Aller à la navigation | Aller au contenu

déméter
Description de votre site

Analyses d'oeuvres

Agostino Di Scipio

D’une expérience en écoute de phoné et logos. Texte, son et structure dans Thema (Omaggio a Joyce) de Luciano Berio

Résumé

Thema (Omaggio a Joyce) pour bande magnétique, composée en 1958 dans le Studio de Fonologia de la RAI à Milan, doit être écoutée et expliquée en tant qu’« expérience génératrice » au regard des grandes lignes de pensée compositionnelle de Luciano Berio et, en particulier, au regard de la place centrale dévolue à la voix et au langage dans ses oeuvres suivantes. Qu’une telle expérience soit née d’une confrontation intense des moyens de production électroacoustique atteste également de la singularité de l’œuvre. Les exégètes de Berio n’ont jamais su rendre compte de façon détaillée de la démarche poïétique propre au compositeur qui a su élaborer un rapport fertile avec le fragment de Joyce, qui est le matériau de base du morceau (début  du Chapitre 11 de l’Ulysses). Ces exégètes n'ont surtout jamais expliqué le rôle fondamental du langage joycien dans la construction de l'œuvre.

Dans les pages suivantes, je décris quel type de rapport avec le texte Berio a su consolider dans ses choix techniques et ses options de construction du son. Ce rapport semble revêtir un caractère strictement analogique : Berio prend comme modèle quelques opérations joyciennes qu’il trouve dans tout le Chapitre 11 (pas seulement dans le fragment initial, qui fournit juste le matériau sonore brut). Il fait une translation de ces opérations de word processing sur les multiples façons de forger la matière sonore, c’est-à-dire sur des opérations de sound processing. Ce type d’enquête met en évidence quelques procédures-clefs (écho, résonance, réécriture) qui permettent également une exégèse plus précise de l’œuvre de Berio en général.

Il faut comprendre le rapport son-texte dans Thema en tant que miroir du rapport texte-musique que nous trouvons dans l’œuvre de Joyce. Le compositeur s’approche du langage de l’écrivain jusqu’à se l’approprier, le faire sien, tout en gardant ses distances, en évitant de s’y abandonner totalement. Berio refait Joyce. Thema devient une “chambre d’écho” du fragment d’Ulysse (non  seulement dans le domaine de la construction des sons, mais aussi au niveau de la forme tout entière).

Cette étude porte aussi sur la position de Berio (qui a travaillé avec la complicité de Umberto Eco) vis-à-vis de Joyce dans le contexte plus large de la critique littéraire, ou plus exactement dans le contexte des « études joyciennes ». L’essai, en outre, établit plusieurs fois des liens entre la phonologie de Berio, en suivant Joyce, et la réflexion sur le « logocentrisme » de la tradition de la pensée occidentale, caractéristique de certains écrits de Jacques Derrida (surtout La Voix et le phénomène)2.

Texte intégral

Thema (Omaggio a Joyce) peut être considérée comme une des musiques majeures de Luciano Berio, et probablement la plus représentative, avec Continuo de Bruno Maderna, de la recherche électroacoustique du Studio di Fonologia de la RAI de Milan dans sa période initiale (1954-1960). Rappelons qu’il s’agit d’une pièce enregistrée sur bande magnétique, réalisée avec des sons issus de l’enregistrement de la voix de Cathy Berberian, laquelle lit les trente-trois premières lignes de Sirens, onzième chapitre de l’Ulysse de James Joyce. Pendant les phases préparatoires, des lectures différentes du fragment furent utilisées : des lectures en anglais par C. Berberian, ainsi que des lectures des traductions italienne et française par divers acteurs. Ces lectures peuvent être écoutées dans l’enregistrement radiophonique préparé en 1959 par le compositeur, avec la collaboration d’Umberto Eco, enregistrement qui ne fut jamais diffusé à la radio et réédité seulement très récemment par les archives de la RAI sous le titre Omaggio a Joyce. Documenti sulla qualità onomatopeica del linguaggio poetico (à partir de ce moment, par souci de brièveté nous l’indiquerons simplement comme Documenti). Mais, hormis quelques détails, la majeure partie de la pièce dérive de l’élaboration des seuls sons provenant de la lecture en langue originale.

Dans la période qui suit la première production, deux versions de Thema furent publiées sur disque, l’une sous le titre Thema (Omaggio a Joyce), dont l’année de composition indiquée était 19583, l’autre sous le titre Omaggio a Joyce,et dont l’année de composition indiquée était 19594. En 1995, une restauration stéréo digitale de la pièce a été effectuée, à l’occasion d’une réédition5. Cette version restaurée, qui porte le titre de Thema – Omaggio a Joyce, a été considérée par le compositeur comme la version définitive : elle sera donc notre version de référence pour tous les détails d’analyse discutés par la suite. Les différentes versions débutent toutes avec la voix de Cathy Berberian qui lit le fragment initial de Sirens, et se poursuivent par des élaborations électroacoustiques. La version de 1959 (Omaggio a Joyce) est une exception car, comme le titre le laisse entendre, la lecture initiale a été supprimée et la pièce commence directement avec les sons élaborés en studio. Dans la version de référence, la lecture initiale dure 1’56’’, les élaborations électroacoustiques 6’13’’, pour une durée totale de 8’09’’.

Dans ces pages, je voudrais présenter Thema (Omaggio a Joyce) comme une expérience cruciale qui conduisit Berio, à trente-trois ans, à clarifier l’orientation principale de sa recherche, en mettant résolument la voix et le langage au centre de ses intérêts compositionnels. Les idées et les instruments mis au point dans cette œuvre ont été repris et mis en valeur par le compositeur en de nombreuses occasions6. Il serait toutefois erroné, selon moi, de considérer cette pièce comme un « précédent », même important, d’œuvres « plus mûres ». Les stratégies mises en oeuvre ici apparaissent déjà développées de façon approfondie. Mais surtout, elles ouvrent une pratique créatrice spécifique et, pour certains aspects, unique ou pour le moins rarement explorée de façon si radicale par Berio lui-même.

Parmi les commentateurs de Berio, aucun ne semble avoir approfondi de manière spécifique le rapport entre les processus techniques/constructifs employés par le compositeur et les procédés d’écriture mis en oeuvre par Joyce, entre la construction musicale de Thema (Omaggio a Joyce) et l’expérimentation du langage dans Sirens (qui est aussi l’un des moments de recherche les plus élaborés de l’Ulysses, déjà assez proche du « chaosmos » linguistique du Finnegans Wake)7. Les réflexions que formule le compositeur dans son texte de 1959, « Poesia e musica − un'esperienza»8 (PM), même si elles ne sont pas exhaustives pour la partie technique, aideront à éclairer cette problématique. Par ailleurs, il est aujourd’hui opportun de revenir sur cette expérience pour se pencher de nouveau sur les origines d’une pensée musicale dans laquelle voix et langage sont accueillis et vécus comme étant inséparables, rendus à l’écoute comme l’union intime de phoné et logos9. Il s’agit pour moi de chercher une approche propice à la compréhension de la musicalité impétueuse de Berio, riche et variée, musicalité très particulière et, par certains côtés, unique dans l’histoire de la musique du xxe siècle (par ailleurs si proche de certaines formes de littérature considérées également comme paradigmatiques, à l’exemple de l’œuvre d’Italo Calvino). Je propose donc d’observer comment le rôle central accordé à la voix (à la voix “phénoménologique”, à la voix qui est conscience) et la capacité d’ ”écouter le langage” (en particulier le langage complexe de Joyce) sont devenus projet et structure musicale à travers un travail très concret dans le son, les formes du son. J’essaye également de suivre de près ce mouvement de la pensée et de l’imagination par lequel l’écoute du langage joycien féconde une pratique compositionnelle nouvelle et inventive.

Il est impossible de minorer l’influence de Joyce dans le projet et dans la réalisation de Thema. Il est donc essentiel de se demander quel type particulier de lecture de Joyce Berio effectue, pas tant en termes d’intentions, de « déclarations poétiques », mais plutôt en termes concrets de faits, d’opérations constructives réellement effectuées. On sait que le langage dans Ulysses est matière à des interprétations d’orientation divergentes, et que l’ensemble de l’œuvre de Joyce fait l’objet d’une tradition d’études littéraires qui parcourt tout le xxe siècle et qui se renouvelle encore de nos jours. On a ainsi pu écrire que « Joyce a stimulé des bibliothèques entières de critique littéraire »10. L’analyse doit pouvoir fournir des éléments pour une réflexion quipuissent cerner la position à partir de laquelle Berio (avec Eco) lit et écoute Joyce.

Avant de poursuivre, il convient de rappeler que Berio se rapproche d’Ulysses probablement en 1957, « grâce aux sollicitations de Eco » 11, lequel, à cette époque, selon Berio lui-même12, ne connaissait pas assez bien l’anglais et avait donc lu l’Ulysses dans sa première et unique traduction italienne13. Il ne m’est pas possible de remonter à l’édition d’Ulysses utilisée par Berio. Le texte anglais que j’utilise comme référence pour cet article est une réédition (Penguin Books, 1992) de l’édition considérée “standard” par la critique (Bodly Head, 1960). J’ai eu également à ma disposition le texte de la première édition d’Ulysses (Paris, 1922) récemment ré-imprimé (Oxford University Press, 1992). Je reproduis ci-dessous le fragment du début de Sirens tel qu’il est cité par Berio dans son article (PM).

Bronze by gold heard hoofirons, steelyringing.
Imperthnthn thnthnthn.
Chips, picking chips off rocky thumbnail, chips.
Horrid! And gold flushed more.
A husky fifenote blew.
Blew. Blue bloom is on the
Goldpinnacled hair.
A jumping rose on satiny breast of satin, rose of Castile.
Trilling, trilling: Idolores.
Peep! Who’s in the ... peepofgold?
Tink cried to bronze in pity.
And a call, pure, long and throbbing. Longindying call.
Decoy. Soft word. But look! The bright stars fade. O rose! Notes chirruping answer. Castille. The morn is breaking.
Jingle jingle jaunted jingling.
Coin rang. Clock clacked.
Avowal. Sonnez. I could. Rebound of garter. Not leave thee. Smack. La cloche! Thigh smack. Avowal. Warm. Sweetheart, goodbye!
Jingle. Bloo.
Boomed crashing chords. When love absorbs. War! War! The tympanum.
A sail! A veil awave upon the waves.
Lost. Throstle fluted. All is lost now.
Horn. Hawhorn.
When first he saw. Alas!
Full tup. Full throb.
Warbling. Ah, lure! Alluring.
Martha! Come!
Clapclop. Clipclap. Clappyclap.
Goodgod he never heard inall.
Deaf bald Pat brought pad knife took up.
A moonlit nightcall: far, far.
I feel so sad. P. S. So lonely blooming.
Listen!
The spiked and winding cold seahorn. Have you the? Each, and for other, plash and silent roar.
Pearls: when she. Liszt’s rhapsodies. Hissss.14

Pour Berio et Eco, dans ce fragment, « chaque événement acquiert un relief sonore », et « les mots se présentent tout d’abord comme musique ». Les phrases de Joyce semblent être conçues « pour l’oreille, pour arriver, à travers le langage, à la musique »15. Ce qui attire est « avant tout la primordiale invitation au son »16 , l’identification avec le jeu de timbres des sonorités de la langue. L’utilisation des moyens électroacoustiques de production musicale peut être alors orientée vers « un but précis : multiplier et accroître la transformation des couleurs vocales […], décomposer les mots et recomposer le matériau vocal selon des critères différents […] »17

Au fur et à mesure que ce « but précis » se clarifie, la volonté de « transposer sur un plan musical les intentions de Joyce » et de « porter aux conséquences extrêmes le travail de Joyce »18 s’affirme. En particulier, et d’une manière analogue à la réalisation plus tardive de A-Ronne (sur un texte d’Eduardo Sanguineti), Berio est en train de définir « un critère qui est déjà partiellement présent dans le texte original »19, un critère à extrapoler du texte original et à exploiter encore pour de nouveaux approfondissements personnels. L’analyse tâchera de préciser ce critère et les stratégies opérationnelles qui le matérialisent. Le parcours compositionnel semble donc actualiser certaines potentialités intrinsèques au texte, tout en accomplissant – en déterminant, en achevant – la tension vers le son, vers la musique, que l’on perçoit dans le texte.

Pour le compositeur, les phrases de Joyce sont aussi « une Klangfarbenmelodie dans laquelle l’auteur a voulu créer des effets typiques de l’exécution musicale : trille, appogiature, martellato, portamento, glissando… »20. Le concept de Klangfarbenmelodie évoqué ici par le compositeur nous renvoie à un exemple très efficace de mélodie de timbre, dans sa production antérieure : il s’agit de Monotone,deuxième des trois pièces de Chamber Music (1953) pour voix de femme, violoncelle, clarinette et harpe, presque entièrement constituée sur des variations timbriques d’une seule note. Cette situation n’est pas fortuite comme l’atteste l’emprunt de nombreux vers à l’œuvre de Joyce et le choix du titre Chamber Music. Naturellement, les différences entre Chamber Music et Thema (Omaggio a Joyce) sont importantes : les citations musicales de l’écriture de Sirens sont assez fortes et décisives pour Berio, lequel, en outre, en utilisant le langage d'Ulysses, approche non seulement un texte mais aussi un monde sonore, composé principalement de sons de la voix humaine – et ce sous l'influence de sa familiarité (très récente à cette époque) avec les techniques électroacoustiques21.

