Œuvrer à plusieurs : enjeux d'aujourd'hui
Entretien avec Marie Preston
Résumé
Entretien public réalisé par Roxane Camus, Antoine Griffit, Véronique Goudinoux et Caroline Lamarque (université Lille 3) effectué le 28 novembre 2014 à la Maison Européenne des Sciences de l’Homme et de la Société, Lille
Texte intégral
Marie Preston, merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Nous vous proposons de commencer par celle-ci : nous avons opté pour l’expression « Collaborations entre artistes » pour désigner le fait que des artistes choisissent actuellement de travailler à plusieurs. Qu’en pensez-vous ?
MP : Pour ma part, je préfère l’expression « travail en coopération » à celle de « travail en collaboration ». Il me semble que le terme de « collaboration » n’est pas forcément un mot qu'on a très envie d'employer car en l’employant, on entend « travailler avec l'ennemi ». Je pense que la coopération insiste davantage sur la réalisation d’un travail commun. Un de mes objectifs est de tenter de représenter, à plusieurs, des territoires dans leur dimension anthropologique, historique et, parfois, géographique. Si j’ai choisi de travailler en collaboration, ou plutôt en coopération, c’est qu’il me semble que cette manière collective, hétérogène et polyphonique d’œuvrer permet de faire entendre des voix multiples.
Quand on arrive dans un lieu où a priori les personnes avec lesquelles on va coopérer n'ont pas de rapport particulier à l'art, il faut commencer et ce n’est pas simple, par développer un langage commun. Trouver un langage commun est le point de départ de ces pratiques coopératives. Mais comment le trouver quand on ne sait pas ce qu'on va faire ensemble ?
Une des conditions de réalisation de tels projets est de s'engager pour un temps long, dans des activités qui requièrent une certaine durée. C'est aussi un engagement par rapport au « monde de l'art » et à la société dans laquelle on vit. Cela suppose également que les manières de faire - en tout cas dans mon cas - soient dépendantes des personnes et des situations rencontrées.
Pouvez-vous nous donner un exemple ?
MP : Je peux vous parler d’un travail fondateur effectué avec une association de femmes maliennes en banlieue parisienne, l' « Association des Femmes Maliennes de Montreuil ». Dans le local de l’Association avait lieu chaque mercredi un atelier de couture, pendant lequel je découpais en ruban des pans de wax, le tissu avec lequel sont fabriqués les boubous. Je souhaitais en réaliser un pour le porter lors de la journée de la femme que les femmes participant à l’atelier étaient en train de préparer. L'idée était d'être présente dans l’atelier avec une pratique qui, dans ce contexte, m’était spécifique et de mener une activité qui ne soit pas calquée sur celle qui avait lieu dans le local, de provoquer une étrangeté. Plusieurs œuvres ont été créées pendant ces trois ans durant lesquels j’étudiais encore à l'école des beaux-arts à Paris (Fig. 1). J'étais dans une économie de travail confortable et je pouvais y aller très souvent.
Figure 1: Marie Preston, Sur le seuil du divers, 2006 (détail). Photographies noir et blanc, tirage baryté, 86,5 x 127,5 cm. © Marie Preston
La collaboration se passait exclusivement sur le mode de la conversation. C'était moi qui tricotais. J'aimais beaucoup, à l'époque, dire que les mailles du tricot et la construction des rangs étaient équivalentes à la parole, au « fil de la parole ». D’ailleurs ces conversations avaient un impact sur la forme elle-même puisqu'en voyant ce que j'étais en train de faire, elles y réagissaient et cela me conduisait à modifier certaines choses. Pour finir, cela a donné lieu à une installation, une grande table sur laquelle j’ai posé une couverture tricotée ; en dessous de la table, aux quatre coins, tournait en quadriphonie une installation sonore composée d’un montage de sons enregistrés dans le local associatif, de traductions de mots du français vers le bambara et le soninké, et d’extraits d’une série télévisée très populaire à l’époque (Fig. 2).
