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Œuvrer à plusieurs : enjeux d'aujourd'hui

Pascale Riou

Faire art ensemble : affinités électives et communautés temporaires

Résumé

Cet article souhaite mettre en commun plusieurs questionnements issus d’observations, de participations observantes et de pratiques du faire art ensemble dans le champ de l’art contemporain. Quatre cas sont étudiés : l’Association pour l’Agencement des Activités (Grenoble, France), Doings or Not (Estonie), Drive-In (Corée-France) et Idoine (Lyon, France). Ces différentes expériences ont un enjeu commun, celui de la communauté temporaire fondée sur les affinités électives. Ces quelques exemples de manières d’œuvrer à plusieurs amènent ainsi plusieurs problématiques : l’agencement de singularités, le partage du sensible, la constitution de réseaux, la mise en commun de rythmes et d’espaces partagés, la recherche de la justesse. L’envie et le plaisir, moteurs de ces expériences, sont mis à l’épreuve du réel mais en restent le fondement.

Abstract

This article aims to share several questions arising from observations, observing participations and practices of doing art together in the field of contemporary art. Four cases are studied: the Association for the Arrangement of Activities (Grenoble, France), Doings or Not (Estonia), Drive-In (Korea-France) and Idoine (Lyon, France). These different experiences have a common issue: the temporary community based on elective affinities. These few examples of ways to work together lead to several problems: the arrangement of singularities, the sharing of the sensible, the formation of networks, the pooling of rhythms and shared spaces, the search for accuracy. Desire and pleasure, driving forces of these experiments, are put to the test of the real but remain the foundation of them.

Texte intégral

Introduction

… bien souvent, nous ne comprenons pas ce qui se passe dans le cœur et l'esprit de ceux avec qui nous devons travailler. […] mais un manque de compréhension mutuelle ne devrait pas nous empêcher de nous engager avec d'autres ; nous voulons que quelque chose se fasse ensemble1.

Vouloir que quelque chose se fasse ensemble. Voilà le fondement commun des pratiques artistiques collaboratives et de co-création présentées ici : l’Association pour l’Agencement des Activités, Doings or Not, Drive-In et Idoine. Nous avons choisi de porter notre attention sur des communautés temporaires qui, palliant l’incompréhension mutuelle, se fondent sur des affinités électives. Ce choix est issu de pratiques personnelles, mais aussi d’observations et de participations observantes dans le champ de l’art contemporain, nous permettant d’étudier de près des fonctionnements et leurs limites.

L’Association pour l’Agencement des activités : se fabriquer un cadre commun et permissif

Bibliothèque AAA, Aire d’Agencement des Activités, 2014. Un fonds constitué par une mise en commun de références, livres théoriques et livres d’artistes consultables par les visiteurs. © Séverine Gorlier.

L’Association pour l’Agencement des Activités (aaa) est une association (loi 1901) créée en 2006 à Grenoble. Son objet est la promotion et la diffusion de l’art contemporain. Elle permet à des artistes, curateurs, graphistes, historiens et théoriciens de l’art de développer des activités selon une logique d’agencement sans cesse réinventée. Elle mène ainsi divers projets au gré des envies et possibilités : expositions personnelles et collectives, événements, éditions, projets en ligne, etc.  

Si, comme toute association française, elle est dirigée par un bureau, sa gouvernance est en fait assurée par une équipe dont les membres prennent en charge, seuls ou à plusieurs, différents projets et structures estampillés aaa2. La forme juridique de l’association à but non lucratif a été choisie pour des raisons de facilité, ce statut étant le plus pratique pour acter un regroupement de personnes, se faire connaître des pouvoirs publics et prétendre à des aides et subventions. Néanmoins, ce cadre reste un moyen de faire qui peut avoir des limites. Ainsi, laaa a un fonctionnement volontairement permissif, nébuleux, qui, s’il est apprécié de ses membres et de ceux qui y interviennent, entretient un manque d’identification de cette structure et de ses activités.

