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Entretiens
Résumé
En éditant cet entretien réalisé en 2000 avec Don Foresta, nous avons voulu rendre compte des expériences personnelles et collectives des artistes pionniers de l’art-vidéo et des réseaux de communication. À travers ce parcours historique des premières expositions interactives de photographies jusqu’aux « concerts partagés », rendus possibles aujourd’hui grâce aux réseaux haut-débit, Don Foresta témoigne des possibilités d’expression artistique liées aux technologies de communication les plus utilisées. En rappelant le rôle essentiel de l’expérimentation dans la genèse des nouvelles formes artistiques, il nous incite à prendre part à la création d’un espace partagé (interactif par essence) sur le réseau de l’Internet 2 et 3.
Texte intégral
Vincent Tiffon :
- Don Foresta, pouvez-vous nous rappeler votre itinéraire ? Vous avez été pionnier dans de nombreux domaines de la création artistique avec les technologies nouvelles. Comment en êtes-vous arrivé là ?
Don Foresta :
- En 1971, je suis venu en France comme Directeur du Centre Culturel Américain, attaché culturel à l’Ambassade américaine. Au moment de cette nomination (j’étais alors à Washington), j’ai cherché des expériences artistiques différentes de celles qu’on voit habituellement, afin de venir à Paris avec des projets radicalement neufs. J’ai trouvé ainsi la photo (lors de mon arrivée à Paris en 1971, il n’y avait pas une seule galerie de photos), le cinéma expérimental et la vidéo. À Washington, j’ai vu, avec un de mes fils, une exposition d’art vidéo de Nam June Paik2 en présence de l’artiste : celui-ci a pris mon fils, l’a déposé sur une chaise, et l’a colorisé. On s’est parlé et c’est ainsi qu’à mon arrivée en France, j’ai commencé à faire connaître l’art vidéo pendant mes cinq années de direction du Centre culturel américain.
À la fin de cette période, Nam June Paik m’a trouvé une bourse d’un an délivrée par la Fondation Rockefeller pour la réalisation d’une bande vidéo. C’était son idée. Je suis donc resté en France, et, durant la même année 1976, le Directeur de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris, Michel Tourlière, m’a demandé de créer un département d’Art Vidéo. J’ai travaillé aux Arts Décoratifs pendant presque vingt ans. J’ai essayé de mettre en place un cours sur l’art vidéo3, sujet sur lequel il n’existait quasiment rien – je n’avais que ma collection personnelle regroupant les œuvres des artistes comme Nam June Paik, Bill Viola, Gary Hill qui étaient et sont toujours des amis. Il n’existait aucun enseignement sur le sujet. Pendant plusieurs années, j’ai donc fait des recherches assez poussées qui m’ont conduit davantage vers la science. J’ai ainsi plus ou moins développé une expertise dans le domaine art/science. C’était un domaine qui m’intéressait beaucoup.
À la fin des années soixante-dix, j’ai commencé à avoir des contacts avec le M.I.T. (Massachusetts Institut of Technology) à Boston, notamment avec le Center For Advanced Visual Studies, qui m’a demandé de collaborer à une expérience de transmission de l’image par lignes téléphoniques. On a fait une première transmission au début de l’année 1981. C’était ma première expérience avec le réseau. J’étais totalement “emballé”, et j’ai pensé alors qu’il y avait “quelque chose” à faire, je ne savais pas quoi encore.
En 1982, j’ai organisé toute la section américaine à la Biennale de Paris. Il faut savoir qu’entre-temps, Reagan avait été élu à la Présidence américaine. Tous les fonds destinés à l’art et à la culture avaient été supprimés.
Il n’y avait pas de participation américaine à la Biennale de Paris. Georges Boudaille, directeur à l’époque, m’a demandé d’imaginer une section américaine. Je l’ai donc réalisée en ligne : j’ai choisi douze photographes qui m’ont envoyé des Etats-Unis des images par téléphone durant trois semaines. Nous avons capté les images de l’écran à Paris, images que l’on a photographiées, développées et affichées sur des murs. Simultanément, douze photographes côté français envoyaient des photos aux Etats-Unis. Parmi les photographes choisis, il y avait Alain Fleischer4. J’étais déjà inconsciemment en train d’évoluer vers la synthèse de trois technologies (la vidéo, la télécommunication et l’informatique) qui est à la base de mon travail depuis.
À partir de ce moment-là, dans l’art vidéo, on a compris l’importance de l’informatique. Les étudiants avaient des ordinateurs, des Apple II huit couleurs ! De mon côté, j’ai poursuivi mes expériences toujours avec le réseau. Les plus importantes ont eu lieu en 1983, entre Bruxelles et Boston, et en 1986, à Venise. Pour cette dernière, en qualité de Commissaire de la Biennale de Venise, j’ai créé avec Tom Sherman et Roy Ascott tout un laboratoire d’images. C’est ici que j’ai imaginé et réalisé pour la première fois un système informatique pour l’échange de l’image. Nous avions un Apple (Mac 512). Nous avons envoyé des images dans plusieurs villes via un modem de 1200 bauds.
