des aspects importants de son analyse de la photographie. Benjamin ne considère pas la photographie du point de vue de l'image, mais du point de vue de celui qui pose, qui est regardé, confronté à travers l'objectif pour la première fois à un regard qui ne regarde plus, à un regard qui ne répond pas à celui qui le regarde : « ce qui devait paraître inhumain, on pourrait même dire mortel, dans le daguerréotype, c'est qu'il forçait à regarder (longuement d'ailleurs) un appareil qui recevait l'image de l'homme sans lui rendre son regard. Car il n'est point de regard qui n'attende une réponse de l'être auquel il s'adresse. »25 Le regard technique de l'appareil photographique, par rapport à l'homme qui regarde, est exemplaire du caractère humainement conflictuel de la technique émancipée. Celle-ci oppose à l'homme l'inhumanité d'une nature qu'il faut autrement apprendre à dominer. L'analyse que fait Benjamin de cette inhumanité du monde technique, d'un tout autre ordre que l'inhumanité de la nature à laquelle le primitif avait à se confronter, est esthétique en ce qu'elle s'organise autour de la perception sensible humaine. Ce fil directeur apparaît nettement dans l'essai sur Baudelaire à travers « l'expérience du choc » qui marque une rupture dans l'expérience, celle que Benjamin aborde également à travers « la fin de l'art de narrer ». À travers le choc, qu'il analyse en relation avec la conception freudienne du traumatisme dans Au-delà du principe de plaisir, Benjamin définit les modalités d'une perception devenue « traumatisante »26. Comment se définit cette perception traumatisante, qui est un autre aspect d'une sensibilité moderne modifiée par la technique ?
Benjamin n'en propose pas une définition précise et univoque mais développe dans les cinq premiers paragraphes de son essai sur Baudelaire une argumentation assez complexe qui passe par Proust, Bergson et Freud. Cette argumentation mériterait un traitement à part qu'il n'est pas possible d'entreprendre ici. L'aspect de l'argumentation qu'il faudrait préciser est celui du temps, que Benjamin introduit également à propos du déclin de l'aura qui marque l'époque de la reproductibilité technique. Le déclin de l'aura correspond à « un puissant ébranlement de la chose transmise »27 : « on ne peut saisir la signification sociale du cinéma si l'on néglige son aspect destructeur, son aspect cathartique : la liquidation de la valeur traditionnelle de l'héritage culturel »28. L'argument du temps que Benjamin introduit au début de l'essai n'est certainement pas sans rapport avec celui de l'espace. La reproductibilité technique, l'émergence du cinéma et de la photographie, marquent des bouleversements spatio-temporels qu'il désigne d'une part en faisant de l'époque de la reproductibilité technique le moment de la liquidation de la tradition, mais d'autre part en faisant de la reproductibilité technique le moment où l'oeuvre perd son « authenticité »29. L'idée d'authenticité ne se confond pas avec l'originalité, en son acception kantienne. Benjamin définit l'authenticité par des critères spatio-temporels, par le « hic et nunc » : « À la plus parfaite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l'oeuvre d'art – l'unicité de son existence au lieu où elle se trouve »30. L'interprétation de cet aspect central de son approche est difficile. La grande tentation, ou la tendance assez naturelle, est d'interpréter ces occurrences en en faisant des déterminations spatio-temporelles objectives, en un retour à la conception au fond classique de l'image. Le lieu désignerait en ce cas le lieu matériel où s'expose plus ou moins l'art : l'église au Moyen-Age, puis le musée, enfin la salle de cinéma, et avec les moyens de reproduction comme le disque ou la photographie, le lieu privé d'habitation. C'est ainsi que l'art se rapprocherait des masses. Il apparaît qu'une telle interprétation affaiblit considérablement la nature des thèses que Benjamin tente de développer, et surtout qu'en ce cas on met entre parenthèses toute la problématique de la perception qui est au coeur de son essai. L'aura ne définit pas une qualité objective de l'oeuvre, le tableau par exemple ou la statue, ni même d'ailleurs de l'image, photographique ou cinématographique. L'aura qualifie la perception, et ce n'est pas un hasard si Benjamin au paragraphe 4 de l'essai, fait précéder sa définition de l'aura de la référence aux théoriciens de l'art qui ont introduit le thème du caractère historique de la perception, Riegl et Wickhoff.
