Aller à la navigation | Aller au contenu

déméter
Description de votre site

Œuvrer à plusieurs : enjeux d'aujourd'hui

Rodolphe Olcèse

L’image de ce qui vient. Production visuelle collective et remploi d’images partagées

Résumé

Cet article s’interroge sur de nouvelles formes de remploi filmique liées aux pratiques vidéos amateurs et aux logiques de partage d’images sur les plateformes de diffusion comme Youtube, de plus en plus souvent utilisées dans le cadre de conflits sociaux. Ce texte forme l’hypothèse que les acteurs des mouvements sociaux participent à l’élaboration d’une production vidéo collective, dans un mouvement d’amplification visuelle dont le sens est aussi bien d’infléchir l’issue d’un événement en cours que d’en produire une image possible. Sans relever d’une création collective à proprement parler, la matière ainsi produite alimente des processus créatifs et nourrit des projets de films portés par des cinéastes qui entendent donner un nouvel écho à ces actes d’enregistrement de l’espace politique, qui relèvent à la fois de la documentation et de la contestation.

Abstract

This article enquires about the new forms of found-footage practices related to home made movies and image sharing on streaming platforms like YouTube, practices nowadays employed during social conflicts. The hypothesis this text aims to develop is that agents in social mobilisation participate to a collective video production, in a dynamic of visual amplification meant both to influence on the issue of the happening situation and to produce a possible image of this event. This kind of material contribute to creative process of film-makers who try to give a new visibility to this visual production.

Texte intégral

Le développement des plateformes de diffusion en ligne a profondément bouleversé la pratique du remploi, qui constitue historiquement un moment particulièrement important du cinéma d’avant-garde. Dès les premières lignes de son ouvrage consacré au « remploi dans l’art du film », Christa Blümlinger rappelle à juste titre que « la réélaboration d’un matériau premier est devenue banale à l’âge du ‘‘couper-coller’’ généralisé »1. Ce qui l’est moins, c’est de procéder à cette réélaboration de manière systématique, et de développer de part en part une narration filmique en exploitant des séquences tournées par de multiples acteurs, impliqués dans une même situation politique. Les images produites par des individus engagés dans une même lutte ouvrent ainsi, par la ressaisie qu’en proposent certains cinéastes, à l’élaboration d’une image qui devient elle-même collective, dans un sens qu’il conviendra de préciser.

L’usage, de plus en plus fréquent, qui consiste à partager sur les réseaux sociaux des images produites dans le cadre de manifestations ou de mouvements sociaux fournit une matière abondante pour des projets interrogeant, à la suite de Vidéogramme d’une révolution de Farocki, la possibilité de représenter un moment insurrectionnel. La révolution verte en Iran, puis les mouvements des printemps arabes, ont donné lieu à un important vivier d’images dont se sont emparés des cinéastes contemporains pour produire la narration d’un événement au lieu même où celui-ci se produit. Si ces films ne relèvent pas à strictement parler d’une pratique de co-création, ils engagent un rapport à l’image dans lequel les filmeurs, parce qu’ils ont en vue de produire un soulèvement, fabriquent et diffusent des images qui en appellent d’autres pour atteindre à cet effet. En ce sens, ces acteurs concourent à l’élaboration d’une représentation d’un événement en cours, dont le cinéaste, se saisissant de leurs productions, cherche à fixer les traits. C’est ce caractère déterminant d’une production visuelle collective dans la mise en œuvre de projets artistiques vers lesquels elle n’était pas a priori tournée que nous voulons envisager ici. Nous formulons l’hypothèse que le déplacement d’images de lutte dans le champ esthétique permet de réaliser l’image du soulèvement visée par des séquences vidéos tournées par des anonymes, et ce par la mise en œuvre d’une forme plastique qui peut elle-même faire événement.

1) Structure dialogique de l’image

Cette situation, si elle a été exacerbée de manière considérable par l’usage des réseaux sociaux, ne date certes pas d’aujourd’hui. Qu’elle soit possible tient peut-être à ce qu’elle répond à un caractère intrinsèque de l’image. Jean-Luc Godard a souligné à de nombreuses reprises que l’image cinématographique n’existait que dans et par la mobilisation de deux images au moins, ce qui en fait le lieu même d’une pluralité visible.

