Varia
Faire apparaître « l’amour de la musique ». Un usage pragmatique d’un outil statistique
Résumé
Le sociologue peut-il dire quelque chose de « l’amour de la musique », autrement dit de l’amateur et de ce qu’il aime ? A cette fin, j’ai proposé à vingt-neuf sujets de me parler d’une œuvre qu’ils aiment, puis de me la décrire en l’écoutant. Ce dispositif d’enquête rapidement présenté, je m’attacherai, dans cet article, à rendre compte des discours recueillis. Articulée aux résultats d’une analyse statistique (faite au moyen du logiciel d’analyse textuelle Alceste), mon analyse présentera les « lieux » communs de ces discours d’amateurs, en même temps que le travail de l’analyste pour les faire apparaître. Dans l’optique pragmatique défendue ici, j’inviterai en effet à considérer sans solution de continuité les manières de faire de l’amateur, de l’enquêteur sur le terrain et de l’analyste à la reprise du terrain, pour faire apparaître cet « amour ».
Plan
Texte intégral
Ce texte rend compte d’un projet a priori absurde (ou périmé) : parler avec les outils statistiques de « l’amour de la musique », de l’amateur et de ce qu’il aime. Le spectre d’une sociologie critique apparaît : L’Amour de l’art n’est pas loin, ce coup fourré de la sociologie bourdieusienne, trop dogmatique et trop impressionniste à la fois (dans l’usage des outils d’analyse)1. Je ne renonce pourtant ni au terme – celui d’« amour », plutôt que ceux de « goûts » ou de « consommations culturelles » –, ni à l’outil – le logiciel d’analyse textuelle Alceste, mis en place par Max Reinert. Mais je me donne pour principe, avant d’entamer mon travail, de ne jamais dissimuler ma présence, sur le terrain comme dans l’analyse. À la réflexion, je généralise même cette règle ainsi : je rendrai compte le plus complètement possible et de la situation d’enquête et des étapes de son ressaisissement. Je ferai apparaître l’amateur, je me ferai apparaître aux côtés de l’amateur, je montrerai la musique dont il parle, le lieu et le temps d’où il parle, etc. Et je ferai de même en me montrant dans l’analyse, en montrant la façon dont je lis et relie les éléments de mon terrain, et les outils sur lesquels je m’appuie. J’aurai au moins rendu compte de façon pragmatique de mon travail.
J’ai demandé à vingt-neuf étudiants du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (CNSMDP) de me parler d’une œuvre qu’ils aiment. Ils apportent un enregistrement et me retrouvent dans une salle du conservatoire. On écoute ce qu’ils ont apporté et puis je les interroge, pêle-mêle, sur ce qu’ils ressentent, sur ce qu’ils connaissent, sur leur « pratique », sur les situations (lieux, supports, personnes) dans lesquelles ils ont déjà écouté cette musique, etc. Je leur propose ensuite de me parler de l’œuvre qu’ils aiment en la réécoutant. Cette parole donnée au fur et à mesure de l’écoute n’est pas la même que celle que je recueille dans une situation classique d’entretien (en enchaînant les questions – réponses). Dans cette situation d’écoute-parlée, je n’interviens pas : la musique seule relance l’amateur, pendant dix, douze, parfois quinze minutes. Ce premier temps de l’expérience est suivi d’un second, organisé de la même façon, autour d’une œuvre que j’ai cette fois choisie et que les étudiants le plus souvent ne connaissent pas. Il s’agit de The Shadows of time, dernière pièce au jour de l’expérience du compositeur Henri Dutilleux.
Dans cet article, je souhaite rendre compte du second versant de l’enquête : de sa reprise par le sociologue, une fois le terrain fait2. Je commencerai par décrire la façon dont j’ai constitué un corpus et par justifier le choix de mon outil d’analyse. Je montrerai ensuite ce que j’ai produit avec ce document et avec cet outil. Mon analyse fait apparaître les « lieux » communs de ces discours d’amateurs3. Considérant la proximité de ces lieux, elle rend également compte de l’organisation du discours. Je souhaite montrer qu’en faisant apparaître ces discours d’amateurs (au moyen de l’outil précisé), je fais apparaître d’une certaine manière l’amateur et les traits de son amour. S’il est d’autres manières de le faire, ce sont toujours les manières de faire singulières d’un acteur (sociologue ou non).
L’analyse d’un corpus
J’ai interrogé mes amateurs. Me voilà face à un amoncellement de cassettes de 60 ou de 120 minutes. Ces bandes sont les supports que j’ai choisis pour garder trace de vingt-neuf heures d’échanges. Je les numérote soigneusement et les repose devant moi. Plus rien de commun déjà avec ce morceau d’espace et de temps vécu ensemble. La bande, quoiqu’elle puisse témoigner de l’espace que nous avons occupé, ne prend guère plus que celui d’un petit parallélépipède rectangle de 11x7x1,5 centimètres : première traduction, ou translation de l’événement vif au savoir4. Au prix d’une autre traduction pourtant (sa lecture par un appareil approprié et son déchiffrement par deux oreilles habituées), je retrouve quelque chose du lieu de l’expérience : dimensions de la salle, disposition d’objets (qui se manifestent par intermittence), plans que nous occupons que signalent des effets de « proche – loin » dans l’enregistrement. La bande ne garde pas la trace du moment précis de l’échange. Mais elle en reproduit la durée (60 minutes environ, sur une ou deux faces enregistrées), son rythme et ses arrêts. C’est dire que le document conserve inégalement les traits de ce que nous avons vécu, moi enquêteur et l’enquêté. Réglé par son programme d’usage5, il en sélectionne certains et en rejette d’autres, nos mouvements ou nos expressions corporels notamment. Il retient au moins le grain, la dynamique et la courbe de nos voix, tous les mots de l’échange (interjections, rires, soupirs et acquiescements compris) et leur synchronisation exacte à la musique, elle-même capturée et conservée au second plan de l’enregistrement. Ces traces pour beaucoup disparaissent dans le second document que je constitue en retranscrivant mes bandes.
Cette fois ce ne sont plus dix-huit cassettes, mais près de cent cinquante feuilles qui me font face, remplies de signes parfois en italique, parfois en gras, parfois encadrés ou soulignés, suivant les règles que je me suis données. L’espace est une nouvelle fois transformé. Les indices de celui que nous avons occupé ne sont pas les mêmes : quelques mots notés pour dire un geste, une posture, un mouvement que la « mémoire » des bandes me livre, quand ce n’est pas ma propre mémoire d’un événement que j’ai vécu (si bien que les différents documents dont je dispose ne forment pas une chaîne simple ou linéaire de traductions). Le temps est également transformé. La durée de la lecture n’entretient qu’un rapport lointain et fluctuant avec celle de l’échange. Elle est cette fois directement fonction de l’attention que j’y consacre. Le rythme de nos voix, nos silences et nos hésitations sont pour partie perdus, quoique je m’efforce de retenir quelque chose de ce grain de l’échange par des annotations régulières. Ma mémoire suppléant à nouveau celle des bandes, je transcris (ou explicite) également partie du sens que l’enregistrement mécanique a laissé échapper : mots imparfaitement capturés, peu audibles ou ambigus sans le ton et les gestes de la situation. Ces pages noircies sont au final une nouvelle traduction de l’événement, dépouillé6 et codé, sans être encore transformé en boîte noire du savoir (comme lorsque je résume le terrain par quelques formules : « l’expérience n°1 » ou « les expériences faites montrent que… »). Bruno Latour a parfaitement décrit à la fois le statut du document dans l’activité scientifique, et le circuit de ces différentes traductions du terrain au laboratoire, aux institutions et au savoir7. Je me contente de présenter ces documents sur lesquels je m’appuie, dont le lien à l’événement vécu est (déjà) fort élaboré, pour une part modelé par les assignations techniques du matériel avec lequel je compose, pour une autre, par mes choix et par les codes – verbaux ou graphiques – que je me suis fixés.
Je constitue un troisième document : nouvelle traduction ou « saisie » de l’événement, dans un format approprié au lecteur que j’utilise, le logiciel de statistique textuelle Alceste. Mes vingt-neuf expériences deviennent un corpus unique d’énoncés, saisis « en flux continu »8, « par frappe kilométrique ou au scanner », sauvegardé en mode « texte seulement » ou « texte seulement avec sauts de ligne » et encore toiletté selon les exigences du logiciel9. J’introduis des « lignes étoilées », qui séparent et caractérisent des unités de contexte naturelles (qu’Alceste traitera en unités de contextes initiales) dans le corpus :
**** *suj_1 *mor_2 *entr_1
« - Est-ce que c’est une musique que tu connais ?
- Non. Et j’ai du mal à trouver le compositeur en fait. Au début, ça me fait penser à Stravinsky. Et à la fin plutôt à un compositeur américain.
