Varia
Transformation et modulation de l’espace de création et de représentation : nouvelle posture du chorégraphe au 21e siècle.
Résumé
Au cours du 20e siècle l’espace de création et de représentation ont été modulé et transformé, ouvrant la voix à une nouvelle manière d’être chorégraphe, à une nouvelle manière d’intégrer le public dans l’espace de l’œuvre et une nouvelle manière d’intégrer le spectateur dans son propre espace, l’espace public. Le présent article analyse la transition par laquelle s’est opéré le passage du théâtre à un espace « hors les murs ». Nous découvrons ainsi quels sont les espaces chorégraphiques aujourd’hui. Aussi, à travers les modifications spatiales présentées, il est important de comprendre comment l’implication du public s’est transformée et de découvrir quelle place lui est donnée par le chorégraphe aujourd’hui.
Plan
Texte intégral
Introduction
Au cours du 20e siècle le milieu de l’art et de l’art du spectacle se sont affranchis des cadres et des traditions de la représentation et ont remis en question l’acte de création. De nombreux exemples peuvent être ici cités, mais les artistes qui illustrent, à mon sens, le mieux cette démarche ont su abandonner les cadres et les traditions de la représentation2 et ont ouvert l’espace de représentation et de réflexion. Bertolt Brecht (1898-1956) a supprimé l’illusion du théâtre en ôtant à la scène son aspect magique et en montrant l’envers du décor; Jackson Pollock (1912-1956) transforme les codes de l’espace pictural en démultipliant le centre de la toile et en donnant à voir la trace de son action. Il sort du cadre tourne autour dans l’idée de l’offrir en témoignage ; Marcel Duchamp (1887-1968) a démystifié l'art en choisissant d’exposer des objets usuels et manufacturés ; les artistes du Land art3 sortent des ateliers pour créer à partir de sites urbains ou paysagés ; l’art corporel sort le corps du tableau et des artistes tels que Chris Burden (1946-) et Gina Pane (1939-1990) délimitent la frontière charnelle de leur espace intime en se choisissant comme matière première et en s'infligeant une souffrance aux limites extrêmes. Paul Ardennes écrit, à propos de ce rapport particulier entre l'artiste et son corps : « un tel magistère, d'évidence, s'avère mentalement inconcevable sans le désir puis l'accomplissement d'une "désaliénation", d'une libération totale, d'un refus de tous les carcans jusqu'alors attachés au principe de la représentation corporelle. »4 L'artiste est désormais sujet et matière de son art, l’espace de création et de représentation sont alors travaillés, modifiés et transformés ; et, toujours selon les propos de l'auteur, l'artiste fait de l'art en direct. Or, le direct implique que le public soit présent au moment des faits. L’artiste se positionnant de la sorte face à la création et à la représentation, son rapport au public peut s'en trouver modifié : il s’en rapproche, le confronte, l’incite à l’action et à la participation. Il m’importe de saisir alors comment l’espace public à été investit par la danse et comment elle est passée hors les murs. Quelle posture le chorégraphe a-t-il adopté en dansant à l’extérieur des théâtres ; par quoi est-il motivé et comment aborde-t-il l’espace public ? Une interrelation avec le public est plus facilement imaginable5 à l’extérieur des lieux de traditions. De quelle manière le site influence t-il ce rapport et comment le chorégraphe adapte t-il les habitudes du spectacle lorsque le public déambule, circule et passe dans l’œuvre6.
L'espace du théâtre : Merce Cunningham, posture aléatoire ?