Il n’y a pas d’image, il n’y a que des rapports d’images. Et il y a une certaine forme d’assemblage des images : dès qu’il y a deux, il y a trois. C’est le fondement de l’arithmétique, c’est le fondement du cinéma2.

Et c’est précisément parce que l’image est un rapport, c’est parce qu’elle est intrinsèquement plurielle, qu’il est possible et nécessaire de la penser, non comme une donnée brute, mais comme une potentialité, une forme qui viendra, dit encore Jean-Luc Godard dans la partie 1B des Histoire(s) du cinéma3, en faisant signe vers Saint-Paul par cette formule désormais célèbre : « L’image viendra / Oh ! temps de la résurrection ». L’image, dans la pensée de Jean-Luc Godard, est un pur possible, qui s’ajourne lui-même à l’instant même où il a lieu. Car chaque image apparaissant sur l’écran est motrice d’une autre image qui viendra, selon une dynamique de surgissement continuel propre au médium cinématographique.

C’est ce qui fait que l’image, douée d’une dimension à la fois potentielle et effective, peut s’éprouver sur le mode du bouleversement. Henri Maldiney, dans quelques textes qu’il consacre à l’image, nous donne à comprendre en quel sens. L’image, dit-il, se distingue de tout autre phénomène intra-mondain, en ceci qu’elle n’a pas de profils à partir desquels elle puisse être approchée. La chose, écrit Henri Maldiney, se donne toujours par ou à travers de multiples aspects qu’elle transcende nécessairement, pour autant qu’elle ne peut se laisser reconduire purement et simplement ni à l’un d’entre eux, et peut-être pas même à la synthèse de ceux qu’elle nous donne d’expérimenter. A l’inverse, le propre d’une image, c’est de toujours apparaître intégralement, en une seule fois et d’un seul tenant :

L’image (…) ne se donne pas par profils mais d’un seul coup et intégralement en elle-même. Chaque image se confond avec son unique mode de paraître. Il n’y a pas pour elle d’ ‘‘autre côté’’. On ne peut pas aller voir comment elle se présente ‘‘par derrière’’ ou ‘‘de profil’’. Or, là où ‘‘par derrière’’ ne veut rien dire, ‘‘par devant’’ ne signifie rien non plus. L’image n’a pas de face. Elle est exclue de la spatialité4.

Paradoxalement, c’est parce que l’image n’a qu’un seul mode d’attrait, c’est parce qu’elle nous ouvre un seul et unique moyen d’accéder à ce qu’elle porte, et se prive de toute forme de « distance » dit encore Maldiney quant au regard qui se tourne vers elle, qu’elle garde pour nous, nécessairement, ce caractère de pur possible à l’instant même où elle advient. En effet, en se donnant intégralement et d’un seul coup, dans l’instant — sinon l’éclair — de son apparition, l’image interdit par avance toute forme d’anticipation et de prévision dont nous pourrions entourer son approche. Maldiney le met en évidence dans un autre texte, où il montre que l’image, comme « moment apparitionnel5 » de la forme, commence toujours par produire une sorte d’ébranlement du regard :  

La première fonction de l’image en peinture, c’est d’apparaître. Le moment esthétique n’est pas le quoi mais le comment de son apparition. Que Charles VII soit convoqué en image par Fouquet ne constitue un événement pictural qu’à raison de son mode de surgissement. Loin de nous engager dans l’être connu de son objet, qu’il appartienne à un savoir ou à un souvenir, l’image plastique ou picturale se constitue et se dévoile dans l’ébranlement de tout savoir et de tout souvenir6.

Ce que signale Henri Maldiney dans ce texte, qui mériterait d’être plus amplement parcouru, c’est que lorsqu’une figure apparaît en image, elle ne correspond plus aux repères — souvenirs ou savoirs — qui nous permettrait d’anticiper et de pré-voir le moment de son apparition, quand bien même nous nous disposerions nous mêmes à venir à sa rencontre. L’image commence toujours par ébranler tout ce à partir de quoi nous pourrions vouloir l’apprivoiser d’avance. On comprend alors en quel sens il est possible et nécessaire d’évoquer l’image comme un pur possible : dès lors qu’elle commence toujours par fracturer quelque chose dans nos systèmes de référence, souvent réglés pour empêcher que le moindre ébranlement ne vienne perturber notre manière d’habiter le monde, elle nous vient aussi, pour autant qu’elle se déploie sur le mode esthétique, à la manière d’un événement : surgie sans prévenir, aucune distance préalable ne laissant présager son contenu esthétique, l’image, ou plutôt la forme dont elle est le support ou le soutien, nous arrive sur le mode de la rencontre. L’image n’est donc pas seulement dialogique intrinsèquement, mais aussi dans le mode de relation qu’elle instaure en apparaissant : car si l’image advient selon les modalités de la rencontre — ce qu’exprime très précisément cette idée qu’il n’y a pas, de elle à nous, de distance —, une forme d’altérité devient sa condition de possibilité essentielle.

