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L'interprétation

Catherine Kintzler

Pourquoi survalorisons-nous l'interprétation en musique ? Le modèle alphabétique et l’exemple de Glenn Gould

Résumé

La lecture alphabétique offre le modèle d’une interprétation immanente qui rend le lecteur totalement autonome. Le lecteur s’y trouve pour ainsi dire investi de l’autorité de l’auteur : parce que le déchiffrage est purement mécanique et exige un minimum de pensée, l’énergie intellectuelle du lecteur peut se consacrer davantage à la reconstitution vivante du texte, la lecture intelligente. Le sens du texte ne dépend donc jamais d’une interprétation transcendante : il peut être intégralement redécouvert par le lecteur. L’interprète musical pratique en revanche un déchiffrage qui par définition échappe à l’auditeur et a quelque chose d’aliénant pour ce dernier. L’interprétation musicale pâtit de ce modèle, qui est volontiers étendu à son ensemble. Elle se trouve alors investie par un modèle transcendant (ou interprétation inspirée) qui, au lieu d’effectuer par voie matérielle et immanente le point de coïncidence entre musicien, interprète et auditeur, prétend l’atteindre sous une forme fusionnelle et extatique (forme courante de la mélomanie) qui congédie la pensée mais qui en réalité reste marquée par la pure extériorité et l’aliénation : la sacralisation de l’interprétation musicale serait donc une forme d’idolâtrie. Telle est la thèse à la lumière de laquelle on propose de relire les célèbres prises de position du pianiste Glenn Gould, qui peuvent se comprendre comme une critique classique du spectaculaire – lequel n’est pas nécessairement constitutif du concert public ni nécessairement exclu de l’enregistrement monté, comme le croyait Gould. À l’horizon de ces critiques contre l’exhibitionnisme de l’interprétation musicale, on suggérera que le modèle gouldien d’interprétation peut se comprendre en analogie avec celui de la lecture alphabétique et qu’il est intéressant de l’envisager d’un point de vue matérialiste et minimaliste.

Texte intégral

Déchiffrage et lecture : le modèle alphabétique

Le fait que la musique, art écrit, ait besoin, pour exister dans sa pleine dimension, d’un accomplissement performatif, la place évidemment en position éminente parmi les arts dits allographiques. La distinction entre arts autographiques et arts allographiques est ordinairement attribuée à Nelson Goodman1. Rappelons brièvement de quoi il s’agit.

Le régime autographique s’applique aux œuvres qui existent en un seul exemplaire, et où la copie est une contrefaçon. Les œuvres y ont une présence physique originaire, comme par exemple en peinture. Le cas de la sculpture (moulage) entre également sous ce régime : ce qui est constitutif de la sculpture est l’existence originale de l’œuvre, les moulages étant désignés sous le terme de copies ou reproductions.

Le régime allographique s’applique aux œuvres pour lesquelles l’existence de plusieurs occurrences est au contraire constitutive de leur manifestation physique. C’est le cas des textes littéraires, du théâtre et bien entendu de la musique et des pièces chorégraphiques.

Cette distinction n’est pas nouvelle ni propre à Goodman, on la trouve notamment chez Etienne Souriau2. Elle est également reprise par Gérard Genette, qui la discute longuement dans un de ses ouvrages récents3 Il va de soi que c’est sous le second régime qu’intervient la notion d’interprétation, qui sera prise ici dans son sens courant : l’interprète permet à l’œuvre allographique d’acquérir sa pleine dimension physique, il lui donne son accomplissement réel.

Or la musique occupe dans cet ensemble une place éminente, ou plutôt radicale, qui est à l’origine d’une sorte de confusion au sujet de la notion d’interprétation. En effet, elle place du côté de la performance un maximum de choses, ne laissant finalement que la partition du côté inerte. Cette maximisation du rôle de la performance, qui cumule plusieurs fonctions, fait que nous avons tendance à survaloriser l'interprète musical.

Deux fonctions sont en effet réunies par ce dernier, qui peuvent être distinctes s’agissant d’autres arts allographiques, notamment la littérature et le théâtre. J’emprunte en partie leur désignation à Alain Badiou4, qui avance le terme de « complémentation », qu’il faut distinguer de l’effectuation.

Comparons avec la littérature. Le texte est écrit, et pour exister comme œuvre, il a besoin d’être lu. La lecture est d'abord une effectuation ou si l'on veut un déchiffrage. Comme elle s’effectue dans une langue naturelle, elle relève de chaque lecteur. Ici, bien que sous régime allographique, nous avons un sentiment de transparence et d’immédiateté parce que cette opération repose sur l’acte apparemment intime et sans effort qu’est la lecture d’un texte alphabétique pour une personne qui sait la langue et qui pratique couramment la lecture alphabétique. Le texte littéraire de type « narratif » (si l’on reprend les catégories de la poétique d’Aristote) n'est pourtant pas achevé par cet acte de première lecture. C'est parce que cette première lecture est une opération aisée, mécanique, apparemment transparente, que le lecteur peut se livrer à la seconde opération comprise dans la lecture : la lecture de « complémentation », le moment où il découvre le texte non pas seulement comme un enchaînement de phonèmes (résultat du déchiffrage) mais comme texte sensé, consistant, spécifique, et comme texte poétique. La plupart du temps, nous effectuons ces deux opérations conjointement justement parce que le déchiffrage est parfaitement mécanique et ne pose pas de problème.

Le résultat est que face au texte littéraire ou poétique, le lecteur est autonome : il effectue et complémente le texte tout seul. Nous appelons l'ensemble de cette opération une lecture. La lecture déchiffre et constitue le texte, de sorte que le lecteur, d'une certaine manière, est placé dans une position de production : il reconstitue le texte ; il le recommence en quelque sorte, et c'est ce qui fait de la lecture un grand plaisir.

