- accueil >
- Textes >
- Entretiens >
Entretiens
Résumé
La réalisation de cet entretien avec François Bayle a eu comme objectif premier d'approfondir la compréhension de sa conception du sonore. Le concept d’image de son (i-son) est évidemment l’élément central de sa pensée à propos du sonore. Nous l’avons approché en tant qu’élément présent dans l’espace et perçu par l’oreille. François Bayle nous présentele son en tant que présence porteuse de dimensions spatiales multiples. Il nous montre également que l’intentionnalité de l’écoute est un des éléments déterminants dans la perception des sons dans l’espace. Le compositeurrappelle enfin que les représentations mentales sont construites et que les images sonores de la musique sont composées.
Plan
Texte intégral
Le son : une présence venue d’ailleurs.
Isabel Pires :
- En réfléchissant à la musique et au son, des questions intéressantes surgissent. Et pour commencer, qu’est-ce qu’un son ? S’agit-il d’un phénomène physique d’origine mécanique qui se propage dans un milieu élastique ou d’un phénomène perceptif ? Y a-t-il du son avant que l’oreille ne le perçoive ou s’agit-il seulement d’oscillations mécaniques ? Ces questions qui paraissent absurdes ont pourtant un fondement. Pensons à la synthèse sonore. Quand nous synthétisons un son à l’ordinateur, nous pouvons regarder à l’écran une représentation, mais, avant de l’écouter, est-ce que nous pouvons dire qu’il est déjà un son ? Ce ne sont que des algorithmes encore abstraits, détachés du déclenchement des processus mécaniques de propagation d’ondes de pression, lesquels, en parvenant à nos oreilles, produisent en nous une sensation auditive : le phénomène perceptif d’un son. Au regard de toutes ces considérations, je vous pose la question : qu’est-ce que le son pour vous ?
François Bayle :
- Le son est un intermédiaire. Quelque chose qui se produit à l’extérieur du corps et qui entre à l’intérieur. Bien sûr, en tant que donnée physique, il existe déjà avant que d’être entendu, mais c’est au moment de l’actualisation perceptive qu’il nous intéresse vraiment. La même question peut se poser à propos de la forme visuelle, de la couleur ou de la chaleur, et d’une façon générale, pour tout ce qui surgit en face de nos fenêtres sensorielles. Il faut l’envisager dans sa généralité : qu’est-ce qu’une présence ?
Nous sommes, comme sujet constitué (inconscient / conscient), un individu en état de va-et-vient avec l’extérieur : nous y constatons des présences. Nous constatons dans l’espace ambiant des moments singuliers, des manifestations, des altérités, et le son est l’une des manifestations les plus énigmatiques de la présence. Pourquoi énigmatique, cette manifestation qui ne fonctionne pas sur le modèle de la lumière, qui ne se propage pas en ligne droite ? Parce qu’elle est portée par des ondes sphériques, et ainsi pouvons-nous entendre un son inexpliqué, dont la cause nous est cachée, un son qui vient de derrière, qui vient de loin.
Autrement dit, le son manifeste une présence. Celle-ci évoque une représentation et nécessite un interprétant. (Rappelons cette définition triadique du signe selon Peirce : objet – représentant – interprétant). Voilà pour moi ce qu’est le son : « un signe de … ».
Considérant le son comme l’émanation d’une présence, maintenant s’ouvrent deux modalités. Selon la première (naturelle), le son se présente dans le même espace et dans le même temps que le sujet qui le perçoit. Les deux présences, celle du sujet écoutant et celle du son écouté, peuvent interagir du fait de leur appartenance (synchronique) à un même monde.