J’ai démarré très sérieusement dans une véritable interactivité avec mon collègue Georges-Albert Kisfaludi en France, en 1987, avec les premières installations Numeris (RNIS/ISDN). Les années quatre-vingts ont été excitantes du point de vue technologique, mais peu intéressantes sur le plan artistique. Nous avons fait tout ce qu’il était possible de faire avec l’image échangée, mais finalement le résultat était assez ennuyeux.
En 1990, avec davantage de débit disponible, nous avons décidé de revenir à l’interactivité artistique la plus naturelle : la musique. Nous avons supposé que, dans la mesure où c’était une forme d’art déjà interactive, transposer simplement cette interactivité dans l’espace du réseau était tout à fait naturel.
- C’est donc, à partir de ce moment-là, que naît l’idée des “concerts partagés” ?
- C’est cela, entre deux villes, éventuellement trois villes.
- Quelles sont les expériences majeures des “concerts partagés” ?
- Nous avons beaucoup travaillé avec un de mes grands amis, Luc Martinez, qui a lancé des expériences autour du Disklavier Yamaha avec Terry Riley. Nous avons ainsi monté des concerts entre Nice et Paris (avec un délai absolument incroyable !), des concerts avec New-York mais aussi avec le Café électronique de Santa Monica. Il y a euaussi un concert commandé par Guiness, le jour de la Saint Patrick, avec de la musique irlandaise, dans une configuration non interactive. Des musiciens d’une ville jouaient simplement pour une autre ville : les musiciens de New-york jouaient pour Dublin et Paris, ceux de Paris jouaient pour Dublin et New-York, etc. En outre, nous avions préparé en cachette une séquence où ils devaient jouer ensemble. Cela a très bien fonctionné et a étonné tout le monde. L’émotion du concert passait aussi très bien entre les musiciens et le public.
- Oui, il faut bien montrer la spécificité de l’interactivité5 et la notion d’improvisation qui intervient ici. Dans cette séquence, vous alliez donc au-delà de la simple retransmission simultanée à distance d’une musique d’un lieu à l’autre, pour vous engager dans des expériences d’échanges interactifs.
- D’abord, toute notion de communication est basée sur la notion d’un espace partagé. C’est cela que nous voulons recréer avec le réseau. Il y a un espace virtuel, mais partagé en temps réel. Cette notion d’improvisation est essentielle et centrale. Pour nous, le réseau n’est pas un réseau de diffusion mais bien un réseau de création collective et d’interactivité homme/homme, et non pas homme/machine. Nous sommes totalement opposés à toute configuration de Broadcast, où le réseau est utilisé uniquement pour diffuser un contenu déjà existant. Notre objectif essentiel est d’explorer les possibilités d’interactivité. Dans ce cas, la musique est très adaptée . Elle sera donc très importante ces dix prochaines années. Elle exige une certaine largeur de bande (débit de transmission), mais pas trop en comparaison de l’image. Il y a cinq ans, lorsque l’on a commencé à travailler sur l’image échangée simultanément (l’image des musiciens diffusée avec le son), cela a pris une largeur de bande importante. Nous sommes donc revenus à une configuration plus simple, c'est-à-dire aux lignes Numeris groupées sans travail plastique sur l’image, une simple transmission de l’image vidéo. Cette image vidéo des musiciens était toujours légèrement en retard. Nous jouions alors avec la mise en scène et l’éclairage pour essayer de compenser ce décalage, mais dans le son, il n’y avait pas de délai.
- Les musiciens qui jouent à distance via le réseau adoptent-ils une attitude différente de celle qui se produit dans l’échange traditionnel sur scène ?
- Au début, la configuration était très exigeante pour les musiciens. Il y avait un petit délai induit par le temps de transmission. Un musicien m’a dit : « Je n’ai jamais autant compté dans ma vie ». Rapidement, on a trouvé cela assez naturel : on se sent dans un espace. Ce qui est important pour moi, c’est que l’émotion passe. Nous ressentons la même émotion que celle exprimée par des musiciens dans la même pièce. Nous avons recréé cette composante de l’espace réel, dans des circonstances différentes, avec l’éloignement (6000 km entre la France et les Etats-Unis), mais la re-création était très authentique : cela fonctionnait. Partant de cela, on peut construire. Avec l’arrivée des réseaux hauts-débits, la largeur de bande sera suffisante pour jouer sans contrainte. Le fait de mettre les musiciens dans le même espace (jouer ensemble, avoir la même expérience musicale…) crée une nouvelle matière à expérimenter. Mon idée est que lorsque le son et l’image sont échangés entre deux lieux dans un format électronique, on peut travailler le son et l’image en temps réel. Pour cette raison, je travaille très activement en ce moment pour favoriser la mise en place des réseaux haut-débit6.