Le plaisir vient de ce que le texte se constitue par l’opération du lecteur : il ne se présente pas comme un objet pur et simple, mais comme production. Son autorité place le lecteur en position d'autorité.

Pour le théâtre, la lecture ne suffit pas, même si elle s’accompagne chez le lecteur de l’horizon du représentable qui en principe l’accompagne (nous n’effectuons pas la lecture d’une pièce de théâtre comme celle d’un roman, et Aristote le dit aussi de l’auteur du poème dramatique au chapitre 17 de sa Poétique : il doit « se mettre au maximum la scène sous les yeux »), elle n’est vraiment complète que par la mise en scène réelle avec jeu des acteurs. C’est ce que Badiou appelle la « complémentation  », refusant le terme d’interprétation. Mais si l’on conserve pour le moment le vocabulaire dans son emploi courant, on peut dire que les tâches de lecture et de complémentation peuvent relever, au théâtre, d’instances différentes. Certes, on ne va pas toujours voir une pièce que l’on a lue, mais cela est possible et un lecteur peut toujours s’approprier une pièce par l’acte d’effectuation qu’est la lecture : par là il acquiert une sorte de compétence qui lui permet, le cas échéant, de contrôler la lecture que fait de son côté l’interprète. Il peut se rendre compte s’il y a une coupure, ou si un vers est faux.

Il est clair que le cas de l’interprète musical le place dans une situation de cumul. Peu d’auditeurs sont en mesure d'opérer la lecture de la pièce musicale, en principe cette lecture n’est pas requise d’eux, et même ceux qui peuvent l’effectuer ne sont pas tout à fait dans la position du lecteur d'un texte écrit dans une langue naturelle. La plupart du temps, l’interprète assure la tâche d’effectuation et celle de complémentation. On comprend aisément qu’il jouisse d’un certain prestige : il est comme un lecteur de poème qui déclamerait une œuvre devant des illettrés. Son autorité s’étend sur l'ensemble du domaine. Il y a là une forme d’aliénation possible de l’auditeur.

Or à l’intérieur même de ce cumul, la question de la lecture pose problème, et ce problème induit l’un des sens que nous donnons à la notion confuse d’interprétation. En effet, la question de la compétence du lecteur se pose plus en musique que dans le cas de la lecture d’un texte en langue naturelle en écriture alphabétique.

J’utiliserai une thèse qui peut paraître étrange et que j’emprunte à Eric Havelock, le théoricien de l’écriture5. Plus un système de notation, d’écriture, est dénué de pensée, plus le déchiffrage est aisé et plus le lecteur est indépendant.

Prenons le cas de la lecture d’un texte. Pourquoi pouvons-nous le lire de manière certaine et avec une impression de transparence ? Parce que nous sommes certains de produire les sons corrects de la chaîne vocale, et cela grâce au système de notation alphabétique. L’alphabet est un système de captation de la chaîne sonore linguistique totalement mécanique et dénué de pensée lorsqu’on l’utilise. L’opération de captation des sons linguistiques y est optimale pour deux raisons fondamentales, analysées par Havelock. L’une est que l’alphabet n’a jamais la prétention de noter les pensées, les idées, mais seulement les sons d’une langue donnée : ce n’est pas une écriture hiéroglyphique ni idéogrammatique, c’est une écriture par phonogrammes. Mais il n’est pas le seul système d’écriture phonographique, on connaît aussi les syllabaires qui décomposent les sons d’une langue en sons audibles et émissibles isolément. Or l’alphabet surpasse cette décomposition : il ne se contente pas de décomposer les sons, il les analyse en leurs éléments primitifs qui sont pour la plupart imprononçables isolément – c’est le cas des consonnes. Il s’agit d’une atomisation du son linguistique poussée très loin. Le résultat est qu’avec très peu de signes, on peut noter les sons de n’importe quelle langue. Le lecteur qui a appris à lire ainsi est autonome ; il n’a besoin de personne pour reconnaître les sons d’une langue qu’il sait.

Dans le cas de l'écriture alphabétique, le lecteur n'a donc pas de problème d'interprétation extérieure : le déchiffrage s’effectue en vertu de la puissance du système, il est immanent. Le lecteur peut alors consacrer une énergie plus grande à l'autre opération contenue dans ce que nous appelons la lecture : l'opération de constitution ou de reconstitution vivante et intelligente du texte. Paradoxalement, c'est parce que la pensée n'a pratiquement aucune part dans le déchiffrage qu'elle peut s’investir davantage dans la lecture complète.

Dans les autres systèmes d’écriture, non alphabétiques, il faut un effort plus grand pour effectuer la simple reconnaissance sonore, ce qui fait de la lecture une activité à forte compétence, d’où l’existence de « lecteurs professionnels ». Les textes écrits en écriture non alphabétique, y compris les écritures syllabiques, connaissent toujours des moments d’incertitude où, pour identifier le son à prononcer, il faut recourir à une autorité qui n’est pas immanente à la constitution même de la notation. La reconnaissance des phonèmes oblige le lecteur à recourir à autre chose qu’aux signes qu’il a sous les yeux. Ou bien il a besoin de recourir à un lecteur plus autorisé que lui, ou bien il reconnaît ce qu'il faut dire parce qu'il le sait lui-même d’avance (parce qu'il connaît le texte ou le genre du texte par exemple, en vertu d'une culture acquise) mais alors cela se fait par ailleurs. Dans les deux cas, la reconnaissance des phonèmes s'opère par une interprétation de type transcendant : il faut recourir à quelque chose d'extérieur à la pure présence physique du texte noté pour parvenir à effectuer le plus élémentaire des déchiffrages. L'interprète qui résout les ambiguïtés est de l'ordre de l'autorité extérieure. Cette autorité peut bien sûr être acquise par le lecteur, mais elle n’est pas incluse dans l’acte du déchiffrage : elle s’y surajoute. L’écriture alphabétique au contraire tend à autonomiser au maximum le lecteur, et cela parce qu’elle est minimaliste à cause d’un niveau très poussé dans l’analyse des éléments sonores.