Et depuis peu, à peine un siècle, depuis qu’est devenu banal l’usage de la fixation et de la reproductibilité du son dont découle la modalité acousmatique, les deux présences ne relèvent plus du même milieu, et c’est ici qu’apparaît le problème de la synthèse. Il s’y produit un décalage2 de la perception de l’espace et du temps. En tant que présence, au moment où celle-ci se révèle au sujet, le son, ou plutôt son image, manifeste par des indices diachroniques perceptibles qu’il n’appartient plus au monde du sujet. À l’écoute d’un tel « son », nous percevons qu’il est déplacé par rapport à notre réalité environnante : il nous influence sans qu’on puisse en retour l’influencer. Il a bien eu lieu quelque part, mais provient d’un espace et d’un temps autres. Il conserve le mystère de son origine. Ainsi lorsque nous allumons la télévision, nous recevons une information sonore et visuelle organisée selon tous les artifices du medium : le « cadrage », qui cache la caméra à laquelle s’adresse ce personnage qui nous salue sans qu’on puisse lui répondre, le « montage » qui donne de la cohérence à des informations sonores et visuelles disparates, le « mixage » où l’image donnée à voir n’a parfois pas le son qui lui correspond, tandis que le son substitué n’a pas de corps visible. Bref, une nouvelle rhétorique. Tel est le nouveau jeu autorisé par le codage du flux électrique qui a permis d’entrer au cœur de la matière perceptible d’une façon beaucoup plus fine pour fabriquer des objets de synthèse, des perceptions de synthèse. Je prends ici le terme de synthèse au sens le plus large car déjà lorsqu’il s’agit d’une copie isomorphe (analogique), c’est une synthèse, mais ce qu’on appelle aujourd’hui synthèse revêt un sens particulier impliquant les techniques numériques, des algorithmes, comme vous l’avez dit, qui offrent de puissants outils de manipulation.
L’espace inhérent au son : l’image
- Et cet « objet intermédiaire » qu’est le son va occuper naturellement de l’espace.
- Cette entité intermédiaire manifestée par le son, cette présence va plus exactement définir son propre espace. C’est particulièrement clair à l’écoute d’une activité sonore enregistrée. Par exemple lorsqu’on écoute un piano d’après un disque, nous n’écoutons plus seulement les notes du piano, nous les fusionnons également avec l’espace autour de lui. Nous écoutons des élans, des brillances, des reflets. L’effet sera différent d’un lieu sec à un espace réverbéré, du silence d’un studio à l’ambiance d’une salle de concert. Un technicien expérimenté saura dire si le piano a été enregistré avec un micro à 6 ou 7 mètres au milieu de la scène, ou dans un studio absorbant avec 3 ou 4 micros très proches.
- Est-ce à cette image, à cet espace que le son enregistré apporte avec lui que vous conférez la qualité d’aura ?
- Oui, cet espace qui porte le corps du son l’anime d’une lumière intérieure, va constituer le champ de l’image et renseigner aussi sur ce qui se passe hors champ, que l’on peut subodorer, reconstituer. Autour de l’image flotte une aura.
- Quand ces sons avec leur propre espace sont projetés dans un autre espace, à l’aide des projecteurs de son, nous sommes donc en train de mélanger deux espaces différents. Pouvons-nous dire que la sensation qui arrive à nos oreilles est une superposition de deux espaces, et qu’ils vont dans une certaine mesure créer un nouvel espace, une nouvelle sensation, une nouvelle perception ?
- Bien sûr nous expérimentons sur notre corps toutes les sensations confuses de localisation, nous sommes sans cesse vigilants et attentifs au mouvement des indices sonores, notamment dans le cas des espaces hybrides, ces artifices désormais autorisés par la technique qui nous offre de jouer avec de telles perturbations dans le champ perceptif.
C’est « l’espace interne » des images sonores, que Michel Chion3 oppose utilement à « l’espace externe », celui de la salle où elles sont projetées.
L’image des sons, l’espace interne
On peut fabriquer des sons « sans espace ». Un événement électronique modulé par un synthétiseur et directement émis via la membrane d’un haut-parleur produit des vibrations sonores directes dénuées d’espace interne. Nous pouvons facilement fabriquer des sons typiquement électroniques, mais c’est un cas volontaire d’extrême simplicité, dont se nourrit par exemple le monde de la techno (où la membrane du haut-parleur réagit comme celle d’un instrument de percussion).
