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L'interprétation

Stéphane Detournay

Les Baroqueux et la question de l’interprétation musicale

Résumé

L’hégémonie du mouvement baroqueux invite à s’interroger sur les fondements de son projet en matière d’interprétation. Est-ce là le seul produit d’un intérêt pour la chose archéologique ou, plus profondément, la volonté de créer une nouvelle herméneutique dont la capacité à restituer l’œuvre dans son authenticité originelle constitue la pierre d’angle ? Dans cette aspiration, l’irruption du positivisme alliée à celle du néo-puritanisme aura une répercussion majeure. Renaissance pour certains, agonie pour d’autres, cette esthétique aujourd’hui dominante, qui n’est pas sans entretenir une relation équivoque avec l’avant-garde, tente d’apporter une réponse aux inquiétudes souvent tragiques de l’homme contemporain.

Texte intégral

L’actuelle crise de l’interprétation musicale trouve un terrain d’investigation fertile dans le mouvement baroqueux. En soi, l’expression « baroqueux » n’est pas exempte d’ambiguïté. Critique ou éloge, la question est en effet posée. Imaginée à l’origine par les détracteurs de ce courant, elle sut être par la suite habilement récupérée par ses artisans. Il est vrai que le néologisme se prête aux interprétations. Voudrions-nous une occurrence qu’il suffirait d’évoquer le cas du fauvisme né, l’on s’en souvient, de l’exclamation proférée par Louis Vauxelles au Salon d’automne de 1905. Péjora­tive dans l’esprit du critique d’art français, cette locution n’en constituait pas moins une métonymie étonnante d’acuité qui sut définir ce que l’on s’accorde à qualifier de première révolution picturale du xxe siècle. Ainsi va la querelle esthétique. L’on devine qu’une telle ambivalence sémantique ne peut-être gratuite. Elle étaye l’hypothèse de l’irruption d’un phénomène qui, dans le cas qui nous occupe ici, s’affirme moins par la redécouverte d’un répertoire qualifié de baroque – ou d’une manière plus générale d’ancien (encore que l’immense travail de pieuse exhumation fasse partie intégrante de la nouvelle donne) –, que par l’induction d’une nouvelle modalité d’interprétation. Car le procès de l’interprétation figure bien au cœur de la dialectique baroqueuse. En clair, il s’agit de la remise en question de pratiques musicales généralement héritées du romantisme, jusqu’alors adaptées ne variatur à l’intégralité du répertoire, pour leur substituer une approche soucieuse, à travers le respect scrupuleux des principes historiques d’exécution, de fidélité à la pensée de l’auteur. « Nouvelle pratique musicale » : pour s’appliquer à ce que la musicologie anglo-saxonne qualifie de musical practice, cette définition s’élargit à l’épineuse question de l’instrumentarium. Autant d’éléments qui, réunis, déclencheront un conflit majeur. S’opposeront les baroqueux à ceux qui se considèrent de la tradition (en fait issue du romantisme), abusivement invoquée comme héritière du classicisme. Ces derniers, échaudés par le radicalisme d’une démarche à caractère révolutionnaire (il existe une avant-garde baroqueuse) s’arquebouteront sur leurs positions. Serons-nous vraiment étonnés que cette âpre lutte se double, au seuil des années soixante-dix, d’une non moins intense querelle de pouvoir ? Il est vrai que le thème du conflit entre Anciens et Modernes est inépuisable. L’on relèvera cependant l’ironie du renversement des pôles : les  Anciens proposant une interprétation « modernisée », les Modernes proposant, quant à eux, une lecture « ancienne » du passé. Au vrai, cette approche est-elle vraiment l’apanage des baroqueux ? Ne figure-t-elle pas déjà au centre des préoccupations des partisans du retour aux sources ? Et pourquoi deux intitulés ?