Grâce à ce détour par la technique du déchiffrage, nous pouvons désormais distinguer deux modèles d'interprétation. Un modèle extérieur ou transcendant, c'est le sens courant du terme « interprète » : lorsque nous avons besoin d'un interprète, c'est parce que nous n'avons pas le moyen d'effectuer nous-mêmes une opération. L'interprétation s'opère alors en vertu d'un ailleurs. Un modèle immanent, qui peut nous être indiqué par l'exercice alphabétique de la lecture : l'interprétation s'y opère en vertu de ce qui existe ici et maintenant.

Que se passe-t-il dans le cas de la musique écrite ? La notation musicale tend vers le modèle alphabétique (elle comprend en effet des éléments qui n’ont aucune réalité sonore en dehors des combinaisons dans lesquels ils entrent, par exemple la queue des notes ou les altérations). Mais elle ne peut pas parvenir complètement à remplir un programme alphabétique pour deux raisons qui permettent de distinguer l'effectuation musicale de la lecture d’un texte écrit en alphabet.

D’abord les sons d’une langue sont a priori connus de tous ceux qui la parlent. L’accessibilité des sons linguistiques est donc de principe. Les sons de la chaîne sonore, quand nous parlons, sont reconnus : ils n’ont pas à être entendus et pour ainsi dire recréés par l’auditeur, qui les identifie à des sons préexistants. Il est clair que si la musique devait se contenter de la reconnaissance de sons préexistants, elle ne serait plus un art de l’inouï. La littérature pour sa part ne nous propose pas des sons nouveaux, mais des situations, des effets de langue et des idées inédits ; la musique propose des sons inédits.

Ensuite, les sons d’une langue sont décomposables en éléments premiers (les phonèmes, éléments de seconde articulation) dont le nombre est toujours fini. On peut penser que les sons musicaux sont eux aussi décomposables en éléments premiers, mais ces éléments sont en droit en nombre infini ; il faudrait augmenter le nombre des signes alphabétiques à chaque fois qu’un élément est découvert et utilisé. Il y a donc une part non négligeable de la chaîne sonore qui est difficile à noter de façon mécanique, et que l’on note du reste en recourant à des métaphores et à la langue naturelle, mais avec beaucoup d’imprécisions (nuances par exemple).

On voit aussitôt le très grand avantage dont jouit la littérature. Son accessibilité à la lecture repose sur un processus purement mécanique où la pensée n’a que très peu de part. La pensée y est libérée du souci de la lecture et peut se consacrer à l’activité de complémentation, à l’intelligence du texte lui-même, et c’est par ailleurs ce qu’on appelle « lecture » au sens d’une interprétation. Nous parlons d’interprétation du texte littéraire ou de « lecture » au second niveau pour désigner ce qui peut varier d’un lecteur à l’autre et ce qui va donner à l’œuvre une dimension qui excède l’effectuation pure et simple de la lecture au premier niveau.

Lorsque nous parlons d’interprétation en musique, cela concerne déjà le premier niveau de lecture, la restitution de la matière sonore à partir d’un matériau de signes notés. Rien d’étonnant alors à ce que nous survalorisions l’interprète, à ce que nous le sacralisions : nous voyons bien que, rien que pour lire et effectuer correctement la musique, il faut déjà mobiliser une grande quantité de pensée et d’énergie et que l'acte de restitution des sons suppose aussi que l'on soit introduit à une sorte de tradition (comment exécuter un ornement ? un chiffrage d'accord ?). Dès le niveau de l'établissement de la chaîne sonore (le déchiffrage), la performance musicale relève en grande partie du modèle transcendant d'interprétation.

Avant de poursuivre, je voudrais introduire une petite complication, qui ne fera que renforcer le schéma que je viens de mettre en place. C'est le cas du théâtre écrit en vers. Le lecteur n'ayant pas toujours à sa disposition une théorie du vers ou du moins une vision claire du vers et de ses principes, il se produit un transfert vers l'interprète, qui va dire le vers : la diction est en elle-même une compétence particulière. Mais comme l'interprète n'a pas toujours, lui non plus, une vision claire du vers, et souvent parce qu'il véhicule des préjugés (par exemple, qu'il n'y a pas d'accentuation en français), il s'en tire par une interprétation surabondante. Il introduira par exemple des accents pathétiques de son propre cru qui n'ont d'autre fonction que de masquer son défaut d'effectuation, et qui pourront même avoir pour effet une diction où la langue elle-même devient méconnaissable. Les musiciens connaissent bien ce système de projection interprétative prématurée, destinée à masquer des insuffisances techniques6.

Cela conduit à une première conclusion s'agissant de la survalorisation de l'interprétation musicale.

L’auditeur ou le spectateur, dans le cas des arts de performance où l'effectuation ne lui est pas aisément ni entièrement accessible, est placé dans une situation de dépossession. L’interprète, dès le niveau de la plus simple lecture, jouit d’une puissance et d’un prestige proportionnels à l'inaccessibilité et à la difficulté de celle-ci : il est un lecteur professionnel. On peut en conclure que dès ce niveau, l'interprète musical est placé quasi naturellement en position d'interprétation transcendante par rapport à l'auditeur (il est évident que par rapport à lui-même, il fera tous ses efforts pour s'approprier et se rendre quasi automatique l'acte de déchiffrage). En termes plus vulgaires, il y a dans l'exécution musicale, dès le niveau le plus élémentaire, quelque chose qui relève de la virtuosité, qui nous en impose à nous auditeurs, qui nous éblouit.