Si nous quittons cet extrême et fabriquons des « objets » (au sens schaefferien du terme) c’est-à-dire des entités sonores d’une certaine complexité, avec une présence et une évolution organique se développant dans le temps, on introduit généralement des « effets d’espace » par l’interprétation d’un modèle, on gonfle le son par des réverbérations, des traînées. Ainsi, avec les outils logiciels courants, nous pouvons simuler des délais de réflexion sur des obstacles virtuels, des distances ; nous pouvons fabriquer des volumes impossibles, des espaces à plusieurs sortes de parois, qui se rapprochent ou s’éloignent. C’est facile pour l’esprit de se proposer d’appliquer à différentes régions spectrales des paramètres de réverbération différents, en vue d’une sensation d’hyperespace. Ces simulations plurielles et simultanées engendrent des espaces évidemment impossibles à réaliser dans la réalité, mais qui restent tout à fait concevables dans le monde de l’image. C’est justement le privilège du monde des images que de pouvoir offrir des degrés de liberté infinis, jamais contredits par les contraintes de la réalité. Depuis l’aube du langage, on produit des images fictives, on construit des propositions correctes sur le plan logique et grammatical tout en étant affranchies des contraintes de la réalité. Dans le discours, nous inventons des histoires, des personnages inexistants, des circonstances impossibles ; ainsi l’Iliade et l’Odyssée sont-elles riches de phénomènes et de métamorphoses de toutes sortes, un régal de l’imagination, dont la vraisemblance symbolique est la clé.
La fiction est bien cette manière de faire naître des entités et de créer des présences avec économie : simplement par des paroles ou des signes. À peine plus difficile fut le recours aux images visibles, contraintes par rapport à la lumière, au regard, à la rétine. Pourtant si tracer sur les parois d’une grotte fut un geste aventureux, prédictif (sans doute chamanique), celui-ci reste encore rustique car le support pour suggérer et retenir une forme ou une couleur était en quelque sorte « offert » par la nature. Mais, pour les contours sonores, cela fut plus difficile, faute de trouver le bon support pour fixer les sons (nécessitant, comme on le sait, une technologie sophistiquée et notamment le medium de l’onde électrique).
Cette image fixée, autonome, capable d’exister en dehors de sa cause et donc de la représenter, a ouvert la conscience à la présence prolongée des choses. Cette idée de relayer par l’image, de « ressusciter » la présence des choses absentes, entre en connexion avec le désir et l’espoir.
Toutefois attention à l’image ! Cette boîte de pandore libère beaucoup de choses : outre désir et espérance, il y a aussi fantasme, absence, présence altérée, retour ; il y a volonté mais aussi bien frustration, combat, promesse, contrat, manipulation, et donc outil de pouvoir. Tout cela vient, accroché au mot image, constitue l’espace interne, le milieu, la raison même des images.
Qu’est-ce qu’une image ? Pourquoi les images ? Une image se décrit de façon externe physiquement par des traits, une image « ressemble à », mais une image se décrira surtout par sa fonction, l’image est ce qui (me) fait (croire) que je retrouve quelque chose qui n’est pas là.
- Une image, c’est donc la représentation d’une absence.
- Oui, c’est une aventure psychologique.
Le son comme objet : ses dimensions multiples
- Vous avez beaucoup parlé d’un espace plutôt interne du son, cette image qui est projetée dans un espace physique, externe. J’aimerais maintenant vous demander si, au-delà de l’aura du son, dans son intérieur, il y a déjà un espace, donc des dimensions à prendre en compte. Dans ce cas, peut-on considérer les fréquences, les spectres, les amplitudes, et toutes les caractéristiques plutôt quantitatives comme des dimensions de cet espace ?
- Il faut revenir sur le son, cet événement éphémère par définition, considéré maintenant comme objet. Qu’est-ce qu’un objet ? D’abord quelque chose dont l’existence est externe : nous constatons sa présence, mais la confirmation d’un objet n’intervient vraiment qu’en le retrouvant. Ce n’est pas seulement en le trouvant, mais c’est à le « retrouver » que se confirme son identité, son statut d’objet (qui se maintient même si je ne suis pas là4). Cependant, Husserl, le premier, soulève une difficulté : celle de « l’objet temporel », qui ne s’inscrit pas dans l’espace mais dans le temps, et pour la définition duquel il prend justement l’exemple de la mélodie : « cette queue de comète » ! (dont notre conscience garde la signature).
Ainsi d’abord les objets existent, et puisque nous leur donnons ce statut, alors nous les observons comme phénomènes. Dès lors que nous les intériorisons comme objets phénoménologiques en les « retrouvant » (les opposant, les reconnaissant), nous confirmons leur existence, même si les objets temporels ont leur vie propre, que nous observons à travers la mémoire et maintenant avec des outils qui l’assistent.
- De la même façon que les objets ont leurs dimensions, le son en tant qu’objet physique a donc les siennes, quantifiables, c’est-à-dire la fréquence, l’amplitude, la phase, etc. Mais il y a aussi dans les objets sonores des aspects dynamiques qui sont des qualités perçues, pas vraiment quantifiables car elles sont subjectives. Pourra-t-on les appeler aussi dimensions ? Par exemple,le mouvement d’un son qui passe, une densité, une allure, est-ce que ce sont aussi des dimensions du son, cet objet un peu spécial ?