La question n’est pas vaine, car, en tant que courant dont l’origine remonte au xixe siècle, le retour aux sources est largement antérieur à l’émergence du phénomène baroqueux (et ne se limite pas à la seule sphère musicale). Il se conjugue avec l’apparition du concept d’Histoire au sens moderne du terme, la naissance de la muséologie, l’essor de l’histoire de l’art et de la musicologie – ceci étant, rappelons-le, la conséquence de l’affirmation de l’esthétique comme branche autonome de la philosophie au XVIIIe siècle. Mais, s’ils sont férus de conservation et de mise en valeur du patrimoine, les adeptes du retour aux sources (du moins, ceux du XIXe et du début du XXe siècles) ne sont pas encore obsédés par l’idée d’authenticité ou, du moins, cette notion n’est-elle pas aussi rigoureuse qu’elle l’est aujourd'hui. Il y a encore place pour l’onirique. Pour inspirer le respect, le passé n’échappe pas à l’idée (romantique) que l’on se fait de lui, laquelle ne répond pas obligatoirement à des critères scientifiques. Ainsi Viollet-le-Duc n’hésite-t-il pas à repenser Notre-Dame de Paris, ajoutant çà et là gargouilles et chimères qui font partie de la panoplie de l’imaginaire « dix-neuviémiste ». Sur le plan musical, il s’agira surtout de célébrer les grands musiciens, de s’inspirer de leur exemple – la codification des formes classiques en fournit une occurence. Tout cela sous le regard bienveillant des « ancêtres », véritables figures tutélaires dont les bustes ornent classes de conservatoires et salles de concerts. Dans un tel contexte, la dérive académique paraît inévitable. Nonobstant ce type de dérapage, l’idée de retour aux sources poursuivra son chemin, avec des succès divers, même hors des instances officielles. Distance sera alors prise avec l’académisme pour lui préférer la recherche objective que résume la formule consa­crée : « partir du texte ». Longtemps minoritaire, cette attitude ne s’affirmera pleinement qu’après la seconde guerre mondiale : vers les années soixante-dix, elle donnera naissance au courant baro­queux. Si bien que l’on peut soutenir que celui-ci représente une mutation radicale du retour aux sources. De fait, si les baroqueux clament aujourd’hui encore leur appartenance au retour aux sources, c’est moins en tant que courant historique dont ils sont issus qu’en tant que principe fondateur de leur doctrine. Il faut dire que l’essor du projet baroqueux va de pair avec la médiatisa­tion de ce mouvement. Des catacombes, le « baroquisme » est désormais porté au pinacle ; de marginal, son discours s’inscrit dans le consensus. Consécration ultime : les portes des conservatoi­res, jusqu’alors hermétiquement closes, s’ouvrent. Ainsi se multiplient les classes de musique ancienne. Peut-on y déceler le stigmate de la mode, appréhendée non seulement comme luxe esthétique et périphérique de la vie collective, mais en tant que procès général à l’œuvre dans le tout social1 ? Il est vrai que l’essor du baroque (au plan musical) correspond à celui du microsillon et du compact disque. À ce titre, il résulte d’une politique commerciale très tendance. De même, les baroqueux sauront habilement profiter (comme l’avant-garde) des refontes pédagogiques consécuti­ves aux événements de mai 68 pour intégrer les sphères de l’enseignement. Mais l’expansion apparemment irrésistible de ce courant présume-t-elle de l’adéquation de son projet avec la problé­matique de l’esthétique contemporaine ? En quoi au juste l’interprétation de la musique ancienne, selon le modèle proposé par lesbaroqueux,entretiendrait-elle un lien avec la modernité, plus particulièrement l’avant-garde ? Ce goût exclusif pour la chose historique ne ferait-il pas partie, comme le soutien Célestin Deliège « d’une certaine attitude conservatrice propre à notre époque, peut être même la plus conservatrice, qui assumerait l’histoire et essayerait de la trouver dans sa littéralité plutôt que dans ses tendances les plus profondes ? »2 (ce qui, cela dit, n’empêchera pas les baroqueux de s’autoproclamer partie intégrante de la modernité). Au juste, est-ce vraiment de la seule mise en évidence du répertoire baroque qu’il est question ? Ou, par-delà le paravent sémanti­que pudiquement déployé, ne s’agirait-il pas plutôt de l’acte fondateur d’une nouvelle herméneuti­que qui vise à reconsidérer l’interprétation dans son ensemble ? Un indice renforce cette hypothèse, en l’espèce le sous-titre d’un des ouvrages culte de cette nouvelle religion (Le discours musical de Nikolaus Harnoncourt3) : Pour une nouvelle conception de la musique. Ni plus, ni moins. Ainsi transparaît le véritable dessein du « baroquisme » dont l’avènement de la postmodernité consacrera définitivement la prétention universaliste. Car on se doute que cette « nouvelle conception de la musique » implique ipso facto une « nouvelle interprétation », dont il est nécessaire de retracer le fondement pour en comprendre les aspirations.

Le schisme

De même que selon Marx un spectre hantait l’Europe – celui de la révolution –, il ne paraît pas exagéré d’ajouter qu’un autre hante tout autant l’Occident du XXe siècle – celui de la rupture. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, celle-ci deviendra l’étendard de l’intelligentsia qui entend se désolidariser d’une société incapable d’avoir su conjurer l’Holocauste. Comme l’écrit Helga de La Motte, il ne s’agit plus cette fois de rénovation (attitude qui prévalait en 1918 puisque, en dépit d’un effondrement spirituel, les jugements de valeur ne s’étaient en rien modifiés), mais bien de reconstruction : cette attitude impliquant des éléments de restauration tout en s’appuyant sur de nouvelles références4. Ce programme sera partagé par l’avant-garde et les baroqueux. Ne généralisons toutefois pas trop vite car les registres, bien que relevant tous deux du genre musical, n’en sont pas moins distincts, c’est-à-dire : composition pour l’avant-garde, interprétation pour les baroqueux. Différence de nature donc, en ce qu’elle relève de la page à écrire pour les uns, de l’exégèse pour les autres. Ce qui nuancera les réponses : alors que l’avant-garde prend ses distances avec l’Histoire en élaborant un nouveau code référentiel, les baroqueux cherchent au contraire dans l’Histoire les prolégomènes d’un nouveau départ aux allures de véritable Renaissance. Est-ce à dire que les baroqueux entretiendraient un lien de parenté avec les néo-classiques ? Encore faudrait-il préciser de quelle veine du néo-classicisme il s’agit. Au plan de la composition, l’on se remémorera en effet le souverain mépris nourri par les avant-gardistes envers les tenants d’un « néo-classicisme de seconde génération » (celui des années cinquante) qui, en majorité, entendaient prolonger l’orientation du Groupe des Six, l’ironie en moins, le dogmatisme en plus. Quant au domaine de l’interprétation, les répercussions du néo-classicisme ne sont pas à minimiser. D’abord, assoiffé de référence à l’Histoire, le courant néo-classique favorisera en toute logique l’édition des précurseurs, amorce d’une préoccupation en la matière qui acquerra ses lettres de noblesse avec les éditions scientifiques. Ensuite, l’on ne saurait mésestimer son influence sur le plan de la facture instrumentale : la résurrection du clavecin, dès la fin du XIXe siècle, le démontre.