Aussi, pour comprendre ce qu'est la perception traumatisante, et avec elle les bouleversements spatio-temporels qui marquent l'époque de la reproductibilité technique, est-il peut-être plus fécond de l'opposer à la perception auratique. La perception auratique, comme perception contemplative, suppose un temps qualitatif, une durée, qui n'existe plus dans la perception traumatisante, dans l'expérience du choc. L'argument emprunté à Freud du traumatisme mériterait d'être déployé en direction d'une pensée du temps. Il y a traumatisme quand le temps fait défaut pour l'appréhension d'un réel qui fait effraction ; quand le pare-excitation, dit Freud, ne peut plus jouer son rôle. L'argument du traumatisme n'est pas seulement celui du caractère effroyable de l'événement vécu mais, comme l'indique aussi la référence à Theodor Reik, il est celui d'un déficit de temporalité qui en lui-même fait violence au sujet. L'élément de la surprise est tout aussi important que la violence de l'événement. L'argument de l'instantanéité, que l'on trouve également à propos de la photographie, ne renvoie pas à une détermination de l'image mais à la temporalité qui désormais fait défaut à l'acte perceptif : c'est l'argument d'un réel devenu sensationnel, c'est-à-dire qui frappe, par saccades, rendant impossible l'acte de synthèse nécessaire à l'appréhension du phénomène perçu. De ce caractère sensationnel du réel, les futuristes italiens avaient fait un des fondements de leur art, reconnaissant eux aussi les bouleversements qu'entraîne le développement de la technique sur la sensibilité humaine. Il semble que Benjamin, à travers l'expérience du choc, soulève le caractère problématique, pour l'homme, d'une telle évolution. La seconde nature créée par la technique émancipée construit un réel qui fait effraction, qui bouleverse en cela les modalités spatio-temporelles de notre perception du monde. Le caractère inhumain de cette seconde nature exige pour cela d'autres modalités de domination que celles que l'homme primitif découvrait à travers la magie, dans un rapport mimétique au monde. Benjamin fait de ce problème pratico-technique le problème de l'art, et notamment du cinéma :
« En face de cette seconde nature, l'homme, qui l'inventa (la technique) mais qui depuis longtemps, n'en est plus le maître, a besoin d'un apprentissage analogue à celui dont il avait besoin en face de la première nature. Une fois de plus, l'art est au service de cet apprentissage. Et notamment le cinéma. Sa fonction est de soumettre l'homme à un entraînement ; il s'agit de lui apprendre les aperceptions et les réactions que requiert l'usage d'un appareillage dont le rôle s'accroît presque tous les jours. Faire de l'immense appareillage technique de notre époque l'objet de l'innervation humaine, telle est la tâche historique au service de laquelle le cinéma trouve son véritable sens. »31
Je conclurai par quelques remarques sur cette exigence d'un art révolutionnaire ou politique. Notons tout d'abord qu'il n'y a point de nostalgie chez Benjamin, et que sa réflexion sur la technique ne conduit pas à la volonté d'un retour à l'état antérieur. Toutefois sa réflexion sur la reproduction technique ne peut être amputée de la critique qu'il fait de la technique émancipée. Cette critique est au fondement de son esthétique, dans sa prétention dialectique et historique. S'il pose un regard critique sur la technique émancipée, Benjamin envisage en même temps les modalités d'un dépassement ou d'un renversement à travers l'art, et notamment à travers les nouveaux medias rendus possibles par l'évolution de la technique. C'est en cela que son esthétique a aussi une dimension politique.