2) De l’image qui vient à l’image de ce qui vient

Ce bref détour par la phénoménologie de l’image que développe Henri Maldiney permet de comprendre en quoi certaines propositions artistiques contemporaines, qui exploitent les pratiques vidéos amateurs en les intégrant à des propositions artistiques, se situent exactement au lieu même de l’image esthétique. Peter Snowdon réalise en 2013 The Uprising7, un film intégralement conçu à partir d’images tournées lors des printemps arabes. Danielle Vallet Kleiner, dans Acércate más8, propose de regarder, avec un matériau comparable, les mouvements de contestation réprimés avec une particulière violence au Venezuela en 2014. Frank Smith propose quelques épisodes de la série des Films du monde9 qui empruntent à une même source. Tous ces auteurs remploient des séquences vidéos amateurs, tournées par des anonymes participant malgré eux, en rendant leurs images disponibles à qui voudra s’en saisir, à ces films de cinéastes ou d’artistes dont ils ignorent sans doute l’existence.

Ces images mettent en évidence deux caractères fondamentaux, au demeurant intrinsèquement liés, de ce régime de l’image à la fois potentielle et effective : l’image est partage et réponse, elle se partage parce qu’elle est réponse. Un trait commun semble en effet traverser et réunir les films évoqués ci-dessus, c’est la place qu’ils réservent à des modes d’énonciation où c’est l’image elle-même qui exprime sa puissance de transformation du monde. Ce que les réseaux sociaux et les plateforme de partage de l’image mobile — principalement YouTube — ont rendu saillant, quand ils ont commencé à devenir des outils de communication mis au service de mouvements de révolte les plus divers, c’est que l’image est une force dont l’effectivité est évidente, ce dont les vidéastes anonymes ont parfaitement conscience. Et cette image-force croît à mesure qu’elle se coagule avec le potentiel porté par d’autres images semblables. Dork Zabunyan le souligne dans L’insistance des luttes, où il montre que les images amateurs des révolutions sont l’expression d’énergies qui s’inscrivent « dans un champ de forces plus vaste où la lutte contre un régime se déploie »10.

Cette dimension de force qui caractérise ce régime d’image se signale en tant que telle dans Cet endroit c’est l’Iran11, un court film anonyme, réalisé en 2009 à partir d’éléments visuels et sonores récupérés sur Internet et qui évoque la répression des manifestations iraniennes lors de la révolution verte12. S’il est évident que le film porte une signature singulière, la nature de ses images et l’anonymat dont il s’entoure renforcent le sentiment d’avoir affaire à une production visuelle réalisée à plusieurs mains, ou à tout le moins par la convergence d’énergies multiples. Le tout premier plan de ce film — une caméra avance vers une poubelle en flammes — montre en amorce de cadre des pierres tenues par l’opérateur qui est en train de tourner la séquence. Pavés et téléphone portable se donnent explicitement dans une relation de continuité. Le lieu de la lutte et la fabrique de l’image coïncident, ce que le film exprime encore dans cet extrait sonore sidérant qui donne à entendre une conférence des Services des renseignements iraniens, où se dit à la fois la nécessité de filmer les manifestations pour procéder à des arrestations et l’impossibilité où se trouvent les forces de l’ordre d’installer à chaque carrefour de la ville le dispositif de prise de vues très complexe qu’elles utilisent :

Ce genre de documents pris sur le vif risquera d’avoir une grande importance à l’avenir. Peut-être pas tout de suite, mais dans dix mois en cas de complication, on en aura besoin. Cela pourrait faire basculer l’histoire13.

