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Entretiens

Claire Fanjul

Entretien avec l’artiste buriniste Nathalie Grall

Résumé

La gravure est une technique artistique qui permet avant tout de reproduire une image en plusieurs exemplaires identiques à partir d’une matrice gravée en creux ou en relief. Aussi la grande majorité des estampes produites depuis l’invention de la gravure au xive siècle représente-t-elle des œuvres d’art déjà existantes sous la forme de peintures, de sculptures ou encore de monuments architecturaux. Mais depuis le milieu du xixe siècle, d’autres moyens très perfectionnés comme la photographie, la sérigraphie et l’impression numérique ont vu le jour, qui permettent une reproduction facile et rapide. Cependant des artistes contemporains comme Nathalie Grall (née en 1961 à Compiègne) emploient encore aujourd’hui des techniques de gravure en taille-douce1 restées inchangées depuis le xve siècle. Pourquoi cette artiste plasticienne se tourne-t-elle vers les procédés de gravure alors que d’autres techniques artistiques lui sont accessibles ? La gravure est-elle seulement un moyen de produire des œuvres multiples ou au contraire une véritable source d’expression pour Nathalie Grall ?

   À l'ère du numérique, les questionnements qui reposent sur l’expérience du corps au travail, le geste du graveur et son ressenti au contact du matériau sont essentiels. Que procure l’acte d’inciser et d’imprimer une matrice ? Comment l’artiste appréhende-t-il la permanence d’un support de cuivre et la rigidité d’un outil à graver ? Qu’apporte la gravure à une artiste contemporaine et que permet d’atteindre cette technique?

   Nous tenterons de répondre à ces questions par le biais d’un entretien avec la buriniste Nathalie Grall. Nous aborderons ainsi des problématiques actuelles comme la valeur d’une création numérique ou encore la perte du savoir-faire.

   Nathalie Grall est l’une des rares artistes à pratiquer encore la gravure au burin en France. Son travail consiste à peindre un motif souple au pinceau et à l’encre de Chine, directement sur une matrice de métal. Elle traduit ensuite ces lignes en les gravant à l’aide d’un instrument appelé burin. L’incision au burin nécessite une grande maîtrise de l’outil et une dextérité que l’artiste ne peut acquérir qu’au cours d’un long apprentissage. Le burin se compose d’une fine barre d’acier biseautée à une extrémité et d’une poire de buis à l’autre. Poussé vers l’avant selon une inclinaison particulière, le burin pénètre la tendreté du cuivre en y inscrivant un sillon qui sera ensuite encré puis imprimé sur papier. Cette volonté de graver avec un outil de ciseleur un motif préalablement tracé au pinceau rend le travail de Nathalie Grall très singulier.

Texte intégral

Claire Fanjul :

- « Quel grand domaine de rêve qu’une plaine de cuivre ! »2 affirme Gaston Bachelard dans Le droit de rêver ; Quel rapport entretenez-vous avec le cuivre ?

Nathalie Grall :

-  Avant de parler de mon rapport au cuivre, je veux souligner les différences entre l'emploi d'une matrice en cuivre et en zinc. Au départ, je me suis tournée vers les plaques en zinc par manque de moyens, alors que les professeurs ne m'incitaient pas à le faire. Je prenais déjà alors beaucoup de plaisir à graver, mais la qualité particulière de ce métal ne permettait pas d'atteindre un trait aussi fin que je le souhaitais. Alors, quand j'ai eu l'opportunité de graver le cuivre, j'ai bien vu la différence. Le cuivre est plus dur que le zinc, ce qui permet de produire des tracés plus maîtrisés et incisifs, tout en poussant le détail encore plus loin. Pour répondre à votre question, mon rapport avec le cuivre est plus intime car cette matière est à la fois douce et chaude. À son contact, mes gestes lents et répétitifs me procurent un réel plaisir. Et quand je passe plusieurs semaines, parfois un mois sur une même planche, cette sensation agréable, procurée par le geste de graver, m'est indispensable pour garder l'envie d'avancer.

   Le cuivre répond également à mon désir de précision : l'incision de cette matière me permet de travailler avec autant de finesse que de force. Le dialogue avec le cuivre me semble donc beaucoup plus fort qu'avec le zinc.