Dans cette motivation pour la « réalisation de Joyce », la « qualité onomatopéique du langage poétique »22 a joué un rôle fondamental. Cette qualité est l’élément essentiel qui rend poétique le langage : c’est l’action qui crée (poiesis) en donnant une forme et un nom aux choses, comme dans un mouvement d’identification qui reflète les choses et en restitue l’écho, mais, inévitablement, les déforme – comme dans le cas de l’imitation déformante ou de la singerie, lorsque l’on reconnaît à la fois la chose imitée et l’intention d’imiter tout en déformant. « Tout d’abord l’onomatopée n’est qu’un irrésistible instinct d’imitation, presque un besoin de refaire la nature », mais par la suite elle devient aussi une « technique d’évocation »23. De cette manière, la parole devient essentiellement son : « à travers la puissance incantatoire [de l’onomatopée], le sens se dissout dans la musique et la présence des choses se retrouve plutôt dans la même et impérieuse présence des sons »24.

Le relief que donne Berio à l’onomatopée réside surtout dans le fait qu’elle rend la parole « capable d’assimiler et de conditionner complètement le phénomène musical »25. À cet instant, peut s’établir « un rapport de continuité entre une conduite perceptive de type logique-sémantique et une conduite perceptive de type musical »26. Cette « continuité » est un espace ouvert où signifié et signifiant offrent une unité de sens et de son qui est, en premier lieu, caractéristique de l’onomatopée, et qui appartient plus particulièrement, selon Berio, à l’incessante invention linguistique et à la « fabuleuse énergie sonore »27 de Sirens. Expression verbale et musique peuvent coïncider à un niveau inférieur par rapport à l’articulation organisée du langage, tout en annulant les frontières précises entre son « linguistique » et « pré-linguistique », en posant les bases d’un travail constructif sur les signifiants. Umberto Eco (qui, durant sa collaboration avec Berio, mûrissait des réflexions importantes sur l’écrivain irlandais)28 parle, à propos de Joyce, d’un déplacement de l’axe de la communication « du “signifié” en tant que “contenu” à la “structure signifiante”[…] »29. L’intention de Berio dans la « réalisationdeJoyce » implique donc une relative autonomie de cette polarité du signe que Saussure lui-même définit en termes d’« image acoustique », en entendant par-là non seulement le phénomène physique du son, mais aussi et surtout son « empreinte psychique », le « témoignage de nos sens »30. Par la dissolution de l’articulation verbale du langage en une sonorité pure, l’auditeur est conduit vers la « ligne de frontière entre le son porteur de signification […] et le son se résumant complètement à la donnée acoustique »31.

Une conception particulière de la polyphonie est aussi à l’origine des motivations pour la « réalisation de Joyce ». Pour Berio, « la polyphonie amorcée sur la page [par Joyce] peut devenir réelle » dans la construction musicale32. La superposition de nombreuses lectures du fragment joycien a été l’une des premières expériences conduites en studio par Berio (les résultats sonores, comme nous l'avons dit, font partie des Documenti). Mais la polyphonie poursuivie par Berio avec les moyens du Studio di Fonologia assume une valeur toute particulière dès lors qu’elle devient un instrument qui « met davantage en relief les points de plus grande complexité et de plus grande tension sonore » du fragment joycien33. On voit ici qu’un élément présent dans le texte (polyphonie) devient un moyen de construction (un dispositif compositionnel) qui vise à donner un relief aux propriétés structurelles du même texte : mouvement qui va du texte à la musique et qui retourne au même texte. C’est un mouvement contraire par rapport à celui qui, dans Joyce, part d’une suggestion musicale (schéma de fugue, citations musicales, …) et aspire, à travers l'invention linguistique, à retourner à la musique (sonorités du langage, rythme des images narratives, polyphonie dans le flux de conscience associé au monologue intérieur du protagoniste d’Ulysses, Leopold Bloom et des autres personnages).

Grâce à quelques permutations entre les différents enregistrements du texte, dans la même langue ou dans plusieurs langues (une polyphonie qui, finalement, est un contrepoint des couleurs caractéristiques des trois langues employées), Berio obtient un « terrain luxuriant de végétation linguistique », puis, définitivement, une construction musicale « qui ne veut rien signifier en dehors de sa structure libre et complexe »34. La volonté de composer un hommage à Joyce autonome, c’est-à-dire une extension musicale issue d’un travail né originellement en tant que « commentaire [radiophonique] sur la qualité poétique du langage », se dessine en fonction de cette pluralité de voix contenues dans le fragment joycien : « une fois le jeu [des agrégations polyphoniques] entamé, il est difficile de s’arrêter ». C’est pourquoi « le texte devient prétexte pour un exercice compositionnel »35.

Quelles sont donc les motivations impérieuses qui sous-tendent la courte pièce de Berio ? Le compositeur est charmé par le langage de Joyce, par les suggestions qu’il offre à l’imagination et qui peuvent être résumées aux trois points suivants : Klangfarbenmelodie, onomatopées et polyphonie. « Les suggestions auxquelles Joyce nous induit sont trop tentantes », affirment Eco et Berio36. Plongé dans une recherche qui n’avait pas un but compositionnel immédiat, le compositeur devient victime du « chant » charmeur qu’il écoute : « insensiblement le chant des Sirènes nous séduit et nous conquiert»37. Le texte de Joyce joue pour Berio le rôle de la sirène. Celle-ci s’incarne d’ailleurs de manière sensible dans la voix de Cathy Berberian qui lit – ou mieux, joue – le début de Sirens ; grâce à elle, l’union thématique essentielle entre voix et langage se réalise immédiatement38. Evidemment, Berio s’apprête à « réaliser Joyce » d’une façon toute personnelle : au-delà d’une certaine variété des couleurs sonores caractéristiques des jeux verbaux et des comptines de la tradition orale anglaise (dans laquelle, en effet, le recours à l’onomatopée est toujours fondamental)39, le monde sonore de Thema (Omaggio a Joyce) est très éloigné de la musicalité vécue par l’écrivain irlandais. Je fais référence non seulement au schéma de fugue de Sirens, mais aussi aux nombreuses allusions au bel canto contenues dans l’épisode (cf. infra). Ce que le compositeur reçoit de Joyce, c’est plutôt « l’héritage d’une expérimentation à outrance »40 : dans des oeuvres comme Ulysses, l’ouverture à l’expérience du langage est aussi une ouverture qui ignore ses propres potentialités mais qui en demeure néanmoins initiatrice. La musique de Berio, inimaginable pour Joyce au moment historique de son aventure créative, matérialise néanmoins une des possibilités ouvertes par cette même aventure.

« – Viens, ô illustre Odysseus, grande gloire des Akhaiens. Arrête ta nef, afin d'écouter notre voix. Aucun homme n'a dépassé notre île sur sa nef noire sans écouter notre douce voix ; puis, il s'éloigne, plein de joie, et sachant de nombreuses choses. »

[…]

« Nous savons aussi tout ce qui arrive sur la terre nourricière. »

Odyssée, chant XII, vers 144 et suivants
(traduction de Charles-René-Marie Leconte de L'Isle).

Dans son texte de 1959, Berio parle d’« adhésion créatrice », en entendant par là un type particulier de réception adaptée à l’art contemporain (il cite Boulez, Stockhausen, Pousseur, Mallarmé et Joyce). « À un niveau de conscience où il n’y a guère de place pour les schémas formels de perception les plus simples – car tous nos sens sont appelés à connaître et consommer l’objet esthétique – mais où il y a unité complète de notre être, de notre conscience, il y a adhésion créatrice »41.

Or, lorsque l’on passe de l’étude de certaines propriétés du langage à un travail qui en tirerait les conséquences, il s’agit, au fond, de Berio lui-même qui « adhère » de manière inventive aux sollicitations de l’écriture joycienne : « l’adhésion créatrice » est réellement son propre type d'écoute et d'approche de Joyce. Il faut cependant ajouter que le compositeur entend répondre à l’appel de ce chant de sirènes, sans s’y abandonner : pour Berio, le chant de la sirène-Joyce ne doit pas être, contrairement au chant des Sirènes pour l’Ulysse de Joyce (Leopold Bloom), « une invitation à l’abandon et à l’oubli » ; il faut y répondre « par un acte de construction »42, en écoutant les sirènes et en parcourant l’expérience de connaissance dont ces dernières sont riches, mais tout en gardant sa propre identité et la responsabilité de ses propres actions.

Cette dialectique entre expérience et identité, ce jeu qui met en péril la subjectivité, constitue à mon avis un des motifs de réflexion les plus importants par rapport au sens le plus général d’une pièce comme Thema (Omaggio a Joyce). Je ne peux pas en discuter ici ; je me limiterai à dire que le compositeur entend, premièrement, dévoiler les innombrables possibilités combinatoires des signifiants, grâce à une matière verbale qui est « déjà intimement irriguée de sons »43, elle-même sirène ; deuxièmement, ne pas s’abandonner à un pur impressionnisme du son. Sa lecture (son écoute) de Joyce semble, d’une part, assez proche de celle du type de la critique post-structuraliste qui célèbre la richesse, la complexité et l’intertextualité de l’oeuvre-labyrinthe, du « multi-vers » qu’elle construit, selon une clé de lecture qui sera ensuite d’une grande richesse pour le fond extrême de l’expérience joycienne, le Finnegans Wake (apprécié justement par John Cage)44 ; d’autre part, la lecture (l'écoute) de Berio semble prendre la mesure de cette dimension « périlleuse » de l’écriture de Joyce, et réaffirmer l’identité menacée par l'extrême richesse du langage joycien afin de renforcer la solidité du sujet après l’avoir exposé à la fascination sonore et au risque de la perte d’identité et de sens.

En outre, l’« adhésion créatrice » de Berio face à la sirène-Joyce devient, dès le début, hypothèse d’action sur le langage, et donc, aussi, exercice herméneutique sub specie musicae, un exemple sui generis d’analyse et d’exégèse littéraire. Ce sera justement Berio lui-même qui, par la suite, clarifiera la possibilité « d’utiliser des critères musicaux pour l’analyse et la redécouverte d’un texte »45.

Or, en préliminaire à un parcours soulevant de telles questions esthétiques, il est nécessaire d’essayer une confrontation précise entre l’articulation technique-compositionelle dans Thema (Omaggio a Joyce) et celle dans Sirens. Il faut considérer la façon dont le compositeur tire parti de cette possibilité, en portant notre analyse sur les choix et sur les stratégies du processus compositionnel — sur la « technologie de la composition ».

La composition de Thema part en effet d’une sorte d’ « analyse phénoménologique » : il s’agit de « remonter du phénomène à l’hypothèse et à la confirmation d’une idée »46 . L’idée est de fonder la composition sur un jeu de signifiants, en faisant de la parole une pure matière sonore et en articulant le flux musical dans un espace continu entre son « linguistique » et « pré-linguistique ». Le phénomène est, quant à lui, « la lecture enregistrée du début du onzième chapitre de Ulysses »47. Dans celui-ci, il faut, selon moi, distinguer une dimension purement textuelle (Joyce) et une dimension sonore unique et non renouvelable (Berberian). En disposant des ressources technologiques disponibles, le compositeur travaille en effet « toujours en valorisant les suggestions découvertes dans la lecture enregistrée »48. De quelles manières ? En suivant les indications du texte, à la fois dans la rationalité du langage et dans la sonorité de la parole, en suivant en même temps le logos et la phoné, et donc en restituant à l’écoute leur caractère inséparable.

***

Comment réalise-t-on ce travail, qui est en même temps analytico-interprétatif et synthético-compositionnel, sur le fragment initial de Sirens ? Quel regard porte-t-on sur le phénomène, pour pouvoir en déduire aussi un critère constructif ? Quelles sont les suggestions que Berio accepte et exploite ?

Il n’est pas satisfaisant de répondre seulement avec un rappel générique des qualités onomatopéiques du fragment initial du chapitre, ou en se référant à ses allusions explicitement musicales. À mon avis, ceci reviendrait à assimiler la musique de Thema (Omaggio a Joyce) à une forme d’impressionnisme. Les éléments d’analyse proposés jusqu’à aujourd’hui sont orientés en majeure partie vers une phénoménologie empirique de l’écoute qui, justement, amène subrepticement à ce type de compréhension impressionniste, naturaliste. En particulier, ces éléments d’analyse concernent les différents degrés de perception entre une parfaite reconnaissance et une totale non reconnaissance du fragment joycien.