Que faire de cette puissance de l'interprète, ou, vue de l'autre côté, de cette aliénation de l'auditeur ? Cette position transcendante de l'interprète en tant qu'il est un lecteur, un déchiffreur, ne peut pas être abolie, sinon en transformant tous les auditeurs en lecteurs professionnels de la musique. La question qui se pose à présent est de savoir si cette position ne déborde pas sur l'autre tâche d'interprétation, qui correspond à ce que Badiou appelle la complémentation, et qui correspondrait, si on suit l'exemple de la lecture d'un texte, à ce que nous appelons la lecture intelligente, celle qui dégage un sens. Autrement dit, du fait qu'il est un interprète transcendant au niveau du simple déchiffrage, le musicien n'a-t-il pas tendance à transférer ce modèle aux autres niveaux de l'interprétation ? L'exécution musicale n'est-elle pas constamment hantée par cette forme à la fois surchargée, survalorisée et aliénante pour l'auditeur ? N'est-elle pas constamment contaminée par cette dimension ?

Glenn Gould et l’interprétation immanente

Pour aborder cette question, je m'aiderai des écrits polémiques du pianiste Glenn Gould7, qui me semble avoir bien identifié les problèmes d'aliénation et de surabondance dans la pratique de l'interprétation musicale, et les avoir menés à leur point de virulence philosophique – la relation essentielle entre l'art et la liberté. Je reviendrai ensuite sur la notion d'interprétation surabondante, et je lui opposerai une conception immanente de l'interprétation, dont le paradigme est la lecture à modèle alphabétique.

Glenn Gould est célèbre non seulement comme interprète, mais comme théoricien de l'interprétation musicale, notamment par son refus de l'exécution publique (du concert) et le privilège exclusif qu'il accorde au montage enregistré. On ne retient très souvent que l'aspect provocateur de cette position. Il est juste aussi de faire remarquer que les arguments de Gould peuvent se retourner, et qu'on peut les utiliser dans le sens contraire : ils peuvent en effet, comme on le verra, servir à plaider contre l'enregistrement et en faveur de l'exécution vivante directe. Mais cela ne leur ôte nullement leur valeur, cela peut tout au plus montrer qu'à travers l'opposition montage enregistré / concert public, c'est peut-être une autre question qui est visée.

Examinons les arguments avancés par Gould contre la musique jouée en public dans les concerts.

Il reproche à ce mode d'exécution une surcharge due à l'aspect particulier de la performance. Celle-ci a lieu en effet dans des conditions qui la rendent exhibitionniste et anecdotique, et cela a pour conséquence une sacralisation aussi bien du concert que de l'interprète, sacralisation de mauvais aloi : une sorte d'idolâtrie apparaît à la faveur d'une communion indiscrète et aliénante. Le point central de la critique, c'est le reproche d'histrionisme. En cela, Gould rejoint les grands textes de la querelle du théâtre qui, à l'âge classique, s'en prennent au théâtre comme art de l'exhibition et du détournement (Nicole et Bossuet et plus tard Rousseau), et ce n'est pas non plus sans rapport avec certains arguments avancés par Guy Debord dans La société du spectacle. Je rangerais volontiers Gould dans la grande tradition de la critique du spectaculaire. Voyons à présent quelques détails.

Le concert public relève de ce qu'il appelle une « idéologie humaniste » (il serait peut-être plus juste de parler d'une idéologie humanitaire) d'une sorte de philosophie de la proximité, de la chaleur de la salle. Cela désigne une sorte d'adhérence immédiate du public à son point de vulgarité : la volonté de communier avec le prochain, d'assister à une cérémonie sacrificielle et fusionnelle dans laquelle on est happé. De cette convivialité vulgaire, la violence n'est pas exclue : l'idolâtrie du public envers l'interprète de préférence virtuose qui lui offre cette fusion a pour corrélat l'adoration du ratage. Le public, aliéné par la prouesse technique, est avide de fausses notes : cela fait du concert « le dernier sport sanguinaire »8 où l'on pratique encore une forme de mise à mort. On a donc affaire à un événement plus mondain et tribal qu'esthétique. On est au cirque.

Au contraire, l'enregistrement monté relève d'un autre état des lieux : il ne suppose pas une scène rituelle, mais bien davantage un théâtre intérieur, non pas un Colisée où chacun est convié hors de soi, mais un for intérieur. En effet le montage enregistré repose sur le différé, et ce différé introduit un élément de distance sans lequel il n'y a pas d'œuvre d'art, parce que l'œuvre n'est pas de l'ordre du fait ni de l'événement spectaculaire, elle est de l'ordre de l'avènement. Dans l'exécution en direct, la pensée de l'auditeur est captée, anesthésiée par la modalité interprétative spectaculaire – on retrouve ici les arguments classiques du narcotique, présents chez Bossuet et Nicole. Dans l'enregistrement monté, la pensée n'est plus captée par l'interprète, elle passe du côté de l'auditeur : elle lui est rendue. Le moment esthétique n'est pas converti en « sécrétion momentanée d'adrénaline », mais il est rendu à son élément libéral et contemplatif : c'est une construction. Gould pensait que le montage enregistré met l'auditeur en état d'opérer cette construction alors que le concert, par sa nature exhibitionniste, verrouille cette dimension productrice, cette dimension d'effectuation.

Ainsi l'auditeur n'est pas engagé de la même manière au concert et à l'écoute d'un disque monté-enregistré. À une implication pathologique de proximité aliénante, on opposera une implication de constructivité qui serait plutôt une convocation. Et de même, on opposera une mauvaise et une bonne séparation, une mauvaise et une bonne distance : le concert, en me rivant à l'anecdotique d'un événement tribal, m'éloigne de l'œuvre ; le montage enregistré, en m'éloignant des données externes, me rend l'œuvre plus proche.