Figure 2 : Marie Preston, Sur le seuil du divers, 2006. Photographies noir et blanc, tirage baryté. Table et couverture tricotée en wax, son 4.0. 180 x 280 x 80 cm. © Marie Preston
Cette pratique de la conversation vous rapproche d’autres artistes contemporains qui privilégient parole et discussion jusqu’à parfois en constituer des œuvres. Il semble que votre démarche relève davantage de l’ethnographie.
MP : Dans le cadre du projet « Le Pommier et le Douglas » qui a eu lieu dans le Morvan, cela m’intéressait de mettre ma démarche artistique à l'épreuve scientifique de l’ethnographique. Cela a été rendu possible grâce à un partenariat avec la Maison du Patrimoine Oral d’Anost, dans la campagne bourguignonne entre 2011 et 2013. Une anthropologue, conteuse, Caroline Darroux, a effectué un suivi ethnographique de la résidence. Par son intermédiaire, j’ai suivi une formation au collectage de récits de vie, forme que j'avais choisie pour rencontrer les personnes avec qui j'allais travailler. C’était à partir de leurs récits, que nous allions réaliser des œuvres (Fig. 3).
Figure 3 : Marie Preston, Raymond Mulot et William Preston, 23 octobre 2011, Rigny. Photographie couleur, tirage argentique, 111,3 x 85,8 cm, 2012. © Marie Preston
Céline Poulin, commissaire « hors-les-murs » au centre d'art du parc Saint Léger à Pougues-les-Eaux m'avait donné carte blanche et proposé de travailler avec des personnes fréquentant des centres sociaux. J'ai évidemment accepté avec plaisir cette invitation. Ce qui m'intéressait, c'était de comprendre ce territoire qu’est le Morvan et d'en proposer une mémoire, mais une mémoire qui serait actuelle, vivante, composée par les personnes avec qui j'allais collaborer. Cela a donné lieu à une exposition constituée de photographies, de films, de textes, d’objets, de performances à partir de collaborations avec douze personnes différentes (Fig. 4).
Figure 4 : L’histoire de Just, réalisé par Marie Preston à partir de photographies de Monique Lucazeau et avec l’aide de Jean-Philippe Darini. Polyptyque photographique. Frêne et photographie argentique, 243 x 50 cm, 2012. © Marie Preston
Trois points de départ fondent ce projet. Le premier, et c’est un hasard, est que ma famille paternelle est originaire du Morvan. Selon le récit « mythique » et familial, dont je ne connaissais pas l’origine au début du projet, mon arrière-grand-père, qui était Américain, se maria avec une femme venant d'un petit village dans le Sud du Morvan. Pendant la guerre, ils sont partis en région parisienne. Puis, leur maison ayant été réquisitionnée par les Allemands, ils sont revenus vivre dans le Morvan et y ont élevé leurs quatre enfants, y compris mon grand-père. Ce dernier a hérité d'une petite maison, une tuilerie, avec un étang et un bois de feuillus, où j'ai passé des vacances enfant sans connaître réellement l’histoire de cet arrière-grand-père dont l’ancienne maison était très proche. Il était détaché du barreau de New York à Paris. Avocat, peintre, photographe et musicien à ses heures, il était venu s'y installer pour vivre la bohème parisienne en dilapidant l'argent de son père et en vivant diverses histoires rocambolesques que j’ai alors découvertes. C'était très riche pour moi d’interroger ma propre histoire tout en travaillant en coopération avec d’autres personnes. Je pense en effet que les coopérations ne fonctionnent que lorsque cela se fait dans les deux sens : quand on ne porte pas simplement un regard curieux, chargé d’exotisme sur l'autre, mais qu'on s'interroge aussi sur son propre positionnement et sa part d’altérité. Généralement, je propose des activités aux gens que je rencontre et c'est cette activité qui permet la discussion, la parole, la rencontre. Cependant, pour moi, ce n'est jamais suffisant. Il y a dans ce va-et-vient la nécessité de créer une œuvre. Cela suppose une certaine forme de lâcher prise de la part de l'artiste et l'instauration d'un univers commun. Cela passe par une dimension réflexive sur son propre positionnement dans le groupe. Ce qui était très fort dans le Morvan était ce concours de circonstances avec ma propre histoire. Il faut, pour mener à bien un projet, que les gens acceptent de nous suivre. En effet, on arrive, on propose des choses, mais ces derniers ne les ont pas forcément choisies.