Cette orientation trouve une confirmation, mais seulement partielle, dans les paroles de Berio lui-même, lequel, dans PM, parle de « conduites perceptives » provoquées par l’écoute de sa pièce, en indiquant les extrêmes, d’une part dans une conduite « de type logique-sémantique », telle qu’elle est utilisée dans le langage communicatif, et d’autre part dans une conduite « de type musical »49, immédiatement expressive et dégagée d’un code transparent, voué aux seuls signifiants. Il s’agit des deux modes de perception entre lesquels Berio, comme nous l’avons déjà dit, entend créer une transition sans obstacles et donc une graduation basée sur l’organisation des timbres50. Osmond-Smith, en traitant brièvement de Thema (Omaggio a Joyce) au début de son étude approfondie sur Sinfonia, se borne à traduire ces indications en termes personnels (mais, en vérité, peu pertinents), en parlant d’« extraction de séquences » du texte et d’émiettement en moindres « composants phonétiques »51. Avec plus de précision, Delalande avait posé « le problème de la segmentation en unités structurelles », en suggérant la nécessité d’« une étude expérimentale de la ségrégation d’unités perceptives ». Le musicologue français distingue « trois conduites perceptives »52 :

1) reconnaissance générique d’un code linguistique (segmentation du texte au niveau de syntagmes entiers, de mots isolés ou de phrases courtes) ;

2) reconnaissance de la matrice vocale des sons, et non reconnaissance du texte (segmentation du texte en dessous du niveau de la parole, au niveau des syllabes et phonèmes) ;

3) irréductibilité des sons à un quelconque modèle vocal (segmentation du texte en dessous de tous les niveaux auxquels on recourt communément).

On peut reformuler une telle perspective d’analyse en l’articulant selon deux dimensions orthogonales distinctes :

1) reconnaissance vs non-reconnaissance du texte ou d’éléments qui le composent (un travail sur le logos) ;

2) reconnaissance vs non reconnaissance de la voix (un travail sur phoné).

Leur intersection crée un espace continu, à l’intérieur duquel il est possible de repérer de nombreux lieux sensibles où se déroule le parcours de l’écoute.

Or, d’éventuelles précisions en ce sens relèvent d’une « analyse impressionniste » parfois douteuse, bien que motivée par le concept de « conduite perceptive » suggéré par le compositeur. Cette perspective nous renseigne peu sur la tension structurelle de l’œuvre en relation avec la présence fondamentale de Joyce. De plus, elle nous renseigne peu sur la pratique de construction, seule voie par laquelle l'oeuvre prend corps et devient perceptible. Les éléments d’analyse qu’elle offre concernent seulement les résultats du processus compositionnel. Certes, il est concevable que, pendant les phases terminales de la production de la pièce, les différentes structures sonores précédemment élaborées aient été agencées par Berio en succession et en superposition selon des propriétés particulièrement sensibles, qui correspondent justement aux différentes « conduites perceptives ». Mais il est évident que la production de ces structures, bien avant le montage final, ne peut pas être orientée dès le départ par une telle logique, qui est valable seulement a posteriori. S’il en était différemment, le processus compositionnel relèverait d’une suggestion empathique irréfléchie et, au fond, parfaitement abstraite. Les critères forts, au contraire, doivent être beaucoup plus proches du texte joycien, comme le compositeur l’indique quand il écrit vouloir « développer une lecture du texte joycien dans un champ de possibilités restreint, dicté par le texte lui-même »53. Ce qui est « dicté » par le texte n’est pas une projection des propriétés générales de la structure finale de l’œuvre, ni même une image sonore prédéterminée qui oriente téléologiquement les efforts constructifs. Ce qui est « dicté » concerne plutôt des opérations spécifiques sur le son, et concerne une pratique qui, du moins initialement, ne connaît pas les résultats terminaux, qui apprend à écouter les résultats obtenus au fur et à mesure, et qui laisse enfin apparaître une logique de surface fonctionnant comme parcours d’écoute. Ceci signifie, entre autres, que l’idée des « conduites perceptives » est à comprendre comme le résultat du processus compositionnel, et non pas comme une prémisse – comme les analyses dont on a fait mention ainsi que de nombreuses autres critiques le laissent entendre54.

***

Interrogeons-nous donc de nouveau : comment se réalise ce travail sur les signifiants du fragment initial de Sirens ? Quelles sont les suggestions dont s’est inspiré Berio, et d’où viennent-elles ? Pour essayer de répondre à ces questions, je crois qu’il est nécessaire de réexaminer les concepts d’« adhésion créatrice » et d’« onomatopée », pour les confondre presque, c’est-à-dire pour les considérer au fond comme synonymes ou au moins comme des termes convergents. Il faut les comprendre dans le sens d’une réception qui recrée, d’une écoute qui redonne présence aux choses, qui en reconstruit l’image en la modifiant toutefois légèrement, en restituant un mode caractéristique de présence et, de cette façon, en rappelant une identité – dans l’acception traditionnelle de la théorie musicale, c’est précisément la définition du « timbre ». Il faut refaire la lecture du texte joycien pour observer les éléments que Berio écoute et reconstruit, reçoit et transforme. Et pour observer, également, dans quelle mesure ils sont convertis en options opérantes, en procédures technologiques, selon une perspective attentive à une pratique qui « met en œuvre », et non pas seulement aux résultats de cette pratique.

Les suggestions les plus caractéristiques inspirées par l’œuvre de Joyce concernent les processus d’élaboration de la parole opérés par l’écrivain – véritables processus de word processing analogues à ceux que l’on peut aujourd’hui pratiquer avec des systèmes d’écriture informatisés (comme celui à partir duquel j’écris en ce moment), qui se prêtent bien aux combinatoires, aux permutations, aux déplacements des signes. De telles suggestions ne concernent pas seulement le fragment initial de Sirens, lequel, pourtant riche d’allitérations, de rythmes et d’inventions timbriques, n’offre qu’une petite partie des actions et déformations linguistiques que l’on peut trouver dans le reste du chapitre. Berio n’a pas été explicite sur ce point (il fait juste allusion aux « intuitions polyphoniques [qui] guident le fil narratif de tout le chapitre »)55. À une seule occasion, mais de façon plutôt accidentelle et sans fournir d’éléments analytiques concrets, il précise que les éléments joyciens qu’il a pris en considération « innervent tout le chapitre »56. Le début de Sirens lu par Cathy Berberian fournit à Berio le matériau sonore à exploiter dans le studio. Mais l’ensemble des modes opératoires, ou matériaux musicaux, qui conduisent Berio à broyer les éléments sonores et textuels afin de les reconstruire par la suite pour former des séquences différemment ordonnées, se retrouve plutôt dans le corps du chapitre sous une multitude de formes. À travers un travail patient et même artisanal (fragments de bande magnétique coupés et collés à la main, analogues au cut and paste, au « couper-coller » des programmes actuels de editing digitale du son), le compositeur traduit certains exemples de word processing, dont Sirens abonde, en autant de processus d’élaboration du son (sound processing)57.      

Parmi les principaux modes d’élaboration que nous trouvons dans Sirens, nous pouvons relever les suivants, regroupés selon une classification empirique, certainement perfectible mais suffisamment claire. (Pour chaque processus, nous indiquons des cas exemplaires et la page correspondante à l’édition Penguin de 1992 ; les mots en gras italique sont aussi dans le fragment initial enregistré par Berio). 

- Elisions

Exemples : « Bloo »(p. 329) ;

« Bloo smi qui go. Ternoon » (p. 339) ;

« Death. Explos. » (p. 357) ;

« un comb:’d » (p. 358) ;

« Some pock or oth. It is utterl imposs. Underline imposs. » (p. 360) ;

« Accep my poor litt pres enclos. »(p. 360)58 ;

« Ask her no answ. » (p. 360) ;

« Fro, to : to, fro : » (p. 369) ;

« Good oppor. » (p. 376) ;

- Processus de contraction (union de phonèmes et/ou syllabes provenant de mots élidés)

Exemples : « yrfmstbyes. » (correspondent à You are off, must be, yes) (p. 370) ;

« blmstup » (correspondent à Bloom stood up) (p. 370) ;

« ‘lldo ! » (correspondent à I will do) (p. 373) ;

- Processus d’enchaînement de deux ou plusieurs mots (fonction de renforcement sémantique)

Exemples : « steelyringing » (p. 328) ;

« longindying »(p. 329) ;

« greaseasebloom » (p. 335) ;

« warmseated » (p. 347) ;

« ardentbold » (p. 347) ;

« bensoulbenjamin » (p. 347) ;

« afterclang » (p. 356) ;

« outtohelloutofthat » (p. 357) ;

« musemathematics » (p. 359) ;

« seehears » (p. 365) ;

« lipspeech » (p. 365) ;

« deepseashadow » (p. 370) ;

« towncrier » (p. 374) ;

« nominedomine » (p. 374) ;

- Processus d’enchaînement de syllabes ou de mots monosyllabiques (rythmes, allitérations)

Exemples :   « bloohimwhom » (p. 339) ;

« enclap » (correspondent à En[core] e clap[clopclap])(p. 356) ;

« One: one, one, one, one, one: two, one, three, four. » (p. 364) ;

« Look: look, look, look, look, look: you look at us. » (p. 364) ;

« Far. Far. Far. Far. » (p. 372) ;

« cockcarracarra » (p.367) ;

« wavyavyeavyheavyeavyevyevyhair » (p.358) ;

«Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap.» (p.373) ;

- Répétition rapprochée de mots identiques ou aux sons semblables (rythmes, allitérations )

Exemples :   « jingle jingle jaunted jingling »(p. 329 et p. 349) ;

« symmetry under a cemetery wall » (prononciation quasi identique entre symmetry et cemetery) (p. 359) ;

« jog jig jogged » (p. 364) ;

« knock Paul de Kock with a loud proud knocker with a cock » (p. 364) ;

« diddleiddle addleaddle ooddleooddle » (p. 365) ;

« Tschink. Tschunk » (p. 375) ;

« tram kran kran kran » (p. 376) ;

-  Répétition très rapprochée de syllabes ou phonèmes (réflexions, échos)

Exemples :   « Imperthnthn thnthnthn »(p. 328 et p. 332) ;

« Clapclop. Clipclap. Clappyclap. » (p. 329 et p. 356) ;

« endlessnessnessness... » (p. 355) ;

« lugugugubrious » (p. 365) ;

« manlessmoonlesswomoonless » (p. 365) ;

« carracarracarra » (p. 365) ;

« cock. Cockcock » (p. 365) ;

« Krandlkrankran » (p. 376) ;

- Processus de dilatation temporelle de phonèmes isolés (« étirement »)

Exemples :   « Hissss »(p. 330 et p. 364) ;

« Rrr » (p. 371) ;

« person. Rrrrrrrsss » (p. 371) ;

« Rrrrrr. » (p. 373) ;

« Prrprr. » (p. 375) ;

« Fff! Oo! » (p. 376) ;

« Waaaaaaalk » (p. 376) ;

« Kraaaaaa » (p. 376) ;

« Pprrpffrrppffff. » (p. 376).

Dans certains cas, les processus sont intriqués, lorsque le résultat d’une transformation devient la base d’une transformation autre, comme dans les exemples suivants : « diddleiddle  addleaddle  ooddleooddle » (une répétition rapprochée est placée à l’intérieur d’un groupe plus large de répétitions), ou « womoonless » (élision d’un mot, « woman », et, ensuite, son enchaînement avec un autre, « moonless » ). Dans « Rrrrrrsss», l’écho du son /rs/ extrait de « person » est allongé dans le temps, c’est-à-dire soumis à une dilatation temporelle. Dans « Clapclop. Clipclap.Clappyclap », l’écho de « clap » est placé à l’intérieur d’un groupe plus grand d’échos peu différents entre eux.

Pour la confrontation nécessaire, prenons les exemples suivants de sound processing mis en oeuvre par Berio, ordonnés ici selon une classification qui suit celle utilisée en haut pour Joyce (pour chaque exemple nous donnons l’indication du temps à l’intérieur de la partie « d’élaboration » de Thema (Omaggio a Joyce) ) :

- Elisions

Exemples : «...» (1'17") ; «...» (1'22") ;  

«’ft word » (soft word) (5'31") ;

- Processus de concaténation de phonèmes ou syllabes (avec, éventuellement, obtention de nouveaux mots)

Exemples :   «jix» (contraction de « ji[n]g[le] » e « [hi]ss ») (2'30") ;

« imp-rrr-jin... » (3'53") ;

« a-a-o-a-o » (3'54") ;

« g-co-...-u-o-.. .» (4'58") ;

« list-ee-hiss-and for-’ft word-so s-other pla-listen! » (5'36") ;

- Processus d’enchaînement de mots (renforcement sémantique)

Exemples : « sailfar » (0'01") ;

« spiked-winding-cold-silent-listen » (0'09") ;

« I feel-bloo-so lone-Liszt’s-blooming-rhapsodies » (0'17") ;

« hissail » (la /s/ élement de transition) (0'24") ;

« hiss-so-sad » (la /s/ élement de transition) (5'21") ;

-  Processus de répétition rapprochée de mots (rythme)

 Exemples :   « sail-sail-sail-sail... » (et aussi, moins audible, « war-war » et « spiked-spiked ») (0'28") ;

«horn-haw-horn» (4'01") ;

-  Montage de mots répétés très rapprochés (écho)

Exemples :   réverbération de « jingle » (1'50") ;

réverbération de « rebound, jaunted, so, so lonely » (1'53") ;

réverbération de « rhapsodies » (2'39") ;

- Montage de syllabes ou phonèmes répétés très rapprochés (avec différents effets de matières)

Exemples :   « rebound-thnthn-s-so-f-so lonely-so lone » (1'52") ;

«...» (2'13") ;

« jaunt jaunt list list list » (2'18") ;

« stz-tz-is-is-s-szt-’tword » (2'32") ;

transposition et réverbération des précédentes (3'06") ;

«’old-aw-or-war» (5'51") ;

-  Processus de dilatation temporelle (« étirement », utilisation du Tempophon, cf. infra)

Exemples :   « soofftt wwoorrdd-soft word » (5'05") ;

« llisstt » ; « eeaacchh aanndd ffoorr ootthheerr ppllaasshh » ;

« aanndd ssiilleenntt rrooaarr » ; « ssoo ssaad » ; « hhiissssssss » (juste après 5'15").