Devant cette évocation de l’usage généralisé de la vidéo par les forces de l’ordre, on songe nécessairement au premier plan de ce film, qui exprime lui aussi que c’est l’image qui peut faire basculer l’histoire. Ce plan souligne par anticipation que les manifestants, à l’inverse des forces armées, peuvent mobiliser des appareils de prise de vues dans les moindres recoins de la ville. L’auteur de Cet endroit c’est l’Iran, en montrant une séquence d’arrestation filmée en caméra cachée, montée en continuité du discours du représentant des renseignements généraux évoquant le fait que la tâche de son service, c’est finalement de piéger les manifestants, se réapproprie subtilement la substance du propos qui vient d’être formulé. Si les images peuvent faire basculer l’histoire, c’est parce qu’elles s’originent dans de multiples foyers, et qu’elles peuvent frayer là où notre regard ne peut pas aller seul ou de lui-même. C’est ce que toute cette séquence veut mettre en évidence, qui enregistre à la fois la scène dont elle témoigne et le mode de fabrication de ce témoignage :

- Tu filmes ?

- Oui, je filme.

- Ne ferme pas. Les salopards.

- Ramène la tête par ici.

- C’est bon. Ils ne nous voient pas. C’est juste au bord de la fenêtre14.

De même qu’une force n’existe qu’à s’opposer à une autre force, ce régime d’images amateurs se constitue contre une autre régime d’images, qu’il s’agit de renverser, ce que la dynamique du partage, constitutive de ces séquences vidéos, vise précisément à rendre possible.

Nous ne sommes plus seulement en présence d’une image qui vient, mais bien d’une image de ce qui vient. En effet, un soulèvement manifeste toujours son effectivité avant de révéler ses effets, et c’est cette effectivité que les cameras des manifestants enregistrent. La séquence d’ouverture de The Uprising, qui montre une tornade filmée en Alabama présentée comme l’expression plastique et filmique des révolutions populaires, donne à cette situation inédite toute sa puissance dramatique : quelque chose est en train d’être emporté mais nul ne sait encore dire quoi précisément, et le propre des images amateurs, et c’est ce qui fait tout leur prix, c’est de pouvoir se situer en ce lieu de parfaite indécision et de pure ouverture du réel à ce qui vient.

Les conséquences de cette situation importent du point de vue esthétique. L’imprécision des images liée aux appareils d’enregistrement — des téléphones portables le plus souvent — et aux situations de tournage — l’urgence et le danger, qui rendent la question du cadre à la fois vaine et cruciale — est en parfaite cohérente avec le motif même de ces images. Car il s’agit moins, pour ces filmeurs, de documenter une situation que de la provoquer. Les images des soulèvements sont en ce sens des images qui anticipent leur propre objet : puisque la bascule de l’histoire peut avoir lieu ici et maintenant, dans le présent du conflit, il faut filmer ici et maintenant ce qui n’a pas encore eu lieu, ce qui peut avoir lieu, ce qui va avoir lieu. Dans le même temps, pour que cette bascule opère, les images de l’événement doivent se multiplier et se propager, selon une dynamique d’amplification dont Gilbert Simondon nous permet de comprendre les tenants et les aboutissants. Dans un cours de 1965 intitulé Imagination et invention, le philosophe évoque « les images dans les états d’attente et d’anticipation ». Il montre notamment que

l’effet de l’anticipation comme image a priori est une prolifération amplifiante à partir d’une origine unique située dans le sujet ; cette prolifération multiplie dans l’avenir les voies et les formes15.

Si son analyse se développe à partir d’une réflexion sur le merveilleux, elle se formule dans des termes parfaitement applicables aux mouvements de revendications sociales tels qu’ils se vivent aujourd’hui. Les images faites par les acteurs des conflits appellent leur propre saturation car c’est cette saturation même qui peut le mieux donner à voir, à sentir, à éprouver la sidération d’une situation ou d’un événement sur lequel il est impossible de poser un regard distancié par celui qui y est directement confronté. En ce sens, il n’est pas du tout anodin que, dans The Uprising, Peter Snowdon sollicite plusieurs séquences dans lesquelles des manifestants en appellent à l’image : il faut filmer ce qui a lieu et partager les images. En filigrane, et c’est l’hypothèse que nous formulons ici, ces images se donnent à lire rétroactivement comme un appel à une diffusion, sinon à un film à venir… ce film que nous avons sous les yeux. En cela, si nous ne sommes pas en situation de co-création, nous sommes bien en présence d’une pratique de l’image qui se joue de manière parfaitement transparente dans une dimension collective et collaborative : si l’image de ce qui vient n’a pas encore eu lieu, c’est aussi parce que c’est une image qui s’élabore à plusieurs. Et peut-être appartient-il aux artistes de donner une forme à cette image, c’est-à-dire, en s’emparant de vidéos tournées par des anonymes, de porter le témoignage qu’elles recèlent à une autre dimension, indissociablement esthétique et politique, à laquelle les plateformes de partage, pour utiles et efficaces qu’elles puissent être, ne les ouvrentpeut-être pas16.