Ces activités se sont principalement agencées dans le centre d’art Oui (2007-2012), l’Aire d’Agencement des Activités (2013-2014), la Galerie Showcase (depuis 2012) ou encore les Éditions AAA (depuis 2013). En 2006, l’aaa souhaitait solliciter la Ville de Grenoble pour un espace de bureau ; un concours de circonstances l’a amenée à s’installer dans un ancien garage automobile avec jardin. Ce lieu a conditionné les activités de l’aaa, lui permettant de mettre en place le centre d’art Oui, un espace de production et de diffusion. Oui a servi de plate-forme de travail et de rencontre de plusieurs personnes, dont l’équipe qui constitue l’aaa dix ans plus tard. Clôde Coulpier, membre actif de l’aaa depuis sa création, décrivait la manière de faire ensemble lors du montage de son exposition personnelle Almost (2010) en ces termes :

L'exposition est un lieu de travail pour repenser les pièces dans leur agencement, voir ce qu'elles produisent ensemble. L'exposition active ce que tu fais, permet de réactiver les pièces. Discuter avec Fabrice [Croux] hier m'a permis de déployer les choses. C'est pour ça que je vous ai demandé ce qui vous plairait dans l'exposition. J'aime ce que je fais, je sais pourquoi je le fais, j'ai des idées précises, mais c'est toujours bien de réfléchir ensemble et de savoir ce que les gens qui t'importent pensent de certaines pièces. C'est un peu con-con mais pas non plus si bête ce type de commissariat dévié3.

L’artiste revenait ainsi sur un fonctionnement par affinités et une collaboration effective autant qu’affective, moteurs de l’aaa.

Le centre d’art est rapidement devenu le projet emblématique de l’aaa, lui permettant de recevoir des subventions publiques pour ses expositions, mais éclipsant l’association et ses velléités d’ouverture à d’autres formats artistiques. De même, son fonctionnement collégial n’a pas été pris en compte politiquement, son directeur incarnant seul le projet du point de vue des tutelles. Ce double problème d’identification et d’incarnation s’est avéré préjudiciable à la fin du centre d’art Oui, lorsque l’aaa a souhaité créer un lieu qui ne corresponde plus aux seuls critères d’un centre d’art et que certains de ses membres fondateurs s’en sont retirés, ayant d’autres fonctions à assurer par ailleurs4.

En parallèle au centre d’art Oui, l’aaa a cependant mené, à l’initiative d’une personne ou, le plus souvent, à l’initiative d’une communauté temporaire ou mouvante, de multiples projets : projets hors-les-murs, résidences artistiques, plate-forme de production et de diffusion, expositions, éditions, tout en soutenant ou apportant une aide spécifique à d’autres actions5. À chaque initiative, certains membres s’investissent, d’autres pas, d’autres encore apportent un soutien administratif, matériel ou humain ponctuel. L’affinité et la disponibilité forment la base du fonctionnement de l’aaa. Selon Fabrice Croux, membre actif depuis sa création, « l’aaa n’est pas un groupe de gens d’accord ». Autrement dit, les affinités électives ne sont pas synonyme de collectif mais d’agencement de singularités. L’association ne peut maintenir un fonctionnement, même restreint, que si ses membres acceptent cette manière de faire, à la fois floue, bienveillante et critique.

Une dizaine d’année après sa création, un premier risque pour l’aaa est celui de l’essoufflement et de la trop grande dispersion de ses membres actifs – tous bénévoles. Un autre risque est lié au type de réseau humain mobilisé, que Françoise Liot nomme « réseau local », et que nous préférons qualifier de réseau de proximité – un réseau formé selon des proximités affectives, des valeurs et des envies communes6. Ce réseau fait d’affinités, au mode de légitimation basé sur la reconnaissance des pairs, voit son efficacité renforcée par le sentiment de liberté artistique qu'il offre, comparé à un réseau social ou institutionnel. Cependant, à l’intérieur de ce réseau l'artiste est peu médiatisé, peu connu. Selon la sociologue, il peut s'agir d'un tremplin vers un réseau plus étendu et plus institutionnalisé, mais le risque reste celui de l'enfermement7. Dans le cas de l’aaa, cet enfermement peut être justement contrebalancé par la dispersion de ses membres et leur volonté d’ouverture à l’extériorité.