L’espace de la représentation et la notion de spectacle n’ont cessé d’être interrogé par les chorégraphes et les questions liées à l’espace ont été de nombreuses fois au centre de leurs préoccupations. Prenons l’exemple de la danse libre d’Isadora Duncan (1877-1927). Au début du 20e siècle celle-ci exploite l’espace au nom de la liberté, de la liberté des esprits et des corps. Isadora Duncan offre une nouvelle problématique du spectacle, du corps et de la mise en scène assez révolutionnaire et visionnaire pour son époque. Elle s’inspire de phénomène de la nature pour créer son mouvement et elle cherche son geste en observant le mouvement des vagues, des arbres ou des cycles naturels pour en dégager le maximum de points communs avec le mouvement de l’homme. Elle souhaite par-là sortir le corps des contraintes imposées par les codes et les costumes du ballet classique en dansant pieds nus, en ôtant le costume traditionnel pour le remplacer par de grands voiles fluides rendant au mouvement toute sa liberté, et en dansant dans la nature. Cela n’est pas sans rappeler Anna Halprin (1920-) performant dans une forêt ou sur des rochers. Cependant, avant que la post-modern dance envahisse d’autres territoires que ceux des théâtres, les chorégraphes de la période moderne (Ruth Saint-Denis, Ted Shawn, Martha Graham, Doris Humphrey…) n’envisagent pas le rapport entre la scène et la salle autrement que de manière frontale ; ils n’envisagent pas non plus d’investir l’espace de la scène autrement que par le spectaculaire et la frontalité. Merce Cunningham (1919-) s’oppose à ces idées et il appréhende l’espace par une découpe complexe et particulière. Le chorégraphe se questionne en effet sur la manière d’introduire le mouvement dans l’espace figé de la représentation. Il apporte aux chorégraphes postmodernes la transition nécessaire à leur émancipation en opérant une rupture avec la narrativité, la perspective, la figuration d’une histoire et en libérant la danse de la musique. Cette nouvelle génération d’artistes utilisera ses propositions en mettant davantage l’accent sur le refus : celui du spectacle, de la mise en scène, de la technique, de la prouesse ; ils emprunteront des mouvements au quotidien pour inventer un nouveau geste dansé.
A sa manière, Merce Cunningham a su échapper aux règles induites par la structure architecturale des théâtres dont la forme est issue du 17e siècle. Il tente par-là de redonner toute l’importance à l’espace de la scène en supprimant la hiérarchie du regard et l’illusion de la perspective. D’abord, il refuse de fonder ces chorégraphies sur une psychologie de l’âme. Le principal axe de sa recherche étant le mouvement, la danse comme expression de l’âme n’a pour lui aucun sens. En effet, le mouvement étant lui-même en possession de sa beauté et expressif au-delà de toute intention, n’est pas l’émotion. Aussi, dans l’idée d’offrir au public une autre perspective du spectacle chorégraphique, Merce Cunningham exploite l’espace de sont art pleinement. Il abandonne en ce sens les codes dont il dispose pour aborder l’espace du cadre de manière non hiérarchisée puisque tout est important à investir et à voir. L’espace du plateau est ensuite abandonné au hasard du regard. Pour cela, il démultiplie le centre de la scène, pour que chaque danseur soit un soliste. En effet, le centre est supprimé au profit d’un espace décentré où plusieurs actions dansées se déroulent simultanément. Le spectateur est alors libre de voir ce qu’il souhaite parmi les propositions qui lui sont faites, de suivre comme il l’entend les actions proposées. Ainsi, son regard n’est plus dirigé. Voici une nouvelle conception du théâtre qui permet d’envisager autrement la relation du chorégraphe avec l’espace et le public.