- Donc, de toute façon, époque contemporaine…
- Oui. »
Quatre étoiles suivies d’un ou de plusieurs « mots étoilés » (« *suj_1 », par exemple) signalent, dans cette nouvelle traduction, certaines caractéristiques externes du discours : le sujet qui parle, l’objet dont il parle, les règles de sa parole. J’opte pour les mots étoilés suivants, modalités de ces variables : « *suj_1 » à « *suj_24 » et « *suj_101 » à « *suj_105 » ; « *mor_1 » (l’œuvre apportée) et « *mor_2 » (l’œuvre imposée) ; « *entr_1 » (entretien) et « *entr_2 » (écoute-parlée). Je modifie à l’occasion l’ordre des énoncés, pour constituer ces unités homogènes quant au sujet, au morceau et au format de la parole. Ces quelques informations mises à part (et strictement codées), j’efface toutes les annotations présentes dans le document n°2, et limite exactement mon corpus à ce qui a été énoncé par le sujet ou par moi-même. Enfin, je modifie certaines « formes » (ou mots) de la transcription, afin de les présenter selon les normes spécifiques du logiciel10. Mon nouveau document est un fichier comprenant 4 668 formes distinctes et 82 083 occurrences de formes.
Je présente maintenant le « lecteur » que j’utilise. Alceste est un logiciel d’analyse textuelle développé par Max Reinert, dans la lignée des travaux en analyse de données du mathématicien Jean-Pierre Benzécri. Reinert s’appuie sur l’approche distributionnelle du linguiste Zellig S. Harris pour justifier le principe d’une analyse systématique de la distribution des formes dans un discours : cette analyse doit pouvoir faire apparaître certaines caractéristiques de la production du discours, mettre en évidence les « lieux » du discours et leur « proximité » notamment.
Pour rendre compte de l’usage que je fais du discours en m’appuyant sur une analyse statistique de ce type, je montre la parenté de la logique Alceste et de l’approche foucaldienne du discours. Alceste procède à une analyse de données, non à une analyse de contenus. L’analyse de données ne va pas à travers le discours, en direction d’une signification cachée. Elle interroge et travaille le discours dans son existence même, Foucault dirait : dans sa dimension de « matérialité répétable »11. À rebours de l’analyse de contenus, elle ne cherche pas qui parle, ce qui se dit (à qui, avec quels effets, etc.)12, mais « d’où ça parle, à chaque instant »13. Elle ne va donc pas de ces unités constituées que l’on appelle « individu », « sujet » ou « auteur », au discours dont elle postule de ce fait l’unité, mais des régularités discursives (manifestes dans un corpus d’énoncés) aux positions qu’elles dessinent pour des subjectivités virtuelles (ponctuellement prises en charge). On reconnaît le sens de la lecture foucaldienne, celui d’une archéologie : étant donné tel énoncé, quelle position peut et doit occuper un individu pour en être le sujet ?14
Je note la distinction que Max Reinert établit entre le locuteur et l’énonciateur du discours :
« Dans un discours, le locuteur gère les changements de lieux et prend en charge la totalité de l’énonciation, alors que l’énonciateur ne prend en charge que la cohérence d’un lieu particulier. »15
Le locuteur, c’est ce sujet réel dont la trajectoire singulière mais hétérogène constitue le discours. L’énonciateur, ou mieux les énonciateurs, ce sont ces « subjectivités virtuelles » dont un jeu d’énoncés signale la position / le lieu. Ce sont ces énonciateurs qui intéressent Alceste, soit les lieux d’une répétition lexicale. Ce point est essentiel. Ce que le logiciel modélise, ce ne peut être le sens du discours. Prolongeant là encore un thème foucaldien, Reinert note que le sens circule d’énoncé en énoncé et qu’il est « dans le temps de cette circulation », « dans le dynamisme d’une parole réelle »16. S’il en est ainsi, l’analyste n’est jamais en prise qu’avec la trace que laisse derrière lui le sens, dans sa circulation. Il n’est en prise qu’avec le texte entendu comme production et répétition de signes. Ce « quelque chose qui insiste et se répète » est bien la prise de toute analyse sur le discours, et cela justifie l’usage de l’outil statistique.
L’énonciateur est au centre de la méthode Alceste, et l’énoncé est l’unité fondamentale. Je rapproche encore ce point de la réflexion de Michel Foucault. On verra comment ces réflexions mêlées m’orientent vers un usage pragmatique de l’outil d’analyse. Je rappelle la manière dont Foucault définit l’énoncé (par opposition à la phrase ou la proposition notamment) :
« On appellera énoncé la modalité d’existence propre à [un] ensemble de signes : modalité qui lui permet d’être autre chose qu’une série de traces, autre chose qu’une succession de marques sur une substance, autre chose qu’un objet quelconque fabriqué par un être humain ; modalité qui lui permet d’être en rapport avec un domaine d’objets, de prescrire une position définie à tout sujet possible, d’être situé parmi d’autres performances verbales, d’être doté enfin d’une matérialité répétable. »17
Et je mets en regard cette définition et les propos suivants de Reinert :
« Ce n’est pas l’énoncé en soi qui nous intéresse, mais l’énoncé en tant qu’il fonde globalement un lieu d’énonciation comme lieu d’émergence à la fois d’un sujet et d’un objet intentionnel. »18
« Tout discours met en jeu un système de topoï ou lieux communs à travers lequel une rationalité s’organise en même temps que quelque chose s’objective. »19
L’énoncé ainsi compris (et le discours comme ensemble d’énoncés), point de focalisation de l’une et l’autre perspectives, constitue le garde-fou le plus sûr contre toute objectivation a priori du sujet, voire de l’objet (moins directement problématisé par Foucault). Dans ce sens de lecture archéologique, c’est l’énoncé qui fait apparaître les positions possibles des subjectivités, de même qu’il fait apparaître en regard des positions / résistances / lignes possibles d’objets. Ce pragmatisme de l’analyse, qui consiste à partir de ce “il y a du langage”, de ce donné énonciatif20 dans sa complexité et dans son épaisseur, prolonge le pragmatisme qui m’a dirigée sur le terrain. Au “il y a ce que l’on fait ensemble”, cet événement / avènement du terrain, fait suite un “il y a ce dit”, cet événement / avènement discursif (compris dans le champ des événements discursifs), et même un “il y a ce que j’en dis, moi, sociologue”, ce que je fais avec ce texte. J’ai annoncé parler à la première personne. Je montre précisément de quelle façon l’outil que j’utilise répond aux exigences de mon positionnement réflexif.
Je suis comprise moi-même, sociologue, dans l’analyse. D’abord parce que mon « texte » (moment de l’analyse), et donc mon « dire » (moment du terrain) est traité par Alceste au même titre que celui du sujet. Dans le corpus que j’ai constitué, mes interventions sont présentes, retranscrites selon les règles déjà données. Je ne pouvais purement et simplement les effacer. Ce qui est dit est dit ensemble, et ce sens qui circule dans le temps de l’échange, d’énoncé en énoncé, circule entre l’un et l’autre des locuteurs21. Ou encore : la production et la répétition de signes propres à l’activité discursive se fait à deux. C’est à deux que l’on en stabilise l’usage (un usage singulier). Il y a bien, malgré tout, une objection majeure à cette prise en compte de mon « texte » dans l’analyse statistique. Alceste opère en rapprochant les « unités de contexte » (entendez approximativement les phrases) ayant de fortes ressemblances lexicales. On me reprochera de fausser l’analyse en l’orientant vers des régularités évidentes, celles des interventions que je fais, en grande partie semblables, au cours des vingt-neuf expériences. Je retourne l’argument. Les régularités discursives produites par la répétition de mes interventions sont une traduction assez juste de « l’effet d’imposition » que j’exerce à chaque fois. Le cadre de l’enquête est réel, formé par mes présupposés, les attentes que je formule et celles que je tais, mais aussi par une asymétrie manifeste dans l’échange. Puisqu’il est difficile de prendre la mesure de ce cadre dans le temps de l’enquête, sa trace conservée dans le temps de l’analyse est utile, d’autant plus s’il gagne en lisibilité. Le caractère systématique de mes interventions a toute chance de produire, je l’ai dit, un lieu propre d’énonciation22. Un tel lieu, ou un tel « monde lexical »23, peut se lire comme l’explicitation de mes présupposés, voire du cadre général de l’entretien. Je peux systématiquement vérifier l’origine des termes les plus significatifs de ce lieu, leur emploi à l’un ou l’autre moment de l’échange, par l’un ou l’autre locuteur (au moyen de ce que Reinert appelle un « concordancier »). La méthode permet donc à la fois premièrement de rendre visible le cadre de l’entretien, et deuxièmement de contrôler sa part dans l’ensemble de ce qui est produit. L’analyse statistique fait apparaître notre faire apparaître, c’est-à-dire à la fois le produit et les règles d’un échange en partie contrôlé.