Doings or Not : faire, ou pas, avec

Doings or Not, Workshop avec le collectif Katla, Muhu, 2011. Un workshop dédié à la fabrication d’une carte subjective collective et d’une dérive sur l’île de Muhu et son rivage. © Laura Kuusk.

Doings or Not propose depuis 2008 des espaces-temps de rencontre et de pratique, pour œuvrer, ou pas, ensemble. À l’initiative d’une artiste, Laura Kuusk, et d’une historienne de l’art, Margit Säde, ce réseau basé en Estonie est pensé comme un outil de collaboration ouvert, activé à l’occasion pour fédérer des communautés temporaires.

Cette structure, projet artistique en soi, sans statut juridique, n’a pas de lieu d’accueil spécifique et fonctionne ponctuellement, selon les projets. Elle organise notamment des temps de travail avec des jeunes artistes et des étudiants en école d’art. Ce projet est pensé par ses fondatrices comme un outil facilitant les échanges entre ceux qui s’intéressent à l’activité, celle de faire et celle de ne pas faire comme le nom l’indique explicitement. Des rencontres, ateliers ou événements ont notamment eu lieu à Ljubljana, Tallinn, Grenoble et Muhu. Un site internet archive l’activité et permet de donner une visibilité à ce réseau8. Laura Kuusk précise l’origine du nom Doings or Not ainsi :

Ce nom exprime notre souhait de s’occuper des questions du faire et ne pas faire dans le contexte du travail artistique. Nous savons tous que parfois ne pas faire est plus efficace que faire trop. En même temps l’orthographe erronée de cette expression “doings or not” montre notre choix (esthétique, éthique ?) de nous intéresser à des travaux qui sont peut‑être un peu maladroits, car faits par des gens qui expérimentent ou qui étudient encore, qui (se) cherchent9...

L’accent est mis sur la pratique, l’art en train de faire, l’expérimentation dans la rencontre et l’échange. Il s’agit d’observer ce qui se fait ou pas et selon quelles modalités. Doings or Not a pour intention de faire ou pas selon les lieux et les circonstances, d’accroître une collaboration internationale et d’utiliser des matériaux et conditions fournis par un lieu donné10. L’enjeu principal de ce projet vient des relations personnelles des deux fondatrices à leur activité :

… [le lien entre] paresse et travail était important dans notre relation de travail avec Margit. Elle, de son côté, au moins à l’époque, valorisait le fait de travailler beaucoup, de s’épuiser, de se prendre la tête au maximum et se sentir vidée à la fin. Quant à moi, je trouvais qu’il faut toujours trouver le moyen de faire les choses d’une façon plus efficace et ne pas mettre de l’énergie là où ça n’en vaut pas le coût. […] Je trouvais que les génies sont ceux qui trouvent le moyen de travailler moins11.

Ici, faire ensemble signifie dès le départ mettre en partage des manières de faire radicalement différentes. Les discussions autour des positionnements, des envies des jeunes acteurs européens du champ de l’art, de l’expérimentation, du travail et des réseaux, ont fait l’objet des premières conférences, à Ljubljana en 200812. En 2011, le deuxième workshop sur l’île de Muhu (Estonie) a regroupé des étudiants de l’École supérieure d’art de l’agglomération d’Annecy et des étudiants de l’Académie des Beaux-Arts de Tallinn autour de plusieurs artistes et historiens de l’art venant d’Estonie, de Norvège et de France. Il s’est agit de faire avec – avec les autres participants et avec l’environnement particulier de l’île.

L’objectif de Doings or Not a été dès sa création de permettre à chaque participant d’inventer ses propres outils tout en apprenant à faire ensemble dans un cadre donné. Laura Kuusk précise :

Nous nous voyons comme une plate-forme qui peut donner la possibilité à ces gens de se parler, travailler, ou manger, ou marcher, etc., ensemble pendant un moment. C’est à eux de voir ce que ça leur fait après, dans leur travail ou dans la vie13.