Nous pouvons bien sûr être en désaccord avec Gould au sujet du concert et de l'enregistrement monté (notamment on pourrait avancer que l'enregistrement a quelque chose d'impérieux et de non distancié et que lui aussi peut agir à la manière d’un narcotique), mais le contenu de ces arguments est à prendre au sérieux. Gould dit à sa manière que l'une des fonctions de l'art est de nous arracher à l'aliénation ordinaire, de nous introduire à un élément véritablement libéral et contemplatif, et qu'il ne faut pas confondre enchantement et envoûtement. L'un des paradoxes de l'expérience esthétique, c'est justement qu'elle désenvoûte tout en enchantant. Au-delà de la question du concert et de celle du montage, Gould pose la question de savoir si l'interprétation musicale doit relever de l'envoûtement. Et sa réponse est parfaitement claire : tant qu'elle relève de l'envoûtement, elle ne peut pas être un enchantement. Qu'est-ce qui fait l'envoûtement ? C'est un rapport à l'extériorité.

Le concert public, voué à l'interprétation d'exhibition, a un caractère anecdotique rédhibitoire. L'anecdote lui est consubstantielle. Selon Gould, le concert ne peut pas échapper au statut d'un « fait accompli », qui dépend toujours de circonstances particulières. Il est rivé à la particularité d'un dispositif, et inséparable de la platitude événementielle d'une sorte de chronique dont le déroulement relève d'une nécessité purement extérieure : c'est comme ça et pas autrement. Il y a opposition entre la temporalité plate, purement narrative, du concert, et la temporalité construite de l'enregistrement monté. Il s'agit de libérer l'art d'une stricte apparition événementielle, ou plutôt de montrer que l'art ne se déploie pas dans une succession extérieure, en enchaînant des événements particuliers, mais qu'il s'enlève sur une dimension de contingence, laquelle révèle sa nécessité interne, celle qui lui est propre. Le montage enregistré bouleverse la temporalité immédiate, la récuse et reconstruit une temporalité esthétique plus forte, plus vraie précisément parce qu'elle est un recommencement. Et parce qu'il est le résultat d'un choix réfléchi, et non d'un choix fait dans l'urgence, il s'arrache à l'ordre de la présentation immédiate pour renvoyer à une production qui porte avec elle ses possibles.

Là encore, on peut s'amuser à retourner l'argument et prétendre, à la lumière des mêmes distinctions, qu'un concert n'est réussi que lorsqu'il permet de transcender la platitude de l'expérience ordinaire, lorsque l'interprète semble recréer l'œuvre sur la dimension de sa contingence, rendant par là même l'auditeur complice de cette recréation, comme s'il l'effectuait lui-même. Mais indépendamment de cela, quelque chose est dit ici de l'expérience esthétique et de l'interprétation. C'est que l'œuvre se présente sous la forme d'une nécessité qui tire son évidence, non pas du fait qu'elle est là en s'imposant de l'extérieur, mais du fait qu'elle aurait pu être autre et que cela ne peut se produire que du point de vue d'une intériorité. Et l'achèvement (complémentation) que lui donne l'interprète, loin de devoir la figer dans un état de chose, en fait apparaître la nécessité par l'épreuve de son altérité : la nécessité de l'œuvre advient sur le fond de sa contingence. Il y va non seulement de l'œuvre, mais de la liberté de l'auditeur : il ne s'agit pas de le livrer à l'œuvre, ni de lui livrer l'œuvre comme un objet de consommation, mais de le convier à une sorte de reconstruction fictive. On peut se référer ici au modèle de la lecture – ce que Gould ne fait pas : l'interprète, bien qu'il soit toujours autre que l'auditeur, doit pouvoir élever l'auditeur à une sorte de performance dont il sort, non pas envoûté, mais enchanté.

Il faut ici rappeler la source de ces idées : le chapitre 9 de La Poétique, où Aristote oppose justement la chronique et la poésie – celle ci étant « plus noble et plus philosophique » parce que le poète s'intéresse non pas à ce qui a eu lieu, mais à ce qui pourrait avoir lieu. Il accède ainsi (et du même coup y élève son auditeur ou son lecteur) à une dimension qui excède le réel, une dimension « générale ». Allons jusqu'au bout, et n'ayons pas peur des gros mots : il s'élève, par la puissance de la fiction et de la variation que l'on pourrait qualifier de mensonge, il s'élève à la vérité.

C'est à peu de chose près ce que Gould dit de la vérité. Croire que l'exécution de concert est « vraie », c'est consentir à une vérité de mauvais aloi, à une forme de superficialité. Ce n'est que la vérité du moment, des circonstances, du réel qui s’offre sous le mode de la particularité. C'est confondre réalité et vérité, c'est oublier que nous n'avons l'idée du vrai que parce que nous avons aussi l'idée du faux. C'est oublier aussi qu'une idée vraie ne se présente jamais comme une chose, ce n'est pas un objet consommable. Paradoxalement – mais ce paradoxe parcourt toute la réflexion esthétique – l'intrusion des techniques de manipulation du son et du montage microscopique atteint le statut véritablement esthétique du « mensonge vrai » : la dimension vraie de l'art ne lui est donnée que par l'artifice de ses constructions. Rappelons Rodin commentant le tableau de Géricault qui montre des chevaux dans une position impossible. Rappelons Corneille expliquant que le lieu théâtral est un lieu empiriquement impossible. Et si nous comprenons telle ou telle tragédie, n'est-ce pas justement parce que les personnages ne sont pas ressemblants ? Du reste, aucune peinture, jamais, n'a ressemblé à quoi que ce soit d'existant. Même lorsqu'il « imite la nature », l'art ne s'est jamais donné la tâche inutile et absurde d'en répéter la présentation réelle.