- C’est bien juste de faire la différence entre les données mesurables de l’espace physique et celles des qualités relevant de la « vie des formes » – pour reprendre la belle expression d’Henri Focillon5– et pour lesquelles l’observateur, l’auditeur, sera impliqué.
Ces aspects qualitatifs invoquent la fonction des objets, leur « prégnance ». D’abord, il faut observer dans quel « milieu fonctionnel » évolue l’objet, devenu « actant ». Nous pouvons observer un objet en le laissant dans son monde, et en le décrivant de l’extérieur : un cheval qui tire une charrette par exemple. Mais si nous enregistrons ce cheval, nous produisons une image (sonore ou audiovisuelle) avec une qualité d’iconicité particulière, pour insister sur l’effet de vérité concrète de l’événement cheval ou charrette. Cette image pourra alors s’inclure dans un autre contexte, par exemple une composition radiophonique où elledeviendra partie intégrante. Nous créons alors un « milieu », une raison justifiant la présence de cette image dans cet espace et cette durée. Le son en tant que présence joue un rôle, (il n’y a pas de présence qui ne joue de rôle). Il faut situer les présences actantielles dans le flux du récit, s’approchant, s’éloignant. Chaque présence se définit à l’intérieur d’une trajectoire spatio-temporelle et en fonction d’un rôle qu’elle y joue.
Alors cela, c’est la première des choses, considérer la trajectoire des objets, c’est situer la présence de l’actant à l’intérieur d’une trajectoire entrante ou sortante, assurant une ligne d’un récit. Outre le rôle qu’il joue, sa fonctionnalité, un deuxième aspect va aussi être l’intentionnalité de cette présence, son « projet ». En somme, un son est une présence, cette présence est à comprendre dans une perspective spatio-temporelle et dans une dynamique intentionnelle.
L’écoute intentionnelle : le fond et les formes
L’écoute est multidirectionnelle, elle me renseigne sur tout ce que je ne vois pas. Et par conséquent elle est avant tout un organe d’alerte. La vigilance se présente selon une succession de réactions et d’attentes : dès que possible, l’esprit se repose afin d’être prêt à réagir si nécessaire. Voilà la fonction de l’écoute comme une surveillance des présences et des intrusions : elle nous permet de resserrer - relâcher la tension au premier indice suffisant pour accorder à cette présence un début d’explication, dès qu’un modèle, un schème va permettre de rapporter cette présence à un contexte. Passée cette première reconnaissance, surviennent d’autres niveaux d’écoute : au-delà de « l’alerte » : le « déchiffrement », jusqu’à l’écoute « symbolique », la plus abstraite – l’écoute des « signifiances » (d’après Husserl, Schaeffer, Barthes).
L’écoute épouse le projet musical, et découvre, adopte, construit une logique des sensations.
Fond, saillance, forme
- Quel est le rapport entre cette nécessité de réagir, d’être en alerte, et l’idée de « forme » et de « fond » ? Vous dites qu’ « une image est avant tout contour, ligne séparatrice entre une forme et un fond »6 et que pour percevoir un i-son, une image de son, nous devrons nous « faire une image correcte du contour de l’audible et de sa cohérence perçue selon plusieurs plans »7. Pouvez-vous éclaircir un peu cela ?
- L’attention, ce besoin de réagir à une présence qui vient de pénétrer dans notre espace-temps, se met en éveil dès que se produit dans la perception un écart si sensible qu’il ne puisse plus être attribué à ce qu’on appellera un « fond »8.
- Est-ce cette dérivation perceptive entre forme et fond que vous appelez « saillance » ?
- Oui. Une forme qui sort d’un fond devient une entité active, mais il faut d’abord discerner s’il ne s’agit pas d’un simple mouvement du fond. Le pouvoir séparateur du contour, que nos sens sont exercés à nous fournir, est souvent une question d’interprétation, et en même temps pose la question de l’espace. Gilbert Simondon, avec son concept de disparation9, a fait lumière sur cette idée.