Avec de tels processus empiriques, Berio travaille la parole orale comme Joyce la parole écrite. La différence réside dans le fait que son matériau sonore, la récitation enregistrée de Cathy Berberian, est doté déjà au départ de sa propre temporalité intime, de sa propre allure mélodique et rythmique. Bien que la dimension diachronique de la récitation soit parallèle à l’extension spatiale de la parole imprimée sur page, Berio peut en réalité décomposer théoriquement à l’infini son « texte », qui est en effet continu (le signal acoustique « analogique » enregistré sur bande magnétique), là où Joyce ne peut pas faire abstraction de l’espace discret de la succession des caractères typographiques. Les transformations accomplies par Joyce dans le corps de la parole écrite sont transposées par Berio et rendues plus ou moins denses dans la dimension temporelle interne au son. En essayant de « donner la voix » à ces transformations textuelles, il les utilise comme une forme de « notation musicale », comme une écriture qui sert de transcription du son, comme des signes qui signifient une réalité acoustique. Le word processing joycien est ainsi accueilli comme un élément structurel d’écriture, non pas comme un artifice de surface. Berio est intéressé par cet aspect de la structure du texte. Ainsi saisit-il dans Sirens l’importance d’une problématique qui concerne « la façon dont les paroles peuvent agir [perform] en tant que sons »59. Les processus d’écriture appliqués par Joyce sont un expédient performatif, et où « les règles dominantes […] sont acoustiques, non pas linguistiques »60.

Outre les opérations essentielles de micro-montage, de cut and past, parmi les procédés de traitement du son appliqués par Berio dans le Studio di Fonologia, nous pouvons citer : la construction de boucles de bande (loops) pour l’obtention de répétitions cycliques du même matériau sonore ; des techniques empiriques de modulation dynamique (le profil d’accentuation d’un mot ou d’une phrase est imposé à un mot ou une phrase différents) ; des transpositions (augmentation ou diminution de la vitesse de déroulement de la bande, avec pour conséquence l’altération des hauteurs et durées) ; des filtres sélectifs ; des réverbérations artificielles ; et enfin d’autres procédés – comme, par exemple, l’utilisation d’un instrument appelé Tempophon (j’en parlerai ultérieurement)61. Un tel arsenal technologique apparaît assez varié. Il a sans conteste permis à Berio d’effectuer des opérations plus complexes, introuvables dans Sirens. Néanmoins, la plus grande partie de ces opérations implique une confrontation directe du compositeur avec la dimension temporelle, et surtout micro-temporelle, de l’événement sonore : elle donne naissance à des transformations plus ou moins évidentes des parties internes de l’écoulement temporel du son, en réalisant ce que Berio appelle une « variation des rapports de temps entre les différents éléments sélectionnés »62. Même les processus qui n’ont pas d’équivalent exact dans le texte de Sirens63,constituent au fond une extension du word processing joycien. Toutes ces opérations sont des analogues empiriques du « champ restreint des possibilités dictées par le texte même », en référence au principe de dissolution et réorganisation de l’écoulement interne du son et à un effritement plus ou moins subtil de la parole – presque comme une « granulation » du son, selon le jargon électroacoustique moderne64.

Un effet collatéral de cette homogénéité est la grande économie de matériaux et de gestes que l’on observe à l’écoute de l’œuvre. D’ailleurs, le sound processing de Berio, bien qu’il se réfère aux suggestions techniques que l’on retrouve dans le texte de Sirens, se base sur un vocabulaire somme toute assez restreint, celui du fragment découpé du début du chapitre. On retrouve cette économie de moyens également dans l’écoute des bandes originales de Berio qui précèdent le montage final, à propos desquelles Zavagna a pu observer jusqu’à quel point « le vocabulaire utilisé [par le compositeur] était exigu »65. Il faut  aussi remarquer que le vocabulaire de Sirens est à son tour assez restreint : la construction littéraire s’enrichit de façon labyrinthique à partir de permutations continues d’un petit ensemble de substantifs, adjectifs et verbes, soumis à des déplacements continus de contexte, avec un mouvement qui reproduit, à un niveau plus large, le word processing qui opère à un micro-niveau. La sobriété du matériau de Thema (Omaggio a Joyce) fait écho à la sobriété du matériau de Sirens. Kiberd considère cet aspect du langage de Sirens comme un « making familiar words sound new » (faire résonner des mots communs comme s’ils étaient neufs), et rappelle que Joyce a passé une grande partie du temps investi dans l’élaboration de l’Ulysse « non pas tant sur le choix des mots que simplement sur leur ordre »66. Ce qui renvoie à une observation d’Umberto Eco selon laquelle « les liens linguistiques et les structures narratives traditionnelles ne servent pas à Joyce à exprimer et lier des idées nouvelles : ce sont les anciennes idées […] dont Joyce se sert pour faire jaillir, grâce à des rapprochements significatifs, de nouveaux liens, ou, du moins, leur possibilité »67. En conclusion, c’est là un renversement de priorités entre signifiant et signifié, en faveur d’un travail sur les signifiants existants capable de faire jaillir de nouveaux signifiés.

***

Considérons maintenant dans les détails quelques exemples remarquables d’élaboration micro-temporelle du son, en commençant par le seul élément de Thema (Omaggio a Joyce) dérivé de la lecture italienne : la consonne /r/ de « morbida » (en italien « morbida parola » traduit l’original « soft word »). Le /r/ est isolé du contexte du mot afin d’être utilisé en loop, pour l’obtention d’un son itératif que nous indiquerons provisoirement par /rrrrrrrr/. À ce son, Berio ajoute de l’épaisseur par une réverbération artificielle. On écoute ce son à 1’43. L’opération correspond assez fidèlement à certaines répétitions de phonèmes présents dans Sirens, par exemple aux répétitions citées supra, « Rrr » et « Rrrrrr ». Comme la consonne liquide /r/ est douée au départ de sa propre périodicité intrinsèque (elle est définie « polyvibrante » dans certains traités de phonétique)68, l’itération lui confère, déjà sur la page écrite, une sorte de périodicité de second degré. La transformation opérée par Berio finit par rendre audible cette périodicité de second degré. Et, en même temps, elle offre la possibilité de relever un paradoxe interne au phénomène : la périodicité de /rrrrrrr/ est perçue comme un son plus proche d’une voyelle que d’une consonne (une vibration périodique correspond à un spectre harmonique, plus proche des formants vocaliques)69. Ainsi peut-on reconnaître à la suggestion typographique « Rrrrrr » une validité tout autre que formelle : sa présence sonore devient dans l’œuvre de Berio sensiblement différente par rapport à un /r/ isolé, dans une graduation entre voyelles et consonnes, entre oscillation périodique et apériodique, que l’on vérifie sur un plan proprement empirique.

Le mot « blooming » (fleurissant, fleurir) est utilisé par Berio afin de construire un geste d’accumulation d’énergie que l’on écoute à partir de 43” et qui dure environ dix secondes. Si l’on étudie l’enregistrement digital du morceau avec des programmes ordinaires d’editing du son, on observe que le compositeur a isolé un phonème « doux », peut-être le palatal /l/ de « blooming », pour en faire ensuite un loop70 /llllll/ auquel il ajoute tout d’abord le labial /b/, pour former l’itération /blblbl/ ; /oo/, pour former /bloobloobloo/ ; puis encore /m/, en laissant émerger le nom de Bloom, et enfin la syllabe /ing/ (ou /in'/). À l’écoute, l’opération se développe par stratifications successives, bien qu’il ne soit pas certain que la réalisation technique ait suivi ce même ordre de succession. Il s’agit de toute façon d’un processus d’accumulation qui parvient à la parole en partant du son, à travers une transformation dans le son. Notons une très forte analogie avec certains processus d’enchaînements dans Sirens – comme « wavyavyeavyheavyeavyevyevyhair », processus presque équivalent à une interpolation graduelle entre « wavy » (ondoyant ) et « hair » (cheveux) en passant par « heavy » (lourd).

Le sifflement du dental sifflant /s/ de « hissss » est considéré par Berio (et Eco) comme « le point de plus grande saturation sonore » du fragment joycien71, au point de suggérer « le début d’un nouveau discours purement musical »72. Cette donnée renvoie à la constatation que, dans plusieurs passages de Thema (Omaggio a Joyce), le bruit blanc73 du /s/ est utilisé comme transition d’une parole ou d’une phrase du texte à une autre (cf. supra, quelques modes de word processing joycien). On écoute à 0’23’’, à 2’21’’ et à 2’51’’ des transformations nouvelles, même très poussées, de ce même son. On remarque aussi que Berio utilise le son « hissss » pour conclure la pièce.

À 5’19’’ on entend, en séquence, trois sons brefs très différents l’un de l’autre, produisant un effet de grand contraste : on passe d’un son quasi sinusoïdal – obtenu par filtrage « passe-bande » très sélectif sur un matériau non identifiable (c’est probablement une des rares opérations totalement étrangères à la « dictée » joycienne) – à l’émission de « hissss », son qui correspond à la transition rapide d’une voyelle aspirée au bruissement du /s/ (processus d’une grande complexité dynamique, comme certaines recherches phonétiques l’ont souligné)74, pour ensuite terminer avec « so sad », correspondant à une succession de bruits /s/ et de voyelles (sons périodiques) /o/, /a/. Une telle séquence, avec cette articulation interne, suggère à l’écoute que les deux derniers mots sont composés des deux éléments écoutés auparavant, la sinusoïde et le bruit du /s/. De manière similaire, on trouve dans Sirens des syllabes présentées juste avant, à l’intérieur de mots différents, puis combinées ensemble, créant ainsi un lien timbrique là où il ne semblait y avoir qu’une simple juxtaposition – comme par exemple : « Clapclopclap. Encore, enclap » (p. 356 ).

Pour conclure, nous devons mentionner le processus de « modulation dynamique » employé par Berio. Avec un tel processus, Berio impose le rythme d’une certaine langue, et en particulier celui de la phrase française « petites ripes, il picore les petites ripes d’un pouce rêche, petites ripes », à la récitation anglaise de Cathy Berberian. Il obtient ainsi un profil de l’accentuation particulier et inédit. Naturellement, des interventions semblables (qui sont, par ailleurs, difficilement identifiables à l’écoute) n’ont pas d’équivalence directe dans le texte de Sirens. Cependant, une certaine analogie peut être établie avec les « flux d’images » que Joyce introduit fréquemment mais à intervalles irréguliers par de courtes interventions en italien (fragments d’arias d’opéra, cf. infra), en français ou même en latin. Il scande ainsi (macro-)rythmiquement le parcours textuel (anglais) par le son de langues étrangères, en « modulant » la respiration formelle de tout le chapitre.

***

Echo. How sweet the answer.

(Joyce, Sirens, p. 351)75

Nous ne pouvons pas savoir si la transposition et la répétition des modes de word processing trouvés dans le labyrinthe de Sirens ont été effectuées par Berio de façon entièrement consciente. Toutefois, rien ne nous interdit de l’imaginer, surtout si l’on considère que le compositeur s’est exprimé en termes de « variations des rapports de temps » internes au son. Quoi qu’il en soit, l’analogie ne sera relevée que par un regard attentif à tout le texte de Sirens – et non pas au seul fragment initial – et en confrontant les processus d’élaboration du son utilisés par le compositeur dans le studio. Nous apprenons que Berio adopte un comportement imitatif qui consiste à observer et à extraire certaines propriétés structurelles du langage de Sirens pour les exploiter ensuite dans son travail en studio. La transposition du word processing joycien en autant de processus d’élaboration du son constitue un exemple remarquable, dans le contexte général de la « tradition électroacoustique » de ce que Simon Emmerson a appelé « syntaxe extraite [abstracted] du matériau »76. Les suggestions provenant du texte sont converties en des opérations concrètes au niveau de la composition dans et sur le son, par un travail incessant de décomposition et recomposition, de fragmentation et reconstruction de la parole. Cette action de répétition de fragments du signifiant est réalisée de telle façon qu’elle laisse dans le signifiant une empreinte qui préserve l’écho du signifié originel tout en le restituant modifié.