Mon second point de départ a été d'essayer d'explorer ce territoire à travers ses lieux communs et ses images d'Épinal. Le Morvan est en effet une région très marquée par différents événements, dont l’histoire des nourrices partant s’occuper d'enfants de la bourgeoisie et de l'aristocratie parisienne et le grand nombre d’enfants envoyés ensuite par l’assistance publique auprès de familles d’accueil morvandelles. Il y a aussi comme ailleurs l'arrivée brutale de la modernité ; les déplacements de personnes vivant dans une grande précarité sociale de la capitale vers les banlieues limitrophes et les zones pavillonnaires puis vers les zones rurales ; une immigration anglaise et néerlandaise importante ; la disparition progressive du patois, que certains essaient de continuer à parler ; une friction historique et particulièrement importante dans le Morvan, entre « les blancs » et « les rouges », c'est-à-dire les curés et les communistes. Il y avait donc tout ce terrain incroyable.
Donc un territoire, une histoire familiale, douze collaborations, des centres sociaux... J’ai travaillé avec des personnes venues d’horizons différents, des personnes fréquentant un cours de « Français Langues Étrangères », notamment un couple anglais, les membres de l'atelier « partage », ceux de l'atelier « patois » et des personnes bénéficiant du portage des repas, c'est-à-dire des gens âgés auxquels des centres sociaux apportent de la nourriture deux ou trois fois par semaine.
Je me déplaçais dans différents lieux, soit chez les gens, soit dans les centres sociaux, environ tous les mois. On y parlait en face à face ou par petits groupes. Les récits de vie se faisaient en parallèle à mes propres avancés car je faisais simultanément des collectages sur l'histoire de mon arrière grand-père autour du lieu où il avait habité et auprès des gens qu'il avait connus. Nous écoutions les récits des uns et des autres puis je repartais chez moi pour réfléchir à la forme plastique que cela pouvait prendre. La fois suivante, je revenais en disant : « j'ai cette idée, qu'est-ce que vous en pensez ? ». Cette forme était discutée puis affinée ou transformée puis je repartais. Le travail en lui-même a duré deux ans, l’expérience, dans son ensemble, trois en incluant les préparatifs et les expositions. L'exposition traçait un territoire imaginaire qu'on a appelé, en reprenant les termes de Caroline Darroux, un « territoire de parole ». Elle regroupait deux vidéos, une bande son, deux polyptyques photographiques dont un activé par une performance, cinq photographies, une pièce tricotée en angora, une robe brodée également activée lors d'une performance et un texte qui prend la forme d'un conte ainsi qu'une carte postale (Fig. 5 et 6). Les modalités de coopération ont été à chaque fois spécifiques aux relations individuelles, aux savoir-faire des uns et des autres et à leur volonté. Ce qui est aussi intéressant, c'est que parfois, on se lance dans des collaborations et cela ne marche pas. Par exemple, j’ai rencontré un groupe de femmes turques qui ne parlaient pas du tout français. C'était très compliqué car on n'avait pas vraiment d'interprète : je ne les comprenais pas, elles ne me comprenaient pas. Je me suis dit que l’on pourrait communiquer par l’intermédiaire d’images. J’ai donc proposé un dispositif courant dans les ateliers proposés par des photographes, qui consiste à prêter des appareils pour réaliser des photos à partir desquelles on peut faire plein de choses car c'est un matériel souvent très intéressant. Je leur ai donc donné un appareil photo et quand nous avons découvert les images, elles ignoraient qui les avait faites. J'ai compris ensuite qu’en réalité c'était la personne monitrice de l'atelier qui avait pris les clichés pour me faire plaisir... Cependant, l'une des photos nous a plu car elle représentait la forêt morvandelle de manière un peu « fantastique » en adéquation avec un imaginaire très présent localement.