La vision binoculaire qui superpose et fusionne des images légèrement différentes nous permet ainsi de discerner entre le fond et les formes10. Ce concept venu de l’optique est intéressant à examiner, Simondon a été le premier à le décrire et à le désigner. Ce qu’il nomme disparation est ce phénomène issu de la non-coïncidence des deux images stéréoscopiques ou stéréophoniques, qui dirige l’esprit vers une hypothèse explicative : l’effet de relief, établissant une distance entre fond et forme. C’est ainsi qu’à partir de ce léger décalage l’esprit va « construire » la sensation d’espace, corroborée par l’expérience tactile. Et dès lors que deux images du même objet présentent certains traits disparates, la vision stéréoscopique et/ou l’écoute stéréophonique vont situer la forme de l’objet à l’intérieur d’un espace creux. Ainsi, d’une perception brouillée, l’esprit entraîné va-t-il extraire une perception complexe, multidimensionnelle.
Du point de vue de la représentation mentale, les dimensions de l’espace perceptif se déduisent (et se construisent) de la disparation. Autrement dit, l’inquiétude que provoquent dans notre esprit certaines non-coïncidences, le besoin de trouver une solution pour liquider la tension qu’elles provoquent, vont conduire l’esprit à déployer de nouvelles dimensions, à enrichir l’espace figuratif. L’espace serait alors ce qui résout cette tension provoquée par les disparations. On pourrait même donner une portée métaphorique à cette observation – venue de l’expérience optique, mais qui peut se généraliser à d’autres registres perceptifs – pour éclairer l’évolution de l’art musical. Ainsi pouvons-nous observer que des tensions, des frictions de formes proches, des phénomènes irritants et considérés comme discordants, voire fautifs dans une figuration « aplatie », sont devenus au fil des époques absolument exquis et délicieux à partir du moment où l’esprit s’est trouvé en mesure de concevoir les dimensions ajoutées et la qualité de spatialité qui les intègre : des agglomérats considérés naguère comme dissonants deviennent alors cohérents dans l’espace qu’ils impliquent.
Percevoir : représentations construites, images composées
Je crois que nous pouvons avancer que l’espace n’est rien d’autre que la manière dont l’esprit se construit un modèle de référence afin que des phénomènes qui voisinent et semblent disparates trouvent une raison d’être dès lors qu’ils peuvent coexister à l’intérieur d’un volume approprié. Les mathématiciens de la topologie qui essayent d’imaginer les fonctions génératrices de formes enchevêtrées – dont René Thom a été un merveilleux exemple – ont l’esprit exercé à concevoir comment évoluent ces formes dans des espaces fictifs, multidimensionnels. Ils inventent des espaces à 4, 5, 7 dimensions pour justifier comment une forme en avale une autre, comment elle se retourne, se tord, se transforme. Par exemple, si nous prenons le retournement des formes : un losange qui devient rectangle (par l’effet de perspective), un rectangle qui se tord et ne reste plus sur une surface mais exige de changer d’espace, impliquent de faire intervenir une dimension nouvelle selon laquelle ce mouvement pourra se réaliser. Partant de ce principe, nous pouvons continuer de déployer cette torsion dans une quatrième, une cinquième dimension : ainsi la forme que prendra un rectangle, une feuille de papier par exemple, dont la texture serait élastique et pouvant se tordre dans 5, 6, 7 dimensions, finit par devenir une sphère, puis un tore, puis un nœud hypercomplexe, un objet fantasmatique ! Nous pouvons très bien en modéliser l’aspect visuel à plat, par simulation 3D, 4D, etc. Les ordinateurs nous permettent ainsi de manipuler des algorithmes qui influencent des ensembles de paramètres, de façon à produire un hyperespace à n dimensions, dont l’œil ou l’oreille contrôle une représentation à plat, à partir de laquelle, informé(e) par la cuisine algorithmique sous-jacente, il (ou elle)va rétablir ou construire l’idée de la chose représentée.
Il faut donc comprendre l’espace dans sa définition rustique comme cette boule tridimensionnelle dans laquelle nous évoluons. Le concept s’en est progressivement construit notamment à travers l’expérience du regard binoculaire, qui discrimine et sépare ce qui est devant de ce qui est derrière. Sur cette expérience rustique sommaire s’élaborent tous les espaces fictifs possibles, par extrapolation. Notamment dans le cas encore peu élucidé du monde des images sonores. C’est un monde énigmatique car lorsqu’on perçoit des images projetées, des images réalisées par synthèse dans des espaces-temps figurés, au moment même de l’écoute, la pensée perceptive alors les réactualise et les rétablit dans un espace-temps normal, l’espace-temps rustique.