Il n’empêche qu’en dépit d’un rejet qui, à bien des égards, est comparable à celui d’un parent dont on aurait secrètement honte, l’empreinte du néo-classicisme sur la sphère baroqueuse paraît indiscutable. Cette marque (indélébile ?) sera considérée par les baroqueux modérés comme étape nécessaire dont il est urgent de se dégager en raison de la bâtardise congénitale dont elle serait porteuse, ceci tant au niveau descompromis qu’elle génèrerait en matière de facture instrumentale que dans le domaine de l’interprétation (les traces d’un romantisme tardif étant parfois bien présentes). Car pour les néo-classiques, la référence à l’Histoire ne peut en aucun cas susciter l’impasse sur le présent. En cela, ils participent volens nolens au dogme du progrès perpétuel en musique que résume l’idée de  supériorité du Nouveau sur l’Ancien. Au plan de l’exécution musicale, ce concept se traduira par l’adaptation constante de l’œuvre aux contingences de la modernité. Il en résultera qu’un instrument moderne servira indistinctement à l’interprétation d’œuvres d’époques et de styles différents. Dans cet esprit, les techniques interprétatives (très spécifiques selon l’époque et le lieu) seront moulées dans le cadre d’une « tradition uniformisante » qui, en dépit de quelques références historiques éparses, s’affirmera comme moderne (c’est-à-dire issue du romantisme). Pour les néo-classiques, de telles intégrations ne sont pas occultées : elles sont revendiquées comme nécessaires. C’est cette absorption du temps et du lieu, cette réactualisa­tion constante du geste interprétatif qui, pour les baroqueux, pose problème. Et la prétendue bâtardise sera le fruit de cette « cohabitation » décidément honnie (ce point de vue sera à l’origine de l’attitude de plus en plus fondamentaliste que les baroqueux adopteront tout particuliè­rement en matière de restauration d’instruments ou de copies d’anciens).

Ainsi s’affirme ce qui unit avant-gardistes et baroqueux en dépit du fait que leurs références soient différentes : refus du compromis, choix d’une expression neuve fondée sur une nécessaire rupture même si, pour les baroqueux, la rupture avec le romantisme constitue une étape vers la re-conquista (ce qui n’est, en aucun cas, le projet de l’avant-garde). Lorsqu’il écrit que « les ruines de la guerre ont déterminé deux attitudes radicalement antinomiques en matière de création : “table rase” ou “restitution des valeurs”5 », François Porcile ne dit rien d’autre. Ce distinguo qui, dans son esprit, s’adresse surtout aux compositeurs, s’étendrait-il au domaine de l’interprétation ? En cette discipline également, y aurait-il fracture au lendemain de la guerre ? Sans réserves, l’attitude des baroqueux milite en cette faveur, avec pour paradoxe d’instrumentaliser la « table rase » pour accéder à la « restitution des valeurs ». À travers cette problématique transparaissent la place et le rôle assignés à la mémoire que, plus tard, la postmodernité se fera un devoir de célébrer. Mais, sans anticiper, nous devinons que certaines positions respectives de l’avant-garde (en matière de composition) et des baroqueux(dans le domaine de l’interprétation) ne peuvent que s’avérer conflictuelles. En témoignent les propos de Boulez et d’Harnoncourt. Boulez écrit :

« Je crois qu’une civilisation qui tend à conserver est une civilisation qui dépérit parce qu’elle a peur d’aller de l’avant et attribue plus d’importance à sa mémoire qu’à son futur. Les civilisations fortes et en pleine expansion sont sans mémoire, c’est-à-dire qu’elles rejettent, qu’elles oublient. Elles se sentent assez fortes pour détruire car elles savent qu’elles peuvent remplacer. Notre civilisation musicale montre, de ce point de vue, des signes de dépérissement très nets, parce que, à tous les stades, la récupération, même si on l’enveloppe de considérations très générales et très généreuses, montre l’excès de mémoire. »6

En revanche, de l’avis d’Harnoncourt, c’est le désintérêt pour la musique contemporaine, largement incomprise du public, qui suscite l’engouement pour la musique dite « historique » : « La musique d’aujourd’hui ne satisfait ni les musiciens ni le public, dont la plus grande part s’en détourne carrément : et pour combler le vide qui s’est ainsi créé, on revient à la musique historique. »7

En dépit d’une déduction rapide (l’attrait manifesté envers la musique « classique » n’est-il pas constant depuis le XIXe siècle ?), ce constat met en évidence le divorce entre une frange impor­tante du public (et de nombreux musiciens) avec l’avant-garde. Ainsi apparaît le clivage entre art historique, appréhendé comme véritable refuge en une période particulièrement troublée, lequel s’appuie sur une référence a priori connue (en dépit d’une nouvelle approche initiée par les baroqueux), et art contemporain, qui entend instaurer un nouvel ordre du discours, jugé hermétique voire incompréhensible par la multitude. Dans cette opposition, la crise du langage musical, même si les cognitivistes et les linguistes nous rappellent la caducité de ce terme, est donc centrale. De fait, pour les baroqueux qui se réfèrent aux XVIIe et XVIIIe siècles, la musique se présente comme un discours, une véritable langue « que le musicien et l’auditeur d’aujourd’hui se doivent de rapprendre s’ils veulent comprendre ce [qu’elle] nous “dit” […]8. » Ce qui suppose la capacité de « rapprendre » et, par extension, de s’interroger sur la modalité et la validité de ce « réapprentis­sage ». Pour les avant-gardistes, il s’agit au contraire de concevoir un nouveau code référentiel non subordonné à l’idée de mémoire : « Notre premier effort a été – écrit Boulez (à propos de ses Structures) – de rechercher une expression grammaticale qui fixât le langage […] à long terme9. » Au lendemain de la seconde guerre, cette préoccupation, loin de se circonscrire au genre musical, interpelle tant les nouveaux dramaturges qui déconstruisent la phrase classique pour organiser de nouvelles relations entre les mots, que les peintres non figuratifs pour lesquels sujet et objet, désormais confondus, deviennent l’œuvre même. Pour créatives qu’elles soient, ces distorsions fournissent autant de déclinaisons sur le thème d’un langage artistique à recouvrer pour les uns, à construire pour les autres, mais qui obéit à la loi de la nécessité. Ce que rappelle Guy Debord :