Figure 5 : Nout Patouais (Point de marque), réalisé par Marie Preston à partir des paroles d’une chanson écrite pour le projet par Régine Perruchot. Drap de chanvre, fils à broder, 815,50 x 140 cm, 2012 ; Marie Preston, Highland Cattle, Dun-les-Places, 28 juin 2012. Photographie argentique, 74 x 54 cm, 2012. Vues de l’exposition « Le Pommier et le Douglas », Treize, Paris. © Marie Preston
Figure 6 : Blé, riz, lapins, réalisé avec Madeleine Petitimbert. Laine angora et poils de vaches Highland Cattle, 69 x 48 cm, 2012 ; Planchez et la place du marché de Boston, réalisé par Marie Preston à partir d’un texte écrit par Keith Dale et des photographies de Linda Dale. Vidéo couleur, sonore, 4’52, 2012 ; Nout Patouais (Point de marque), réalisé par Marie Preston à partir des paroles d’une chanson écrite pour le projet par Régine Perruchot. Drap de chanvre, fils à broder, 815,50 x 140 cm, 2012. Vues de l’exposition « Le Pommier et le Douglas », Treize, Paris. © Marie Preston
Vous avez récemment réalisé un projet de ce type au Musée du MAC VAL, à Vitry-sur-Seine. Avez-vous suivi le même processus de travail ?
MP : Effectivement la question qui s’est posée était de savoir s’il était possible de déplacer l'expérience du Morvan à Vitry-sur-Seine en banlieue parisienne. La réponse est non. Cependant, nous avions décidé avec Stéphanie Airaud, qui m’avait invitée, de commencer avec les mêmes modalités de départ, c'est-à-dire en rassemblant des personnes qui fréquentent des centres sociaux mais en y associant aussi des personnes fréquentant le musée. Il s'est avéré que le groupe qui s'est constitué n'était composé que de femmes, une dizaine. Contrairement au Morvan, j'ai fait le choix de ne pas travailler avec des personnes isolées. J'ai voulu véritablement constituer un groupe. Je ne voulais pas non plus que le fait que la commande artistique émane de la responsable des actions culturelles soit implicite. Il fallait que ce soit problématisé et rendu visible, tout comme le fait que les participantes aient été choisies par des salariés de deux centres sociaux. Je voulais que les participantes me disent ce qu'elles pensaient de la manière dont notre rencontre était médiatisée. Contrairement à beaucoup d'artistes qui travaillent en coopération et qui s'engagent socialement ‒ je pense notamment à Suzanne Lacy ‒, je ne m'adresse quasiment plus jamais à des communautés spécifiques, préexistantes. Il se trouve que là, c'était un groupe de femmes, mais leur provenance était très diverse. Le groupe était mixte. Le récit de vie a permis de travailler sur des relations interindividuelles et intersubjectives.
La première chose que j'ai amenée, c'est un texte de John Berger, un extrait de La Cocadrille, que je lisais lorsque j'étais dans le Morvan, dans lequel l'auteur essaie de définir sa place parmi les paysans de Haute-Savoie qui sont ses voisins. Ce texte avait un double intérêt, le premier étant de mettre un élément en commun permettant de commencer à échanger, le second, de manière beaucoup plus implicite, de réfléchir à la place du « commérage » dans la transmission d’un récit de vie. Je voulais, comme dans le Morvan, raconter et transmettre ces futurs récits. Le commérage est un des plus anciens thèmes antiféministes dans la culture médiévale bourgeoise. Je voulais me positionner par rapport à cette figure que je proposais. En réalité, c'est tout le groupe qui y a réfléchi, ce qui a été très fort (Fig. 7).