3) Actes et création

Que des films comme The Uprising ou Cet endroit c’est l’Iran intègrent des séquences vidéos qui énoncent elles-mêmes leur propre nécessité et leurs modalités d’élaboration est tout à fait déterminant quant à la forme qu’ils déploient, et qui se tient conjointement dans le champ esthétique et critique. Dans un texte intitulé « Dialectique du moi et morphologie du style », Henri Maldiney rappelle que l’une des puissances de l’art, c’est de manifester lui-même sensiblement les instances qu’il instaure — et qui l’instaurent, faudrait-il ajouter :

Le pouvoir de l’art (et c’est là son être) est de concrétiser, de rendre sensible, dans l’épreuve d’un voir ou d’un entendre, les instances qu’il instaure. Il les signifie en les manifestants à même son apparaître17.

Cet endroit c’est l’Iran montre avec évidence que dans ce type de films fabriqués à partir de témoignages réalisés par des tiers, et cela vaut sans doute pour toute œuvre qui engage une forme absolument singulière, les images disent ce qu’elles font et font ce qu’elles disent. La part discursive et critique qui traverse ces films n’a aucune visée pédagogique ou didactique. Son sens ou son rôle est plutôt d’inscrire pour notre regard et pour notre écoute le procès même de la forme qui est en train de se déployer sur l’écran. Dans un film comme The Uprising de Peter Snowdon, cette reprise des actes par des paroles qui les expriment au moment même où ils ont lieu renforce de manière particulièrement nette cette idée que des gestes isolés, réalisés en vue de répondre dans l’urgence à une situation donnée d’injustice sociale, cherchent dès le moment de leur surgissement à résonner au-delà d’eux-mêmes. Les moments sont nombreux, dans le film de Peter Snowdon, où l’on voit dans le cadre une autre caméra qui filme la même situation, ou qui passe de mains en mains, manifestant que l’acte de filmer devient lui-même collectif, ou une voix qui exprime la nécessité de filmer telle situation pour la faire connaître au plus grand nombre. Evoquons simplement ici cette séquence, à 18’30, où un homme filme la répression d’une manifestation en Syrie. Les forces de l’ordre lui intiment de ranger son appareil. « Le monde doit voir ça, le monde doit voir ce qui s’est passé à Daraa », dit l’homme à la caméra. La sémantique de ce type de séquences est particulièrement riche, car elle mobilise plusieurs lieux et niveaux de discours qui convergent tous vers l’image comprise comme foyer d’expression à la fois intensif et extensif : le policier, en évoquant la caméra et en exigeant qu’elle soit éteinte, désigne la fabrique de l’image, et le filmeur en résistance, en exprimant la nécessité du témoignage, inscrit cette fabrique dans ce témoignage lui-même. L’image devient le lieu de rencontre de forces contradictoires et les tensions qu’elles induisent participent pleinement de sa plasticité.

On le voit, l’acte de résistance par l’image, parce qu’il se donne comme un témoignage qui cherche à avoir une efficacité sur le réel, qui en tant que tel n’a pas d’issues prévisibles — le réel c’est ce qu’on n’attendait pas, répète sans relâche Henri Maldiney en de nombreux textes — doit s’inscrire dans un régime de visibilité. La forme que des films d’artistes donnent à ces images, loin de trahir leur sens ou leur contenu par cet acte de réappropriation, constitue l’un des lieux où elles peuvent s’entendre et se comprendre de manière pleine et entière. Car la forme esthétique, qui n’est pas, tant s’en faut, étrangère aux préoccupations humaines et sociales qui secouent notre monde, est fondamentalement ce qui donne à voir. La forme plastique ne rend pas le visible, elle rend visible, selon la formule de Klee que Maldiney a fait sienne. La forme esthétique peut rendre visible le soulèvement comme aucun autre mode de communication ne peut le faire, car comme lui, elle est un événement à l’issue toujours ouverte, précisémentparce qu’elle peut intégrer le faire, les actes dont elle est le produit. « Pas le tracé, le tracer » dit Thierry Kuntzel, dans une formule géniale par sa concision même. Le soulèvement, dans cette optique, est le motif de prédilection de la forme filmique.