   En gravant le zinc, il me semblait que je maitrisais moins mon trait, qui apparaissait plus mou et moins homogène. Alors que le cuivre permet de capter des traces infimes et des choses très fines.

- Êtes-vous influencée par la surface réfléchissante de la matrice, aussi polie qu'un miroir ?

- La position de mon corps au travail ne permet pas de voir apparaître mon visage dans la matrice. De même, les traces de gouache appliquées au pinceau cachent les formes qui s'y réfléchissent. De ce fait, l'aspect réfléchissant de la matrice n'influence pas mon travail ; au contraire, la lumière réfléchie abîme les yeux.

- « "Le peintre, dit Balzac, ne doit méditer que le pinceau à la main." Mais son peintre travaillait trop loin de la matière et mourut fou. Je dirais plutôt en ajustant de plus près l'idée à la chose, que l'artiste ne doit méditer qu'en poussant l'outil »3 énonce le philosophe Alain dans Le système des Beaux-Arts. Composez-vous certaines gravures de cette façon, en poussant le burin et sans dessin préalable ?

- Non, jamais. J'ai besoin de réfléchir le pinceau à la main avant d'oser prendre le burin. Graver directement, sans motif au préalable, ne m'intéresse pas. L'acte de graver est définitif, alors je suis incapable de partir à l'aventure, en m'investissant pendant des heures au burin. Je préfère m'aventurer au pinceau. C'est une forme de méditation qui participe au plaisir de graver.

- Avant de débuter votre formation de graveur, à quoi ressemblaient vos dessins ?

- Vers l'âge de dix-sept ans, je créais des collages mêlés à de l'acrylique, pour représenter des sortes de plages aux atmosphères irréelles, dans lesquelles j'intégrais des personnages. Puis j'ai travaillé avec un bout de bois pour marquer la peinture encore fraîche.

   Pour passer le concours de l'Institut d'Arts Visuels d'Orléans, j'ai apporté des aquarelles, des collages et des peintures réalisés à partir de matériaux pour peintres en bâtiment, pour réduire les coûts et par esprit d'invention. Mon travail était déjà exécuté au pinceau sur des petits formats, de manière assez gestuelle, mais plutôt en couleurs. A ce moment là, je n'avais aucune connaissance en gravure, ni même de culture artistique d'ailleurs.

- En quoi la gravure avec tous les gestes qu'elle embrasse est-elle adaptée à vos ambitions de créatrice ?

- Quand on parle de geste, cela renvoie aux différentes étapes du processus de création d'une gravure. Il y a donc, pour moi, d'abord l'acte de peindre sur la plaque, qui appelle un geste souple et spontané où le corps est redressé. Puis vient la phase de gravure à proprement parler, où le corps replié sur lui-même invite à un rapport très intime avec la matrice et l'outil est ressenti comme un prolongement de la main. Cependant, ces gestes répétés finissent par user les yeux et entrainent des douleurs dans le bras, l'épaule et le dos. Alors, même si graver n'est pas un acte violent, il faut néanmoins ménager son corps qui subit une tension permanente, parfois problématique.

   Dans un troisième temps, celui du tirage, le corps se redéploie. Pour ma part, je tire mes épreuves dans mon propre atelier mais bien souvent les impressions ont lieu dans un atelier collectif. Cela permet d'échanger avec d'autres créateurs et de rompre avec la solitude et l'enfermement liés au processus créatif.

- Si la phase d'impression rime avec douleurs physiques, pourquoi ne pas confier ses planches à des pressiers professionnels ?

- J'ai eu recours à des imprimeurs taille-douciers mais ces expériences n'ont pas toujours été probantes car mon travail est particulièrement difficile à tirer. Mes incisions au burin sont fines et peu profondes, donc pas évidentes  à essuyer. Le dernier taille-doucier auquel j'ai fait appel avait des difficultés à s'adapter à mes gravures car il a pour habitude d'imprimer des burins travaillés avec plus de force. À cela s'ajoute la difficulté de maitriser la technique du Chine appliqué, que j'utilise régulièrement. C'est pourquoi la plupart du temps j'imprime personnellement mes matrices.