L’on voit bien que la tentative de « réaliser Joyce » n’a pas lieu de façon abstraite et naturaliste. Elle se matérialise dans des opérations concrètes qui suivent des indications précises du texte : Berio suit Joyce de près, sélectionne quelques méthodes d’élaboration et les répète dans une expérience sensible d’une autre dimension. Berio « donne suite » à Joyce. Il le refait, le fait à nouveau, lui donne une continuation, une réverbération, une résonance : Joyce résonne dans Berio. Dans sa structure sonore, Thema (Omaggio a Joyce) est une « caisse de résonance » ou une « chambre d’échos » qui refait et prolonge certains éléments de Sirens. Le geste qui redonne une présence sonore, qui est celui de l’onomatopée, peut être maintenant entendu comme une solide métaphore opérationnelle, et non plus comme une simple suggestion générale et abstraite. Il se révèle donc en tant que projet d’une « mise en œuvre » concrète, plutôt que suggestion lyrique. L’enseignement de Joyce porte sur la dynamique même de ce faire qui  « met en œuvre ». Comme l’écrit Johnson, « pour Joyce, le langage devait faire, non pas dire »77. D’autres commentateurs ont observé jusqu’à quel point Joyce, dans l’écriture, était stimulé par les « façons de faire », par les procédés techniques plutôt que par la supposée « signification » de ce faire78.

À son tour, même le concept d’« adhésion créatrice » peut maintenant être entendu, non seulement en tant qu’attitude de réception dont Berio sent la nécessité, en général, pour l’art de son temps, mais aussi en tant que sa façon personnelle d’écouter, de recevoir et de suivre un texte. Ce rapport avec le texte équivaut presque à celui qui est propre au genre littéraire de la « recension »79 : le texte est lu plusieurs fois (re - ) pour en faciliter la compréhension, le jugement ou l’appréciation (censeo), ou, plus précisément, pour « lui donner une voix » et pour « l’annoncer » (comme le suggèrent les racines indo-européennes de censeo / Kas, Kans, Kens / )80. Cette « annonciation », dans le cas de Berio au regard de l’œuvre Joyce, a lieu à partir de termes analogues à ceux du texte même.

***

Le concept de « résonance » est central dans Sirens, à la fois comme phénomène acoustique de la réflexion du son et comme geste de la répétition, du refaire – et aussi du représenter. Les miroirs derrière le comptoir de l’Ormond Bar réfléchissent l’image de tout ce qui se passe dans le local, mais ils sont aussi des surfaces réfléchissantes qui renvoient presque inaltérée, avec l’image, chaque vibration acoustique engendrée par le tintement des verres, des pièces de monnaie, des couverts, des plateaux, des bijoux, etc.…Il en est ainsi pour chaque voix, chaque appel, chaque interlocution. Les miroirs réfléchissent, en outre, les intonations hésitantes d’airs d’opéras populaires, dans le Dublin du début du xxe siècle, airs entonnés par les clients qui, accompagnés d’un piano, se mesurent entre eux, suscitant applaudissements plus ou moins appuyés, commentaires et encouragements81. Ils réfléchissent le bruit de ferraille des chevaux dans la rue, dehors, le tapotement rythmé du bâton de l’aveugle, le claquement d’un élastique de jarretière, et naturellement les plaisanteries et les confidences que s’échangent les deux serveuses, Miss Douce et Miss Kennedy, éponymes des sirènes homériques. Il faut ensuite prêter attention aux « réflexions » à voix basse, ou même complètement muettes et intérieures, de Leopold Bloom, lequel, au milieu de ce brouhaha qui l’entoure, pense à sa maîtresse Martha (à laquelle il écrit une lettre) et à sa femme Molly (chanteuse, maîtresse à son tour de son impresario). Enfin, on peut mentionner aussi le son complètement mental de la « musemathematics » platonique grâce à laquelle, à la moitié de l’épisode (p. 359), Bloom réagit aux banalités qui résonnent autour de lui, à la sensualité des formes féminines, à la vacuité du bavardage qui parvient à son oreille… Bref, aux choses qui, de toute façon, le séduisent et l’attirent.

Voilà donc la « scène auditive »82 de l’Ormond Bar. Dans cette efflorescence de stimulations sonores, de voix parfaitement restituées par les miroirs, avec les reflets incertains de lumière, d’autres résonances encore surgissent. Comme Dowd l’affirme, Leopold Bloom « est une chambre de résonances qui, en relevant certaines voix, les multiplie, les répète en écho »83. Bloom répète et multiplie en lui-même les sons qui l’entourent et qui parviennent à lui non seulement à travers la surface réfléchissante des miroirs, mais aussi à travers d’autres surfaces, à travers les nombreux « tympans », les nombreuses surfaces secouées et percutées de l’Ormond Bar, toutes différentes entre elles, plus ou moins tendues, plus ou moins absorbantes et poreuses : je me réfère à la jarretière (garter), au diapason (tuning fork), au piano et même au papier sur lequel Bloom écrit ainsi qu’au tampon d’encre (blotting pad) – ces deux derniers entendus à travers les sons produits par le stylo qui parcourt le papier, le frappe, le griffonne. Chaque tympanon, chaque membrane frappée est un « timbre », littéralement un organe battu, mais aussi, réciproquement, la chose même qui incarne le geste de se battre : battre c’est marquer, c’est laisser une empreinte (que l’on se rappelle l’« empreinte psychique » du signifiant dans les travaux de Saussure), comme l’indiquent les racines de tympanon, le grec typtein et le sanscrit tupati signifiant « marquer », « timbrer ». Donc, les nombreux tympana de Sirens sont proprement des signes qui renvoient, en tant que tels, à un signatum d’une part, c’est-à-dire à un concept signifié, et à un signans d’autre part, qui est un agrégat phonique signifiant, le mot « signe » devant être pris au sens saussurien d’union de concept et image acoustique. Pour reprendre Dowd, ces signes-tympan constituent « an array of other devices which double, mimic, represent, convey, transfer, repeat or establish a system of correspondences » 84, autrement dit ils redoublent, à leur tour, répètent et transfèrent des sollicitations déterminées d’une autre dimension de l’expérience et circonscrivent l’espace dans lequel Bloom intériorise les sons, l’instrument même de cette intériorisation.

Dans l’importante tradition d’études littéraires sur Ulysses, les deux serveuses-sirènes constituent le « sujet » de la fuga per canonem que Joyce a pris comme schéma formel. Bloom serait le « contre-sujet » et les autres personnages correspondraient à d’autres moments de la fugue. Dowd voit dans l’interaction entre Kennedy et Douce « une chaîne qui s’étend harmoniquement pendant tout l’épisode »85 , un entrecroisement parfaitement réussi, un contrepoint où tout devient juste, où tous les détails correspondent entre eux à travers les rimes et les renvois entre leurs voix de sirènes et les autres voix de l’Ormond Bar. Dans la structure musicale-narrative, le jeu de correspondances entre les deux serveuses-sirènes produit des effets de « résonance harmonique »86 où les personnages parviennent toujours à se comprendre, à se joindre réciproquement, dans un dessein parfaitement symétrique et consonant. Bloom, en étant le « contre-sujet », semblerait contrarier cette symétrie pour la réaffirmer ensuite, comme c’est le cas dans la nécessaire dialectique de la forme musicale. Cependant, dans l’acte de recevoir et répéter voix et sons, de les transférer intérieurement, il laisse entrevoir d’autres horizons et significations qui ne trouvent pas une correspondance dans la scène de l’Ormond Bar, et qui deviennent pour lui une façon de revenir aux déboires et aux désillusions de la vie. Au cours de son monologue intérieur, Bloom devient donc une « dissonance » effective par rapport à la vivacité contrapuntique qui l’entoure. Dissonance qui diverge et mène à autre chose, qui essaie de se tirer du jeu, dissonance qui ne se résout pas, ce qui constitue un dysfonctionnement par rapport à la dialectique constructive de la forme. Bloom ne se limite pas à réfléchir les voix et les sons, mais dans ce déplacement vers l’intérieur de lui-même, il les déforme, les réfléchit tout en les transformant. Dans le miroir déformant qui est le tympan de Bloom, chaque son projette d’autres images, d’autres pensées. Le monologue intérieur de Bloom est une véritable fuite face au contexte ; il contraste avec l’intrigue harmonique qui l’enveloppe et qu’il revendique, oublieux de lui-même. Ceci renvoie à un autre aspect important du langage joycien, celui de la tension irrésolue « entre la partie et le tout, entre l’unité singulière et la totalité. Les deux choses coexistent en Joyce »87. Eco parle d’une « tension inassouvie »88. Bloom semble s’abandonner au chant des sirènes, sans renoncer pour autant à sa liberté. Il veut participer (« être une partie ») et en même temps, il veut rester à l’écart, en dehors. C’est en cela que son caractère est « odysséen ». Et c’est pourquoi Joyce l’appelle « unconquered hero » (p. 340), précisément comme le héros d'Homère.

Par rapport aux agrégats « bronze-or » (goldbronze) qui résonnent dans l’interaction entre Kennedy et Douce, la dissonance de Bloom produit une crise dans la synthèse de la forme générale89, et constitue plutôt un moment d’analyse qui dissout et décompose l’unité de l’expérience. Contrairement aux autres oreilles tendues dans l’Ormond Bar, que Dowd définit comme des récepteurs linéaires transparents (« unproblematic receptors »90), Bloom « est prêt à écouter avec une oreille “autre” [his other ear] »91, et il s’écoute en train d’écouter ; il accueille le son tout en déformant son message ou, du moins, en le recontextualisant, en le renvoyant à autrui. La résonance de son écoute est « non-linéaire » à la fois dans le sens d’une ramification en plusieurs directions et dans le sens – que l’on comprend, maintenant, à la lettre – d’un procédé qui, pendant l’écoute, divise et multiplie la chose écoutée au lieu de la restituer intacte et qui, dans la répétition du signifiant, non seulement sépare celui-ci d’une signification univoque, mais aussi le divise et le relance en des directions différentes et inédites. Dans cette « confusion » de lignes sémantiques, Dowd sent un véritable événement du bruit92. Je dirais alors que Bloom s’oppose, dans la structure de sa propre écoute, au chant des sirènes. Comprise comme un « système de transfert », son oreille réfléchit une sorte d’« intériorité téléphonique »93, c’est-à-dire qu’elle renvoie le son à distance, mais de l’intérieur.

Deux moments illustrent bien la tension irrésolue de cette « écoute non-linéaire ». Le premier concerne l’élastique que Bloom tient entre ses doigts et avec lequel il joue nerveusement alors qu’il s’occupe d’autre chose (p. 353-358). Bloom tend l’élastique qui devient entre ses mains une corde musicale qu’il accorde et dont il joue. Contrairement aux autres tympana de Sirens, l’élastique ne reste pas intact : tendu et détendu sans cesse, il rompt soudainement (« it snapped » p. 358). Dans un premier temps, devenu corde de harpe, l’élastique est déjà autre chose, même s’il participe encore à l’harmonie du contrepoint de sirènes. Puis, une fois cassé, il est restitué comme le non-identique, en ayant désormais introduit en lui une discontinuité irréversible. La résonance connaît une limite : la tension excède et le fil se casse, définitivement modifié, non plus élastique ni corde de harpe, non plus agent de mouvement périodique, non plus élément d’harmonie. Un bruit sec – instant bref de chaos – accompagne sa rupture (le verbe anglais snap, à l’évidence d’ordre onomatopéique, implique une rupture soudaine accompagnée par un claquement). Dans un autre passage, un des personnages fait allusion au risque de perte de l’ouïe – « sure you’d burst the tympanum of her ear »94 (p. 348) –  mais ce risque ne pèse que dans l’élastique de Bloom, signe d’une réceptivité différente, d’une façon différente de recevoir les sons et les voix qui l’entourent.

Dans un autre passage de Sirens, les serveuses et certains clients approchent leurs oreilles d’un coquillage pour en écouter presque la « voix » interne, le son du clapotis des vagues (« plash of waves »). Quelqu’un demande : « What are the wild waves saying ? » (p. 363). Implicitement le coquillage est identifié à la voix de la mer dont la présence est vécue comme une réalité et coïncide même avec une volonté-de-dire spécifique, avec une intention de signification particulière, bien qu’obscure. Pour les protagonistes du contrepoint harmonique de l’Ormond Bar, le son du coquillage est présence immédiate de la mer : il lie au signifiant, et immédiatement un signifié comme dans la parfaite « unité à deux faces » du signe saussurien. Ici, la fonction du signifiant est si parfaite qu’elle devient transparente95.

Pour Bloom, d’autre part, « her ear too is a shell » (p. 363) : rapprocher l’oreille du coquillage serait comme rapprocher deux oreilles entre elles – alors, l’instrument (le coquillage) finit par se confondre avec l’organe de réception (l’oreille). En étant à son tour coquillage, l’oreille est donc productrice de sons. La mer et son chant – Bloom : « The sea they think they hear. Singing » (p. 363) – naissent dans le coquillage, c’est-à-dire dans l’oreille, ce qui est valable aussi pour le pouvoir évocateur de la musique (plus tard Joyce demande : «What do they think when they hear music? », p. 367). D’une manière qui évoque une épistémologie scientifique indéterministe-relativiste, l’ouïe déforme, ou même invente, la chose entendue. Ceci explique comment il est possible, pour Bloom, de s’écouter en train d’écouter (utiliser son propre « his other ear »), en percevant, dans la vibration de son propre tympan, le processus par lequel l’ouïe parvient à inventer la chose entendue. Bloom se dédouble – il écoute et il est écouté. L’oreille ressort altérée, ainsi que les sons qu’elle reçoit et déforme. Bloom sait qu’il ne peut pas correspondre directement avec les sollicitations sonores externes, même s’il y paraît sensible et s’il semble s’y abandonner, parce qu’il sait que dans l’écoute, elles sont différentes de ce qu’elles sont réellement. Peut-être également parce qu’il est saisi par les transformations de l’écoute plutôt que par les sons écoutés, et il se fait entraîner vers des lieux et des images qui n’existent que pour lui. En faisant écho aux sons et aux  voix, en les répétant, les divisant, les multipliant en lui-même, il donne une variation ou une extension d’identité à la chose répétée, il instaure donc une différance (pour le dire comme Derrida).