Merce Cunningham intègre dans son écriture chorégraphique l’idée de hasard et d’aléatoire, accroissant ainsi la multiplicité de lecture de ses pièces chorégraphiques. Les déplacements et les mouvements sont écrits de manière très précise, mais leur contenu varie à chaque représentation. En effet, bien que les séries de mouvements soient définies et travaillées en amont, les danseurs ne savent pas, avant le soir de la représentation, qui va danser quoi, à quel moment et dans quel ordre. Le chorégraphe utilise plusieurs systèmes aléatoires, tels que le lancé de dés, les jeux de cartes, tirer à pile ou face, puis, il les applique à tous les niveaux de l’élaboration de ces créations, telles que la durée, la composition des enchaînements ou encore l’espace. L’utilisation de procédés aléatoires transforme considérablement sa posture de chorégraphe maîtrisant parfaitement l’œuvre prête à être dansée. Il n’incarne plus à lui seul la force créatrice, « D’un point de vue philosophique, elle anéantit la position de l’artiste inspiré, le postulat selon lequel l’œuvre d’art est l’expression d’un individu, les critères d’évaluation fondés sur la beauté ou les qualités expressives. »7
Dépasser le cadre et passer hors les murs
Les notions de performances et d’expériences sont apparues à partir des années 50 et 60 dans le champ de la danse moderne. Les danseurs ont pu enfin être autre chose qu’un outil. Par l’improvisation, le dépouillement et le mouvement pur, par une meilleure conscience et une perception plus fine des corps, et enfin grâce au dépassement du cadre traditionnel de représentation, la danse a découvert d’autres espaces. La démarche du Land Art consistant à sortir des ateliers pour créer dans la nature ouvre la voie à l’exploitation par l’art d’espaces inattendus. Les artistes travaillent pour, avec et contre le site. Intervention, performance, installation, ces formes artistiques se réalisant en dehors du cadre traditionnel de création et de représentation, et offrent au corps de l’artiste l’opportunité d’être un sujet expérimentant le site de l’œuvre. La post-modern dance s’inscrit à mon sens dans cette histoire de l’art. S’est opéré alors une désacralisation du lieu de danse qui est devenu un lieu urbain et paysagé. Ainsi, des façades, des routes, des jardins, des parcs, sont investis et ont servi de lieu de recherche, d’expérimentation, de création, de présentation. Trisha Brown, Steve Paxton, Mérèdith Monk, Lucinda Child, se sont rassemblés dans un lieu de recherche où ils mettent en commun leurs idées : la Judson Church (le 6 juillet 1962). Véritable laboratoire, ce lieu accueille les artistes qui cherchent à rompre avec la tradition. En inventant un nouveau langage plastique et gestuel, ils font voler en éclat l’idée de spectacle. Les acteurs de cet art refusent en effet l’idée de scène, de théâtre, de spectaculaire et ils ont, par ce refus, déconstruit et dépassé le cadre institué pour investir des lieux inattendus. Cet espace exploité, au sens large l’environnement, comprend ainsi tout l’espace vécu par les activités de l’homme. Le lieu de cet art « c’est non pas n’importe où, mais partout8». Parmi ce groupe, certains chorégraphes ont fait le choix d’investir le paysage. Ceux-ci entretiennent avec le terrain et l'environnement un lien symbolique la terre : c’est la nature qui engendre et génère ces formes artistiques. Anna Halprin, par exemple, est attirée par elle et se sent en empathie très forte avec celle-ci. Elle est émue, au même titre que par les grandes œuvres d’art, de voir les rochers érodés par des vagues. Pour elle déjà nous sommes en présence d’une danse et ses chorégraphies sont créées à partir de principes de la nature. Elle n’en imite pas les apparences, elle ne l’utilise pas non plus comme toile de fond, mais elle en révèle les principes fondamentaux : « Je ne cherche pas à représenter la nature à l’intérieur de moi-même. Il s’agit au contraire, d’un travail de réflexion. J’essaie de comprendre la nature comme étant un miroir de mon expérience. »9 Et c’est par son corps, en allant physiquement au contact de la nature, qu’elle entame cette réflexion. Elle en écoute les sons et les murmures, en épouse les formes, et, au final, met à l’épreuve ces facultés d’adaptation au monde alentour. Son art invite à de nouvelles manières d’être, de penser, d’explorer, de se tenir et de ressentir. Elle engage en effet un rapport entre le corps, l’intériorité, la tactilité et l’environnement. Ses réalisations témoignent d’un engagement physique de l’artiste et d’un travail in situ avec la nature. Elle développe, au travers d’engagements artistiques variés, une pensée subtile de l’espace, de l’étendue, de la limite et bien sûr du paysage, y apposant physiquement une marque. L’élément urbain est aussi un lieu d’inspiration. Les chorégraphes qui le choisissent détournent souvent le quotidien en opérant un glissement de sens pour mieux mettre en évidence une des caractéristiques du site. Lorsqu’il s’agit d’expérimenter la gravité, Trisha Brown dans Walking Down the Side of a Building (1970), expérimente et investi la façade d’un immeuble. Un danseur, pour illustrer l’action de la gravité, est assuré par un équipement d’alpinisme et descend le long de la façade. Cette pièce est créée selon la réalité physique de l’environnement. Elle est en quelque sorte une lecture directe, sans interprétation, de l’espace dans lequel la chorégraphe se trouve.