Je suis visible à un second niveau, lorsque je lis les résultats produits par le logiciel. Je me suis donné pour règle de rendre évidente cette présence. Cela devrait me permettre de ne pas m’abuser ni abuser le lecteur par la même occasion sur l’outil statistique. Alceste fait apparaître certains traits objectifs de l’organisation du discours. Ma lecture est guidée par cet ordre apparent dans le texte : je m’appuie sur cet ordre pour donner une interprétation du discours. Mais cette interprétation reste bien mon interprétation24. À rebours d’un usage positiviste de l’outil d’analyse, Reinert préconise un usage prudent, qui manifeste la position de l’analyste. Son attention au lecteur du rapport que fournit le logiciel rapproche sa position de l’herméneutique d’un Paul Ricœur.
« Si le sens particulier à l’origine du texte semble à jamais perdu, un ordre temporel, linéaire, s’y est déposé, dont la lisibilité dépendra de l’expérience réelle d’un lecteur, avec sa propre scansion, susceptible de mettre en résonance sa propre histoire. »25
Le sociologue est « l’opérateur » en dernier recours du texte qu’il mobilise26. C’est bien ainsi que je dois présenter les résultats de mon enquête, en rendant compte d’un travail de lecture : d’abord pour relever le sens des termes significatifs de chaque classe produite (ou « lieu »), ensuite pour rendre compte de la topographie générale de ces classes (« espace »). En procédant pas à pas, sans me dissimuler et sans dissimuler chaque opération effectuée, je souligne que je fais apparaître, à la suite d’Alceste, des résultats qui ne sont jamais des « données ».
Les « lieux » du discours
Quels sont les « lieux » du discours amoureux ? Qu’est-ce qu’Alceste fait apparaître de notre « faire apparaître » sur le terrain ? Et qu’est-ce que je fais apparaître de ce qu’Alceste fait apparaître ?
L’analyse statistique du corpus donne cinq classes de régularités discursives. J’en rends compte en fondant ma lecture sur les « mots pleins » spécifiques les plus significatifs de chaque classe27. Cette lecture me permet de fixer globalement leur profil : je les préciserai lorsque je déploierai l’espace entier du discours. Je signale également les « mots-outils » significativement associés à une classe : marqueurs de modalisation (tels que « oui », « non », ou les formes conjuguées des verbes « croire », « vouloir », « devoir », « falloir », etc.), marqueurs de relations temporelles (tels que « toujours », « déjà », « depuis », « longtemps »), marqueurs de relations discursives (tels que « comme », « donc », « parce_qu< », « au_contraire », « ou »), marqueurs de la personne (pronoms personnels, possessifs), auxiliaires être et avoir, etc. ; leur lecture systématique, là encore, n’aboutira que lorsque je considérerai le discours dans son ensemble.
L’appréhension du sonore
La première classe regroupe 17,9% des unités de contexte élémentaires classées par le logiciel28. Parmi ses formes (ou mots) spécifiques, je retiens celles dont la valeur d’association à la classe est supérieure ou égale à vingt. Je les organise ensuite afin de faire apparaître la cohérence lexicale de cette classe. Je repère des formes qui désignent des instruments (« instruments », « cordes », « harpe », « bois », « flûtes », « cuivres », « trompettes », « percussions », « timbales », « woodblock », « marimba », « xylophone »)29 : elles évoquent une dimension sonore (ainsi que les formes : « timbres », « couleurs », « accords », « sonores », « résonance ») et un geste musical. Le sonore est également qualifié dans ses qualités temporelles (« début », « retenu », « rythmique », « pulsation », « perpétuel », « métronome », « ostinato »). Des formes font référence au matériau et au geste de celui qui compose (« notes », « intervalles », « accords », « mélange », « éléments », « espèce », « termes », « traitement », « utiliser », « chercher », « répéter », « orchestrer »). Je relève quelques formes qui renvoient à l’écoute : elles signalent une attention (« suivre ») ou des impressions (« impression », « effets », « chouette »). Ce « lieu » semble celui de l’appréhension du musical comme monde acoustique (qualités de timbre et de rythme notamment) et monde produit (par un geste instrumental, un geste compositionnel ou un acte d’écoute).
Je retourne à la liste que me fournit le rapport d’analyse et considère un second cercle de mots pleins spécifiques30. Je conforte ainsi et précise le profil de ce premier lieu du discours. Le vocabulaire mentionne explicitement un geste instrumental, singulier (« geste », « jeu », « interventions », « solistes ») ou pluriel (« orchestre », « fanfare »). L’appréhension d’une réalité sonore est plus complète : des formes précisent des dynamiques (« crescendo », « pianissimo », « sourdine »), des hauteurs (« basse », « glissando »), des timbres ou des modes de jeux (« attaques », « percussif », « sourdine »). Des formes désignent un matériau musical (« langage », « mélodique », « harmonie ») et des manières de faire (« nappes », « tenues »). L’écoute enfin est à nouveau suggérée, par ces formes qui indiquent une attention et un début d’organisation perceptive (« début », « arrivée », « suivre », « descente », « descendre », « appel »)31 ou bien des impressions (« frapper », « gros », « stressant », « rassurer »). La présence significative de la forme instant (dans le corpus : « à l’instant » ou « pour l’instant ») signale néanmoins le caractère discontinu de cette perception. Je relève ces occurrences dans la classe :
« Quelqu’un a superposé les flûtes sur l’orchestre. Mais ça va pour l’instant. Là, marimba, ça m’étonnerait chez Ravel ! Cet accord, il avait une couleur très nouvelle, bizarre, ça fait comme un synthé, je ne sais pas.32
Donc, là, ça se passe sur juste une seule corde pour l’instant, enfin les deux cordes de base. Et là déjà, ça tranche, dès le début, c’est quand même super percussif.
Alors là, je suis en train d’écouter une musique qui harmoniquement ne m’est pas très claire, au sens où c’est un langage moderne. Euh donc il y a une note répétée qui est là, qui vient, qui [...] et des éléments aux cuivres, en fait. Pour l’instant, j’ai l’impression que les cordes sont utilisées, mais très doucement, ce qui fait qu’elles ne ressortent pas. »
Cette appréhension discrète du sonore oppose fortement cette classe à la suivante, je le montrerai. La récurrence de l’adverbe « là » dans les u.c.e rapportées signale également cette perception par prises successives, de même probablement que la fréquence du segment répété « comme ça ».
Peu de mots-outils sont liés à cette classe de manière significative. Je relève en tout et pour tout les formes suivantes :
1) Les prépositions « avec » et « comme ». Elles renvoient au thème de la prise. Je souligne, à titre d’exemple, l’occurrence de ces formes dans les deux u.c.e les plus caractéristiques de la classe :
« [...] là, le son cuivré. Il y a l’élément rythmique, je crois qu’il est aussi présent tout au début, comme une espèce de pulsation. Ça, c’est de la superposition sonore. Là, progression. Et toujours cette espèce de pulsation. Là, le traitement soliste des instruments [...]
[...[la trompette, c’est assez violent. Les attaques. Ça descend, c’est comme si quelqu’un se cassait la figure dans un escalier. Avec les percussions et tout, là, c’est la grosse chute ! Avec des tenues aux bois, flûtes et… ah ben, il y a le métronome derrière ! »
2) Les pronoms « il » et « se », pronoms impersonnels plutôt que personnels33.
3) La locution « il_y_a ».
Ces formes signalent la transparence du lieu. Nulle présence dans cette classe d’un sujet qui dit « je », « mon » ou « moi ». Cette absence paraîtra encore plus probante lorsque je la mettrai en regard des postures d’énonciation propres aux autres lieux.
La mise en récit musicologique
La deuxième classe représente 18,1% du corpus analysé. Je fais à nouveau apparaître la cohérence lexicale de cette classe. Par la spécification de timbres (« violon », « violoncelle », « piano »), de tempo (« rythme », « lent ») ou de registres (« registre », « tessiture », « grave », « aigu »), cette classe est proche de la précédente. Son vocabulaire est néanmoins plus analytique (« nouveau », « première », « deuxième », « motif », « phrase », « thème »), précis, parfois technique (« accents », « pédale », « unisson », « ré », « majeur »). Il est en outre beaucoup plus systématique, déployant certaines des oppositions familières du langage musical (« grave » vs « aigu » ; « tension », « tendu » vs « détente » ; « douleur », « douloureux » vs « lumineux »). La récurrence des termes qui rendent compte d’une forme musicale et de son devenir est une autre caractéristique de ce lieu : ce champ sémantique est largement mobilisé (« ouverture », « exposer », « devenir », « aller », « passage », « développement », « changement », « repartir », « répondre », « retomber », « revenir », « retour », « cadence », « coda »). Ce lieu semble celui d’une mise enrécit du musical, selon un type bien spécifié : le récit musicologique. Les termes relatifs à un « caractère » (« caractère », « sentir », « espoir », « nostalgique », « lumineux », « douloureux ») ne sont pas étrangers à ce type de récit. Les u.c.e suivantes, les plus caractéristiques de la classe, illustrent cette narrativité qui la caractérise :
« Voilà, donc la transition qui va amener au deuxième thème. Voilà, exposé par le violoncelle tout seul, dans le grave donc changement de caractère complet, beaucoup plus […] beaucoup plus cantabile maintenant.