« Le fait que le langage de la communication s’est perdu, voilà ce qu’exprime positivement le mouvement de décomposition moderne de tout art, son anéantissement formel. Ce que ce mouvement exprime négativement, c’est le fait qu’un langage commun doit être retrouvé […] dans la praxis, qui rassemble en elle l’activité directe et son langage. Il s’agit de posséder effectivement la communauté de dialogue et le jeu avec le temps qui ont été représentés par l’œuvre poético-artistique. »10

À la lueur de ces considérations, les baroqueux apporteraient leur solution à l’actuelle problématique du langage musical par la pose d’un acte qui s’apparente, nous le verrons plus loin, à une forme de résurrection. Position qui, nous n’en serons pas étonnés, suscitera l’opprobre du directeur de l’IRCAM pour qui une telle préservation de l’Histoire, ou plutôt « récupération du passé dans le présent est la plus mauvaise chose à faire11. » Comme si l’impasse ne paraissait pas déjà totale sur cette question s’ajoute, entre baroqueux et avant-gardistes, un autre sujet de désaccord fondamental : celui du statut de l’art comme objet sensible. Pour les baroqueux, la question de la transmission de l’émotion est centrale, comme le rappelle la théorie des affects auxquels ils font si souvent référence. Bien que formulée différemment (puisque il est toujours question de la musique comme vecteur d’émotions), cette position sera partagée tant par les néo-classiques que par les compositeurs du XXe siècle non-avangardistes. Marcel Dupré la formulera dans un texte inédit : « [le public] n’est pas, par définition ennemi de la nouveauté, mais demande à ce qui est neuf de l’intéresser et de le toucher12. » Position aux antipodes de l’avant-garde qui recherche une nouvelle organisation du matériau établi sur la dissolution de la forme musicale classique et sur l’analyse du son. Ainsi sera consacrée l’irruption de la rationalité (voire de l’hyper rationalité) dans la sphère de l’art, avec, pour conséquence, le rejet de l’émotion en tant que facteur psychologique.

La séduction du classicisme

L’opposition entre avant-gardistes et baroqueux en matière de langage musical et d’art considéré comme objet sensible n’empêchera cependant pas deux conjonctions « croisées ». L’avant-garde ne peut en effet dissimuler son goût du classicisme, tel qu’il a été revendiqué par les adeptes du sérialisme intégral. Ainsi, pour Ulrich Didelius, la séduction opérée par Webern sur la jeune génération des compositeurs des années cinquante (et tout spécialement Boulez) s’explique par le classicisme – manifeste par la discipline et la restriction personnelles, la condensation des formes (gage d’une formulation définitive qui veut survivre) –, l’intransigeance et l’attitude polémique dans la poursuite du projet esthétique13. Les baroqueux, quant à eux, en dépit de leur approche sensible, consacreront au plan de la méthode l’irruption du positivisme et de l’objectivité dans la sphère de l’art – deux notions chères aux avant-gardistes. Ainsi, à partir du même constat tragique d’Adorno pour qui « […] la Chambre musicale du Reich a laissé un monceau de décombres : le style […] après la seconde guerre mondiale, c’est l’éclectisme du brisé14 », baroqueux et avant-gardistes proposeront des itinéraires opposés qui n’excluent pas toutefois des convergences, tant dans la mise en œuvre de leurs objets respectifs que dans l’esprit qui les guide. Parmi celles-ci figure en bonne place la nécessaire rupture avec l’antériorité – ce qui ne constitue pas le moindre des paradoxes pour les baroqueux. Il est vrai que pour ceux-ci, il s’agit de l’antériorité immédiate, c’est-à-dire le romantisme accablé de tous les maux, principalement à cause de l’exacerbation des sentiments et la perte du lien avec l’ère classique. En somme, l’avant-garde revendique l’idée de rupture pour justifier l’élaboration d’un nouveau langage alors que les baroqueux s’en servent pour renouer avec l’antériorité (du moins les XVIIe et XVIIIe siècles), « effaçant » symboliquement les effets d’un romantisme corrupteur de tradition. Mais dans les deux cas, la rupture est brandie, telle l’arme du jugement, de la condamnation sans appel.

L’idéologie « baroquiste » se fonderait-elle sur la nostalgie et, plus encore, sur le refus de la réalité – à savoir la coupure irrémédiable avec un temps et une société révolus ? S’il paraît téméraire de répondre catégoriquement, cette interrogation a le mérite de détailler les contours d’une psyché ébranlée par la brisure du lien avec une généalogie rassurante, la soif de légitimation d’une démarche esthétique contemporaine qui en appelle à l’Histoire : autant de facteurs témoins d’une profonde angoisse existentielle. S’étonnera-t-on que la réponse prenne les traits de la recherche du père – pour emprunter a contrario le titre d’un célèbre ouvrage de Gérard Mendel qui marquera les années soixante15 ? Avec cette aspiration transparaît la fracture idéologique entre baroqueux et avant-gardistes. Pour les premiers, l’âge d’or est déjà advenu : leur démarche consiste à en recouvrer l’Esprit. Pour les seconds, l’accomplissement se situe dans le futur. Classique fracture idéologique qui doit cependant être nuancée. Car, au cours des années cinquante, baroqueux et avant-gardistes partagent la difficile condition d’opposants à l’Institution et, comme tels clament leur appartenance aux forces progressistes. Pour un temps du moins, avant d’intégrer l’appareil du Pouvoir, de conquérir l’Institution tant décriée. Mais cette fracture idéologique, propre à la nature des desseins de l’avant-garde et des baroqueux, et plus particulièrement inhérente à leur position face à l’Histoire, ne doit pas masquer une convergence troublante au plan herméneutique : cette fameuse quête de « vérité », tant recherchée par les Modernes, et qui, pour les baroqueux, prendra les traits de l’« authenticité ».