Ces démarches impliquent depuis les années 60 la participation physique des chorégraphes/danseurs. En effet, la notion de processus de création s’est transformée puisque la recherche consiste depuis en un travail d’écoute de soi et de l’autre et en un travail d’expérimentation pour obtenir une meilleure attention et une meilleure connaissance de l’environnement dans lequel le chorégraphe déambule. Au cœur de l’œuvre, il agit sur et avec la nature et la ville pour les souligner. Les danseurs grâce à cette démarche n’effectuent plus une forme chorégraphique mais ils adaptent leur geste en fonction de l’espace dans lequel ils se trouvent. Les mouvements s’ajustent et sont en accord avec le milieu dans lequel ils sont plongés. C’est à partir de leur expérience physique, dans le site que l’espace se sensibilise et que le corps s’ouvre au monde. En effet, choisir d’expérimenter un lieu de la sorte créer des rapports inattendus avec l’environnement qui permettent de mieux l’appréhender et de mieux l’habiter. Trisha Brown réinvente et réorganise ainsi l’espace dans lequel l’œuvre est réalisée, elle réinvente l’espace du quotidien devenant modulable et transformable. Le chorégraphe s’ouvrent au monde, descendent dans la rue, investit l’espace public et s’implique davantage dans la réalité. Ceci ne concerne d'ailleurs pas uniquement les chorégraphes mais l'ensemble de la communauté artistique. Paul Ardennes souligne ce phénomène dans un chapitre de son ouvrage L'image corps, intitulé, "le corps participatif". Celui-ci remarque que « la participation directe de l'artiste à la vie sociale, participation adoptant la forme de l'"intervention", tandis que ce dernier sort de l'atelier et investit le territoire de la réalité... L'artiste descend dans l'arène du réel, il intronise matière première de sa création le contenu de l'arène - la vie même, en bloc, splendeurs, misère et banalité. »10 La danse post-modern investit l’espace de manière à déclarer son intention de reconsidérer l'environnement dans lequel nous évoluons. L'intention corporelle du chorégraphe s'inscrit entièrement dans les sites qu'il choisit d'expérimenter, comme lieu de recherche d'abord puis comme espace de représentation ensuite. Il se fond et se confond aux sites, explore et expérimente, pour mieux revendiquer et exposer le conditionnement dans lequel l'individu se trouve. Ce travail de prise de conscience peut être assimilé à la démarche du dramaturge Bertolt Brecht11. A l’instar de Merce Cunningham, Brecht a utilisé les codes de son espace artistique pour en créer d’autres. C’est donc à l’intérieur d’un théâtre que nous voyons apparaître l’idée d’un public actif, ou, si l’on peut dire réactif. L’auteur souhaite en effet ouvrir les yeux du public et espère lui faire prendre conscience du monde dans lequel il vit. Il souhaite lui montrer le monde tel qu'il est pour l’inciter à une plus grande implication politique qui doit selon lui déboucher sur une action de transformation de la société et de l'individu au sein de cette société. Le chorégraphe sortant de ses habitudes pour créer en dehors des cadres donne ainsi une place certaine au public. Il peut agir et réagir volontairement ou sans le savoir, déambuler, passer ou s’arrêter. Comment le chorégraphe s'engage t-il à présent dans son œuvre et comment engage t-il le public ?
In situ : l’œuvre du public ?