Figure 7 : Vue d’ensemble de l’exposition « Commérages » conçue et réalisée par Marie Preston avec Stéphanie Airaud, Françoise Alexandre, Arminda Alves, Aïcha Akremi, Carine Fariba, Alejandra Montalvo et Nelly Zeitlin. © Marie Preston
Les rencontres se sont construites sur deux fronts : d'abord sur celui des récits de vie de chacun effectués en groupe ‒ c'est autre chose de se raconter à plusieurs que de parler devant une seule personne ‒, puis autour d'une réflexion collective sur cette figure de la commère et donc sur la place de la parole des femmes dans l'espace public. Tout cela en ayant conscience que, nous-mêmes, étions en train de constituer une sorte d’espace public, lieu de débats. Le processus de création est relativement semblable à celui dans le Morvan. Après avoir écouté les récits, nous avons réfléchi à des formes permettant de les faire exister autrement que par le discours. Nous avons eu la volonté de créer des personnages transversaux (Fig. 8).
Figure 8 : Vue d’ensemble de l’exposition « Commérages » conçue et réalisée par Marie Preston avec Stéphanie Airaud, Françoise Alexandre, Arminda Alves, Aïcha Akremi, Carine Fariba, Alejandra Montalvo et Nelly Zeitlin. © Marie Preston
À mi-parcours, nous avons effectué une présentation de ce que nous faisions. Cela a été une étape importante qui m’a permis de réfléchir concrètement à une critique parfois faite aux pratiques collaboratives, notamment par Claire Bishop, de favoriser la dimension éthique des expériences de création à l’exclusion de leur dimension esthétique. Après cette première présentation (pré-exposition) nous avons compris qu’il fallait que nous continuions à travailler. La durée accordée à ce type de démarche permet des ajustements plastiques. Même s'il y a une dimension éthique dans le projet, ce n'est pas pour autant que cela garantit sa réussite en tant qu'art. Je suis tout à fait conscience que de manière générale la forme participative est privilégiée pour un accès démocratique et pédagogique à l'art mais je ne pense pas du tout que ce soit l’unique solution. Selon moi, la critique de la participation dans sa forme instrumentalisante qui a été faite de certaines pratiques des années 1960, est toujours valable.
Questions du public
J'ai été très intéressée par la façon dont vous avez abordé la question de la collaboration en la comprenant comme le fait de passer de la culture à l'art. Finalement, cette collaboration est, d’une certaine manière, même si le mot n'est pas juste, déséquilibrée, en tous les cas pas égale au niveau des statuts. Vous, vous êtes l'artiste et vous connaissez les tenants et les aboutissants du projet, son début et sa fin. En revanche, les participants qui deviennent collaborateurs, eux, n'en ont pas la même conscience. Pour eux, c'est un projet parmi tant d'autres. Or il me semble que ça n'a pas du tout la même résonance sur la vie d'un individu. On sait tous qu'à la fin d'un projet artistique, on est dans une sorte de souffrance, de petite dépression de l'après-création, surtout quand elle a été collective, qu’elle a suscité des rencontres humaines. Vous mettez le doigt sur quelque chose d'intéressant et qui n'est pas le propre des collaborations entre deux artistes qui eux ont les mêmes codes et les mêmes références, la même façon de gérer ces choses-là. Là, c'est assez différent. En cela, il me semble comprendre la différence que vous avez précisée entre les termes de coopération et de collaboration. Votre travail est une opération effectuée en même temps par plusieurs personnes, sauf qu'à la fin, le résultat global de l'opération n'est pas vécu de la même manière par tous. Pour vous, c'est un enrichissement supplémentaire. Mais comment les personnes avec qui vous travaillez réussissent-elles à collecter l'enrichissement que l’expérience a pu leur apporter et vivre avec ?