Thomas Rice définit Bloom comme « un récepteur conscient »96. Dans l’épisode « harmonique » de l’Ormond Bar, Bloom devient à nos yeux, qui regardent de l’extérieur, un élément de crisis, de discernement et de discrimination – de connaissance. Nous nous demandons si, au fond, la volonté affichée par Berio d’écouter et de réagir au chant des sirènes par un « acte de construction » n’est finalement pas un écho de ce rôle critique et dissonant de Bloom ; Berio, en somme, comprend le travail de Joyce sur le langage comme un travail qui, à travers cet Ulysse qui est Bloom, nous désigne « disponibles et responsables face aux provocations du chaos et de ses possibilités »97. On découvre un parallèle inédit et surprenant : Berio et Bloom réagissent tous les deux au chant de leurs sirènes respectives, en se prédisposant à l’écoute mais en la déformant à leur façon. Dans cette perspective, on dirait que Berio est (refait) Bloom. Résultat inattendu de l’analyse qui voit Berio répéter le geste de l’Ulysse joycien, en recevant les sollicitations du texte pour les transformer, les diviser et les multiplier à sa façon. Thema (Omaggio a Joyce) est l’écoute intérieure de Berio qui s’écoute en train de lire Joyce, et en train d'écouter son Siren (Joyce dans la voix de Berberian).

Devant un tel constat, il faut s’interroger avec prudence et précision. Comme nous l’avons remarqué plus haut, Berio estime que l’Ulysse de Joyce s’est perdu dans le chant des sirènes et qu’il faut adopter, au contraire, un comportement différent. Toutefois, nous pouvons vraiment affirmer que « Berio est Bloom » si nous observons les actions qu’il effectue en analogie avec les processus d’élaboration retrouvés dans le texte et dans lesquels s’opère la « réponse constructive » du compositeur au chant de la sirène-Joyce. Si nous voyons dans le langage joycien « une invitation primordiale au son », tout en réduisant le centre de l’expérience à l’« impérieuse présence des sons » et en faisant du lecteur-auditeur une possible victime du dangereux chant des sirènes, le résultat de l’analyse serait sans doute différent et le geste de Berio serait plus proche de celui de Stephan Dedalus (alter ego de Bloom dans Ulysses). Ce dernier est défini par Rice comme « a creative reagent »98 qui accepte la complexité du monde (et de la culture de tous les temps, dont Dedalus est un référent encyclopédique), et qui s’abandonne au chant des sirènes en devenant une seule chose avec lui, selon une attitude artistique uniquement esthétique mais strictement contemplative. Pour nous, cette deuxième possibilité n’existe que par rapport à la dynamique qui a conduit Berio, charmé par la surface sonore du langage joycien, vers Sirens. Il en va différemment, évidemment, si l’on considère le geste compositionnel dans sa structure, dans son parcours constructif et d’exploration – véritablement « expérimental » ; et si donc l’on considère le relief structurel que Berio assigne au word processing joycien.

***

Le dernier élément de réflexion que je voudrais proposer porte sur une correspondance macro-structurelle qui est loin d’être secondaire. Je fais naturellement référence au fait que les œuvres Thema (Omaggio a Joyce) et Sirens débutent toutes les deux par un segment initial qui précède le corps principal du travail. J’appellerai ces deux segments respectivement T1 (texte 1) et T2 (texte 2). Le T1 de Berio correspond à la lecture des trente-trois premières lignes de Sirens, tandis que T2 propose des élaborations électroacoustiques de T1. Dans Sirens, T1 est une succession de cinquante-sept brefs éléments textuels, plutôt déliés et fragmentaires, de nature plus proprement poétique que narrative, lesquels réapparaissent plusieurs fois dans le corps du chapitre, T2, correspondant au déroulement de l’action dans l’Ormond Bar.

En se référant au T1 de Sirens, Berio parle d’une « sorte d’ouverture, une exposition des thèmes qui prélude à la véritable composition »99. En faisant allusion à son propre travail, il parle justement de « thème » qui précède la véritable pièce, le véritable « hommage à Joyce » (rappelons que la version enregistrée en 1959, sans T1, s’intitulait simplement Omaggio a Joyce). Le compositeur fait sienne la référence joycienne de la forme musicale pour laquelle le T1 de Sirens représenterait une exposition thématique et T2 le développement des différentes sections de la fugue. Le terme « ouverture » implique un concept analogue – même s’il est formulé en référence aux formes du théâtre musical – pour lequel T2 serait une sorte de narration dont l’introduction instrumentale anticipe le caractère et les thèmes principaux. Osmond-Smith100 et d’autres commentateurs font sans doute référence à une telle conception. Berio parle aussi de « prélude » (« exposition qui prélude la composition »), en mettant en valeur une priorité de nature exclusivement temporelle, là où l’idée de « thème et de développement » implique une dérivation morphologique (T2 dérivé de T1), ou aussi un enracinement logique (T2 enraciné en T1). Il utilise aussi la définition de « système sonore »101, qui en effet confère au T1 de Sirens un caractère de résumé et de recueil, d’assemblage ou de composition (sys-thema) d’« éléments thématiques »102 dispersés dans la construction de tout le chapitre.

Si l’on retient ces indications, nous dirions, sur le plan de la logique temporelle, que T2 suit T1. Si l’on se réfère à la logique constructive, en revanche, Berio sait que Joyce a effectivement extrapolé a posteriori les fragments de T1 à partir de T2, raison pour laquelle T2 coïncide sans doute avec une phase précédente de l’écriture. Donc, à ce niveau macroscopique, la direction du travail du compositeur est précisément à l’opposé de celle de Joyce.

Concernant Sirens, Dowd pose la question à la fois en termes de priorité logique et structurelle et en termes d’une éventuelle symétrie ou concordance entre les deux segments. Et finalement, il parvient à l’idée qu’on ne peut pas vraiment voir en T1 une exposition thématique, de même qu’on ne peut pas voir non plus en T2 « le texte véritable » du chapitre103. T1 serait plutôt « un plan qui indique les zones de densité polyphonique de T2 »104, une cartographie qui décrit les lignes essentielles de la construction du chapitre. T1, donc, ne précède pas T2, mais ne le suit pas non plus ; il est une sorte de grille qui s’y superpose. T1 et T2 sont alors l’un à côté de l’autre, et c’est seulement des exigences typographiques qui imposent un ordre de succession. Jeri Johnson propose l’image d’un chef d’orchestre qui feuillette rapidement et sans ordre la partition qu’il s’apprête à diriger, avant de commencer l’exécution. Ici aussi T1 est une vision d’ensemble, aérienne, du territoire que l’on s’apprête à traverser105. D’autres commentateurs ont vu en T1 une page de liens intertextuels qui amènent le lecteur à suivre des parcours non-prédéterminés à l’intérieur du texte. De la même façon, Brian Stonehill saisit dans tout l’Ulysses une « trame cybernétique », un réseau de signaux envoyés et reçus à travers des canaux d’informations parfois transparents, parfois opaques106.

Bien que ces indications arrivent à saisir avec précision certaines structures cachées dans l’écriture joycienne, nous pouvons cependant revenir à l’idée d’un ordre de succession temporelle effectif, car nous pouvons considérer T2 comme le résultat d’une « décompression » de T1 ou comme son « inflation » (regonflement, expansion). J’entends par-là une véritable dilatation temporelle, un processus d’« étirement » qui laisse, comme certains des processus de word processing au niveau local, une trace sensible dans la construction et en détermine le timbre général, l’articulation globale. En ce sens, la structure de Sirens coïncide avec la diffusion (T2) multiple et changeante d’un événement initial (T1) ; c’est-à-dire, avec la décroissance articulée d’une explosion initiale d’énergie sonore qui retentit dans le temps, selon le classique paradigme anthropologique du musical « percussion-résonance », « attaque-résonance », comme un coup de timbale ou de gong – comme un rappel qui s’éteint lentement (longindying call). T2 devient alors résonance, propagation et dispersion de l’énergie sonore de T1, dont il répète et diffuse la présence comme dans un écho soutenu, différent selon le lieu où on l’écoute. Les fragments répétés dans cet écho ne sont pas des re-présentations littérales mais proprement des « différances » – des ajournements, des prolongations et des délégations : le changement de contexte induit un ajournement répété de la signification. Chaque répétition est une reformulation qui dévoile la chose répétée comme étant autre, non-identique et plurielle. La répétition renvoie à une disposition de l’identité qui était apparue comme unité seulement pendant le bref impact initial – avant l’écho – mais que l’écho révèle comme plurielle. La répétition, autrement dit l’écho, permet l’analyse, la dissolution de l’unité, et en même temps il révèle comment ce qui semble être unité autonome n’est au fond qu’élément partiel d’un contexte hétéronome.

Il faut compter parmi les appareils utilisés par Berio pour Thema (Omaggio a Joyce) le système de lecture et reproduction du son appelé Tempophon (ou zeitlauftregler), qui permettait (mais de façon assez approximative) de déformer la durée du son sans en altérer la fréquence ou vice-versa. Par exemple il était possible de multiplier la durée sans provoquer de transposition de la fréquence107. Vers la fin de la pièce, on écoute des sons vraisemblablement obtenus grâce à l’application de ce processus à divers fragments sonores du T1, dilatés plus ou moins du double de leur durée originale (cf. les exemples de sound processing énumérés plus haut dans la comparaison avec le word processing joycien). Ce qui est intéressant de souligner est assurément l’analogie entre cette possibilité technique de transformation du son et l’idée selon laquelle l’Omaggio a Joyce peut apparaître sensiblement comme l’effet résultant d’un étirement ou d’une décompression du Thema (ou vice-versa, celui-ci comme la contraction soudaine de celui-là). L’analogie n’est pas établie par le compositeur et, d’ailleurs, le Tempophon aurait difficilement pu, à l’époque, devenir le moyen principal de toute une réalisation compositionnelle. Mais cette analogie, plus qu’hypothétique, indique un rapport ultérieur de connexion avec la structure de Sirens.

Dans Sirens, T1 et T2 sont séparés par un espace blanc ; dans Thema (Omaggio a Joyce), par une courte pause. Dans un cas comme dans l’autre, cette brève suspension est surtout une « interface », une surface subtile à travers laquelle l’énergie de T1 circule et passe dans l’espace de T2, où elle résonne. Cette courte pause est le point de passage qui sépare ou unit deux mondes, fluctuation momentanée de l’incertitude par laquelle quelque chose laisse un espace pour entrer dans un autre espace, tout en devenant différent par rapport à ce qu’il était avant. Cette interface est, à ce moment, une véritable projection formelle des différents tympana,des multiples surfaces vibrantes que l’on rencontre dans Sirens : une membrane au-delà de laquelle un événement initial est restitué comme autre. Dans Thema (Omaggio a Joyce) cette petite épaisseur est juste une respiration, suite à laquelle la phoné de T1 se transforme en un jeu de réflexions qui la dissout et la restitue comme différente, à l’écoute. Les choix compositionnels de Berio, en ce point qui semblerait seulement séparer fonctionnellement deux parties, sont au contraire très précieux : cette brève respiration mesure, le temps d’un soupir, l’abîme qui sépare le bruit prolongé du sifflement qui termine la lecture de Cathy Berberian (« hissss ») de l’impact soudain et marqué d’agrégats de voyelles, déjà polyphoniques, avec lequel débutent les élaborations électroacoustiques. Ce seuil est ainsi marqué par un intervalle profondément dissonant : un bruit dont l’origine est singulière (le sifflement d’une voix), venant s’opposer à un agrégat complexe de couleurs vocales (la multiplication de la voix en plusieurs voix, tirées de différents lieux du fragment joycien, maintenant soudainement co-présentes).

Au-delà de cette brève pause, T1 résonnera en T2 en tant que matrice, comme origine (et éventuellement en tant que destinée puisque, dans le final, après des transformations timbriques très profondes, voix et texte deviennent à nouveau claires et reconnaissables à l’écoute). T1 est alors son-origine dont la présence, pendant l’écoute de T2, fonctionne comme rappel, comme écho mental. Dans cet écho, chaque répétition-déformation par rapport au son-origine parvient à mesurer les actions effectuées par le compositeur dans la matière sonore. Dans les sons de T2 nous pouvons mesurer une certaine distance de l’événement sonore vis-à-vis de la phoné initiale, nous pouvons écouter les modifications et les différences introduites par le compositeur pendant son travail sur T1. Le sens musical est restitué moins dans les sonorités en tant que telles (les « objets sonores » et les « conduites perceptives » qu’elles induisent) ou dans les mots du fragment joycien, que dans les actions et déformations effectuées afin de faire apparaître quelques différences dans les actions que nous pouvons écouter dans le son. La structure musicale est la configuration de ces actions dans le son : l’articulation de la responsabilité du compositeur dans ses choix opérationnels concrets, dans ses options techniques précises – « la technique comme véritable contenu de l’œuvre »108.