J’ai choisi de mettre en lumière l’action du chorégraphe souhaitant investir d’autres lieux que ceux dédiés à la danse. Pour des raisons sociales et politiques, liées à partir des années 60 et 70 au désir de libération collectif, la danse s’est faite hors les murs. Les dispositifs mis en place par les artistes ne sont pas à priori construit pour permettre au public d’agir en direct dans l’œuvre, au même titre que les performeurs. Lui permettre une prise de conscience et lui montrer la réalité du quotidien, ou encore rendre accessible son art, sont les raisons premières de ces formes d’interventions. Or, dans un contexte de représentation in situ, l'enjeu, au-delà de l'éveil d'une conscience sociale et politique ancrée dans la réalité du quotidien, peut se transformer selon les dispositifs et permettre au public d'agir et de participer dans l'instant à l’action de l’œuvre. Lorsque le public est libre de déambuler et de circuler, de voir ou non la danse, il me semble que le lieu et la manière dont il est investit influence particulièrement les spectateurs. Bien qu’il soit très facile pour le public de reconstruire les habitudes de celui qui regarde, et, pour le chorégraphe et les interprètes, de reconstruire les habitudes du créateur, il me semble que ce genre d’intervention laisse une porte ouverte à l’inattendu et à l’improvisation de chacun. Je ne souhaite pas dans cet article balayer tout ce qui est possible de créer et d’inventer dans le domaine des interventions en espace public, mais je tiens à préciser que certain chorégraphe12 s’attendent à voir et à faire participer13 le public. Ce n’est pas le cas du projet qui illustre mon propos. En effet, dans le cas de la chorégraphe Julie Desprairies, qui fonde sa compagnie en 1998, l’intention première n’est pas la participation du public. D’ailleurs, dans certaines de ces pièces, par exemple C’est chic, c’est loin, c’est balnéaire, réalisée en Croatie (2001), celui-ci est installé sur des chaises, face à l’œuvre. Le site est dans ce cas pour elle la source d’inspiration de l’œuvre devant lequel les corps reflètent son essence. Cependant, parfois, la proposition initiale se transforme et le public devient participant. In situ, le chorégraphe est soumis à de nombreux bouleversements puisque le site est à la fois le sujet et le lieu de la représentation. Tout en invitant le public à un « spectacle », le chorégraphe donne à voir l’espace de l’œuvre et de la représentation sous un angle nouveau : celui du public déambulant.
Julie Desprairies réussit à s’affranchir des codes et des conventions liées à l’espace traditionnel de représentation et lié au spectaculaire. La réussite de son projet Danse en accès libre14 est due à la mise en espacedu site. Pour la mener à bien, la chorégraphe a collaboré avec un scénographe: « Cela pose cette question de la mise en scène. C’est sûr que ça ne s’invente pas du jour au lendemain, il faut travailler avec des gens, des scénographes… »15, confirme-t-elle. La confrontation à l’espace de la BPI a été en ce sens un véritable défi et elle craignait ne pas pouvoir le relever. En effet, récemment encore, elle pensait ne pas pouvoir travailler pour les espaces trop vastes estimant que ces lieux étoufferaient son écriture, une écriture qu’elle juge trop peu spectaculaire pour de trop grands espaces (des lieux extérieurs particulièrement) : « Je n’arrive pas à capter mon public, ça se perd dans l’espace, il y a trop d’éléments et du coup, comme je travaille sur des petites choses, des choses assez fragiles, ça ne peut pas marcher.»16 Face aux difficultés liées à l’espace démesuré de la BPI, elle décide, plutôt que de créer un environnement chorégraphique, de délimiter des espaces accueillant différents instants de danse: l’ascenseur, l’espace presse, le pictogramme « mobiles interdits », ou encore le rayonnage des livres d’art. Les gestes et les consignes, la scénographie et la mise en scène sont très clairs et les danseurs évoluent dans le site de manière très orchestrée. Le temps de cette pièce a été en effet calculé précisément. Tous les danseurs possèdent une montre leur permettant de chronométrer les temps de danse. Parfois en solo, à d’autre moment en groupe ils se séparent et se retrouvent dans un temps donné. Tout a été pris en compte et le temps des déplacements entre les espaces plus peut-être que la danse même. Une danseuse, par exemple, effectue un solo au troisième étage ; celui-ci dure cinq minutes, et pas plus. Elle doit ensuite rejoindre le groupe au premier étage pour un mouvement d’ensemble. Or, le parcours défini par un trajet précis entre les différentes places du site s’est construit sans public et la confrontation avec celui-ci n’a pas eu lieu avant le soir de la générale. Ses réactions et la place qu’il aura dans l’œuvre ne sont évidemment ni prévues, ni calculées et la première confrontation avec lui a été la plus difficile. En effet le public n’est pas venu pour cela puisque venu à la bibliothèque. Les danseurs ont eu l’impression de déranger et de troubler le travail de certaines personnes. Cependant, cela a intrigué et quelques curieux se sont attardés. Le soir de la nuit blanche, le contexte était différent ; le public s’est déplacé pour voir de la danse. Cependant, les gens ont semblé un peu perdus dans ce lieu immense et ils ont cherché la danse, du moins ceux qui sont venus pour ça. Le plus drôle pour l’une des danseuses, a été de passer d’abord inaperçu puis de se mettre à danser. Les gens arrêtent leurs activités (la bibliothèque resta ouverte jusqu’à minuit/heure) pour les cinq minutes pendant lesquelles elle occupe l’espace. La proximité avec le public n’est pas pour elle un problème. Au contraire, cela a été très stimulant et a créé des situations intéressantes. Par exemple, une personne est venue lui demander un renseignement alors qu’elle dansait avec une bibliothécaire, ce duo se dansait à partir de ses gestes quotidiens au bureau des renseignements du rayon art.