MP : C'est une très bonne question à laquelle je réfléchis et à laquelle je n'ai pas forcement de réponse, en tout cas pas dans sa globalité. Pour ce qui est du déséquilibre, je ne suis pas du tout dans un positionnement où je nie la question de l'auteur. Par contre, ce qui m'intéresse, c'est de me dire que je possède des « savoir-faire », sauf que ce type de projet mobilise toujours d'autres savoir-faire dont je n'ai pas forcement l'expertise. Cela veut donc dire qu'il y a forcément des ajustements. J'essaie au maximum de faire en sorte que le projet rende compte de cette diversité. Les choses n’étant pas données au début, la liberté d'aller dans une direction plutôt que dans l'autre est totale. Il y a des terrains dans lesquels je ne suis pas forcement à l'aise, et ça a été le cas au MAC VAL. L'idée n'est pas d'être tout le temps dans le consensus mais d'essayer de voir là où ça peut frictionner. Ensuite, à propos de la fin du projet comme fin de la relation, je pense que « souffrance » est un mot un peu excessif mais dans tous les cas, c'est toujours très difficile de finir un projet. La durée est importante pour qu’il se développe, car il repose sur des relations et qu'une relation ne se construit réellement que dans la durée. De ce fait, les déséquilibres peuvent s'atténuer. Mais pour moi, c'est toujours compliqué d'arrêter. Je n'ai jamais envie d'arrêter. Parce que les choses avancent, on a envie de continuer. Les questions de finitude du projet se posent aussi collectivement.
J'ai oublié de dire quelque chose de très important pour le travail avec le MAC VAL. Stéphanie Airaud, la personne qui m'a invitée et qui est en charge des actions culturelles, a participé à cette entreprise. Elle a été actrice du projet et non plus seulement commanditaire. De la même manière, deux des salariés du centre social ont aussi participé pendant un an. L’une d’entre elles a ensuite changé de travail et a arrêté, l’autre n’était plus disponible non plus. L'idée était de penser à cette redistribution des rôles entre habitants, artistes et salariés du musée. Comment peut-on travailler ensemble sur un projet collectif ?
Tout à l'heure, vous avez parlé de participants a priori non artistes. Je trouvais important de le dire puisque ce n'est pas parce qu'ils sont non artistes qu'ils n’ont pas de talent artistique. Vous avez utilisé l’expression « lâcher prise ». Ma question est donc : comment faites-vous pour que la confiance s'établisse entre vous et les non artistes et comment faites-vous pour qu'ils « lâchent prise » et que leurs talents artistiques cachés sortent au grand jour ?
MP : Je ne sais pas, je n'ai pas vraiment de recette. Je pense que si on parle de soi et de son histoire, la confiance s’établit et se situe à un autre niveau que si on demande juste aux gens de participer à quelque chose. De plus, ces derniers n'ont pas forcement demandé à « participer » à des pratiques coopératives ou à des structures participatives comme celles que proposent les musées.
Il me semble que cette notion de « lâcher prise » ne concerne pas, ou pas seulement, les participants mais l’artiste, vous-même, Marie Preston. Pourriez-vous préciser ce que cette expression signifie pour vous ?
MP : Par rapport à ces échanges avec les femmes au MAC VAL, il y avait des pièces que je n'avais pas envie d'exposer car, pour moi, ce n'était pas encore clair. Je veux dire que si on joue la coopération, il est absolument normal que les choses soient présentées alors que tout n'est pas maîtrisé. Le « lâcher prise » concerne l’idée de la maîtrise.
Vous avez dit que ce n'est pas parce qu'une œuvre est réalisée sous le plan éthique qu'elle est réussie. Il m'a semblé que vous disiez aussi que c'était la longue durée accordée à ce type de démarche qui, finalement, permettait la réussite sur le plan esthétique. Pouvez-vous développer ?
MP : Ce type de projet repose sur le fait de ne pas travailler dans son propre atelier, de toujours se déplacer. Le travail est régi par des séances communes de quelques heures. Or un temps long est nécessaire pour que les tentatives plastiques soient vues et revues, qu'elles soient retravaillées, modifiées. Je ne suis pas du tout dans ce que j’appelle « une idée / une œuvre » c'est-à-dire « j'ai une idée, je fais un objet et c'est réglé ». Ce n'est pas du tout ça. Ça pourrait être très intéressant de travailler ensemble en continu par exemple pendant trois mois dans un atelier. Et puis, le temps est nécessaire aussi pour établir des relations humaines.