Cette structure mouvante n’est activée que pour un temps donné, fabriquant des communautés artistiques seulement ponctuelles. Les suites, notamment de potentielles collaborations entre certains participants, échappent aux organisatrices. Les possibilités sont offertes, encore faut-il qu’elles soient reprises – ici se situe l’enjeu et la limite d’une telle initiative. Autre limite : l’envie des fondatrices d’activer ce cadre et leurs disponibilités par rapport à leurs activités personnelles. « Rien n'est prévu et rien ne pousse dans ce sens-là », déclarait Laura Kuusk en 2015. En 2017, Doings or Not existe toujours mais est en dormance.

Drive-In : expérimenter une communauté mobile et temporaire

Drive-In Laboratory, 2015. Réalisation de l’œuvre de Rohwajeong par les participants à la résidence, à l’occasion de son arrêt à Moha Residency. © Pascale Riou.

Depuis 2013, les artistes Nayoung Kim et Éléonore Pano-Zavaroni œuvrent ensemble à Drive-In, un échange franco-coréen en plusieurs temps articulé autour de la notion de déplacement – physique, intellectuelle, sensible, etc. L’ensemble étant volontairement à géométrie variable, des artistes et théoriciens sont invités par les deux curatrices à participer à une ou plusieurs étapes du projet, en étant présents physiquement ou à distance via Internet ou par l’intermédiaire d’objets ou de protocoles14.

Drive-In se déploie ainsi entre la Corée du Sud et la France, sur plusieurs années, dans plusieurs lieux – un camion-laboratoire, des lieux de résidences et d’expositions, une librairie, une fondation, la ville de Séoul, etc. – et en différents formats – résidence, séminaire, exposition, festival, événement. Le projet a été conçu et mis en œuvre comme une communauté temporaire fondée sur les rencontres, les affinités et les points de rapprochements entre des individus et leurs pratiques respectives. L’enjeu est celui de la création d'un écosystème commun pour un espace temps donné, à la recherche d'une économie commune. Les problèmes soulevés par cette expérience sont principalement liés aux rythmes, aux attentes, à l’investissement et à la place de chacun dans la communauté en train de se construire.

L'activité artistique est à la fois le siège d'un individualisme et celui d'un partage, d'un faire avec. Certes, on admet facilement le processus créatif comme un processus qui a lieu entre l'artiste et l’autre, partageant potentiellement leurs rapports à l’œuvre dans le temps comme dans l’espace15. Mais en pratique, faire art ensemble, procéder à plusieurs, confronte parfois les égos, exacerbe les identités, donne lieu à des incompréhensions voire des frustrations. Ce qui se joue ici relève de ce que Jacques Rancière a appelé « le partage du sensible » :

J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives16.

Les choix d’invitations et la mise en réseau découlent de cette dialectique entre singularité et communauté. Au sein de Drive-In, cela débouche sur un faire à plusieurs dans un ensemble mouvant où chacun doit trouver sa place et faire place. Selon Jacques Rancière, les conditions de ce partage du sensible regroupent les notions de temps, d’espace et d’activité :

Cette répartition des parts et des places se fonde sur un partage des espaces, des temps et des formes d’activité qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage17.

Durant les différentes phases de Drive-In, une attention commune s’est effectivement portée aux temporalités, aux échéances, aux espaces personnels et collectifs, aux rythmes de travail de chacun, en permanent réajustement avec le rythme commun impulsé par le projet et ses différentes étapes. La problématique du « confort » s’est posée : chacun doit se sentir « confortable », à sa place, dans une communauté temporaire. Les espaces-temps pour soi, pour les autres, pour l'ensemble doivent être trouvés, aménagés, respectés, modifiés si besoin. Lors de Drive-In Laboratory (2015), les réflexions et discussions à propos du temps et du rythme se sont avérées cruciales pour chacun, et ont pris du temps. L’attention et le soin ont aussi fait l’objet de l’auto-réflexion sur le projet18.