***

Naturellement, dans son hommage, Berio ne restitue pas la même musicalité d’où jaillit l’expérimentation linguistique joycienne. Chaque transformation-réécriture dit quelque chose de la chose transformée et d’elle-même en tant que projet de réécriture. Mais chaque transformation, en changeant de domaine d’expérience et en changeant de temps historiques et de moyens techniques, perd quelque chose de décisif dans la chose transformée, en se révélant enfin comme réinvention ou réécriture. Voila la limite et le charme de la « recension ». Le sound processing de Berio agit non seulement dans un domaine de l’expérience sensible qui est différent de celui du word processing joycien, mais aussi ajoute et enlève quelque chose du sens que les artifices d’écriture de Sirens peuvent apporter, même là où les analogies entre les processus d’élaboration respectifs sont parfaitement établies et observables (comme je me suis efforcé de le démontrer ci-dessus). Berio reste totalement maître de son essai pour « réaliser Joyce » et, en ce sens, le tissu sonore de Thema (Omaggio a Joyce) « ne veut rien signifier d’autre que sa propre structure »109. Cette affirmation théorique, véritablement problématique, mérite un approfondissement critique que les limites de notre étude rendent impossible.

Le langage de Joyce ouvre un horizon immense de possibilités dans lequel chaque essai d’interprétation et d’accomplissement occupe un point différent et unique, en restituant une musicalité dont Joyce est co-responsable mais qui est tout autre que sa propre musicalité. L’écrivain lui-même devait ressentir précisément l’impossibilité d’écouter les musiques inaugurées par son écriture – en 1919 (pendant l’écriture de l’Ulysses) il écrivit : « depuis que j’ai écrit Sirènes, il m’est impossible d’écouter aucun genre de musique »110.

Sur la base de cette ouverture, l’expérience de Berio, avec une grande intelligence, inaugure une pratique du son complètement inédite et novatrice qui se poursuivra dans quelques pièces postérieures (je pense principalement à Visage et A-Ronne). Il faut se rappeler le contexte historique et matériel de la production de l’oeuvre, surtout le milieu technologique où elle est née. À cette époque, les moyens du Studio di Fonologia (comme ceux des autres studios électroacoustiques de l'époque) constituaient une technologie musicale imparfaite, difficile et parfois même handicapante, au regard de l’importance des tâches à accomplir. Mais précisément à cause de cela, ils pouvaient conditionner des solutions bien méditées, attentivement étudiées au niveau musical avant d’être accessibles au niveau technique. Ce seront les idées musicales mêmes, de l’envergure de Thema (Omaggio a Joyce), qui vont permettre des améliorations successives dans les instruments techniques du travail en studio. La première musique électroacoustique, en tant que pensée nouvelle et possibilité nouvelle de la pratique du son, existait même en l’absence d’une lutherie vraiment performante et, bien qu’elle se nourrisse nécessairement des conditions technologiques données, elle a contribué à les renouveler, à les trahir111. Après quelques années, Berio reviendra à l’utilisation des instruments musicaux de la tradition européenne – et, naturellement, à la voix placée au centre de sa propre recherche. La technique, en tant que question essentielle de la pratique musicale contemporaine, redeviendra pour Berio essentiellement technique « instrumentale » ou « orchestrale ». Même l’emploi d’équipements sophistiqués pour la spatialisation du son, dans des travaux récents tels que Ofanim, Outis et Cronaca del luogo, semble plus relever d’un élargissement de la palette des moyens disponibles que de l’invention de nouvelles pratiques compositionnelles.

Avec Thema (Omaggio a Joyce) naît un nouvel art du son attaché à une confrontation « avec » et « à travers » le texte. Il saisit un rapport avec le texte capable de guider les actions dans le milieu technologique de la production, tout en étant, à son tour, conditionné inévitablement par celui-ci. C’est en ce point précis que s’insère, fondamentale, la « présence » de Joyce, déjà en 1958 totalement décisive dans l’art de Berio. La manière avec laquelle le compositeur se rapproche de cette « présence » consiste dans le soin attentif qu’il consacre à l’union de logos et phoné - leur union est presque son unique matériau, sans doute trop proche de la conscience de chaque auditeur pour apparaître issue d’une tradition musicale spécifique – et donc en mesure d’orienter le travail compositionnel vers un territoire d’imagination vraiment inédit, malgré sa familiarité et son intimité, nonobstant le recours à une technologie musicale qui, historiquement, était encore largement inédite.

[Traduction de Giuliano Chiello et Vincent Tiffon]112

Notes

2  La Voix et le phénomène, Paris, Puf, 1967, trad. italienne, Milan, 1968.

3  Disque Turnabout TV 34177.

4  Disque Limelight LS 86047.

5  CD BMG 09026-68302-2. La restauration a été effectuée dans le centre Tempo Reale de Florence par Nicola Bernardini, Paolo Zavagna et Andrea Baggio, sous la supervision de Berio lui-même. Une autre édition digitale récente, mais non restaurée, est éditée sur CD BV Haast, BV 106.

6  Cf. Aussi David Osmond-Smith. Un grand nombre de ses expériences de démembrement et de « musicalisation » de textes […] proviennent de la pièce électronique Hommage à Joyce (« Joyce, Berio, et l’art de l’explosion », Contrechamps n°1, 1983, p. 84; trad. personnelle de l’auteur du présent article.

7  Dans une étude qui a le mérite d’avoir posé pour la première fois la question méthodologique de l’analyse des répertoires électroacoustiques, François Delalande, dans « À propos d’Hommage à Joyce de Luciano Berio », Musique en jeu n°15,1974, ne considère nullement la « présence » de Joyce, il l’ignore totalement. Dans une réflexion sur l’influence de l’écriture de Joyce sur l’ensemble de l’œuvre de Berio, David Osmond-Smith consacre à Thema juste quelques lignes, en estimant que « seulement dans les œuvres instrumentales majeures des années 60, Berio aborde réellement les méthodes de travail joyciennes » (Osmond-Smith, 1983, op. cit, p. 84, trad. de l’auteur). Les remarques formulées dans d’autres travaux (F. Menezes, Berio et la phonologie, Frankfurt au Main, 1993; Norbert Dressen, Sprache und music bei Berio, Regensburg,1982) m’apparaissent peu intéressantes par rapport au type d’analyse que j’essayerai de faire dans le cadre de cet article.

8  Luciano Berio, « Poesia e musica – un’esperienza », Incontri musicali, n°3, 1959 ; réédité in La musica elettronica (textes réunis sous la direction d’Henri Pousseur), Milan, 1976. Traduction française : « Poésie et musique – une expérience», Contrechamps n°1, septembre 1983, p. 24-35.

9  L’inséparable unité de phone et logos (la tension de la voix qui devient langue), a constitué, selon certains courants de la philosophie contemporaine, le privilège du « logocentrisme » si caractéristique de l’histoire de l’Occident. Que l’on regarde, par exemple, l’oeuvre de Jacques Derrida (en particulier La Voix et le phénomène, Milan, 1968). Dans les pages suivantes, je ferai parfois référence à la pensée de Derrida, même si je ne peux pas oublier qu’il faut nécessairement avoir aussi une vision critique de son oeuvre, surtout sur le thème du langage et de la voix par rapport à l’histoire. Une perspective intéressante est en ce sens exprimée par Adriana Cavararo, dans son Politique des voix (MicroMega–Almanacco di filosofia, n°4,1999).

10  Jeri Johnson, « Introduction » à Ulysses. The 1922 text, Oxford University Press, 1993, p.x.  [À partir d’ici, pour toute citation traduite de l’anglais ou du français il faut entendre « traduction personnelle » de l’auteur de cet article]. Naturellement, les extraits d’Ulysses cités par la suite au cours de l’analyse seront laissés dans la langue originale.

11  Luciano Berio, entretien par Enzo Restagno, « Ritratto dell’artista da giovane », Berio, (texte réunis parE. Restagno), Turin, 1995, p.17.     

12  Cf. l’entretien recueilli par P. Albèra et  J. Demierre, Contrechamps, n° 1,1983, p.60.

13  La lecture italienne que l’on écoute dans Documenti est tirée de la première et unique traduction intégrale autorisée, celle Guido De Angelis. Cette traduction, en 1958, était encore inédite : elle est apparue en 1960 pour l’édition Mondadori (auparavant, quelques fragments de l’Ulysses avaient été traduits et publiés par Carlo Linati en 1926 et par Alberto Rossi en 1931 et 1949). L’édition italienne à ma disposition est une réédition Mondadori de 1988.

14  Ceci est le fragment du début de Sirens tel qu’il est reproduit par Berio (ou par son éditeur) in PM. Les textes d'Ulysses à ma disposition présentent de très légères différences, concernant surtout l’orthographe de certaines paroles. J’ai respecté ici les passages à la ligne du texte joycien de 1922, appliqués différemment par Berio ou par son éditeur.

15  Documenti, environ 7’06 - 7’14, et environ 18’15. Declan Kiberd écrit que les constructions linguistiques de Joyce « sont mises davantage en valeur par une lecture à haute voix » (« Introduction », dans l’édition Penguin de l’Ulysses, London, 1992, p. xxxv). De même, H. Levin affirme que « Joyce […] doit être lu à voix haute pour être apprécié complètement » (« Introduction » in The Essential James Joyce, London, 1950, p.15).

16  Documenti, environ 34’34 - 34’40.

17  PM, p.130.

18  Berio dans Restagno, « Ritratto », op. cit., p. 19-20.

19  Luciano Berio, « A-Ronne », in Berio (textes réunis par E. Restagno), Turin, 1995, p.103. (L’écrit date de 1983, publié pour la première fois dans Musica senza aggettivi. Studi in onore di Fedele D’Amico, Florence, 1991).

20  PM, p.127, italiques de Berio.

21  Avant 1958, Berio avait déjà composé deux pièces électroacoustiques importantes, Mutazioni (1955) et Perspectives (1957), et avait réalisé le documentaire radiophonique Ritratto di città, en collaboration avec Roberto Leydi et Bruno Maderna (1955). L’année 1958 est cruciale pour les activités du Studio de Phonologie (cf. le parcours tracé par Nicola Scaldaferri, Musica nel laboratorio elettroacustico, Lucca, 1997), et en particulier pour Berio qui y réalise non seulement Thema, mais aussi Différences, pour flûte, clarinette, harpe, alto, violoncelle et bande magnétique.

22  Documenti, environ 3’15.

23  Ibid. environ 3’27.

24  Ibid. 3’43 - 3’52.

25  PM, p.125.

26  Ibid.

27  Documenti, environ 30’34.

28  Je fais référence non seulement aux essais convergents dans l’Opera aperta (Milan, 1962), mais aussi à leurs révisions et extensions contenues dans Le poetiche di Joyce,  Milan, 1966.

29  Umberto Eco, Le poetiche di Joyce, op. cit., p. 67.

30  Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1964, p. 98.

31  Berio dans Restagno, « Ritratto… », op. cit., p. 20.

32  Documenti, environ 17’14. D’innombrables critiques joyciennes ont mis plusieurs fois en évidence la polyphonie de Sirens, et, en général, la présence décisive de la musique dans son écriture. Joyce lui-même, comme l’a montré son exégète le plus direct, Stuart Gilbert (James Joyce’s Ulysses, London, 1930), et dans les lettres envoyées à l’ami Carlo Linati (R. Elmann, Letters of James Joyce, London, 1957), dévoila un schéma musical dans l’intrigue des personnages et faits exposés diachroniquement dans Sirens, qui apparente l’œuvre au mécanisme d’une fuga per canonem à huit voix. Parmi d’autres, André Topia parle également dans son étude sur l’intertextualité dans Joyce (« The matrix and the echo », in Post-structuralist Joyce, textes réunis par D. Attridge et D. Ferrer, Cambridge, 1984), de « polyphonie » dans Sirens, et Michel Butor parle de « voix en contrepoint, modulées par une batterie d’onomatopées » (« Petite croisière préliminaire à une reconnaissance de l’archipel Joyce », dans le volume du même auteur Essai sur les modernes, Paris, 1992). Pour Ejzenstein, « chaque expression, chaque mot de Joyce travaille comme une colonne entière de niveaux, signifiés, couches différentes d’associations […], de façon analogue au contrepoint ou à la fugue complexe » (Teoria generale del montaggio, Venise, 1985, p. 358). Stephen Kern décrit Sirens comme un « mélange rapide d’harmonies verbales en séquences » (Il tempo e lo spazio. La percezione del mondo tra Otto e Novecento, Bologne, 1988, p.101). Gain Dowd utilise le terme « polylogue » (« Disconcerting the fugue. Dissonance in the Sirens episode of Joyce’s Ulysses », in Angelaki , v.3, n°2, 1998, p.155), en le reprenant de Julia Kristeva et en l’approchant de la « polyphonie de polyphonies » de Pierre Boulez (Penser la musique aujourd’hui, Paris, Tel Quel, 1987).