De cette rapide revue, on peut tirer l'idée que l'interprétation dans les arts de performance est dans une position décisive qui la met en état, au moment même où elle peut croire servir l'œuvre, de la réduire à un objet clinquant au lieu de la révéler, et cet enjeu noue le mode d'existence de l'œuvre à la liberté de l'auditeur ou du spectateur. Cette réduction est la bête noire de Gould, et nous avons vu qu'à chaque fois il la caractérise comme une sorte de culte de l'extériorité. Ce culte de l'extériorité pourrait tout aussi bien être caractérisé par une installation dans le modèle transcendant de l'interprétation : l'interprète s'exhibe précisément parce qu'il se donne comme l'extérieur de l'auditeur, qui n'a qu'à l'écouter et à se laisser envoûter.

Il n'est nullement nécessaire de partager les positions de Gould sur le concert et sur l'enregistrement. Peut-être même font-elles obstacle à la saisie de cet enjeu qui me semble fondamental et qui traverse plus que les autres les arts de performance parce qu'ils sont nécessairement dépendants d'un interprète savant. Si le savoir de l'interprète déserte l'ordre de la pensée et s'abaisse à un pur savoir-faire que l'on montre, l'œuvre est elle-même abaissée et, dans le cas de la musique, l'oreille de l'auditeur reste là où elle est : rien ne s'est passé que d'anecdotique.

Gould montre que l'existence de l'œuvre comme œuvre d'art suppose une modalité distanciée et contemplative ou libérale qui l'arrache à une existence de fait, à la modalité de l'autorité immédiate. Sa critique de l'exhibitionnisme – qu'il attribue au rituel du concert – attire notre attention sur une forme de surcharge interprétative mortelle pour l'exercice de la pensée. C'est au contraire celui-ci qui est sollicité dans le modèle interprétatif qu'il promeut – peut-être caricaturalement – dans son éloge du montage. En débarrassant l'interprétation de sa dimension spontanément pathologique et spectaculaire, il ne s'agit nullement de remonter à je ne sais quelle pureté, à je ne sais quelle simplicité, à je ne sais quelle naïveté. Il n'y a pas plus interventionniste et artificialiste que l'interprète gouldien, qui sélectionne des microsecondes d'enregistrement pour les assembler à d'autres petits morceaux. Mais cette sélection et cet assemblage nous ramènent analogiquement vers le modèle de la lecture, et l'effet recherché sur l'auditeur est certes celui d'un produit fini, mais qui s'accomplirait aussi comme un parcours de lecture qu'aurait pu effectuer l'auditeur. L'auditeur ne serait donc pas mis en position aliénée et dépossédée, « hors de lui », mais serait invité à effectuer, de son côté et avec ses propres moyens, le geste sûr à force d'être douteux, qui accomplit la nécessité de l'œuvre, qui l'effectue et la complémente. Il serait mis dans la position d'un interprète supposé. La puissance dont l'interprète est porteur ne se convertit pas en dépossession : l'art de l'interprète est au contraire de la convertir en puissance pour l'auditeur, et cela nous ramène bien au modèle de la lecture.

On peut alors tenter une critique plus générale d'une conception de l’interprétation que j'appellerai conception inspirée, tant musicale que théâtrale (et cela peut concerner aussi la mise en scène). Cette conception consiste à croire que l'interprète est investi d'une sorte de mission, celle d'animer la chose, de lui donner une âme comme l'Amour vient animer la statue de Pygmalion. L'interprète inspiré se pense selon un schéma pneumatique d'injection du sens : il aurait à déchiffrer le texte, il l'expliquerait, en dégagerait le sens et serait alors à même de lui donner ce sens devant un public qui le recevrait. Ce schéma vertical d'illumination, qui pense le sens comme transcendant le texte, reproduit les modèles archaïques de la lecture professionnelle dans les écritures non alphabétiques : il s'autorise de la technicité de la lecture pour la surcharger d'une autorité qui parfois va même jusqu'à usurper celle de l'auteur lui-même. Bien entendu, les interprètes se succèdent dans cet exercice échevelé, complaisamment mis en scène par le business. Et même ceux qui n'y souscrivent pas n'ont souvent pas d'autre choix que de s'y soumettre.

Le résultat est, au mieux, une pure et simple juxtaposition des interprétations : les diverses interprétations d'une œuvre sont présentées dans un rapport d'extériorité et leur comparaison n'est pas un dialogue qui invite la pensée mais une mise en concurrence où le seul vainqueur est le subjectivisme de la pathologie érigée en maître absolu (« je joue ce que j'aime car c'est plein de sentiments et ce qui compte le plus c'est le sentiment » ; « je choisis ce que j'aime, ça me passionne »), et « aimer » ici prend son sens le plus obscène, celui d'une adhésion dont la condition impérative est que la pensée est congédiée. L'idéologie du walkman n'est pas si éloignée qu'on croit de celle des fonds de loge d'opéra : la mélomanie, comme son nom l'indique, peut être une forme d'aliénation et d'abrutissement. Si la musique n'était que l'art de s'éclater les oreilles, elle ne mériterait pas une seconde d'attention. Or ce que réclame la conception inspirée et pneumatique de l'interprétation, c'est avant tout que la pensée se taise. Ce qu'elle réalise c'est la violence de l'opinion, qui laisse chacun camper sur son goût (dont il ne faut surtout pas discuter).

Or, même s'ils se sentent trop souvent tenus de faire des déclarations pathologiques et anti-intellectuelles, tout musicien interprète, tout comédien un peu sérieux, tout metteur en scène méditatif, savent que ce n'est pas ainsi que cela se passe, et que le schéma de l'interprétation, si l'on veut obtenir autre chose qu'un événement histrionique et aliénant, n'est ni vertical ni pneumatique ni transcendant. Cette conception surabondante de l'interprétation fait en effet comme s'il pouvait y avoir un sens secret, au-delà de ce qui se produit au sein même de l'acte de lecture et d'effectuation. Ils savent que l'interprétation n'est pas une affaire d'inspiration transcendante, mais de production immanente.