[...] et il revient toujours sur le mineur, quand même, avec sa quarte, c’est marrant, je crois qu’il évite en plus la quarte si - fa. Il est toujours obstiné, mais à chaque fois différent, avec une grande amplification aussi des nuances, et il va petit_à_petit crescendo et il assouplit toujours les fins de phrases, grâce aux harmoniques.
[...] là, pour le coup, on a un vrai crescendo qui va amener jusqu’à la fin […] voilà, c’est ça l’apogée donc, l’aboutissement. Ensuite un autre petit épisode en canon, donc là c’est exposé par le violoncelle d’abord, le second violon qui rentre ensuite, et donc voilà. »
Prise dans un déroulement continu, la musique semble en apesanteur. La musique se donne comme une histoire où n’apparaît plus le collectif. Son existence n’est plus liée à un faire (jeu instrumental ou acte compositionnel), ni même à une perception singulière. Les traces de l’un ou l’autre « rapport au monde » (poïétique ou esthésique) ont disparu.
Si j’élargis maintenant ma focale à tous les termes dont la valeur d’association est supérieure ou égale à 10,8, j’obtiens une photographie plus précise de ce lieu. J’en rends simplement compte par l’encadré suivant :
violon, violoncelle, piano,
registre, tessiture, grave, aigu, do, ré,
majeur, mineur, tonalité, harmoniquement,
pédale, unisson, trille, accents,
nuances, forte, fortissimo, piano, doux,
noires, croches, syncope, rythme, lent,
nouveau, première, deuxième,
entrée, motif, phrase, thème,
partie, transition,
ouverture, exposition, exposer, introduction, aller, devenir, avancer, accompagner, fonctionner, petit_à_petit, passage, changement, changer, développement, développer, monter, culminer, retomber, resserrer, répondre, canon, alternance, dialogue, dispute, repartir, refrain, reprise, reprendre, retour, retourner, réexposition, revenir, retrouver, réapparaître, aboutir, cadence, coda,
caractère, expressif, sentir, vécu,
détente, apaisement, tendu, tension,
lumineux, lumière, douloureux, douleur,
espoir, grande, nostalgique, mélancolique,
joyeux, léger, grâce, danse, valse,
triste, angoissant, mystère, fou.
Le caractère systématique de cette exploration lexicale saute aux yeux. Le vocabulaire est riche (cette classe est celle qui compte le plus grand nombre de formes réduites spécifiques – de valeur supérieure ou égale à 20 comme de valeur supérieure ou égale à 10,8), mais homogène. Il forme un lieu compact.
Pour ce qui est des mots-outils, je relève les suivants :
1) l’adverbe « toujours ». Il est la marque de la mise en récit (équivalent d’un « il était une fois… »), sinon l’indice que l’objet est extrait de l’ordre du monde, de l’Histoire singulière et de l’événementiel.
2) Les marqueurs « donc » et « jusqu+ » signalent également le récit, son enchaînement logique et continu.
3) Les formes impersonnelles « elle », « se » et « s’ », « on » et « chacun+ » signalent à nouveau une énonciation sans sujet. La présence significative dans cette classe de la locution « on_dit » résume la posture de cet énonciateur.
La mise en récit biographique
La troisième classe regroupe 23,7% des u.c.e analysées du corpus. Le lieu du discours est cette fois celui de l’histoire, des histoires situées d’amateurs. Les marqueurs de temporalité sont très présents dans cette classe, parmi les mots-pleins (« ans », « année », « mois », « date », « fois », « circonstances », « occasion », « dernière », « suite ») et parmi les mots-outils (quatre marqueurs temporels sont caractéristiques de cette classe : « déjà », « depuis », « longtemps » et « souvent » ; s’y ajoutent les formes : « ensuite », « quand » et « donc »). Le vocabulaire fait référence à l’attachement de l’amateur (« découverte », « découvert », « connaître », « marquer », « choisi », « attacher », « envie », « exceptionnel »), dans des modalités concrètes d’actions (« écouter », « entendre », « audition », « acheter », « jouer »), de lieux (« fnac », « médiathèque », « conservatoire », « salle », « Paris ») ou de circonstances (« stage », « concert »), de supports humains (« prof », « copains », « amis », « parents ») et de supports non-humains (« pièce », « version », « cd », « disque »). La régularité de la forme verbale « souvenir » est spécifique à cette classe : elle souligne que ce lieu est celui du regard biographique de l’amateur. Je donne les u.c.e les plus caractéristiques de cette classe (valeur d’association ≥ 30) :
« Tu l’as entendu en concert ? Oui, je l’ai entendu plusieurs fois, en masters classes aussi, dernièrement là, donc c’était un hasard ! Non, en général, ça m’a plu. Je l’avais entendu en stage par le quatuor Enesco, ça m’avait beaucoup plu, d’autant que je les avais écoutés en répétition, donc c’était assez intéressant.
Je ne la connaissais pas bien, bien, mais je l’avais déjà entendue. Tu te souviens quand tu l’as découverte cette pièce ? Non. On l’a jouée il y a deux ans. Après j’avais dû l’écouter il y a 5, 6 ans quelque chose comme ça.
Tu te souviens quand tu as découvert cette pièce et dans quelles circonstances ? Je l’ai découvert à la fnac, parce que c’était un prix vert. Et je l’ai achetée direct. Sans l’écouter. C’était pas du tout cher, c’était un disque Erato, il devait coûter 50 francs. »
Ce lieu est constitué non des seuls propos de l’amateur, mais également de mes questions. C’est un des lieux de l’échange. L’histoire, on l’a fait apparaître à deux, par notre souci partagé du discours, de ce lieu du discours où les traits de la musique sont moins présents que ses supports et ses manières d’apparaître.
En étendant cette analyse au deuxième cercle des mots pleins spécifiques, j’obtiens les précisions suivantes : « temps » et « récemment » s’ajoutent aux marqueurs temporels ; « découvrir », « chance », lier », « connu » complètent le vocabulaire de l’attachement ; « réentendre », « voir », « emprunter », « analyse », « interprètes » et « interprétation » précisent ou diversifient les modalités du rapport à l’œuvre ; « partition », « cassette », « radio », « programme » signalent d’autres supports ; « cours » et « lycée » donnent d’autres circonstances.
Les mots-outils associés à cette classe sont éloquents. Le lexème « oui » est une marque de l’échange. Ce peut être aussi la marque que ce que l’on construit est construit ensemble / que ce lieu de l’histoire est un lieu commun d’histoires, marque de l’efficacité de ce lieu à faire apparaître, etc. (la classe suivante est au contraire marquée par les formes négatives « non », « pas », « n’ »). Les marqueurs d’une relation temporelle ou discursive sont très présents (« déjà », « depuis », « longtemps », « souvent », « donc », « ensuite », « parce_qu< » et « quand »). Ce sont les signes d’une nouvelle mise en récit, moins de l’œuvre que de l’attachement de l’amateur à ce qu’il aime. Parce que nous nous y retrouvons (parce que je me retrouve avec l’amateur en ce lieu), nous faisons apparaître une trajectoire biographique. Les marqueurs de personne sont logiquement nombreux dans cette classe, et personnels. Ce sont les formes « je », « j’ », « m’ » et « tu ». S’ils signalent la présence de sujets, ils me signalent aussi, parmi eux (le plus souvent, le « tu » est celui que j’adresse à l’amateur). Viennent enfin les formes conjuguées des auxiliaires être et avoir : « ai », « as », « avais », « avait », « étais », « était », « été ». Outre ces temps de la conjugaison qui renvoient aux temps de l’histoire, la récurrence très significative de ces formes marque encore l’espace biographique (un être et un avoir).
L’évaluation esthétique
La quatrième classe représente 28,4% du corpus analysé. C’est la plus grosse classe constituée (conservée) par Alceste. Son vocabulaire semble assez général. Il renvoie à l’œuvre (« musique », « œuvres », « symphonies », « concerto ») et à son auteur (« compositeurs », « Beethoven », « Brahms », « Schubert »). La répétition du mot « choses » (dans le corpus : « quelque chose », « des choses comme ça », « ce genre de choses ») est significative (95 occurrences dans cette classe). Elle évoque une difficulté à désigner ou à qualifier précisément, propre à ce lieu.
À la lecture des formes les plus spécifiques, je devine que ce lieu est celui d’un positionnement esthétique. Je relève des termes qui marquent une discrétisation de l’horizon des références musicales (« époque », « baroque », « contemporaine », « vingtième »), des termes qui renvoient au champ lexical du goût (« goûts », « aimer », « adorer ») et d’autres qui signalent le travail du jugement, les étapes ou les gestes d’un positionnement esthétique : connaissance, comparaison, évaluation, et déjà interrogation (« question », « penser », « étudier », « comprendre », « familier », « préférer »).