Le public de Danse en libre accès a cependant, le soir de la présentation, particulièrement bien répondu aux actions des danseurs et a participer de manière étonnante et avec justesse Des « interventions sauvages »17 se sont en effet déroulées. Certains se sont mis à jouer au ping-pong de manière très sérieuse; d’autres ont manipulé les chariots; et certains même s’allongeaient au sol ou au bord d’escaliers pour en souligner la limite. Selon la chorégraphe, toutes ces interventions auraient pu être signées par elle. Des situations imprévues sont au cœur des interventions in situ en danse. Julie Desprairies en tient compte mais il est impossible de prévoir comment s’effectuera le déroulement des performances. Le public de par sa position en est, inconsciemment, responsable. La danse in situ est une déambulation, et les danseurs composent et construisent avec ce qui se présente à eux au moment où cela se présente, dans l’instant. Vivre cette expérience permet de réinventer constamment. Chaque dispositif de danse in situ propose une nouvelle posture du public. Sous la forme d’une déambulation libre ou accompagnée, à la croisée d’un parcours, ou encore par hasard au coin d’une rue, les danseurs et le public partagent l’expérience qu’ils ont du site. Les spectateurs se sentent impliqués dans l'action, participent et comme le souligne Paul Ardennes, « cela tient à la nature inachevée de l’œuvre d’art participative, son achèvement plastique supposant que le spectateur y mettent la dernière touche.»18 La danse in situ serait-elle par définition œuvre participative ? Le déroulement de ces mises en scène ne dépend en effet pas uniquement du chorégraphe, mais de l’investissement du public ; l’œuvre atteint sa finalité par sa complicité. Julie Desprairies précise en ce sens qu’au moment de la présentation, l’œuvre ne lui appartient plus. Cela lui demande parfois un certain courage, un « lâché prise »19, une confiance en ces danseurs et en le public. L’artiste chorégraphe n’est alors plus une sorte de puissance, mais le voilà redescendu parmi les hommes.
Conclusion
« Gestes effectués en commun, œuvres conçues avec les spectateurs, ou fondées sur le partage, la création, par les artistes, de structures d’accueil, investissement collectif dans la lutte politique ou écologique…Autant de pratiques contextuelles dont la caractéristique est de s’investir dans une action commune envisageant le spectateur comme un citoyen et un être politique. »
Paul Ardenne20
En l’invitant au déroulement d’une performance le chorégraphe souhaite instaurer un dialogue, un jeu même, entre le public et les danseurs. L’inattendu caractérise assez justement l’état dans lequel le spectateur est mis. Celui-ci est amené à faire des choix de point de vue et d’orientation, plus ou moins hésitants d’ailleurs. Suivre les danseurs dans leurs déplacements ou suivre plusieurs actions se déroulant simultanément ne va pas de soi. Habitué en effet à voir la danse, et l’ensemble des arts de la représentation, d’une même place et selon des codes21 très précis et parfaitement maîtrisés, le public recréer assez rapidement le rapport scène/salle que le chorégraphe tente justement de modifier, de moduler, voir de supprimer. Il ne s’autorise pas à circuler et à déambuler par peur d’enfreindre ces codes, par peur aussi d’altérer l’œuvre et par peur d’en faire partie. Sans doute manque t-il de repères face à son statut de spectateur-acteur. Le public ne sait pas que l’artiste l’autorise à entrer dans le jeu de son œuvre. Le chorégraphe ne le sensibilise que très peu à l’action bien que ce soit lui qui cherche à stimuler différemment le public. Comment mettre en scène ces stimili et comment les adapter au site ? Faire partie de l’œuvre au même titre que les interprètes déstabilise le public. Une plus grande attention lui est demandée, mais en retour une plus grande confiance, une plus grande liberté de choix et une liberté de construire l’œuvre avec l’artiste lui sont également données.