Un exemple donné par Gould le dit très bien ; il commente le montage élaboré en combinant différentes prises de son pour une fugue du Clavier bien tempéré :

« Par ce montage on aboutissait à une lecture de cette fugue infiniment supérieure à tout ce qui aurait pu être réalisé en studio au moment de l'enregistrement. Bien entendu, rien n'interdit en principe d'aboutir à une telle variété d'articulation en procédant à partir d'une conception préétablie. Mais sa nécessité a peu de chance d'apparaître dans le feu d'une séance d'enregistrement, et encore moins au moment d'un concert. Tandis qu'une calme réflexion post-opératoire permet très souvent de transcender les limites que le fait de jouer impose à l'imagination. »9

La version que l'interprète finit par mettre au point n'est pas imposée de l'extérieur par une conception préétablie du sens, mais, éclairée par les principes d'un savoir (qui n'ont rien à voir avec des décisions sentimentales et avec une injection) ; elle apparaît comme nécessaire précisément par la contingence immanente des autres versions, des autres possibilités. Elle advient comme le texte que je lis éclôt dans l'acte de lecture qui découvre les sens inédits par le déroulement même de son effectuation et où les choix écartés viennent éclairer et enrichir celui que je fais. Et ce qui se découvre alors, dans le cas de l'œuvre d'art et dans le cas de tout grand texte, ce n'est pas que le texte a un sens, mais qu'il est polysémique.

J'ai coutume de donner comme exemple de lecture un poème de Mallarmé, commenté par Pierre Campion dans son petit Mallarmé10

« Toute l'âme résumée

Quand lente nous l'expirons

Dans plusieurs ronds de fumée

Abolis en autres ronds

Atteste quelque cigare

Brûlant savamment pour peu

Que la cendre se sépare

De son clair baiser de feu. »

La simple lecture attentive du poème nous fait d'abord découvrir que « résumée » ne s'entend pas seulement dans son sens habituel (un résumé), mais indique aussi une métamorphose – les ronds de fumée abolissent et reprennent l'âme qui s'exhale. Résumer c'est aussi reprendre, et par là effacer et abolir. Le poème a donc la vertu, par l'acte de la lecture, de m'apprendre le français et de m'en découvrir l'étrangeté. C'est en m'éloignant de mon idiome qu'il m'apprend et me révèle une langue.

Prenons aussi l'exemple de « pour peu », placé en fin de vers. Si nous décidons, forts d'une conception préétablie, qu'il y a enjambement, nous manquons quelque chose du texte et du sens en suspens que nous pouvons entendre avant de prononcer le vers suivant. En décidant de faire entendre la rime et de marquer légèrement le blanc qui suit le vers, tout simplement parce qu'il existe, nous rétablissons la polysémie. Mais pour cela, il fallait et il suffisait d'être fidèle à la forme du vers. Ainsi ce qu'on appelle le sens du poème n'est nulle part ailleurs que dans sa lettre même, et il se produit dans l'acte même, immanent, de sa lecture : nous l'avons toujours eu sous les yeux.

Nous pourrions faire l'exercice sur d'autres poèmes, par exemple cet extrait des Châtiments de Victor Hugo (poème O soldats de l'An deux) qui systématise les alliances et parallèles monstrueux ou oxymoriques « généraux imberbes », « va-nu-pieds superbes », « escaladé les nues » comme une greffe du métaphysique sur le physique, ce qui est une manière sublime, et qui nous apprend qu'on peut entendre en deux sens « marcher sur », et que « démon » peut être aussi un éloge.

Nous pourrions faire l'exercice sur de grands textes philosophiques qui sont des œuvres d'art, par exemple cette phrase du début du Contrat social de Rousseau « L'homme est né libre, et partout il est dans les fers » : la lecture dit qu'il y a à la fois opposition et conséquence entre les deux états.

Mais nulle part nous n'avons besoin de recourir à une transcendance pour faire éclore la puissance du texte.

Dans une de ses leçons, Louis Jouvet expose à une comédienne déclamant le monologue de Camille (Horace de Corneille, acte IV, scènes 4 et 5) cette différence entre interprétation immanente de production et interprétation transcendante d'inspiration.

« Louis Jouvet : Tu prends l'exercice de notre métier comme il ne faut pas le prendre. Je sais bien, quand on dit cela à quelqu'un de ton âge, doué d'une nature sensible, que cela doit paraître monstrueux. Tu veux apporter tout de suite la sensibilité. Tu mets d'abord la sensibilité personnelle et ensuite tu dis le texte. Ce n'est pas cela le métier.

« Le métier consiste d'abord à souffler tout le vers, à le respirer, à le faire entendre de façon sonore, pendant x temps jusqu'au moment où tu le connais, comme un pianiste connaît son morceau de musique. Et lorsque tu t'es pliée aux nécessités respiratoires de ce texte au bout d'un certain temps, tu sens venir en toi le sentiment.

« Tu prends Camille et tu fais de ce monologue une lamentation sensible à laquelle tu participes. Tu es exactement comme le pâtissier qui mange ses gâteaux, ça n'intéresse personne. Les gâteaux, on les fait pour les vendre.

« Il faut d'abord dire ce texte. N'essaie pas de te lamenter.

« Ce monologue de Camille est un raisonnement cartésien ; c'est quelque chose qui est fait pour être dit, pour les autres, pas pour toi. Tu changes cela en une espèce de méditation de Thaïs, de pensée langoureuse, personnelle. Cela t'intéresse peut-être beaucoup, mais tu n'intéresseras personne. C'est ton défaut. Tout ce qu'on te reproche sur ta tenue en scène, sur ce côté serpentin que tu as, sur cette diction qui s'infléchit tout à coup, qui a des évanouissements, des modulations, vient de cette opinion dont tu es victime qu'il faut, pour éprouver un personnage, mettre de la sensibilité.