33  PM, p.128.

34  Ibid, environ 24’36 - 24’58 ; cf. aussi PM, p.130.

35   Documenti, environ 24’04 et 18’10.

36  Documenti, environ 16’30. [Italiques de l’auteur de l’article, ndlr].

37  Ibid.

38  Il est intéressant d’observer que Berio, à propos des pièces composées « pour » et « avec » Berberian (outre Thema et Visage, mais aussi Sequenza III, Circles et encore d’autres), a défini la voix de son épouse et chanteuse disparue comme « une sorte de deuxième Studio de Phonologie » (cf. l’ « Intervista sulla musica » recueilli par Rossana Dalmonte, Laterza, 1981, p.102).

39  Berio et Eco en font référence au début des Documenti, environ 4’20 - 5’20, et citent aussi quelques exemples littéraires (parmi les auteurs cités, E. A. Poe, C. Dickens, W. Auden, D. Thomas).

40   Ibid, environ 34’02 - 34’11.

41  PM, p.125.

42  Ibid. environ 41’11 - 41’18.

43  Berio dans Restagno, « Ritratto… », op. cit., p.24.

44  Dans Documenti, Eco et Berio parlent « de l’aléa du Finnemegans Wake », qu’ils estiment possible seulement « à condition de perdre le sens de l’humain et de dissoudre le bien de la communication dans une alchimie désespérée » (environ 34’24’-34’30’). À propos de “Joyce post-structuraliste”, cf. l’anthologie soignée par D. Attridge et D. Ferrer, Post-structuralist Joyce (Cambridge, 1984). De Cage, cf. les opérations de réécriture contenues dans Writing through Finnemegans Wake (University of Tulsa, 1978) et Writing for the second through Finnegans Wake ( in Empty words: Writings ’73 – ’78, Wesleyan University, 1979). Ce deuxième texte est disponible en italien ( Scrivendo per la seconda volta attraverso il Finnegans Wake) dans anthologie La rosa disabitata. Poesia trascendentale americana 1960-80 (par L. Ballerini et R. Milazzo, Milan, 1981, p. 41-45). Cf. aussi Rosina Torrisi, « Cage et Joyce : esperimenti di riscrittura del Finnegans Wake », Nuova Rivista Musicale Italiana, n° 4, 1993.

45   « A-Ronne », p.102-103. Il faut également considérer cette possibilité, selon Berio, dans des cas importants de la tradition musicale européenne, comme dans celui de Schumann vis-à-vis de la poésie de Heine (cf. « A-Ronne », p.55).

46  PM, p.126.

47  Ibid.

48  Ibid, p.130.

49  PM, p.125.

50  La subdivision de cet espace perceptif continu devait aboutir, selon Berio, à une échelle de possibilités timbriques analogue à celle mise au point par Stockhausen pour Gesang der Jünglinge (1957), mais plus raffinée que celle-ci. Pousseur, dans une confrontation entre Gesang et Thema, explique les différences en ces termes : « la continuité et la cohérence recherchées par Stochausen, se fondent sur des correspondances théoriques, c’est-à-dire métriques », tandis que « pour Berio [elles se fondent] sur des critères plus directement sensibles, perceptifs, phénoménologiques » (La musica elettronica, p.124 ).

51  D. Osmond-Smith, Suonare le parole. Guida all’ascolto di Sinfonia di Berio, Turin, 1994, p.13-14.

52  F. Delalande, « L’Omaggio… » p.49.. Je voudrais faire remarquer qu’une large partie du travail du musicologue français, depuis les années soixante-dix jusqu’à aujourd’hui, se concentre sur l’idée de « conduite de l’écoute musicale », mise en relation avec un contexte théorique-scientifique de type linguistique. Il n’est pas improbable que Delalande ait commencé à s’en occuper exactement à partir de l’analyse de Thema, en empruntant à Berio le concept et en l’adaptant à ses propres fins d’étude.

53  PM, p. 133 [c’est l’auteur qui souligne, NDLR].

54  Cf.  aussi Armando Gentilucci, Introduzione alla musica elettronica, Milan, 1972, p. 58.

55  PM, p.127.

56  Restagno, « Ritratto… », p. 19.

57  Pour garder l’analogie avec word processing, je préfère écrire sound processing, même si je devais écrire, pour être plus précis, signal processing. Les processus d’élaboration du son utilisés par Berio ont pour substrat matériel le « signal » acoustique (représenté, dans le travail électroacoustique, par les différents degrés de magnétisation de la bande). En outre, digital signal processing (élaboration du signal numérique) renvoie à tout un domaine très large de recherche scientifique et technologique connu sous cette dénomination, qui constitue la référence essentielle pour les techniques de la musique électroacoustique.

58  « Accept my poor little present enclosed » (veuillez accepter le modeste présent [cadeau] ici contenu) comme une citation de Proust (dont les tantes remercient Swann pour le champagne : « Veuillez accepter ce modeste présent », avec un jeu de mots entre la modestie du  «  temps présent » et celle du « cadeau »).

59  J. Johnson, « Explanatory notes », in Ulysses. The 1922 text, p. 875.

60  Ibid.

61  Pour un résumé des techniques de studio utilisées par Berio, cf. Paolo Zavagna, « Thema (Omaggio a Joyce). Un’analisi », in Quaderni della Civica Scuola di Musica di Milano, n° 21-22, 1992.

62  PM, p. 133.

63  C’est le cas des enchaînements de consonnes occlusives sourdes et sonores (/t – d/, /ch – g/ ) dont Berio parle dans un passage de PM (p. 132), absents dans Sirens (où l’on trouve seulement /t – b/, par exemple : ardentbold).

64  De tels processus techniques ne sont pas exclusifs de Thema (Omaggio a Joyce), et ils constituent une approche de « micro-composition » assez fréquente dans de nombreuses pièces de la période des pionniers de la musique électroacoustique, ensuite reprise avec d’autres implications esthétiques et technologiques vers la moitié des années quatre-vingt. En la matière, je me permets de renvoyer le lecteur à mes écrits : « Micro-time sonie design and the formation of timbre » (Contemporary Music Review, v.10, n°2, 1994) et « Inseparable models of material and of music design in electroacoustic and computer music » (Journal of New Music Research, v.24, n°1, 1995). Un profil historique-scientifique des techniques de synthèse et d’élaboration granulaire du son, et de ses répercussions théorique-musicales, est contenu dans mon étude « Scienza e musica dei quanti acustici. L’eredità di Gabor » (Il monocordo, n°6, 1998).

65  Zavagna, « Thema… », p.62.

66  Kiberd 1992, p. xlii.

67  Eco, Le poetiche di Joyce, p.91.

68  Par exemple F. Ferrero et al., Nozioni di fonetica acustica, Torino, 1979, p.139.

69  On remarquera que dans certaines langues de l’Europe balkanique, par exemple en croate, le « r » est justement une voyelle.

70  Une boucle [ndlr].

71  Documenti, environ 31’34’’.

72  Ibid., et aussi PM, p.130.

73  Terme d’acoustique qualifiant un son dans lequel toutes les fréquences sont présentes avec des amplitudes égales [ndlr].

74  K. Stevens, Acoustic phonetics, Cambridge Ma., 1998, p. 422-36 et p. 445-50.

75  Premier vers d’un song, dont le titre est Echo, du compositeur et chanteur dublinois Thomas Moore (1779-1852), repris dans l’opéra Martha, oder der Markt von Richmond (1847) de l’Allemand Friedrich von Flotow.

76  Simon Emmerson, « La relazione tra materiale e linguaggio nella musica elettroacustica », in Teoria e prassi della musica nell’era dell’informatica (textes réunis par A. di Scipio), Bari, 1995. Texte originale : « The relationship between material and language in electroacoustic music », dans The language of electroacoustic music (textes réunis par Simon Emmerson), London, 1986.

77  Johnson, « Introduzione », op. cit., p. xix.

78   Attridge et Ferrer, « Introduction », in Post-structuralist Joyce, op. cit., p. 5-6.

79  [Compte rendu, examen critique – ndlr].

80  Pour ce concept de « recension », je fais référence aux indications d’Umberto Galimberti, Heidegger, Jaspers e il tramonto dell’Occidente, Milan, 1996, p.33.

81  Rappelons qu’Ulysses se situe à Dublin, le jour du 16 juin 1904 (de huit heures du matin à deux heures du matin continûment). Parmi les musiques auxquelles il est fait allusion au cours de l’épisode, nous pouvons rappeler le Don Giovanni et La flûte enchantée de Mozart, La figlia del reggimento de Donizetti, la Martha de Flotow, les oratorios Judas Maccabaeus et Joshua d’Haendel, La Somnambule de Bellini, La rose de Castille et La fille bohémienne du compositeur et chanteur dublinois Michael Balfe (1808-1870), les Lieder ohne worte de Mendelssohn, le Stabat Mater de Rossini, et surtout les innombrables chansons populaires, y compris les drinking songs de la tradition orale irlandaise. Au sujet de la présence de la tradition irlandaise, orale et écrite, dans Ulysses, cf. Kiberd, « Introduction », p. lxiv-lxxvii ; et Brendan O’ Hehir, A Gaelic lexicon for Finnegans wake and Glossary  for Joyce’s Other Works (Berkeley, 1967).

82  Je reprends à la lettre le concept d’auditory scene, traité par les études de psychoacoustique (cf. Albert Bregman, Auditory scene analysis, Cambridge Ma., 1990).

83  Dowd, « Disconcerting… », op. cit., p.154.

84  Ibid., p.162.

85  Ibid., p.157.

86  Id..

87  Ibid., p.154.

88  Eco, Le poetiche di Joyce, op. cit., p.11.

89  Dowd, « Disconcerting… », op. cit., p.154

90  Ibid., p.161.

91  Id..

92  Ibid., p. 160.

93  Jacques Derrida, Ulysse gramophone, Paris, Galilée, 1987, p.82 et s.

94  « sûrement tu lui défoncerais le tympan de l’oreille ».

95  Saussure, Cours, op. cit., p.125.

96  T. Rice, « Ulysses, chaos and complexity », texte disponible via http://mural.uv.es/mzaso/rice.html [consulté le 29/04/2005]

97  Umberto Eco, Le poetiche di Joyce, op. cit., p. 171.

98  Rice, « Caos… », op. cit. (sans numéro de page).

99  PM, p.127.

100  Osmond-Smith, Suonare le parole…, op. cit, p. 13, et « Joyce, Berio and the art… », op. cit., p. 84.

101  PM, p.127.

102  Ibid, p.133.

103  Ibid, p.159.

104  Ibid, p.159.

105  Johnson, p. xxxiii.

106  Brian Stonehill, « The cybernetic plot of Ulysses », texte disponible via, http://joycean.org/index.php?p=1 [consulté le 29/04/2005]

107  Le procédé de l'appareil appelé Tempophon était semblable à la technique d’élaboration du son, aujourd’hui connue sous le nom de time-shifting ou time-stretching (étirement temporel), basée sur une décomposition « granulaire » du signal acoustique. À partir de 1960, il fut utilisé aussi dans le Studio für Elektronische Musik de la WDR de Köln, par exemple dans l’Epitaph für Aikichi Kuboyama (1962) de Herbert Eimert (pour la chronologie des achats des matériels du Studio de Köln, cf. Marietta Morawska–Büngeler, Schwingende Elektronen, Köln, 1988). Pierre Schaeffer, de sa part, en discuta le principe dans un passage du Traité des objets musicaux (Paris, 1967, p. 425-6). Dans les années quarante, Dennis Gabor avait déjà construit une machine de ce type, en modifiant et en adaptant pour ce but des lecteurs de pellicules cinématographiques (cf., Di Scipio, « Scienza e musica dei quanti acustici… », op. cit.).

108  Umberto Eco, Le poetiche di Joyce, op. cit., p.8.

109  PM , p.130.

110  Extrait d’une lettre de Joyce (in Richard Elmann, Letters of James Joyce, London, 1957) reprise in Umberto Eco, Le poetiche di Joyce, op. cit., p. 61.

111  Sur ces thèmes, cf. mes écrits « Musica tra determinismo e indeterminismo tecnologico », Musica/Realtà, n°54, 1997 ; « Macchine da tradire. L’eredità del Novecento per la tecnologia musicale di domani », in Atti del Convegno Internazionale « Metafonie », La Scala, Milan, 1999.

112  [Vifs remerciements à Angela Ida de Benedictis et Hélène Olivesi, ndlr].

Pour citer ce document

Agostino Di Scipio, «D’une expérience en écoute de phoné et logos. Texte, son et structure dans Thema (Omaggio a Joyce) de Luciano Berio», déméter [En ligne], Textes, Articles, Analyses d'oeuvres, mis à jour le : 13/07/2012, URL : http://demeter.revue.univ-lille3.fr/lodel9/index.php?id=179.

Quelques mots à propos de :  Agostino Di Scipio

Compositeur et musicologue, Professeur de musique électroacoustique au Conservatoire d'Etat de Naples.