Vous nous avez parlé de votre travail avec une ethnologue. Je sais que vous avez également travaillé avec un urbaniste sur un autre projet. J'aimerais vous demander si le fait de travailler avec un spécialiste d'une autre discipline que l'art change votre façon de faire.
MP : Le travail avec l'urbaniste a eu lieu dans le cadre d'un projet pour lequel j'ai effectué un entretien avec lui selon un protocole particulier, en marchant. Durant cette marche, il me racontait la différence d'urbanisme entre Paris et Saint-Denis, la spécificité d’un quartier qui s’appelle « La Plaine », la construction du Grand Stade, la couverture de l'autoroute, etc. J'ai vraiment fait appel à lui comme expert qui me racontait des choses que j'ignorais totalement. Par contre cela ne changeait pas, par exemple, ma façon de filmer que j’avais choisie au préalable dans la mesure où j'avais déjà établi un protocole. Par contre, avec l'anthropologue, Caroline Darroux, c'était vraiment différent puisque nous discutions des entretiens que je réalisais avec les différentes personnes engagées dans le travail de création. Ces entretiens étaient les « socles » des œuvres à venir. Elle connaît très bien le Morvan. De ce fait, dans les différents récits de vie, elle entendait des figures légendaires, passées, toute une dimension anthropologique et cela influençait les formes à venir.
Qu’apporte le fait de travailler avec quelqu’un qui n’est pas artiste ? En quoi son apport diffère-t-il de celui d’un artiste ?
MP : En fait, je coopère aussi avec des artistes mais le fait de travailler avec d’autres personnes me conduit à me déplacer. Je pense qu'il y a quelque chose d'assez égoïste à ça : c'est que j'apprends énormément sur d'autres manières de voir, d'autres manières de faire, d'autres imaginaires.
Je ne dis pas que ce n'est pas enrichissant de travailler avec d'autres artistes. Pas du tout. Au contraire. C'est tellement différent qu'au fond j'ai du mal à trouver les mots pour dire en quoi c'est différent. Lorsque deux artistes travaillent ensemble, ils partagent un langage. L'art est déjà un langage commun. C'est-à-dire qu'ils ont le même outil alors que quand vous travaillez avec des gens qui n'ont pas l'habitude de ce langage, non seulement il faut trouver des outils et mais aussi déplacer votre langage vers un autre territoire.
Il me semble que le résultat de vos projets ressemble beaucoup à des choses fort contemporaines et il paraît difficile de voir quand votre pratique laisse la place à une espèce de surprise. Je comprends que la collaboration est importante dans votre travail mais il semble compliqué de saisir le moment où cela vous échappe. Dans vos catalogues d'exposition par exemple, la question de l'auteur est toujours assez claire. On y lit : « réalisé par Marie Preston à partir d'images de... ». Ces formulations vous placent au centre. Serait-il possible de dire que ceux qui participent à votre travail enrichissent votre pratique sans aller jusqu’à l'idée d'une forme réellement collaborative ?
MP : En fait, pour toutes les œuvres qui ont été faites dans le Morvan, je ne suis jamais l’unique auteure, je suis toujours co-auteure avec les personnes qui ont participé. C'est donc toujours « Marie Preston et Madeleine Petitimbert », « Marie Preston et Thérèse Fichot », « Marie Preston et Just et Monique Lucazeau ». Ce n'est jamais « Marie Preston ». L'exposition s'appelle « Marie Preston avec ». Toutes les œuvres ont été coréalisées dans leurs formes. Si les œuvres sont vendues, les gains sont partagés. Au MAC VAL, l’issue de chaque séance m'échappe, la publication du journal de bord en rendra compte. Il me semble aussi que la forme collaborative ou coopérative permet à chacun d’enrichir sa propre pratique (Fig. 9).