La géographie du lieu ne change pas à la lecture des formes suivantes. Mais son homogénéité et son sens apparaissent davantage. J’en reproduis la liste :
choses, trucs
musique, œuvres, symphonies, concerto, chambre, sonates, formation
compositeurs, Bach, Beethoven, Schubert, Brahms, Ravel, Schoenberg, Dutilleux
style, française, époque, siècle, baroque, contemporaine, vingtième
goûts, aimer, adorer, accrocher, préférer, ennuyer, familier, stables, énormément
comprendre, étudier, penser, poser, hésiter, dire
vrai, relativement, générale, exemple, idée, question
Ces dernières formes définissent l’espace de l’évaluation : espace où s’établit une norme (« relative » ou « vraie ») ou un canon (« Bach », « Beethoven », etc.), et espace dialectique (« idée », « question », « poser », « hésiter », « dire ») où des traces d’un raisonnement inductif ou déductif sont visibles (« en général », « par exemple »). Je donne quelques applications de ces formes :
« En général, c’est quelque chose que j’aimais pas trop avant, ou sur lequel j’avais des a priori, par exemple la musique pour piano, Chopin, Liszt, j’avais une certaine horreur de ça, c’est pas que j’avais horreur de ça,
[...] mais c’était un concert très, très sombre, et j’aime beaucoup tout ce qui est atonal, je trouve qu’il y a des chosestrès, très belles, et j’ai pas aimé de manière générale parce que je trouve que c’était trop sombre […],
[…] et quand j’écoute c’est plutôt du jazz ou voilà des choses diverses. C’est vrai que par exemple, j’aimais beaucoup les Queen, et maintenant je ne les réécouterais plus.
J’ai quelques oeuvres de lui. J’ai joué Timbres_espace_mouvement, c’est pour ça finalement que l’esthétique, je la reconnais. Mais c’est vraique Jean-Louis Florentz et Dutilleux, ils ne sont pas loin. Ça aurait pu être lui. Mais maintenant que tu me dis que c’est du Dutilleux, effectivement c’est du Dutilleux. »
Les mots-outils corrélés de manière significative à cette classe confortent cette lecture. Les formes « mais », « ou » et « au_contraire », « beaucoup », « trop » et « pas_mal_de » suggèrent que ce quatrième lieu est celui de la comparaison et de l’évaluation. Je relève dans le même sens la présence des marqueurs d’universalité « tout » et « autre+ ». Le mode conditionnel de l’auxiliaire « avoir » souligne la dimension virtuelle de cet espace qui désigne plutôt qu’il n’atteste (ou rend effective) une norme. L’espace est à nouveau celui d’un échange entre deux sujets singuliers (« je », « j’ », « me », « tes »), sur le mode dialectique (ou de la dispute) (récurrence significative des formes négatives « non », « pas », « n’ ») plus que sur celui du discours commun, cependant. Ces formes négatives peuvent aussi être la marque d’un espace normé (un plus et un moins) ou structuré par des oppositions (des goûts et des dégoûts par exemple).
Le lieu de l’entretien
La cinquième et dernière classe représente 12,0% du corpus analysé. Ce lieu est double, à la fois marqué par le vocabulaire de l’émotion (« émotions », « sensations », « sentiments », « ressentir », « physiquement », « état », « esprit », « procurer », « inspirer », « transmettre », « hyper », « intenses », « sereine », « ambiance », « atmosphère ») et par celui de la réflexion (« dégager », « préciser », « caractériser », « réflexion », « réfléchir », « imaginer », « type », « mots », « images », et les marques d’une réflexivité : « sujet », « lieu », « contexte », « dur »). La forme « dur » s’applique le plus souvent à la consigne donnée. C’est le cas dans les occurrences suivantes :
« [...] donc ça dure 13 minutes mais je préfère avec Gidon Kremer. Tu l’écoutes encore beaucoup ? Oui. La dernière fois, c’était hier soir ! Oui, je l’écoute souvent. Mais c’est vraimentdur, je trouve de… parce qu’en même temps, on ressent plein de choses, et puis pour exprimer vraiment ce qu’on ressent, moi, il me faut du temps en plus.
[...] ce que je ressens moi c’est dur, en fait parce qu’on n’a pas l’habitude.
[...] pourquoi tu as choisi cette pièce ? Ça a été super dur. J’ai choisi cette pièce parce que pour moi, c’est vraiment le lyrisme à l’état pur, quoi. »
Ces locutions ressaisies dans leur contexte signalent une réflexivité à l’œuvre : l’exercice porte la marque de l’exercice. Il est intéressant de voir que ces marques sont prises en charge par une classe ou un lieu spécifique. Ce que je lis plus généralement dans les u.c.e suivantes, les plus caractéristiques de la classe (u.c.e de valeur d’association ≥ 30) :
« J’ai un rapporttechnique, mais ça évoque quand même enfin, c’est difficile à expliquer, mais il y a quand même des tonnes d’images et de sensations qui m’arrivent, et c’est quand même ça mon principal rapport à la musique, même si chez Mozart […] »
« Est-ce que tu pourrais caractériser un peu le type d’émotions que tu as ? Je pense que ça m’installe des émotions très intenses, mais profondes, pas des émotions qui flottent comme ça, mais quelque chose qui est vraiment, vraiment profond, et qui a une essence purement spirituelle, presque. »
« C’est quelque chose que tu écouterais n’importe quand par exemple ? Je l’ai écoutée n’importe quand, oui, à tous les moments de la journée. Et ça te met dans un état d’espritparticulier ou non ? Oui, ça calme ! »
« Non, mais déjà, je pense que pour avoir de l’émotion, il me faut un peu de temps, et dans un contexte, je ne sais pas et puis ça peut être un moment particulier dans une journée, où je suis plus facilement atteignable par quelque chose. »
J’ai fait figurer en gras mes interventions. C’est en ce lieu que ma présence apparaît le plus explicitement, au travers mes questions. Les u.c.e caractéristiques sont régulièrement constituées de l’une ou l’autre de mes interventions données exhaustivement, alors qu’elles n’apparaissent que partiellement (quelques termes) ou marginalement (dans quelques u.c.e caractéristiques) dans les quatre autres classes. J’ai par ailleurs souligné quelques-unes des marques les plus claires de la réflexivité du sujet. Elles signalent en creux le cadre de l’entretien (« je pense que… », « c’est difficile à expliquer… », « mon rapport à la musique… »). Ce lieu renvoie autant à ce que l’on fait apparaître (l’attachement, l’émotion suscitée…) qu’aux conditions pratiques de ce faire apparaître (les questions, l’attitude réflexive, la difficulté à dire, etc.). Les deux champs lexicaux traduisent en fait une même attitude réflexive. Dire (l’émotion), c’est indissociablement dire qu’on la dit. Le lieu de l’émotion réfléchie est le lieu de l’entretien.
Je signale les mots-outils significativement associés à cette classe. Le verbe « pouvoir » tout d’abord signale « l’homme capable »34 et au second degré l’homme réflexif, qui dit ce pouvoir. Cette classe est la seule à être liée à un verbe modal. Les formes personnelles « me », « moi », « ton » signalent à nouveau la présence de sujets, la forme insistante « moi » étant particulièrement éloquente dans ce cadre. Le temps présent de l’auxiliaire « être » renvoie peut-être au présent de l’expérience (de même que les segments répétés « c’est » et « ce n’est pas »). Enfin, et à nouveau seul signal de ce type parmi toutes les classes, le signal de la question « est-ce< » conforte le lieu de l’entretien.
L’espace du discours
Je ressaisis maintenant l’espace général du discours. Parcourant cet espace, je précise chacun des profils précédemment esquissés, en rendant compte de positionnements discursifs. Chaque position ou profil défini par les mots pleins est lié à des postures d’énonciation particulières, que précisent les mots-outils, et à des conditions d’énonciation, que précisent les mots étoilés35. Ces positionnements sont les lieux de sens du discours (les lieux où le discours renvoie à autre chose qu’au discours).
Une première façon de ressaisir l’ensemble des classes est de montrer leur structure d’oppositions. Le logiciel procède par découpes successives à l’intérieur du corpus, constituant d’abord deux, puis une troisième, puis une quatrième, puis une cinquième classes (pour ce corpus), selon le principe du plus grand contraste interclasse36. Le dendrogramme des classes stables, reproduit ci-dessous, permet de visualiser la hiérarchie de ces oppositions.