Cette expérience du faire ensemble signifie faire jouer des frontières, entre les spécificités des participants, entre les cultures, entre les langues. S’accorder sur les modalités du partage – du sensible, des tâches, du temps, de l’espace –, sur la manière de mener à bien le projet et sur les attentes quant à son déroulement et sa finalité n’est pas chose aisée. Drive-In se construit sur une itinérance, à la recherche de rencontres, de surprises, d'extériorités. Le fonctionnement impulsé par les deux commissaires, fondé sur la confiance, l’amour et le geste gratuit, s’est parfois heurté à des incompréhensions ou a été difficile à faire perdurer ; des attentes n’ont pas été comblées par la communauté mise en place et des motivations individuelles ont été plus fortes que la mise au service du commun. Mais des collaborations spécifiques, reposant sur des affinités techniques, formelles ou intellectuelles se sont développées. Elles permettent de préparer à plusieurs la dernière phase du projet, une édition, prévue pour 2018.

Idoine : inventer un outil à plusieurs

Idoine, Questions à l’attention des Homo Sapiens. Questions préliminaires à Idoine. © Jérémy Glâtre.

Idoine, qui signifie : « qui est propre à », « qui convient parfaitement », est le titre d'un magazine d'entretien apériodique bilingue français-anglais porté par une équipe pluridisciplinaire restreinte19. Chaque numéro est un entretien avec un invité, à propos de son économie de vie et de travail, de ses pratiques et de ses outils, matériels autant que conceptuels, qu'il utilise, fabrique, invente. L'entretien est accompagné d'images de ces outils confiées par l'invité. La co-auctorialité est de mise, la collaboration avec l’invité ainsi qu’avec des compagnons de route ponctuels étant primordiale. Idoine est pensé comme un dispositif permettant des rencontres autour des manières d'être et des façons de faire. Partager des positionnements et des doutes singuliers engage à interroger sa pratique, quelle soit individuelle ou collective.

Idoine a la forme juridique d’une association loi 1901 – là encore, pour la facilité de mise en place du statut et les possibilités qu’il offre – qui a pour objet la production, la diffusion, la médiation et l'édition dans le champ de l'art contemporain. Ainsi, outre la publication du magazine éponyme, l'association organise des événements, des expositions, des workshops, permettant de continuer les collaborations artistiques dans des lieux différents via d’autres formes et formats.

Idoine est pour ses fondateurs un outil mis en partage à plusieurs niveaux : avec la personne invitée lors de l’entretien, avec celles qui prennent part à l’élaboration du numéro – relecteurs, traducteurs, interlocuteurs divers – et bien sûr avec le lecteur. Chaque numéro se veut idoine, ce qui implique la remise en question perpétuelle de la manière de faire et de transmettre les entretiens, afin de trouver la forme la plus juste possible pour chaque invité.

La volonté est celle de rendre visible des formes de créativité qui ne sont pas forcément identifiées en tant que telles. Le choix des invités par affinités électives est pleinement assumé et donne forme visible et partagée à une pensée en train de se construire. Éléonore Pano-Zavaroni décrit Idoine comme la volonté de « créer une communauté de gens avec qui l’on pense » et avec lesquels partager recherches, questionnements, outils et manières de faire20. Idoine est en effet un outil pour déplacer les subjectivités et amener toujours ailleurs et plus loin que ce qui s’envisagerait seul.

Selon Félix Guattari, l’art peut être considéré comme une praxis autopoïétique : une pratique qui s’engendre et s’organise elle-même21. Idoine se situe dans cette perspective, recherchant l’émancipation et l’autonomie. Mettre le focus sur l'idonéité, l'ad hoc, c'est accepter d'emblée et revendiquer une instabilité, une labilité inhérente à la création, à la vie. Par définition ce qui est ad hoc n’est pas immuable puisque sensible à une situation donnée et poreux vis-à-vis d'un contexte.