On insistera ensuite à nouveau sur le fait que le problème soulevé par la reproductibilité technique est celui de la perception sensible. Si le cinéma peut contribuer à transformer la perception, c'est d'abord parce qu'il travaille au niveau de la construction de l'apparence. Il donne à voir un autre réel dans la visibilité qu'il construit. Certes le contenu de l'image n'est pas indifférent, mais plus important encore est la construction de l'apparence que permet le cinéma. Il faudrait ici développer un aspect central de l'approche benjaminienne du cinéma, la problématique du montage. Benjamin reprend à son compte le travail des artistes qui ont accordé une valeur critique au montage comme construction/déconstruction de l'apparence. C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner de le voir rapprocher, notamment dans ses textes sur Brecht, le cinéma du théâtre épique. Le cinéma contribue, à travers l'apparence, à façonner d'autres modalités d'appréhension du réel, et ainsi à transformer la perception humaine. Ainsi l'image compte moins en elle-même que le rapport qui s'instaure à l'image dans l'acte perceptif. La manière dont Benjamin analyse l'image cinématographique est assez significative de ce choix. C'est à première vue surprenant, il consacre plus de développements au jeu de l'acteur de cinéma qu'à l'image cinématographique elle-même, comparant celui-ci à l'acteur de théâtre. Alors que l'acteur de théâtre joue son propre rôle, s'identifiant au héros tandis que le spectateur s'identifie à lui, l'acteur de cinéma quant à lui est comme l'homme qui pose devant le daguerréotype, confronté aux appareils, au regard inhumain de la caméra. Alors que l'acteur de théâtre, dans son authenticité, évolue dans un espace et un temps propres, l'acteur de cinéma subit l'épreuve du test mécanique. Lors du tournage, le cinéma construit l'image spéculaire de l'expérience du choc, « image spéculaire qui se détache désormais de lui », devient « transportable devant la masse »32. À travers le montage, c'est non seulement le travail sur l'apparence qui devient possible, mais également le contrôle de l'image de soi. À travers l'image, le cinéma intervient sur le rapport à soi, dans un but aveugle dans le cas de la propagande, mais possiblement pour des buts d'émancipation selon Benjamin. La dimension technique du cinéma intervient dans le contrôle possible de l'image spéculaire, et c'est à ce titre qu'il peut aussi se charger d'une valeur émancipatrice. La valeur d'exposition de l'image cinématographique ne renvoie ni à la multiplicité des images reproduites dans la photographie et le film, ni à la perméabilité des lieux qu'investissent les images, mais au caractère technique d'un medium qui rend possible un travail de la perception. Comme dans toute pensée dialectique, le sens des termes se modifie avec leur rapport. Pour interpréter la valeur d'exposition de l'image cinématographique, il faut renoncer à celle qui définissait la fonction artistique de l'art.
Notes
1 Walter Benjamin, Oeuvres III, Paris, Gallimard (Folio-essais), p. 67-113, traduction par Rainer Rochlitz (L'oa) - titre original : Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit ; Walter Benjamin a rédigé quatre versions de ce texte entre 1935 et 1939. On trouve la première et la quatrième versions de ce texte dans Oeuvres III, op. cit.. Je me réfère dans cet article à la première version, la moins remaniée.
2 Walter Benjamin, Paris Capitale du xixe siècle, Le livre des passages, Paris, Cerf, 2000, p. 476, traduit de l'allemand par Jean Lacoste d'après l'édition originale établie par Rolf Tiedemann.
3 Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, Paris, Payot, 1979, traduit de l'allemand et préfacé par Jean Lacoste d'après l'édition originale établie par Rolf Tiedemann.
4 L'oa, p. 69.
5 L'oa, p. 111.
6 L'oa, p. 69.
7 L'oa, p. 110.
8 L'oa, p. 110.
9 L'oa, p. 75.
10 L'oa, p. 110.
11 L'oa, p. 110.
12 L'oa, p. 108.
13 L'oa, p. 113.
14 L'oa, p. 110.
15 L'oa, p. 74.
16 L'oa, p. 75.
17 L'oa, p. 108.
18 L'oa, p. 106-108.
19 L'oa, p. 95, « À tout moment le lecteur est prêt à devenir écrivain ».
20 Walter Benjamin, Ecrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 189, présentés et introduits par Jean-Maurice Monnoyer.
21 L'oa, p. 81a.
22 L'oa, p. 79.
23 Walter Benjamin, Ecrits français, op. cit., p. 149.
24 L'oa, p. 80-81.
25 Walter Benjamin, Charles Baudelaire, op. cit., p. 199.
26 Walter Benjamin, Charles Baudelaire, op. cit., p. 180.
27 L'oa, p. 73.
28 Id.
29 L'oa, p. 71.
30 Id.
31 L'oa, p. 81.
32 L'oa, p. 90