   Il faut savoir également que les impressions faites par des professionnels ont un coût non négligeable. Tirer moi-même mes gravures me permet de faire de nombreux essais, notamment au niveau du choix du papier. Lorsque je le teins et que je le transforme, il n'est pas possible de déléguer cette étape essentielle.

- L'emploi de la gravure a t-il modifié votre approche du dessin et de la peinture ?

L'interaction entre dessin et gravure est forte : en réussissant à éviter de reporter un dessin sur papier vers le cuivre, j'ai pu préserver la spontanéité de mes gestes de dessinatrice. Dans ce cas, c'est le dessin qui apporte beaucoup à la gravure. Cette pratique du dessin sur un support très lisse a influencé mon dessin sur papier en m'incitant à rechercher des supports particuliers (papier photo, support plastique publicitaire...).

   Mes dessins sont également nourris de ma pratique de la gravure puisque je travaille toujours à la gouache noire.

- Comment décidez-vous de dessiner plutôt que de graver votre prochaine œuvre ?

- Comme je l'ai dit précédemment, les supports lisses comme le cuivre transforment et influencent mes dessins, ce qui permet de rebondir entre les deux disciplines.

   Je travaille, selon les périodes, en me consacrant tantôt à la gravure, tantôt au dessin. C'est en me heurtant à certaines impossibilités que je passe d'une technique à l'autre. Par exemple, lorsque je dessine sur des fonds noirs, il n'est pas question d'en faire un burin. Mais dans les deux pratiques, l'idée, la construction et le geste restent primordiaux. Quand je reprends au burin mes gestes peints, c'est comme si je jouais et interprétais une partition écrite au pinceau sur la plaque. Dans mon travail, il n'y a pas de report, sinon la vie et la fraîcheur du geste seraient perdues.

- Comment définissez-vous un dessin ?

- Pour ma part, même si j'utilise le pinceau et la gouache, je n'appelle pas mes productions  des peintures car elles sont réalisées sur papier. Même si elles étaient marouflées sur toile, elles resteraient des dessins car mon travail est graphique, monochrome et sans épaisseur de pâte.

- Graver est-il un geste plus profond que celui de peindre, dessiner ou sculpter ?

- L'acte de graver me semble plus concentré, plus intime et pardonne peu d'erreurs. Dans chacune des tailles, je m'investis totalement. Je vais plus loin dans la matière, mon ressenti est plus fort. À l'inverse, quand je dessine au pinceau, j'entre dans état particulier, un état second qui me libère la tête, provoque le hasard et permet la surprise.

- Le format réduit des estampes et la minutie du travail au burin invitent l’artiste à se pencher sur son ouvrage, à se recueillir, à se concentrer. Abordez-vous des thèmes plus intimes lorsque vous travaillez sur petit format ?

- Dans mon travail, j'ai l'impression que tous les thèmes abordés sont intimes. J'ai essayé d'agrandir mes formats mais je n'y arrive pas. Cela reste un challenge pour moi.

- Parlez-moi de l'œuvre intitulée « L'échappée belle » et de son pendant nommé « La belle échappée ».

- Tout d'abord, c'est un format plutôt allongé et plus grand que les autres gravures. Dans cette série, je recherche des formes souples et souhaite faire éclore la vie dans l'eau. À partir de cet univers aquatique et imaginaire, j'ai créé la première figure masculine intitulée l'échappée belle, puis la seconde, féminine. Parce que l'outil est dur, on pense souvent que les formes produites au burin sont dures elles aussi. Mais en réalité, on peut tout faire avec cet outil. Pour ma part, je me laisse guider par les formes souples produites au pinceau. Cette phase de dessin sur cuivre a un côté hypnotique qui me surprend encore : quand je peins pour chercher une forme, j'efface et fais venir l'image à partir de traces aléatoires. C'est de là que naissent mes séries conçues à partir d'un même thème. Quand une image me parle et que la machine est en route, je poursuis intensivement mes recherches.

- Après tant d'années de pratique du burin, avez-vous la sensation de dominer cet outil, réputé très difficile à manier ?

- Dominer n'est pas le mot, mais travailler de concert avec lui, oui. Je perçois le burin comme un ami. Lui et moi travaillons ensemble. Je suis loin de le dominer car il exige un aiguisage  long et méticuleux.