Le principal problème rencontré par Idoine est celui de l’économie du projet, fonctionnant à perte et n’existant que par la volonté de ses trois porteurs. La formule qui définit le projet éditorial, « magazine d’entretien apériodique », a été décidée collégialement afin de viser une cohérence du cadre à son contenu, mais n’est pas judicieuse du point de vue d’une stratégie économique et financière : les aides et subventions se font aux revues qui indiquent une certaine périodicité de parution. Cependant, le rythme des parutions d’Idoine ne peut être qu’apériodique car correspond à celui du plaisir, des rencontres, des disponibilités, des envies de faire, des possibilités. Ce positionnement rejoint l’idée d’eurythmie. L’eurythmie est le « bon rythme » en grec, c’est-à-dire le rythme adéquat. L’eurythmie se distingue de l’idiorrythmie (rythme propre, individuel) et de l’hétérorythmie (rythme imprimé par l’extérieur, par la structure sur l’individu) et renvoie à une réflexion éthique et politique. Dans le cas de Idoine, les rythmes bons sont ceux qui sont communs, partagés. Il s’agit de faire juste, faire au rythme qui convient pour pouvoir faire ensemble.

Conclusion

Il n’y a jamais la communauté comme entité, mais comme expérience. C’est celle de la continuité entre des êtres et avec le monde22...

Ces quelques cas témoignent de différentes envies de faire art ensemble, aux enjeux et aux formes proches. Ce sont avant tout des ensembles humains à géométrie variable, où les envies motrices sont celles de fonctionnements sur le mode de la confiance et du partage, à des échelles réduites, permettant et étant permis par des affinités électives. On retrouve une même volonté de mettre en pratique la continuité entre les êtres et le monde, d’en appréhender les modalités – une continuité sans cesse éprouvée, remise en question tant du point de vue strictement humain que du point de vue des projets artistiques – que ce soit par un agencement d’activités, par le faire avec, par le déplacement et l’ouverture ou par l’exploration de l’idonéité. Il existe un préalable au partage, qui est aussi l'objectif recherché par les cas étudiés ici : le « plaisir d'être ensemble »23. Ce plaisir d'être ensemble est ici intrinsèquement lié au plaisir de faire ensemble, de partager pensée et action, dans des cadres et conditions variables, expérimentés à plusieurs.

Sites internet (en ligne au 4 septembre 2017) :

aaa : http://oui-aaa.tumblr.com/

Doings or Not : http://doingsornot.blogspot.fr

Drive-In : https://www.facebook.com/driveinartproject/

Idoine : http://idoine-edition.com

Bibliographie

Citton Yves, Pour une écologie de l'attention, Paris, Seuil, coll. La couleur des idées, 2014

Duchamp Marcel, Duchamp du signe : écrits, Sanouillet Michel (éd.), Paris, Flammarion, 1976

Guattari Félix, Qu'est-ce que l'écosophie ?, Paris, Éditions Lignes, 2014

Kuusk Laura, Toots Laura (éd.), Muhu Island, Annecy, ESAAA édition, 2012

Le Comité invisible, Maintenant, Paris, La fabrique éditions, 2017

Liot Françoise, Le métier d'artiste, Les transformations de la profession artistique face aux politiques de soutien à la création, Paris, Éditions L'Harmattan, 2004

Rancière Jacques, Le partage du sensible, esthétique et politique, Paris, La fabrique éditions, coll. Hors collection, 2000

Sennett Richard, Ensemble, pour une éthique de la coopération, Paris, Albin Michel, 2014

Notes

1 Richard Sennett, Ensemble, pour une éthique de la coopération, Paris, Albin Michel, 2014, p. 353.

2 Le bureau initial, composé de Stéphane Sauzedde, président, Emmanuel Hermange, secrétaire, et Anaëlle Pirat-Taluy, trésorière, a été modifié en 2013 (Anaëlle Pirat-Taluy, Fabrice Croux, Pascale Riou reprenant respectivement les trois postes). L’équipe de l’AAA pour 2017 se compose également de : Clôde Coulpier, Séverine Gorlier, Camille Laurelli, Anthony Lenoir, Geoffrey Michel.

3 Entretien avec Clôde Coulpier, 10 juillet 2010.

4 Stéphane Sauzedde ayant pris la direction de l’École supérieure de l’Agglomération d’Annecy et Emmanuel Hermange celle de l’École préparatoire d’Issy-les-Moulineaux.