Cl. 1 (17,9%uce) |-------------+
|----------------------------------+
Cl. 2 (18,1%uce) |-------------+ |
+
Cl. 5 (12,0%uce) |------------------+ |
|-----------+ |
Cl. 4 (28,4%uce) |------------------+ | |
|-----------------+
Cl. 3 (23,7%uce) |------------------------------+
Les classes 1 et 2 sont les plus proches parmi les classes produites. La proximité de leur profil est visible. Ces classes font référence aux caractéristiques sonores du musical, de manière générale (avec les formes : « tonalité », « tessiture », « instruments », « rythme », « langage », « notes » par exemple) et de manière spécifique, en précisant les traits de configurations sonores singulières. La mise en regard des termes des classes 1 et 2 fait assez bien apparaître ces configurations :
Termes évoquant… |
Classe 1 |
Classe 2 |
une formation instrumentale |
cordes, harpe, cuivres, trompettes, cor, percussions, timbales, woodblock, marimba, xylophone, bois, flûtes |
violon, violoncelle, piano |
une forme |
début, arrivée, perpétuel, interventions, geste, solistes |
exposition, thème, développement, transition, partie, canon, refrain, réexposition, retour, cadence, coda, etc. |
un langage |
accords, couleurs, sons, nappes, traitement, résonance |
majeur, mineur, tonalité |
La ou les configurations sonores auxquelles fait référence le vocabulaire de la classe 1 ne sont pas celles de la classe 2. Je reconnais, dans le vocabulaire de la classe 1, partie des traits de l’œuvre que j’ai imposée aux sujets, The Shadows of time de Henri Dutilleux. Ecrit pour l’orchestre au grand complet, le premier mouvement de cette œuvre (celui que l’on écoute) met à l’honneur les cuivres et les bois « en de grandes nappes sonores », et les percussions qui scandent un tic-tac régulier (« perpétuel ») d’horlogerie37. Plus qu’une forme classique (forme sonate ou rondo visible dans la classe 2), le mouvement présente une forme en arche ponctuée d’interventions solistes. Le langage n’est pas celui de la tonalité classique (manifeste au contraire dans la classe 2). Structuré autour d’une ou de plusieurs notes polaires (dans ce mouvement, le do dièse), il est travail sur des couleurs d’accords, sur une épaisseur harmonique et timbrale. En faisant apparaître les caractéristiques sonores propres à ces classes, et à défaut d’arrêter précisément les œuvres qui leur sont associées, je montre que la musique, dans ses dimensions acoustiques chaque fois singulières, différencie ces lieux.
Manifeste dans ces lieux sous la forme d’un titre (The_Shadows_of_time associé à la classe 1) ou de caractéristiques acoustiques précises, la musique participe à la production de ces lieux. « Elle est une troisième voix présente dans le corpus. Je montre de quelles autres façons on l’entend. Lorsque la musique comprend un texte (opéra, lied, mélodie, oratorio, cantate, Passion, Requiem, etc.), tout d’abord, le sujet peut le dire et la faire ainsi apparaître. C’est le cas dans l’u.c.e suivante (u.c.e 176, classe 2) :
« [...] et là, « seulement la mort pourrait me consoler » [en même temps que le chanteur], donc ça commence encore une fois avec cette […] Un peu plus […] Et là, c’est une façon absolument intelligente de revenir au thème, c’est vraiment naturel. »
Quand bien même elle ne « parle » pas, la musique « fait du bruit », et le sujet peut reproduire ce bruit. Enoncé, il fait alors partie du discours. C’est le cas ici (u.c.e 293, classe 1) :
« J’écoute aussi beaucoup les trompettes avec les timbales, parce que, voilà, j’en avais besoin pour l’orchestration, parce que c’est un peu ma passion, « pah, pah » [chante les tenues des trompettes] de la trompette, qui joue une voix très simple […] »
La musique enfin « dit » des notes, et le sujet, en les nommant, la fait encore apparaître. Je donne cette fois-ci cet exemple (u.c.e 76, dans la classe 2) :
« On se demande vraiment où on va aller, et l’orchestre qui va resurgir comme ça et c’est reparti, et puis « si ré fa la » [en chantant avec le piano], et là, c’est une des premières fois où l’orchestre va dans le même sens que le piano […] »
La musique, « interlocutrice » dans l’échange, c’était le pari de l’écoute-parlée. Ces traces régulières de sa présence (des plus générales aux plus précises ou locales) me montrent dans quelle mesure il est gagné. La proximité des deux premiers lieux du discours s’explique aussi par cette présence, ou cette configuration de l’échange où je n’apparais pas, au moins textuellement. Dans cette séquence où l’amateur écoute et parle, au fur et à mesure de ce qu’il aime, c’est la musique, plutôt que le sociologue, son interlocuteur. C’est elle qui relance sa parole38. Si je crois pouvoir dire quelque chose de l’amateur, c’est que je le fais apparaître avec ou en même temps que je fais apparaître ce qu’il aime.
Je reviens sur l’espace général du discours de l’amateur, et j’en donne cette représentation graphique, constituée à partir des résultats de l’analyse factorielle des correspondances faite par le logiciel39. Les concentrations de mots pleins reproduisent les « lieux » du discours. Leur distance à l’une ou l’autre modalité des variables introduites me renseigne sur leur lien aux conditions externes de la production du discours (de quoi parle-t-on ? de quelle façon ?).
Le premier axe factoriel oppose assez clairement le vocabulaire des classes 1 et 2 au vocabulaire des classes 3 et 4. Les deux premières classes font précisément référence aux caractéristiques acoustiques des œuvres. Le musical est saisi, de ce côté de l’axe, comme une réalité sonore. Les classes 3 et 4 font référence à une autre dimension du musical. La musique, produite par un compositeur et reçue par un amateur singulier qui s’y attache, qui l’évalue, etc., est un objet situé dans l’histoire (« compositeur », « époque », « vingtième »), dont on use (« cd », « acheter », « familier ») ou dont on suit les apparitions (« concert », « fois », « circonstances »). Mise en boîte noire, au sens premier (« cd ») comme au sens figuré (« musique », « œuvre », « chose »), la musique n’apparaît plus dans sa réalité sonore. Je dirais qu’elle est saisie, de ce côté de l’axe, dans sa réalité « mondaine » ou sociale. C’est aussi que la parole n’est cette fois pas donnée dans le temps d’une écoute. Les classes 3 et 4 sont fortement corrélées à la modalité « entretien » (au sens étroit d’enchaînement de questions –réponses, non au sens de cadre général de l’expérience). Le premier axe oppose également les deux modalités de la parole : l’entretien (« *entr_1 ») est situé du côté des valeurs négatives ; l’écoute-parlée (« *entr_2 ») est située du côté des valeurs positives.
Le deuxième axe factoriel partage l’espace discursif autrement : le vocabulaire des classes 2 et 3 se trouve cette fois d’un même côté de l’axe (coordonnées positives) et s’oppose à celui des classes 1 et 4 (coordonnées négatives). La présentation des lieux a déjà partiellement donné le sens de ces nouvelles proximités. Mises en récit de l’objet (dans le récit musicologique) et du sujet (dans le récit biographique) définissent un même côté de l’espace : le côté du narratif, de l’histoire, de ce qui peut être saisi ensemble. Les classes 1 et 4 forment par opposition un espace qui n’est pas narratif. Je dirais que c’est l’espace de l’événement, ou de l’avènement : de l’irruption intempestive du sonore (classe 1) ou bien, et cet espace lui donne tout son sens, de la valeur (classe 4), de ce qui déchire le fil narratif et ne se rapporte ou ne se mesure réellement ni à un avant, ni à un après.
La position des quatre premiers lieux dans cet espace est franche : le lieu 1 (l’appréhension du sonore) se situe du côté du sonore et de l’événement ; le lieu 2 (la mise en récit musicologique) du côté du sonore et de la narration ; le lieu 3 (la mise en récit biographique) du côté du « mondain » et de la narration ; le lieu 4 (l’évaluation esthétique) du côté du « mondain » et de l’événement / avènement. Reste le lieu 5, celui que j’ai nommé le lieu de l’entretien. Il apparaît à la fois au centre du graphique, au milieu des quatre autres lieux, et à presque égale distance des modalités « œuvre aimée et œuvre imposée ». Seule sa plus grande proximité à la modalité « entretien », sur l’axe « entretien » / « écoute-parlée », le situe40. Il n’est cependant corrélé de manière significative à aucune de ces modalités. L’entretien (comme cadre général de l’expérience) apparaît ainsi comme la condition ou le lieu de tous les autres lieux. Je note d’ailleurs que la représentation complète des classes (de leur vocabulaire spécifique) donne, non pas cinq lieux disjoints comme dans la représentation simplifiée présentée ci-dessus, mais quatre lieux dont l’intersection forme le lieu de l’entretien. Ce lieu semble ainsi ne pas exister en-dehors des quatre premiers. Il faut cependant bien comprendre que cette centralité, dans la logique de l’analyse factorielle des correspondances, signale une mauvaise représentation sur le plan. Le lieu 5 se situe comme en aplomb du plan. Lieu particulier du discours, il est le lieu où le discours se désigne comme discours, où apparaissent les conditions de la parole et de l’échange. Une troisième dimension est nécessaire pour bien en rendre compte. Cette dimension (facteur 4 de l’AFC), dont une nouvelle représentation factorielle donnerait le sens, est probablement celle de l’échange ou de la communication.