Ici, le mot motif retrouve son sens plein : motivus = ce qui meut. C’est lui qui meut la main. Le geste en prise sur l’œuvre à faire est en résonance avec le regard, lui-même en prise sur la sur-prise du monde. Il tente de garder le contact avec les impulsions rythmiques d’une arrête de montagne, d’un tronc d’arbre, des remous de l’eau, ou des ondes lumineuses d’un visage. Ces impulsions ne sont ni des choses ni du Moi : elles sont celles de l’être-avec-le-monde d’une présence ivre de sentir. L’invisible s’éveille à mesure qu’il se rend visible, mais toujours en avant de sa manifestation18.

En un sens, les films de remploi qui relèvent de ce registre spécifique des images de lutte publiées sur Internet, réalisent la parfaite synthèse entre le contenu et la forme, telle qu’Henri Maldiney la pense. Ils prennent acte en effet de singularités tendues vers un événement qui s’éprouve toujours sur le mode de l’imminence, ce que la forme filmique permet d’exprimer de multiple manière : d’abord par un effet d’accumulation d’images d’un même registre qui montre, en sollicitant une puissance qui leur est propre, leur capacité à participer à un événement qui n’a pas encore eu lieu, et dont il n’y a donc pas encore d’image possible ; ensuite parce que le film, dans ses modalités mêmes de monstration, repose sur un principe d’ajournement de l’image qu’il est en train de construire dans son déploiement, dans la mesure où chaque image qui apparaît est au service d’une autre image à laquelle elle ouvre, dans l’élaboration d’un système de relations qui ne trouvera sa résolution que lorsque le film se sera entièrement déplié, et qu’il n’aura donc plus rien à montrer. Le film est en ce sens un mode de réalisation concret de cet invisible qui s’éveille à mesure qu’il se rend visible qu’évoque Henri Maldiney. C’est en quoi il est un médium à même de produire l’image d’un événement, c’est-à-dire d’une situation qui arrive telle qu’on ne l’attendait pas. Si les films autour desquels s’est structurée notre réflexion ne sont pas à proprement parler des œuvres qui relèvent de la co-création, ils ouvrent un espace d’expression où des actes de filmer isolés — mais tournés vers un souci de la communauté — peuvent se réunir et nous adresser une petite part de ces moments qu’ils documentent.

Bibliographie

Aumont Jacques, Le montage, « la seule invention du cinéma », Paris, Vrin, 2015

Blümlinger Christa, Cinéma de seconde main. Esthétique du remploi dans l’art du film et des nouveaux médias, Paris, Klincksieck, 2013.

Brenez Nicole, "Montage intertextuel et formes contemporaines du remploi dans le cinéma expérimental", Cinémas,  131-2 (2002): 49–67.

Deville Vincent, Les formes du montage dans le cinéma d’avant-garde, Rennes, PUR, 2014.

Maldiney Henri, Regard parole espace, Paris, Les éditions du Cerf, 1992.

Maldiney Henri, L’art, l’éclair de l’être, Seyssel, Comp’act, 1993.

Maldiney Henri, Art et existence, Paris, Klincksieck, 2003.

Simondon Gilbert, Imagination et invention (1965-1966), Paris, PUF, 2014.

Snowdon Peter, « Filmer pour agir sur le présent »,  Entretien avec Catherine Ermakoff, Images et visions mutantes, Positif n°48.

Zabunyan Dork, L’insistance des luttes. Images soulèvements contre-révolutions, Paris, De l’incidence éditeur, 2016.

Filmographie

Anonyme, Cet endroit c’est l’Iran, 2009, 10’.

Godard Jean-Luc, Histoire(s) du cinéma, 1B, 1988, 42'.