La seule voie juste

Au cœur de la dialectique baroqueuse palpite le concept d’« authenticité ». La corrélation entretenue par ce terme et celui de « vérité » ne laissera pas, on s’en doute, l’interprétation indemne. Car y a-t-il vraiment place pour plusieurs vérités dans l’interprétation d’une musique « historique » ? Cette quête n’est d’ailleurs pas récente. N’a-t-on pas déjà assisté dès le XIXe siècle à l’émergence de traditions « authentiques », pieusement transmises de maîtres à disciples ? Voudrions-nous une occurrence que l’école française d’orgue (entre la fin du XIXe et la première moitié du XXe siècle) s’imposerait, elle qui s’enorgueillissait jusqu’à une date récente encore d’entretenir un lien direct avec Bach lui-même16. De ce lien découlaient certains principes interpréta­tifs érigés en lois longtemps considérées comme irréfutables. Et pourtant, c’est à ces lois que s’attaqueront les baroqueux qui se méfient des traditions rapportées, pour leur substituer une approche objective (une nouvelle forme de tradition ?), noyau central de leur pensée. Ce concept postule que l’œuvre musicale est le reflet de son temps, un temps historiquement déterminé, qui marque l’œuvre non seulement dans sa conception mais encore dans son exécution. Connaître les lois d’interprétation « de l’époque » deviendra donc la tâche essentielle de l’interprète. L’étude scientifique des textes (partitions et traités anciens), alliée à celle de la facture instrumentale, suscitera une interprétation « techniquement » authentique, dont on ne doute pas un instant que, partant du geste, elle inaugure une nouvelle herméneutique, « authentique » elle aussi parce que supposée conforme aux usages consacrés. L’authenticité est à ce prix, même au risque de confondre interprétation et restitution, voire, comme le soutient Jean-Paul Penin dans son ouvrage pamphlé­taire, démonstration17. Ce qui ne sera pas sans conséquences sur l’acte interprétatif, comme le précise Harnoncourt lorsqu’il écrit : « Le savoir doit maintenant précéder la pure sensibilité et l’intuition18. » La Raison est première. Quant à la voie de l’authenticité, elle passe par celle du Savoir. Tout (ou presque) peut être démontré, expliqué, justifié : l’on jugera d’un pédagogue non seulement à ses qualités musicales, mais davantage encore à sa science. Ainsi deux attitudes interprétatives prévalent-elles, en matière de ce que Harnoncourt qualifie de musique historique. La première, apanage du romantisme et du postromantique, s’inscrit dans le cadre d’un processus évolutif qui intègre, dans une certaine mesure, l’apport d’autres courants esthétiques postérieurs à la chronologie de l’œuvre abordée (tant au plan de l’édition musicale, du décryptage textuel, que des caractéristiques stylistiques et instrumentales) ; en un mot, l’interprétation est perpétuellement « modernisée ». La seconde approche, caractéristique des baroqueux, prétend être fidèle à l’œuvre dans sa littéralité – Harnoncourt substitue d’ailleurs le terme « restitution » à celui « d’interprétation » :

« […] On exige de plus en plus des restitutions de musique historique qu’elles soient “authenti­ques”, et certains interprètes – non des moindres – prétendent en avoir fait leur idéal. On s’efforce de rendre justice à la musique ancienne en tant que telle et de la restituer conformément à l’esprit de l’époque de sa création. »19

Le procès du romantisme et du postromantisme ne saurait être plus explicite et, à travers lui, celui d’une vision évolutive de l’interprétation :

« La volonté du compositeur est pour nous l’autorité suprême ; nous voyons la musique ancienne en tant que telle, dans sa propre époque, et nous devons nous efforcer de la restituer authentiquement, non pas pour des raisons d’historicité, mais parce que cela nous paraît aujourd’hui la seule voie juste. […] »20

À travers ces lignes transparaît l’argumentaire déjà proposé par les philosophes allemands au début du XXe siècle, en l’occurrence l’opposition entre Ich-Musik (« Musique-moi »), pour qui l’interprète est premier et libre d’exercer son libre-arbitre, et Es-Musik (« Musique-ça »), où l’interprète s’efface devant le contenu esthétique, requérant de sa part humilité et obéissance. D’évidence, Harnoncourt s’inscrit dans la seconde proposition et, pour revenir à son propos, il serait bon de s’interroger sur la capacité du musicien (voire la nécessité), d’une part, à percevoir la volonté du compositeur, et d’autre part, à la restituer. Ensuite de s’interroger sur le sens et la modalité de cette restitution, sur leurs liens éventuels avec l’interprétation. Puis s’enquérir du bien-fondé de l ’« authenticité » d’une semblable démarche et de sa connexion avec le concept de « vérité ». Enfin se questionner sur la nature de cette « seule voie juste » dont Harnoncourt fait l’apologie.

Questions complexes on le voit qui, pour trahir une crise du sens (peut-être sans précédent), suscitent aussi d’étranges réponses. Ainsi lorsque Harnoncourt soutient qu’il faut « ne pas la [l’œuvre] rapporter au présent mais se replacer soi-même dans le passé21 ». Faut-il souligner la subjec­tivité d’une telle position, au demeurant très répandue chez les baroqueux ? Il n’empêche que l’authenticité demeure l’enjeu principal d’un baroquisme ayant adopté, une fois pour toutes, la devise de Leopold von Ranke : « Wie es eigentlich gewesen » (« Tel que cela fut vraiment »).