« Dis le texte ; tu verras que le texte, dit, proféré à haute voix, t'apportera des sentiments que tu contrôleras. Jamais tu ne l'aurais dit, toi, ce texte, jamais tu ne l'aurais inventé ; comment peux-tu imaginer que tu vas te mettre dans la situation de Camille et nous dire ce texte ? Ce n'est pas vrai ; il n'y a aucun personnage qu'on puisse traiter de cette façon. Si la véritable Camille était là, elle te dirait : De quoi te mêles-tu ?

« Viviane : Ça me fait ça dans tous les textes.

« Louis Jouvet : Parce que tu ne peux pas te priver de ce plaisir que tu as de prendre la sensibilité du personnage, de l'avaler, ou plutôt d'avaler la tienne. Tu lis un texte, tu foisonnes un peu là-dessus, comme le lecteur ou l'amateur, et tu te fais plaisir. Tu dis : Maintenant je sens exactement ce que c'est, je vais le dire. Ce n'est que ta propre sensibilité que tu nous donnes, ce n'est pas la sensibilité du personnage. »11

On aura noté que Jouvet se sert de la comparaison avec l'interprétation musicale justement pour reconduire la comédienne au modèle de la lecture, à la vertu immanente d'un texte qui a seul autorité et qui demande complémentation en vertu même de cette autorité. L'interprète inspiré ne montre rien d'autre que lui-même et fait comme si l'œuvre qu'il interprète était chose ordinaire. Il usurpe et détourne l'œuvre en croyant la servir, et ce faisant, il commet une mauvaise action puisqu'il empêche, par son indiscrétion, le spectateur de penser et d'accéder à ce que l'œuvre a d'inouï. Le modèle de l'inspiration est un obstacle.

La lecture est donc bien l'idée régulatrice qui fonde l'interprétation. Je n'en conclurai nullement que, dans le cas de la musique, l'auditeur doit savoir lire la musique et lire ce qu'il va entendre avant d'aller au concert ou de mettre un disque, ou suivre ce qu'il entend sur la partition, ce qui aurait la plupart du temps pour résultat d'abolir ce que j'appellerai l'effet de lecture. La lecture sert ici de paradigme et d'exemple pour indiquer l'immanence de l'œuvre à elle-même et pour s'arracher à une conception anecdotique, aliénante qui idolâtre la transcendance et qui fait comme si la pensée était étrangère à l'expérience esthétique. A fortiori parce qu'en musique l'acte de lecture est réservé à l'interprète, celui-ci a pour tâche de le restituer analogiquement à l'auditeur et de faire en sorte que l'écoute, par elle-même, s'apparente à une lecture de production où l’auteur et le lecteur, le spectateur et le comédien12, l’interprète et l’auditeur sont convoqués au même point.

Bibliographie

Aristote, La Poétique, Paris, Le Seuil, 1980, texte bilingue, traduction, présentation et notes de R. Dupont-Roc et J. Lallot.

Badiou Alain, Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998.

Campion Pierre, Mallarmé, Paris, PUF, 1994.

Dire et représenter la tragédie classique, Théâtre aujourd'hui n° 2, CNDP, 1993.

Genette Gérard, L’Œuvre de l’art, volume 1, Paris, Seuil, 1994.

Goodman Nelson, Langages de l’art, 1968, trad. fr. Nîmes, J. Chambon, 1990.

Gould Glenn, Ecrits, vol. 1 Le Dernier puritain, vol. 2 Contrepoint à la ligne, Paris, Fayard, 1983 et 1985, réunis, traduits et présentés par Bruno Monsaingeon.

Havelock Eric, Aux origines de la civilisation écrite en Occident, Paris, Maspero, 1979.

Milner Jean-Claude et Regnault François, Dire le vers, Paris, Le Seuil, 1987.

Regnault François, Théâtre. Equinoxes. Ecrits sur le théâtre 1, Paris, Actes Sud / Conservatoire national supérieur d’art dramatique, 2001.

Souriau Etienne, La Correspondance des arts, Paris, Flammarion, 1947.

Notes

1 Nelson Goodman, Langages de l’art, 1968, Nîmes, J. Chambon, 1990, trad. fr.

2 Etienne Souriau, La Correspondance des arts, Paris, Flammarion, 1947.

3 Gérard Genette, L’œuvre de l’art, volume 1, Paris, Seuil, 1994.

4 Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998.

5 Eric Havelock, Aux origines de la civilisation écrite en Occident, Paris, Maspero, 1979.

6 Je renvoie sur cette question à l'ouvrage de Jean-Claude Milner et François Regnault, Dire le vers, Paris, Seuil, 1987.

7 Glenn Gould, Ecrits, vol. 1 : Le dernier puritain, vol. 2 : Contrepoint à la ligne, réunis, traduits et présentés par Bruno Monsaingeon, Paris, Fayard, 1983 et 1985.

8 Glenn Gould, Ecrits, vol. 1, op. Cit., p. 73.

9 Ibid., p. 71.

10 Paris, Puf, 1994.

11 Leçon du 20 novembre 1940, texte cité dans Dire et représenter la tragédie classique, Théâtre aujourd'hui n° 2, CNDP, 1993.

12 Le point de coïncidence au théâtre a été étudié par François Regnault, voir Théâtre. Equinoxes. Ecrits sur le théâtre 1, Paris, Actes Sud/Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, 2001 « Petite Ethique pour le comédien » proposition 7 (p. 31 et suiv.), ou encore « Le héron de l’empereur », p. 125-126.

Pour citer ce document

Catherine Kintzler, «Pourquoi survalorisons-nous l'interprétation en musique ? Le modèle alphabétique et l’exemple de Glenn Gould», déméter [En ligne], Articles, Textes, L'interprétation, Thématiques, mis à jour le : 08/04/2014, URL : http://demeter.revue.univ-lille3.fr/lodel9/index.php?id=282.