Figure 9 : Double édition publiée à l’occasion de l’exposition « Commères » et « Commérages », collection « Chroniques muséales », édition MAC VAL, 2015. © Marie Preston.
Mais ne pourrait-on pas dire que de toute façon, dans un travail artistique, on n'est jamais seul ? Le terme de collaboration que nous employons n’est-il pas un peu exagéré ? Le fait de travailler à plusieurs ne devrait-il pas aboutir à quelque chose qui se déplace davantage hors du champ de l'art contemporain, alors que, finalement, ce que vous faites en est assez proche ?
MP : Il se peut que les formes auxquelles le projet va aboutir soient des formes que vous ayez repérées dans l'art contemporain. Il se trouve que le domaine dans lequel je travaille est l'art et j'y suis très sensible, également à son histoire et à toutes les formes qui ont été travaillées jusqu'à maintenant. Mais je pense qu'il y a aussi une action sur le social, simplement dans la création d'espaces communs qui permettent, selon certaines modalités, l'invention de nouvelles subjectivités. Ce qui m'intéresse aussi, c'est de penser des formes plastiques, des mises en rapport d'œuvres, des mises en rapport de discours. Évidemment, là je parle en mon nom. Je ne peux pas parler au nom de ceux avec qui je travaille. J’essaie d’éviter toute forme de soumission par rapport à la figure de l'artiste et à ce que je pourrais représenter, ce qui est très compliqué. Ce qui est effectivement important, c'est que toutes les voix soient entendues et pas exclusivement la mienne. Je pense que la publication du MAC VAL sera importante dans l’exposition puisque j'ai demandé aux participantes de faire part de la manière dont elles ont vécu cette expérience.
Les actions que vous menez me renvoient à la position de l'enseignant dans une école d'art dans laquelle on accompagne des jeunes artistes, des artistes en devenir et où on peut être confronté à des situations d'échec. Ce qui est intéressant, c'est que vous ne cachez pas la part d'échec possible. En tant qu’enseignant, nous pouvons également nous trouver en situation de conflit. Cela vous est-il arrivé ? Dans le cas de votre travail, vous n'avez pas choisi ces collaborateurs et ils ne vous ont pas choisie non plus d'ailleurs. Vous avez été choisie par une autre personne. Vous pouvez très bien vous retrouver ainsi avec un lepeniste pur et dur : que faites-vous dans ce cas-là ? Est-ce qu'on peut régler une situation conflictuelle de ce type ? Il y a des moments où on doit dire non. Est-ce possible de le dire, et c'est tout ?
MP : Cela ne m'est jamais arrivé mais je pense à un artiste polonais, Arthur Zmijewski, qui travaille autour de cette question du conflit. Par exemple, pour une réaliser un film, il a réuni dans un même espace quatre groupes extrêmement différents : un groupe d'extrême droite, un groupe d'étudiants communistes, des militants sionistes et des militants gays. Il leur a ensuite demandé de faire chacun un tableau les représentant et d’agir comme ils le souhaitaient sur ceux des autres. L’opération, filmée par Zmijewski, dure quatre jours, les gestes des participants évoluent : ça commence par des petits coups de peinture sur les tableaux des uns et des autres puis ils finissent par mettre littéralement le feu au lieu. Il y a ici une réflexion sur ce qu'est une œuvre relationnelle. Il ne cherche pas le consensus, mais il cherche à rendre visible la situation de conflit.
J'aimerais bien que cela m'arrive pour voir comment je réagirai car, au fond, on ne collabore pas toujours avec les gens qu'on voudrait.
Marie Preston, nous vous remercions vivement de nous avoir accordé cet entretien et d’avoir accepté ce jeu de l’entretien public, qui nous a permis, aux uns et aux autres, de vous faire part des remarques et questions que votre travail a suscitées.
MESHS, Lille, 28 novembre 2014
Publié en Mai 2016