Smith Frank, Les films du monde, 2016, 53"

Snowdon Peter, The Uprising, 2013, 79'.

Vallet Kleiner Danielle, Acércate más, 2015, 16'.

Notes

1  Christa Blümlinger, Cinéma de seconde main. Esthétique du remploi dans l’art du film et des nouveaux médias, Paris, Klincksieck, 2013, p.11.

2  Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, T.II [1984-1998], Paris, Cahiers du cinéma, p.430.

3  Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, 1B, 1989, 42’

4  Henri Maldiney, « Image et art », L’art, l’éclair de l’être, Seyssel, Comp’act, 1993, p.274.

5  Henri Maldiney, « L’équivoque de l’image dans la peinture », Regard parole espace, Paris, Les éditions du Cerf, 1992, p.303.

6  Henri Maldiney, « Forme et art informel », Regard parole espace, op. cit., p.154.

7  The Uprising, Peter Snowdon, 2013, 79’.  Ressources en ligne : http://www.abraslecorps.com/pages/magazine.php?id_mag=164

8  Acércate más, Danielle Vallet Kleiner, 2015, 16’. Ressources en ligne : Ressources en ligne : http://www.abraslecorps.com/pages/magazine.php?id_mag=406

9  Les films du monde, Frank Smith, 2016, 53’. Ressources en ligne : http://www.abraslecorps.com/pages/magazine.php?id_mag=286

10  L’insistance des luttes. Images soulèvements contre-révolutions, Paris, De l’incidence éditeur, 2016, p.9.

11  Cet endroit c’est l’Iran, Anonyme, 2009, 10’.

12  Je remercie Nicole Brenez d’avoir attiré mon attention sur ce film.

13  Anonyme, Cet endroit c’est l’Iran, 4’13.

14   Anonyme, Cet endroit c’est l’Iran, 5’50.

15   Gilbert Simondon, Imagination et invention (1965-1966), Paris, PUF, 2014, p.57.

16  Voir Jacques Aumont, Le montage, « la seule invention du cinéma », Paris, Vrin, 2015, p.99 et suiv. Notons toutefois que les séquences vidéos mobilisées dans ces films de remploi, prises de manières unitaires, constituent parfois des actes de création filmiques en soi, et c’est sans doute pour cela qu’elles se prêtent de manière particulièrement évidente au remploi et à une forme de migration de l’espace des plateformes de partage en ligne à celui du cinéma, compris à la fois comme geste de création et lieu où ce geste peut se diffuser. A cet égard, il importe de noter que, pour un cinéaste comme Peter Snowdon, un travail de diffusion en salle de cinéma de ces vidéos conçues pour être publiées instantanément sur les réseaux sociaux a pleinement participé de la genèse de son film. En effet, invité en 2011 par le Collectif Jeune Cinéma à proposer, dans le cadre d’une séance ponctuelle, une programmation autour du cinéma arabe contemporain, Peter Snowdon a choisi de montrer quelques-unes des vidéos tournées pendant les manifestations qui devaient plus tard rejoindre son projet. Cf « Filmer pour agir sur le présent »,  Entretien avec Catherine Ermakoff, Images et visions mutantes, Positif n°48, p.19 et suiv.

17  Henri Maldiney, « Dialectique du moi et morphologie du style », Art et existence, Paris, Klincksieck, 2003, p.85-86.

18  Henri Maldiney, « Dialectique du moi et morphologie du style », Art et existence, Paris, Klincksieck, 2003, p.90.

Pour citer ce document

Rodolphe Olcèse, «L’image de ce qui vient. Production visuelle collective et remploi d’images partagées», déméter [En ligne], Œuvrer à plusieurs : enjeux d'aujourd'hui, Textes, Articles, Thématiques, mis à jour le : 28/05/2018, URL : http://demeter.revue.univ-lille3.fr/lodel9/index.php?id=1254.

Quelques mots à propos de :  Rodolphe Olcèse

Doctorant en esthétique, Rodolphe Olcèse poursuit une recherche sur le remploi d’archives au sein du laboratoire CIEREC (Université Jean Monnet, Saint-Etienne) et enseigne le cinéma à l’Université Paul Valery de Montpellier. Rodolphe Olcèse est par ailleurs réalisateur et producteur.