5 Les activités portées par l’AAA sont archivées ici : http://oui-aaa.tumblr.com/

6 Une proximité en tant que notion non pas spatiale mais éthique ; nous rejoignons sur ce point la distinction notée in Le Comité invisible, Maintenant, Paris, La Fabrique Éditions, 2017, p. 63.

7 Françoise Liot, Le métier d'artiste, Les transformations de la profession artistique face aux politiques de soutien à la création, Paris, Éditions L'Harmattan, 2004, p. 171-172.

8 http://doingsornot.blogspot.fr, en ligne au 23 juillet 2016.

9 Échange électronique avec Laura Kuusk, août 2015.

10 « to work specific to site and circumstance, to increase international collaboration and tomake use of the materials and conditions provided by the given location. », in Laura Kuusk, Laura Toots (éd.), Muhu Island, Annecy, ESAAA édition, 2012, p. 9.

11 Échange électronique avec Laura Kuusk, op. cit.

12 Cf. http://doingsornot.blogspot.fr/search/label/symposium%20in%20Ljubljana, en ligne au 25 juillet 2016.

13 Échange électronique avec Laura Kuusk, op. cit.

14 Pour Drive-In Laboratory (2015) : Gala Berger, Fériel Boushaki, Elise Carron, Antonin Giroud-Delorme, Nayoung Pkim, Hubert Marcelly, Idoine, Museum of Museum (Jérémy Glâtre et Stéphane Déplan), Noranchaek (Sung Jae Lee), Eléonore Pano-Zavaroni, Bak Ail, BOEUF, Rohwajeong (Yun Hee Roh et Hyun Suk Jeong), Pascale Riou, Moving Triennal made in Busan (Sung Yeon Kim) ; pour Drive-In (2016) : Benjamin Artola,  Gala Berger, Jean‑Damien Charmoille, Antonin Giroud-Delorme, Yeseul Kim, Patrick Lowry, Hubert Marcelly, Museum of Museum, Jun Young Park, Rowajeong, Fabien Renneteau, Pascale Riou.

15 Cf. Marcel Duchamp, « Le processus créatif », in Duchamp du signe : écrits, Michel Sanouillet (éd.), Paris, Flammarion, 1976, p. 187-189 (texte original : « The Creative Act », Art News, vol. 56, n°4, New York, été 1957).

16 « Le partage du sensible », Entretien avec Jacques Rancière, in Multitudes, URL : http://www.multitudes.net/Le-partage-du-sensible/ [consulté le 23 août 2017].

17 Ibid.

18 Des questions proches de celles que pose Yves Citton dans Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, La couleur des idées, 2014.

19 Équipe formée de Jérémy Glâtre, graphiste, Éléonore Pano-Zavaroni, artiste et Pascale Riou, historienne de l’art.

20 Cf. « Idoine : outils, gestes, processus et subjectivités », conférence, Tomaté Kérozène, Biennale de design, Saint‑Étienne, 2 avril 2017.

21 Félix Guattari, « Vers une écosophie », in Qu'est-ce que l'écosophie ?, Paris, Éditions Lignes, 2014, p. 59-70.

22 Le Comité invisible, Maintenant, op. cit. p. 127.

23 Richard Sennett, Ensemble, pour une éthique de la coopération, Paris, Albin Michel, 2014, p. 56.

Pour citer ce document

Pascale Riou, «Faire art ensemble : affinités électives et communautés temporaires», déméter [En ligne], Œuvrer à plusieurs : enjeux d'aujourd'hui, Textes, Articles, Thématiques, mis à jour le : 03/04/2018, URL : http://demeter.revue.univ-lille3.fr/lodel9/index.php?id=1135.

Quelques mots à propos de :  Pascale Riou

Pascale Riou est doctorante en histoire de l'art contemporain à l'Université Grenoble Alpes. En parallèle, elle coordonne l'espace d'exposition Galerie Showcase (Grenoble), co-dirige l'Association pour l'Agencement des Activités (Grenoble) et Idoine (Lyon).