- Aujourd’hui, le savoir-faire des graveurs est-il en train de se perdre ?

- Un peu, il me semble, car dans les écoles d'art, les différentes techniques de gravure sont de moins en moins enseignées. Je suis intervenue dans une MANAA4 à Beauvais et j'ai constaté la difficulté du professeur à enseigner certaines pratiques de gravure. Par exemple, on n'apprend plus à aiguiser les gouges ni à emmancher les outils, à part à l'École Boulle et à l'École Estienne.  Certains artisans comme les ciseleurs, les orfèvres et les graveurs de timbres possèdent une grande technicité mais parfois sans créativité, car ils ne sont pas des artistes. Ils souhaitent atteindre une perfection de trait tandis que le sujet n'est pas leur problème. Aux Beaux-Arts de Paris, je me souviens avoir rencontré un graveur de timbres de la banque d'Athènes, qui venait en résidence à l'école pour gagner en expressivité.

   Pendant les cours du soir que je dispense au Palais Beaux-Arts de Lille, j'essaie de transmettre mon savoir-faire.

- Quelle valeur accordez-vous à une image créée par ordinateur, à l’aide d’un stylet numérique et d’un logiciel comme « Photoshop » par rapport à une estampe produite manuellement ?

- Il est certain que l'absence de la main dans les œuvres numériques me pose problème. Elles me paraissent souvent froides et mettent à distance le spectateur. Ce sont surtout les créateurs qui perdent des sensations précieuses. Par exemple, pendant des stages de gravure donnés à des jeunes, je remarque la manipulation de la matière est primordiale. Les élèves ressentent de la joie et du plaisir en fabriquant quelque chose de palpable et en sortant du virtuel. Cette pratique artistique permet de se dépasser, se concentrer et se confronter à la matérialité du monde. La gravure fait appel à tous les sens.

   En revanche, je ne suis pas contre l'idée d'utiliser ces logiciels pour composer et réfléchir à l'image en devenir. Il ne s'agit donc pas rejeter les outils numériques, qui s'avèrent parfois très utiles pour façonner une composition à graver ensuite.

- Aujourd'hui, comment l’estampe peut-elle se renouveler pour faire face à l’invasion des images numériques, tout en préservant ses richesses et ses qualités plastiques ?

- Justement, l'une des possibilités serait de mixer les techniques anciennes de gravure avec les outils du futur. J'ai d'ailleurs créé des fonds à partir d'images numériques sur lesquelles j'ai imprimé une matrice gravée en taille-douce. L'interaction entre les deux traces m'intéresse particulièrement. D'autres artistes comme Thierry Le Saëc et Javier Ross mixent la photographie et les impressions numériques avec de la pointe sèche, du crayon et de la peinture, etc. pour apporter de nouvelles richesses plastiques. Il reste donc beaucoup d'expériences à faire dans ce domaine. On peut réfléchir sur l'image numérique à partir de la gravure traditionnelle et inversement.

Propos recueillis le 17 novembre 2015 à Lille, atelier de Nathalie Grall, annotés et mis en forme par Claire Fanjul.

Nathalie Grall, L’échappée belle, gravure au burin sur cuivre imprimée sur papier de Chine

Nathalie Grall, La belle échappée, gravure au burin sur cuivre imprimée sur papier de Chine

Publié en Janvier 2016

Notes

1  La gravure en taille-douce regroupe l’ensemble des procédés de gravure en creux sur métal.  La technique de l’eau-forte et du burin en font partie.

2  Gaston Bachelard, Le droit de rêver, Paris, PUF, 1970, p. 95.

3  Alain, Système des Beaux-Arts, Paris, Gallimard, éditions de la nouvelle revue française, 1926, p. 189.

4  La MANAA est une année de mise à niveau en arts appliqués.

Pour citer ce document

Claire Fanjul, «Entretien avec l’artiste buriniste Nathalie Grall», déméter [En ligne], Textes, Entretiens, mis à jour le : 18/02/2016, URL : http://demeter.revue.univ-lille3.fr/lodel9/index.php?id=527.

Quelques mots à propos de :  Claire Fanjul

Doctorante sous la direction d’Anne Boissière.