La danse in situ est ainsi un moyen d’aborder l’espace et le temps différemment. Elle permet de réinventer l’espace dans lequel elle se joue, de réinventer l’espace du quotidien et le processus en permanence. Les performances in situ sont des déambulations modulables et transformables et sont en ce sens un perpétuel déplacement. En effet, le processus de création est sans cesse en mouvement et obligent les danseurs et le public à s’adapter aux situations qui se présentent à eux. Montrer la performance au public n’est pas lui présenter un objet fini. Celle-ci doit au contraire lui donner envie d’expérimenter à son tour le site. Les propositions faites au public ne sont pas des formes d’objets finis mais plutôt des événements et des expérimentions montrés. En ce sens, aucun concept n’est fixé au préalable. Le chorégraphe imagine simplement tous les éléments de la scénographie pour les faire coïncider avec ceux précis du lieu, mais le processus reste lui en quelque sorte ouvert, provocateur d’inattendu et d’imprévisible. Les danseurs et le public modulent alors l’espace de création et l’espace de représentation, en direct, avec ce qui leur est donné sur place.
Bibliographie
Ardenne Paul, Un art contextuel, Paris, Flammarion, 2002.
Ardenne Paul, L’image Corps, Paris, Éditions du regard, 2001.
Banes Sally, Terpsihore en baskets, trad en français par Denise Lucioni, Paris, Chiron, 2002.
Domino Christo, A ciel ouvert, Paris, Scala, 1999.
Halprin Anna, « Danse de la terre », Nouvelle de danse n° 21.
Marcelle Ginot Isabelle, La danse au 20e siècle Paris, Larousse, 1998.
Notes
2 Au 17e siècle, théâtre s’enferme et l’on voit se développer une élite culturelle qui se coupe de plus en plus du peuple. Le bâtiment a en effet un caractère monumental aux apparences majestueuses et constitue un des ornements de la cité. Situés dans les quartiers de la classe dominante, se construit autour des édifices des galeries marchandes où l’on voit apparaitre un commerce de luxe et de loisirs. A l’intérieur, deux mondes se font face et la scène est une machine à produire du spectaculaire pour épater le spectateur. Le cadre de la scène, construit en dur, et la fausse pour l’orchestre, renforcent la distance et la séparation entre la scène et la salle. C’est l’apparition de la perspective et l’illusion d’être devant un espace immense, devant un monde qui n’existe pas. Sur scène, la partie destinée à l’acteur est conçue en fonction de cette illusion et il ne peut pas jouer partout sur scène. Si l’action est trop prêt des tableaux/décors, le spectateur perd l’immense perspective et la profondeur. L’action se joue donc en avant scène. L’espace de la salle est lui aussi très hiérarchisé et les différences sociales se retrouvent dans son architecture : plus on monte, plus on descend dans la hiérarchie sociale. Il y a même différents accès et des séparations pour plus de sécurité et pour éviter le mélange des classes. Le public se voit et se regarde, parade puisque le plus important se passe dans la salle. Le théâtre est alors un espace mondain. Au 20e siècle, le théâtre à l’Italienne est ainsi condamné par des artistes qui veulent que leurs œuvres soient jouées dans des lieux en rapport avec la modernité. Les critiques concernent essentiellement le caractère inégalitaire de ce théâtre. Naît un théâtre populaire, sans besoin d’afficher son statut social. Dans les années 80, on emmène le spectateur dans des usines désaffectées et est utilisé tout le potentiel qu’un lieu peut donner. Le théâtre cesse alors d’être sur les planches et entre quatre mûrs. L’idée est de conscientiser le citoyen en le retrouvant là où il vit. A partir de là peut se développer l’envie d’une intimité extrême avec le public et l’artiste est en mesure de se rapprocher de lui. Or, est-ce une envie partagée ? Est-elle bien reçue par le public ?
3 Né aux États-Unis en 1967/68, les land-artistes sortent des ateliers pour créer dans la nature et dans l’espace urbain.