Je peux dès lors tenter de donner un sens à la proximité plus grande des lieux 4 et 5 (manifeste à la lecture du dendrogramme et de la représentation factorielle). Le lieu de l’évaluation esthétique n’est qu’en partie visible ou représenté sur le plan (après le lieu 5, c’est le lieu dont le barycentre est le plus proche de l’origine des axes). Il s’étend également sur cet axe indiqué par le lieu 5 : celui de l’échange ou de la communication41.
Pour préciser cette représentation du discours, j’indique la façon dont se répartissent les mots-outils sur le plan factoriel. Seules les postures bien représentées sur le plan apparaissent42. Elles caractérisent les lieux 1, 2, 3 et 4. Le lieu 5 est au centre, je ne le fais pas apparaître. J’ai déjà rendu compte de la posture qui lui est associée.
Ces postures sont suffisamment précises pour caractériser chaque partie de l’espace. Elles représentent le jeu possible du locuteur à travers cet espace : sujet absent ou sujet masqué du côté du sonore (absence de pronoms personnels, pronoms « impersonnels »), sujet présent ou engagé du côté du « mondain » (pronoms personnels et pronoms possessifs) ; conteur du côté du récit (conjonctions de coordination et marqueurs temporels) ; censeur du côté de l’événement (marqueurs de modalités, adverbes de comparaison, signal de question) (ou simple acteur). Cette lecture conforte le sens des lieux donnés précédemment.
Qu’est-ce que cette représentation du discours fait apparaître ? Si mon travail est rigoureux et si l’outil est fiable, cette représentation fait apparaître ce qu’Alceste fait apparaître de ce que le discours des sujets fait lui-même apparaître. Je reprends ma représentation et la résume. La musique est montrée dans sa réalité plurielle. Chaque lieu la montre sous un angle différent. Dans le lieu 1, la musique est saisie comme événement sonore : elle est bien définie par ses caractéristiques acoustiques (de timbres, de hauteurs, de dynamique, etc.)43. Dans le lieu 2, elle est saisie comme œuvre. Ce sont cette fois ses caractéristiques formelles qui importent, les traits d’un équilibre singulier entre répétition et variation, unité et devenir. « Synthèse de l’hétérogène », elle a la dimension d’un récit44. Dans le lieu 3, elle est un objet situé dans un temps et dans un espace, l’objet d’une histoire singulière. Ses traits toujours mobiles sont ceux que lui donne chaque sujet. Dans le lieu 4, la musique est saisie comme valeur : elle apparaît dans un espace normé. Les traits qui comptent sont ceux qui définissent sa place dans un canon. Dans le lieu 5 enfin, la musique apparaît comme l’objet d’un échange, modelé par le cadre de l’échange (l’usage du sens commun, le principe de la communication, la nécessité de l’introspection, etc.).
Je rapporte pour finir cette réalité discursive (la musique telle que la montre le discours) à un en-dehors du discours, réalité de l’enquête, de ce qui est écouté, des acteurs interrogés et du cadre de leur parole (au moins partiellement prise en charge, dans l’analyse, par les mots étoilés). J’ai déjà indiqué que les modalités de la parole sont bien représentées dans l’espace : l’entretien et l’écoute-parlée se distribuent le long de l’axe 1. Cette contrainte organise l’espace du discours. L’une et l’autre modalités ne produisent pas les mêmes lieux. Les lieux 1 et 2 sont fortement corrélés à l’écoute-parlée. Les lieux 3 et 4 sont fortement liés à l’entretien. Ces lieux ne se redoublent pas. Je peux ainsi penser que le format double de l’échange fait apparaître de manière plus complète l’amateur et ce qu’il aime.
De la même façon, les deux modalités de ce qui est écouté ne sont pas associées aux mêmes lieux. L’œuvre imposée est clairement associée au lieu 1. Cela signifie à la fois qu’elle « produit » le lieu de l’événement sonore (plus de 70 % des énoncés de cette classe sont relatifs à l’œuvre imposée) et qu’elle se produit ou se donne à voir comme événement sonore (près de la moitié des énoncés relatifs à cette œuvre sont dans la classe 1). Ce rapport est intéressant : il me renvoie l’image que les sujets ont globalement de la musique que je leur propose d’écouter, The Shadows of time de Henri Dutilleux. La pièce imposée est (le plus souvent) perçue comme une succession d’événements sonores, difficile à saisir comme un tout cohérent (absence significative des énoncés relatifs à cette œuvre dans le lieu 2), que les sujets connaissent peu ou ne connaissent pas (absence significative dans le lieu 3), difficile également à identifier ou à évaluer (absence dans le lieu 4).
Je peux de la même manière rendre compte de l’image que les sujets me renvoient de ce qu’ils aiment, et ainsi de leur amour. C’est bien du reste le but de toute cette analyse. L’œuvre aimée est fortement associée au lieu 3, c’est-à-dire (encore une fois) qu’elle produit le lieu de l’histoire biographique (près de 95% des u.c.e de la classe sont relatifs à cette œuvre) et qu’elle se produit ou se donne à voir comme l’objet d’une histoire personnelle (30% des énoncés relatifs à cette œuvre sont dans la classe 3). C’est une première traduction de ce que signifie aimer pour les sujets interrogés : aimer, être amateur, c’est d’abord s’attacher de manière personnelle à un objet, c’est se constituer sujet, avec l’objet, au travers une histoire. Ce sens, le plus évident dans l’analyse, est le plus récurrent sur le terrain. Mais il n’est pas unique. L’œuvre aimée est également associée au lieu 2 : plus de 90% des énoncés de cette classe sont relatifs à l’œuvre que les sujets ont apportée ; plus de 20% des énoncés relatifs à cette œuvre sont dans la classe 2. L’œuvre aimée apparaît cette fois autrement, comme l’objet sonore que l’on connaît, que l’on maîtrise, que l’on saisit comme une unité cohérente, comme une œuvre précisément. Aimer renvoie à cette connaissance et à cette maîtrise d’un objet dont on déploie l’histoire. Ce second sens ne s’oppose pas au premier. Lorsque je dis aimer, je dis aimer quelque chose. L’amour (et le verbe aimer) ont par définition un objet. Déployer le sens du verbe « aimer », c’est déployer deux réalités emboîtées : celle de l’œuvre et celle de l’amour [de l’œuvre]. L’analyse me montre qu’aimer, c’est être singulièrement attaché (lieu 3) à quelque chose que l’on saisit comme œuvre (lieu 2). Ou encore elle me montre qu’aimer, c’est constituer l’objet (lieu 2) et se constituer avec l’objet (lieu 3).
Cette analyse me permet de rendre compte de l’amateur, de la manière dont il apparaît et dont il fait apparaître ce qu’il aime avec moi, sociologue. Les lieux du discours les plus fortement liés à l’œuvre que les sujets ont apportée font apparaître le sens de leur amour. Mais ces lieux laissent dans l’ombre d’autres sens possibles, moins réguliers et donc moins apparents. Les lieux des récits musicologique et biographique, s’ils regroupent plus de la moitié des énoncés relatifs à l’œuvre aimée (53 % environ), ne regroupent pas la totalité de ces énoncés, qui désignent à la fois ce qui est aimé et celui qui aime. Je dois par conséquent reprendre mes différents documents et les analyser encore, en usant d’autres outils, afin de rendre compte non plus des lieux possibles et récurrents du discours amoureux, mais des parcours avérés et chaque fois uniques des sujets au travers ce discours. La suite du travail est qualitative.
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Poizat Michel, L’Opéra ou le cri de l’ange. Essai sur la jouissance de l’amateur d’Opéra, Paris, Métailié, 1986.
Quignard Pascal, La Haine de la musique, Paris, Calmann-Lévy, 1996.
Reinert Max, « Mondes lexicaux et topoï dans l’approche Alceste », Mots chiffrés et déchiffrés. Mélanges offerts à Etienne Brunet, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 289-303.
Reinert Max, « Quelques interrogations à propos de “l’objet” d’une analyse de discours de type statistique et de la réponse “Alceste” », Langage et société, n° 90, 1999, p. 57-70.
Reinert Max, « La tresse du sens et la méthode “Alceste”. Application aux Rêveries du promeneur solitaire », 5èmes Journées Internationales d’Analyse Statistique des Données Textuelles. 2000.
Reinert Max, « Alceste, une méthode statistique et sémiotique d’analyse de discours. Application aux Rêveries du promeneur solitaire », La Revue française de Psychiatrie et de Psychologie médicale, V(49), 2001, p. 32-36.
Ricœur Paul, Temps et récit 1, 2 et 3, Paris, Seuil, 1983, 1984 et 1985.
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Schaeffer Pierre, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1977, 1ère éd. 1966.