« Tel que cela fut vraiment » peut également constituer la devise de la restauration d’instruments prônée par les baroqueux. Comment, en effet, accéder à une interprétation authentique sur un instrument « bâtard » ? Dans le domaine de la restauration, il s’agira donc de déterminer l’état originaire de celui-ci (lequel ne pouvait qu’être forcément abouti, sinon parfait), quitte à supprimer les modifications ultérieures dont il a pu faire l’objet. L’archéologie aidera le « spécialiste » à déterminer la nature des gestes qui, croit-on, permettront, de recouvrer son essence initiale. Mais la nature de l’homme moderne ne peut se contenter de ressusciter l’Ancien. Encore faut-il faire œuvre de création. Dans le domaine de l’instrumentarium, l’on devine que la probléma­tique gravitera autour de la notion de copie. Jusqu’à un certain point, celle-ci apportera une garantie aux interprètes en mal d’authenticité. Le modèle historique sera étudié sous toutes les coutures, les paramètres de construction soigneusement répertoriés et fidèlement reproduits. Établir une généalo­gie artificielle deviendra la Règle (la « traçabilité », en ce domaine comme dans d’autres, est aujourd’hui une vertu cardinale). Ce qui ne solutionne pas l’épineux problème de l’authenticité : la copie n’est-elle pas considérée inférieure à l’original ? Oui et non car, pour les baroqueux, construits d’après les valeurs sûres liées à la tradition, les instruments neufs copiés sur des modèles historiques sont censés échapper, non par leur réalité matérielle mais par la manière dont on les appréhende, à la condition clonique (la référence à Warhol, se plaisant à détruire l’original d’une sérigraphie pour ne considérer que les copies – élevées depuis lors par les spéculateurs au rang de nouveaux originaux – est tentante).

On le voit, les arguments objectifs cèdent le pas à une autre modalité de pensée (même si celle-ci est réfutée) : l’intention prend le pas sur le perceptible, inaugurant ainsi un nouveau type de transfiguration qui, sans doute, n’étonnerait pas Danto22. L’intentionnalité – c’est-à-dire le regard psychique qui constitue l’objet – crée parfois des miracles, elle n’empêche pas l’indigence de l’argumentaire de type positiviste auquel les baroqueux demeurent tellement attachés. Il est vrai que le postmodernisme se complaît à ressusciter le folklore, à « revisiter » les traditions, à les amalgamer – le purisme apparaissant alors comme une digression de cette tendance générale, une sorte d’exception confirmant la règle. Mais la postmodernité annonce aussi la pulvérisation de la subordination individuelle aux règles traditionnelles collectives, pour incarner massivement une valeur cardinale : celle du respect de la singularité subjective. Comment alors élaborer une interprétation tiraillée entre les préoccupations de restitution objective et la survenue de l’irrationnel, du sensible, de l’imprévu ? En résumé, quelle est la part de l’objectivité et de la subjectivité dans l’interprétation ? Et cette part d’objectivité, est-elle quantifiable – voire maîtrisa­ble – par le musicien ? (Est-ce d’ailleurs souhaitable ?) Est-elle enfin gage de vérité du geste interprétatif ? Telles sont les questions qu’apportent les baroqueux au débat esthétique contempo­rain.

Plus profondément, à travers le concept d’interprétation « authentique », transparaît la question de la vérité de l’œuvre d’art par le biais de l’apparence. Développé par Benjamin dans l’Etude sur Baudelaire 23 et l’essai sur l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique24, ce thème suppose l’existence de l’aura, véritable « plus » qui dépasse la cohérence de l’œuvre et la propose comme apparition, cette apparition étant, pour les baroqueux, chargée d’une signification bien précise : la transmission de l’imaginaire d’une époque, miraculeusement accessible, pour ainsi dire translaté. Dans ce processus, la science fournit le cadre rationnel, le garde-fou gage d’appréciation objective de la note imprimée. Reste l’irruption – ou plutôt la transmission – du sentiment. Ici l’approche qui entend connecter la vision de l’interprète avec ce que le compositeur a (soi-disant) voulu, avoue sa faiblesse : le risque de réagir à l’excès, d’extraire du moment davantage qu’il ne contient ou que la structure ne peut supporter. Ainsi, écrit Hogwood « le “goût” disparaît, le “dramatique” fait son entrée, les attentes du compositeur cèdent devant celles du marché […] – et l’on en arrive à une école d’interprétation fondée sur le principe du “Regardez comme je suis beau !”25 » Cette dérive fréquente qui flatte le narcissisme chronique de l’homme contemporain, sonne le glas de l’éthique de l’interprétation musicale proposée par Leibowitz (à laquelle se réfèrent les baroqueux) pour qui « l’hédonisme […] constitue une négation absolue de l’éthique en ce que celui-ci nous dissimule la valeur de la figure musicale sous le plaisir qu’elle nous procure26. » Selon Adorno, pour qui l’apparence esthétique se distingue de l’apparence appréhendée comme réalité quotidienne, l’exacerbation du sentiment affaiblit sensiblement la valeur intrinsèque de l’objet. Dans sa Théorie esthétique, il écrit : « Si les œuvres d’art rayonnent, leur objectivation par elle-même décline27. » Selon sa théorie du contenu de vérité, aucun contenu ne peut s’imposer par la seule domination des éléments formels : le contenu ne peut apparaître qu’en accord avec l’organisation structurale. Adorno, Benjamin : deux visions antagonistes, laïque pour le premier, d’essence spirituelle – y incluant l’utopie – pour le second. L’on pourrait cependant poser l’hypothèse selon laquelle la pensée baroqueuse procéderait de la combinaison de ces deux pensées (contradictoires) en ce qu’elle postule, d’une part, l’accès au contenu de l’œuvre par les signes évidents représentés par le savoir de type positiviste et, d’autre part, la revendication d’une aura revendiquée comme lien avec la volonté du compositeur, qui relève le plus souvent de la projection inconsciente dans un monde imaginaire (d’essence spiritualiste). Tout cela rejoint le constat qu’établit Dufourt lorsqu’il considère le déchirement de l’apparence aujourd’hui comme fruit de l’évolution socio-économique du XXe siècle28. Les baroqueux tenteraient alors d’apporter une amorce de réponse (matérialiste) en liant l’essence de l’art aux contingences « historiques », largement reconstruites. Au vrai, il s’agit là d’une tentative supplémentaire visant à approcher cet axe essentiel dont parle Célestin Deliège, pour qui, à l’opposé du concept adornien, l’apparence est ce que révèle l’interprétation donnée-à-voir :