4 Ardenne Paul, L’image corps, Paris, Éditions du regard, 2001, p. 191-192.
5 Les critères de base définissant les danses de représentations et les danses de participations, telles que décrites par Andriy Nahachewsky, ne sont pas si perméables. Chacun dans son rôle, de public, de créateurs, de participants, les codes qui définissent chacune des ces formes sont complètement maîtrisées et très ancrées dans les comportements sociaux. Nous questionnons ici le fondement d’une œuvre, sa nature et sons statut : à partir de quel moment est-il question d’œuvre d’art en danse ? In situ, en dehors du contexte spectaculaire, nous pouvons mieux comprendre la relation qui d’habitude se joue entre les chorégraphes/danseurs et le public.
6 Mon questionnement ne concerne pas ici les raisons pour lesquelles le chorégraphe souhaite impliquer le public dans son œuvre, ni un quelconque jugement de valeur, ni quelconques critères qui obligeraient les chorégraphes à impliquer le public dans l’œuvre. Je pars du principe que la question de la participation du public appartient à chacun et qu’il n’y a pas d’un côté les bons chorégraphes qui se questionnent sur le public et l’impliquent, et de l’autre les mauvais chorégraphes qui choisissent de placer le public de manière plus conventionnel. En se sens, une œuvre in situ n’est pas synonyme d’œuvre participative. Les critères de la danse in situ sont plutôt reliés pour moi au sens que l’on donne au terme in situ. Au sens premier du terme, à la manière du Land Art. Il faut cependant s’entendre sur le terme participation. Si je prends l’exemple d’une de mes performances, Dépandaison de crémaillère, lorsque j’en parle, je qualifie de participatif les déplacements, les déambulations, les entrées et sorties, les ouvertures et fermetures d’une porte-fenêtre. Ceci-dit, je souhaite que les visiteurs des lieux soient pris dans un effort de réception, je souhaite qu’ils cherchent la danse et les actions. Peut-on qualifier ceci d’œuvres participatives ? Cependant la question du public m’apparaît inévitable, mais elle surgit selon moi de manière plus subtile. Et c’est justement pour cette raison que je crois utile et nécessaire de se questionner sur la manière dont le public peut être spectateur de l’œuvre in situ en danse.
7 Marcelle, Michelle, Ginot, Isabelle , La danse au XXe siècle, Paris, Larousse, 1998, p. 131.
8 Domino, Christo, A ciel ouvert. Paris, Scala, 1999, p. 8.
9 Halprin Anna, « Danse de la terre », Nouvelle de danse n° 21, p. 36.
10 Ardenne Paul, op. cit. p. 306.
11 Brecht s'est opposé à l'aliénation au théâtre pour rendre le public libre d'exercer son esprit critique. Il juge en somme le théâtre, créé pour et par la classe bourgeoise, incapable de s'adapter à la réalité concrète et incapable de répondre aux besoins des spectateurs. Brecht remet en ce sens en cause les principes de la tragédie classique qui, pour lui, laissent le spectateur passif et l'empêchent d'agir activement face à son destin et à l'histoire.
12 Dont je fais partie.
13 Je précise de nouveau que nous devons nous entendre sur le concept de participation, ceci est l’un des enjeux de ma thèse-création.
14 Pièce réalisée dans le cadre de la nuit blanche 2004, à la bibliothèque public d’information du centre Pompidou à Paris. De 21h à 2 h du matin, les danseurs de la cie sont rejoins par 12 bibliothécaires, des lecteurs, et des voisins…
15 Propos recueillis lors d’entretiens menés avec la chorégraphe Julie Desprairies en novembre 2005.
16 Idem
17 Idem
18 Ardenne Paul, Un art contextuel, Flammarion, Paris, 2002, p. 181.
19 Propos tenus par Julie Desprairies lors d’entretiens réalisés novembre 2005.
20 Ardenne Paul, op. cit, p. 179.
21 Je tente de définir, dans ma thèse-création, quel sont ces codes et si il est possible de les transgresser, de les déplacer, de les malaxer pour en créer de nouveaux, ce qui permettrait de remettre en question le fondement de l’œuvre tel que nous le concevons.