Thévenot Laurent, « Le régime de familiarité. Des choses en personne », Genèses, n° 17, 1994, p. 72-101.
Wald Paul, « Classes d’énoncés, dimensions modales et catégories sociales dans Alceste », Utinam, n° 1/2, 1999, p. 303-324.
Notes
1 Pierre Bourdieu, Alain Darbel, Dominique Schnapper, L’Amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris, Ed. de Minuit, 1969.
2 J’ai rendu compte de mon dispositif (de son élaboration théorique et de sa mise à l’épreuve pratique) dans : « Saisir l'amateur ou saisir la situation d'enquête ? Un retour pragmatique sur quelques entretiens » (à paraître).
3 Je prends le terme « amateur » en son sens étymologique : celui qui aime.
4 Bruno Latour, L’Espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, Paris, La Découverte,2001.
5 Laurent Thévenot, « Le régime de familiarité. Des choses en personne », Genèses, n° 17, 1994, p. 72-101.
6 Ce deuxième document garde peu d’indices, notamment, de l’œuvre écoutée dans sa réalité sonore, ou acoustique (sur la distinction de dimensions de l’œuvre, cf. aussi infra).
7 Bruno Latour, L’Espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, Paris, La Découverte, 2001.
8 Jacques Jenny, « Pour engager un débat avec Max Reinert à propos des fondements théoriques et des présupposés des logiciels d’analyse textuelle », Langage et société, n° 90, 1999, p. 80.
9 Max Reinert, Cahier du logiciel.
10 Notamment : œuvre (plan doc. n°2) devient oeuvre (plan doc. n°3) ; les chiffres sont écrits en toutes lettres ; les mots composés sont écrits avec un tiret bas (je dois écrire, par exemple, wood_block ou woodblock) ; de la même manière, les mots que je souhaite voir traités comme une seule forme sont liés par des tirets bas (j’écris petit_à_petit, The_Shadows_of_Time, etc.).
11 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard. 1969, p. 141.
12 Schéma des actes de communication de Harold D. Lasswell.
13 Max Reinert, « Alceste, une méthode statistique et sémiotique d’analyse de discours. Application aux Rêveries du promeneur solitaire », La Revue française de Psychiatrie et de Psychologie médicale, V(49), 2001, p. 32-36.
14 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 126. Et encore, sur l’unité de l’œuvre ou de l’auteur : « Si on parle si volontiers et sans s’interroger davantage de l’« œuvre » d’un auteur, c’est […] qu’on admet qu’il doit y avoir un niveau (aussi profond qu’il est nécessaire de l’imaginer) auquel l’œuvre se révèle, en tous ses fragments, même les plus minuscules et les plus inessentiels, comme l’expression de la pensée, ou de l’expérience, ou de l’imagination, ou de l’inconscient de l’auteur, ou encore des déterminations historiques dans lesquelles il était pris. », Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 35-36.
15 Max Reinert, « Mondes lexicaux et topoï dans l’approche Alceste », Mots chiffrés et déchiffrés. Mélanges offerts à Etienne Brunet, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 292.
16 Max Reinert, ibid.
17 Michel Foucault, op. cit., p. 140-141.
18 Max Reinert, « Mondes lexicaux et topoï dans l’approche Alceste », op. cit., 1998, p. 292 (note de bas de page).
19 Ibid. p. 290.
20 Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 356-357.
21 Ce qui est une autre manière de justifier encore la primauté de l’énonciateur sur le locuteur, dans l’analyse Alceste.
22 Pour ne pas surcharger le corpus, je n’ai gardé qu’une formulation lorsque j’ai répété plusieurs fois et de plusieurs façons la question, j’ai supprimé les exemples donnés et j’ai à l’occasion simplifié des formulations alambiquées, en veillant à ce qu’aucun terme significatif (mots pleins, dans la logique Alceste) ne disparaissent. Mes interventions n’avaient ainsi pour la plupart pas même la taille d’une u.c.e. (unité de contexte élémentaire) : elles n’ont qu’exceptionnellement constitué une unité d’analyse à part entière (sans intervention du sujet). Par ailleurs, étant aléatoire, la découpe de mes interventions n’a jamais été identique d’un entretien à l’autre, ce qui contribue à gommer l’effet exactement itératif de mes interventions.
23 Max Reinert.
24 Reinert le dit d’ailleurs clairement : « [Alceste] est une aide rhétorique importante pour construire son propre discours. Mais il ne faut pas demander à ces outils plus qu’ils ne peuvent donner. Ce ne sont pas des instruments de validation, mais des aides à la construction d’hypothèses, ou même plus simplement des aides à la lecture, car on doit recomposer soi-même sa tresse du sens », Max Reinert, « La tresse du sens et la méthode “Alceste”. Application aux Rêveries du promeneur solitaire », 5èmes Journées Internationales d’Analyse Statistique des Données Textuelles, 2000.
25 Max Reinert, « Alceste, une méthode statistique et sémiotique d’analyse de discours. Application aux Rêveries du promeneur solitaire », La Revue française de Psychiatrie et de Psychologie médicale, V(49), 2001, p. 32-36.
26 Ricœur Paul, Temps et récit 1, 2 et 3, Paris, Seuil, 1983, p. 107.
27 Définition des mots pleins et mots-outils. Seuil de significativité arrêté pour chacun.
28 Le pourcentage des u.c.e identiquement classées au terme des deux classifications descendantes hiérarchiques faites par Alceste est un bon indicateur de la qualité de l’analyse obtenue (77,13% pour ce corpus). Ce sont ces u.c.e uniquement que considère désormais l’analyse.
29 Pour plus de lisibilité, je présente chaque fois ces termes non dans leur forme réduite (« percevoir », « répét+er », « violoncell+ », « perpétu+el » ), mais dans une forme pleine : l’infinitif présent lorsqu’il s’agit d’un verbe, la forme pleine la plus fréquente dans le corpus pour tous les autres mots pleins.
30 Khi² d’association supérieure ou égale à 10,8.
31 En redonnant les mots précédemment analysés (Khi² ≥ 20).
32 Les mots en italique dans les u.c.e présentées sont les mots pleins spécifiques de la classe d’appartenance des u.c.e. Il faut par ailleurs noter que la découpe des u.c.e étant partiellement aléatoire, ces unités ne correspondent jamais exactement à des unités grammaticales (de phrases notamment), quoique le logiciel prenne en compte, pour cette découpe, les signes de ponctuation du corpus.
33 Je renvoie aux analyses suivantes de Benveniste, dans ses Problèmes de linguistique générale : « La nature des pronoms », et « L’antonyme et le pronom en français moderne », Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1 et 2, Paris, Gallimard, 1966, p. 251-257 et 1974, p. 197-214.
34 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
35 Je ne retiens parmi les mots étoilés que les modalités relatives à l’objet et aux règles de la parole. La troisième variable introduite (« sujet », 29 modalités) me sert essentiellement d’index pour naviguer dans le corpus. J’ai déjà signalé que, dans la perspective privilégiée ici, le locuteur n’est pas une unité pertinente.
36 Principe de la Classification Descendante Hiérarchique.
37 « J’ai voulu utiliser les immenses ressources qu’offre la grande formation d’orchestre en traitant souvent les familles de bois, de cuivres et de cordes en masses homogènes, mais aussi en les faisant alterner avec des groupes de solistes dans un esprit de musique de chambre. », Henri Dutilleux, livret de l’enregistrement CD Erato, 3984-22830-2, 1998.
38 Je justifie précisément ce point dans l’article précédemment cité.
39 Pour cette représentation dans un plan, je garde les deux premiers facteurs de l’AFC : ils résument 61,8% de l’information (analysée) du corpus.
40 Ce léger décalage est assez naturel car si le cadre de l’expérience est manifeste tout au long de l’échange, il l’est bien davantage au moment de l’entretien.
41 Le quatrième facteur dégagé par l’AFC est celui qui rend le mieux compte de la classe 5. La deuxième classe la mieux représentée sur cet axe est la classe 4. En-dehors des axes 1 et 2, c’est aussi celui qui rend le mieux compte de la classe 4.
42 Je ne retiens que les mots-outils dont la contribution à l’un des deux axes est supérieure ou égale à 0,003, à l’exclusion des marqueurs d’une relation spatiale (derrière, chez, par et en) et de quelques indéfinis (celle, cette, ces, quelle, qui, etc.).
43 Les catégories de Pierre Schaeffer (de masse, de dynamique, de timbre, de profil mélodique, de profil de masse, de grain et d’allure) peuvent servir à décrire cet « objet sonore » : Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1977.
44 « Synthèse de l’hétérogène » pour Aristote, « concordance discordante » pour Paul Ricœur, le récit compose l’ensemble des agents, des buts, des moyens, des interactions, des circonstances, des résultats inattendus, etc. : Paul Ricœur, Temps et récit 1, Paris, Seuil, 1983, p. 127.