« Comment approcher de cet axe, Apparence-Beauté-Vérité-Idée, alors que nous savons combien nous pouvons agir sur l’être de l’œuvre en opérant sur son paraître ? Une réponse prudente dans la perspective de Benjamin pourrait être que nous n’atteignons jamais qu’un monde pour nous, alors que l’on ne pourra juger de l’art en soi que dans une mythique postscolaire, une sorte de monde messianique où le contenu de vérité serait enfin révélé. Cette réponse ne me paraît pas barbare en ce sens qu’elle laisse toute latitude à notre action ; elle autorise une approche consciente de l’œuvre qui en assure le progrès dans la phase de réalisation (l’exécution) par une action sur son apparence, comme il en a été pour la musique de Bach depuis cinquante ans, alors que nous ne pouvons assurer toutefois rien de mieux que d’avoir atteint aujourd’hui le plus haut degré de vérité pour nous. »29

« Le plus haut degré de vérité pour nous » : cette phrase ne consacre-t-elle pas définitive­ment l’utopie d’une œuvre réalisée comme le compositeur l’a voulue, la faillite d’une argumentation prétendument objective mais qui, en définitive et contrairement à l’affirmation d’Harnoncourt, laisse place à la sensibilité et l’intuition ? Heureusement, serait-on tenter de dire ! Dans le cas contraire, en sonnant le glas de l’autonomie de l’interprète elle risquerait bien de sceller la fin de l’interprétation – pour faire écho à la pensée de Hegel qui, jadis, annonçait la fin de l’art.

Aurore ou crépuscule ?

Par l’irruption de l’objectivité, la prééminence du savoir sur le sentiment et l’intuition, la maîtrise scientifique, l’inflation de l’analyse qui n’est sans doute pas sans rapport avec l’essor de la new musicology américaine de tendance poststructuraliste (laquelle soutient que le sens de l’œuvre ne se situe plus dans sa structure interne mais à l’extérieur, dans ses modes de réception30), le projet baroqueux s’inscrit dans la sphère de l’avant-garde, avec laquelle il entretient une relation d’amour/haine – non dénuée, pour certains, d’un évident pouvoir de séduction31. Pour les baroqueux, celle-ci se traduira non seulement par l’accès au pouvoir institutionnel (à l’image de l’avant-garde), mais également par l’application de leurs principes aux répertoires de toutes les époques. Ainsi la colonisation postmoderne de l’Histoire est-elle achevée, justifiée sans doute par le fait que l’art est aujourd’hui entré dans sa phase posthistorique. Ce que vérifie le propos de Harnoncourt : « Pour une nouvelle conception de la musique ». Est-elle synonyme d’un nouveau type de conformisme ? Telle est en tout cas l’opinion partagée par Jean-Paul Penin :

« De l’idée d’étudier les techniques d’interprétation d’une période de l’histoire de la musique, travail d’historien, on arrive à celle de virginité musicale retrouvée : travail de censeur. Amplification, généralisations infiniment redoutables, en ce qu’elles condamnent par avance toute contradiction. Elles mettent en effet le concept à l’abri de la réfutation, car il se prévaut d’une autorité indiscutable : la volonté supposée du compositeur disparu. L’autorité exercée envers les artistes n’est plus seulement théorique, musicologique, elle se fait cœrcition symbolique, car “morale” ».

D’évidence, les comportements en matière d’interprétation sont aujourd'hui subtilement formatés. Mais cette tendance n’est pas nouvelle, encore qu’à présent, celle-ci prenne les traits d’une hyper spécialisation, symptomatique d’un éclatement qui procède de l’esprit de Babel, emblème de notre temps. Cependant, toujours, demeure l’aspiration à une interprétation authentique dont en fin de compte il semble légitime de se demander, en vertu de l’aliénation symbolique qu’elle opère en voulant à tout prix être légitime – c’est-à-dire en substi­tuant l’intention supposée du compositeur à celle de l’interprète –, s’il ne n’agit pas là d’une expression authentiquement inauthentique. Triste réponse quoiqu’il en soit d’une esthétique fonda­mentaliste et néo-puritaine, davantage soucieuse de la Lettre que de l’Esprit – même si elle prétend recouvrer l’Esprit par l’intermédiaire de la Lettre. Serait-ce là l’avatar paradoxal d’une interpréta­tion qui en appelle à la réification ? Présentée comme parangon de la vertu esthétique, elle parviendrait alors à l’opposé de l’objet qu’elle se fixe, en prononçant la seconde rupture qui, par bien des aspects, s’annonce plus tragique encore que la première.