Quand nous composons une musique électroacoustique, nous sortons de la configuration normale des choses, nous inventons, invoquons des qualités, des principes formants et déformants, des dissociations, combinaisons, hybridations, nous pénétrons dans un autre espace, une autre réalité, celle du « son vitesse-lumière ». Jusqu’à un moment donné où l’on se dit : « c’est fini ! », nous devons alors revenir à l’espace rustique, l’espace des sensations, l’espace de la vie de tous les jours.
Quand nous décidons que le travail est achevé, nous réintégrons la projection dans le temps réel, dans une salle réelle, parmi une communauté d’écoute, comme s’agissant simplement de quelque chose qui s’exécute devant nous. L’espace-temps mis en commun est simplifié, normalisé, offrant le « spectacle » d’une continuité morphodynamique, avec les actants, avec les entités qui circulent. Chacune de ces entités se présente dans sa boule d’espace, celles-ci se rapprochent, s’éloignent, s’interpénètrent, s’avalent ; elles se digèrent et se résolvent à l’intérieur de l’espace narratif dans lequel cette circulation s’effectue. Finalement, épuisées, ces péripéties se résolvent, s’évacuent. Nous retrouvons le silence : nous avons fait un grand voyage intérieur ! Pour analyser ces musiques, nous devons invoquer des concepts de caractère figural, portant sur l’espace dans lequel ces images fonctionnent. Pour rester au diapason de l’écoute, nous devons traverser bien des métamorphoses psychologiques. Et plus encore pendant les étapes de la composition.
En résumé, l’image – motqui provient de la racine im - de imitari – renvoie à un référent. C’est une apparence, c’est-à-dire à la fois une chose (physique) et une évocation (mentale). Et maintenant qu’on sait produire via une technologie des images, il convient de bien distinguer le plan externe de l’image-objet du plan interne des images mentales. Ainsi l’image est-elle double : à la fois objet et phénomène.
Et l’espace (provenant de spatium, champ ou arène) renvoie à l’étendue, à la durée comme à la distance. Ici encore il y aura lieu de bien distinguer les deux niveaux : celui, physique et mesurable (de l’étendue concernée), et l’autre, phénoménal, des plans de représentation du monde des objets en cause (de leurs degrés de liberté et de mouvements). L’espace comme phénomène inclut celui de l’image. Et réciproquement !
Il faut donc s’attendre qu’à l’appel du mot « image », s’ouvre cet éventail de cas de figures depuis celui de l’iconicité parfaite – représentation réaliste et/ou hyperréaliste de l’aspect concret des choses – jusqu’aux cas des formes arbitraires, inidentifiables autrement que comme abstractions, signes purs, accédant à leur tour à une iconicité d’un autre type, une iconicité abstraite11.
Parallèlement nous avons une écoute signifiante, nous percevons des signifiances. Lorsqu’on entend des relations, des climax, des apaisements, nous intégrons l’harmonie ou la disharmonie, les récurrences ou les distances, leurs gradients de tensions, comme quelque chose qui se ressent esthétiquement. De même que nous apprécions avec plaisir ou appréhension la pression du vent sur les feuilles, nous sommes sensibles à l’harmonie plus ou moins géométrique des mouvements. À la façon dont les choses surviennent, se résorbent, disparaissent, ou comment passent les nuages.
- D’une certaine façon aussi, la cohérence qui expliquequ’une chose soit la cause d’une autre et d’une autre et d’une autre.
- Nous fabriquons des liens, des chaînes plus ou moins longues de cohérence, ce qui va évidemment nourrir un sentiment de participation et de joie. C’est-à-dire qu’à la fois on s’oublie parce qu’on entre dans le processus, on se perd de vue soi-même comme sujet, et l’on est pris en charge par un dynamisme plus général. En même temps comme pris par le jeu, celui-ci nous construit en retour en tant que sujet, à proportion qu’on s’est oublié.
- Finalement, l’espace est une question à la fois multiple et fondamentale.