Bibliographie

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Notes

1 Voir à ce propos Gilles Lipovetsky, L’Empire de l’éphémère, La mode et son destin dans les sociétés modernes, Paris, Gallimard, 1987.

2 Cité dans Pierre Boulez, Par volonté et par hasard, Entretiens avec Célestin Deliège, Paris, Seuil, 1975, p. 39.

3 Nikolaus Harnoncourt, Musik als klangrede, Wege zu einem neuen musikverständnis, Salzburg und Wien, Residenz Verlag 1982, trad. D. Collins sous le titre Le discours musical, Pour une nouvelle conception de la musique, Paris, Gallimard, 1998, 1ère éd., 1994.

4 D’après Helga de La Motte, « La musique nouvelle en Allemagne depuis 1945 », La Musique depuis 1945, Matériau, esthétique et perception, Hugues Dufourt, Joël-Marie Fauquet éds., Sprimont, Mardaga, 1996, p. 105-6.

5 François Porcile, Les Conflits de la musique française (1940-1965), Paris, Fayard, 2001, p. 319.

6 Pierre Boulez, Par volonté et par hasard, op. cit., p. 39.

7 Le discours musical, op. cit., p. 15.

8 Nikolaus Harnoncourt, Der Musikalische Dialog. Gedanken zu Monteverdi, Bach und Mozart, Salzburg und Wien, Residenz Verlag, 1984, trad. D. Collins sous le titre Le Dialogue musical, Monterverdi, Bach et Mozart, Paris, Gallimard, 1985, verso.

9 Cité par Paul Griffiths dans A Concise History of Moderne Music, London, Thames & Hudson, 1978, trad. Marie Alyx Revellatin sous le titre Histoire concise de la musique moderne, de Debussy à Boulez, Paris, Fayard, 1978, p. 179.

10 Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, p. 181-2, 1ère éd., Paris, Buchet-Chastel, 1967.

11 Pierre Boulez. Par volonté et par hasard, op. cit., p. 39.

12 Marcel Dupré, Musique moderne, inédit, s.d., Fondation Dupré-Falcinelli.

13 D’après Makis Solomos, « Adorno et la génération de Darmstdat. Un commentaire critique », La Musique depuis 1945, Matériau, esthétique et perception, Hugues Dufourt, Joël-Marie Fauquet éds., Sprimont, Mardaga, 1996, p. 123-4.

14 Thedor-Wiesengrung Adorno, Philosophie der neuen musik, Köln, Europäische Verlagsanstalt, 1958, trad. H. Hildenbrand et A. Lindenberg sous le titre Philosophie de la nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1962, p. 17.

15 Gérard Mendel, La Révolte contre le père, Paris, Payot, 3e éd., 1968.

16 Voir à ce propos l’article suivant : Joseph Burg, « Les organistes français du XIXe siècle et la tradition de J. S. Bach », L’Orgue, n° 233, 1992-III, p. 1-27.

17 Jean-Paul Penin, Les Baroqueux ou le musicalement correct, Paris, Gründ, 2000, p. 13.

18 Le Discours musical, op. cit ., p. 27-8.

19 Idem, p. 15.

20 Idem, p. 16.

21 Idem, p. 15.

22 Arthur Danto, La Transfiguration du banal, Paris, Seuil, 1989.

23 Walter Benjamin, Charles Baudelaire, ein Lyriker im Zeitalter des Hochkapitalismus, Francfort, Suhrkamp, 1974, trad. J. Lacoste sous le titre Charles Baudelaire, Paris, Payot, 1979.

24 Walter Benjamin, Angelus Novus, Francfort, Suhrkamp, 1966, trad. M. de Gandillac sous le titre « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Poésie et Révolution, Paris, Denoël, 1971.

25 Christopher Hogwood, « Préface », Companion to Baroque Music, trad. M. Vignal sous le titre Guide la musique baroque, Paris, Fayard, 1995, p. 9.

26 René Leibowitz, Le Compositeur et son double, Essais sur l’interprétation musicale, Paris, Gallimard, 1986 pour la prés. éd., p. 37, 1ère éd, 1971.

27 Thedor-Wiesengrund Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1989, p. 117.

28 D’après Hugues Dufourt, Musique, Pouvoir, Écriture, Paris, Bourgois, 1991, p. 60.

29 DELIÈGE Célestin, « La distance esthétique », La Musique depuis 1945, Matériau, esthétique et perception, Hugues Dufourt, Joël-Marie Fauquet éds., Sprimont, Mardaga, 1996, p. 159.

30 Voir à ce propos BORIO Gianmario, « Analyse musicale et herméneutique. À propos de la reconstruction du sens en musicologie », La Musique depuis 1945, Matériau, esthétique et perception, Hugues Dufourt, Joël-Marie Fauquet éds., Sprimont, Mardaga, 1996, p. 87.

31 Certains interprètes ne s’y sont pas trompés, leur répertoire étant consacré à l’avant-garde et à la musique ancienne, à l’exclusion du XIXe et XXe siècle post-romantique ou néo-classique, à leurs yeux non orthodoxe.

Pour citer ce document

Stéphane Detournay, «Les Baroqueux et la question de l’interprétation musicale», déméter [En ligne], L'interprétation, Textes, Articles, Thématiques, mis à jour le : 04/03/2014, URL : http://demeter.revue.univ-lille3.fr/lodel9/index.php?id=280.

Quelques mots à propos de :  Stéphane Detournay

Chercheur post-doctorant du Centre d’Etude des Arts Contemporains, conférencier (enseignant de l’improvisation à l’orgue) au Conservatoire Royal de Musique de Bruxelles.