- L’espace est effectivement une question centrale qui ne peut se traiter que si nous y distinguons à la fois les présences comme des altérités, comparées à d’autres présences plus familières, plus sympathiques, qui m’investissent, auxquelles j’adhère et parmi lesquelles je deviens comme une présence. Toutes ces présences créent leur propre espace. Et lorsqu’ils sont disjoints, nous avons une hétérophonie d’un certain type. Tout à coup lorsque s’opèrent des jonctions, apparaissent des polyphonies, des multiphonies. Finalement présences et espaces de présences doivent êtres examinés ensemble.
- Disons aussi que chacune de ces présences se construit d’autres présences, et il arrive un moment où elles se rejoignent, s’agglutinent, créant une nouvelle présence différente. Finalement, on arrive à la composition, d’une certaine façon, par couches que l'on va articuler.
- La composition, c’est la solution, c’est la tentative de solution heureuse de toutes ces hétérogénéités. Et lorsqu’on organise leur disparation, leurs caractères disparates vont se dissoudre dans un espace plus englobant qui les autorise. Ils ne sont plus en conflits, ils ne sont plus erratiques, ils ne sont plus accidentels, ils se trouvent harmonisés par l’espace-même dans lequel ces caractères, devenus valeurs, s’échangent des signes : communiquent.
L’espace, dans la musique, c’est au fond continuellement l’objet de la tension d’écoute. Il est nécessaire de comprendre dans quel espace se meuvent les percepts, lorsque nous entendons quelque chose. La moindre chose que nous entendons, le moindre événement, nous l’apprécions par rapport à un maximum et à un minimum. Ainsi notre écoute est-elle dialectique : nous situons l’objet dans un intervalle spatial, cette fenêtre d’attention où se maintient sa cohérence d’objet, entre les bornes minimales et maximales au-delà desquelles il semble avoir explosé. Finalement, on dénombre les objets d’écoute à l’intérieur de leurs petits cosmos. Nous entendons comment ils se meuvent. Nous dénombrons ces microcosmes dans lesquels tournoient les objets qui nous arrivent à l’écoute de façon individuée. Ainsi apprécions-nous leur cohérence d’ensemble, percevons-nous l’espace commun de leurs croissances, décroissances, concrescences, et comment cet espace se modifieau cours du temps : s’il se divise, comme un fleuve, s’il reçoit des affluents, s’il disparaît comme des sables ou plutôt se divise comme les bras d’un delta qui se jette dans la mer.
Je pense que l’écoute présente cette façon spatiale de « vivre le temps ».
Nous suivons les tours, détours d’un fleuve invisible qui passe dans le ciel, sur lequel flottent des formes et s’agitent leurs reflets.
[Entretien réalisé et transcrit par Isabel Pires en novembre 2006]
Notes
2 Greimas dirait « débrayage ».
3 Cf. Michel Chion, « Les deux espaces de la musique concrète », Lien (revue d’esthétique musicale), Francis Dhomont éd., Ohain, Editions Musiques et Recherches, 1988, p. 31-33 [ndlr].
4 Les phénomènes, nous pouvons les trouver mais très rarement les retrouver, car ils se produisent à un moment donné et dans un espace donné et dans le moment suivant ils ne sont plus là. Même si nous pouvons constater les effets dudit phénomène, ses conséquences, nous ne les retrouvons presque jamais dans le même état à un moment différent. Au contraire des phénomènes, les objets se trouvent et se retrouvent, à un moment différé du temps ils sont encore là. C’est dans ce contexte que le son enregistré devient objet, permettant ainsi au compositeur sa manipulation et son articulation dans le travail de composition musicale [note ajoutée par François Bayle le 02-06-06].
5 Henri Focillon, Vie des formes, Paris, puf, 2004, 1° éd, 1934 [ndlr].
6 François Bayle, « L’espace (post-scriptum) », Les Cahiers de l’IRCAM, nº 5, 1994, p. 116.
7 François Bayle, Musique acousmatique, propositions, positions..., Paris, Buchet/Chastel, 1993, p. 96.
8 Un fond, c’est plutôt innocent, ça ne vous veut pas de mal, tandis qu’une « forme » qui d’un coup surgit peut être perçue comme une menace.
9 Gilbert Simondon.
10 De la même façon, l’image auditive reçue par une oreille n’est pas exactement superposable à l’image reçue par l’autre.
11 Nous pourrons invoquer le terme d’iconicité symbolique dans la mesure où nous identifions des objets abstraits. Par exemple une octave, c’est un objet abstrait. Si nous entendons un intervalle octaviant tout à coup, c’est cette relation abstraite qu’on va reconnaître de prime abord.