- D’où l’idée de réseaux permanents7 ?
- Oui, car à l’époque des premiers projets en ligne, on se préoccupait surtout (à 80%) des questions matérielles (lignes, équipements, salles, tests…). La création était plus ou moins délaissée. De plus, une fois cette énergie dépensée, il existait peu de possibilités d’évolution. Pour connaître quelle sera la spécificité du réseau et de l’interactivité à distance – à savoir des formes d’art, des langages audios et visuels issus de ces échanges –, il faudrait des laboratoires permanents. Depuis quatre ans, je travaille à la mise en place des réseaux permanents.
- Il s’agit donc, comme pour les expérimentations antérieures, d’essayer de dégager un nouveau langage à travers une nouvelle technologie. C’est toujours cette quête d’un nouveau langage à élaborer au-delà des contraintes techniques qui vous motive.
- Oui, tout à fait. Le réseau interactif est un nouvel espace de communication. Le réseau interactif est la dernière génération des évolutions dans le domaine des télécommunications électroniques depuis un siècle. Chaque fois qu’une invention profonde s’impose et change la société, les artistes ont une génération de retard ; ainsi pour le téléphone, la radio, le cinéma, la télévision. Les artistes s’emparent de ces techniques presque toujours vingt-cinq ans après leur invention. Si les artistes dans les années quarante avaient travaillé en recourant à la vidéo, nous aurions une autre télévision aujourd’hui. Les artistes ne sont venus à la vidéo qu’à la fin des années soixante. C’est trop tard parce qu’un langage (bon ou mauvais) est déjà inventé. Toute nouvelle proposition artistique est perçue comme étrangère. C’est la raison pour laquelle l’art vidéo n’est jamais bien accepté à la télévision.
Nous sommes en train d’inventer quelque chose qui englobera tout le reste – tous les moyens de communication seront dans le réseau haut-débit. À ce stade initial d’évolution de cette dernière forme de communication (qu’est le réseau), nous avons la possibilité de mettre en place une expérimentation artistique qui influencera en retour l’évolution technique et formelle du médium, y compris dans le domaine du langage, du symbolique etc.8 On créera une culture parallèle à celle de l’invention technique. Si on s’obstine à produire une télévision selon le modèle américain (c'est-à-dire un espace de communication assujetti uniquement à des fins commerciales), c’est la mort de la civilisation. Si le réseau devient un espace exclusivement commercial, le commerce devient la culture.
- Dans ce cadre, que deviennent la scène du concert acousmatique et/ou du concert instrumental ? N’est-ce pas finalement un mode de mise en commun de l’espace largement dépassé ? Ne sont-elles pas vouées à disparaître ?
- Non, pas nécessairement. La musique est la « chose » la plus interactive que l’on ait inventée jusqu’à maintenant. C’est une autre scène pour cette forme d’interactivité…
- …lorsque des musiciens sont sur scène. Mais lorsqu’il n’y a plus de musiciens sur scène, lorsque l’on diffuse simplement des sons à travers des haut-parleurs, la situation est très paradoxale.
- Oui, oui. D’abord, le réseau ne remplace pas le concert qui existera toujours. On est en train de proposer une autre configuration, avec des spécificités à trouver, à expérimenter, pas uniquement avec des artistes entre eux, mais avec le public.
- Précisément, ces expériences en réseau ne vont-elles pas permettre d’établir des relations nouvelles, d’une part entre des publics eux-mêmes séparés dans l’espace, d’autre part entre ces publics et les musiciens ? Des expériences dans ce sens-là ont-elles déjà vu le jour ou ont-elles été déjà tentées ?
- Oui, lors d’un concert partagé entre Paris et New-York, les musiciens des deux lieux sont restés sur scène. Les publics respectifs, très attentifs, ont posé des questions. Un dialogue s’est instauré, des échanges très intéressants ont eu lieu. Certes, il existe toujours une sorte de fascination pour la nouveauté, mais il y a autant d’expérimentation de la part du public qu’entre les artistes eux-mêmes. Je pense à un autre exemple avec une étudiante, Cécile Desautel, dans le cadre de son programme de recherche de troisième cycle au CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers) à Paris. Elle a monté un concert en trois lieux ; les musiciens jouaient simultanément en deux lieux différents ; le public se trouvait sur un troisième lieu et influençait l’échange des musiciens.
Nous pouvons expérimenter pour inventer des situations. Si le réseau est exclusivement commercial, il n’y aura pas d’expérimentation, mais seulement de la diffusion (enregistrements sur Compact Disc ou concerts…)
- Toujours dans cette relation avec le public, vous avez rappelé à plusieurs reprises9 la définition de McLuhan : l’artiste comme « éducateur de la perception ». Dans quelle mesure ce travail permet-il au public d’aborder l’œuvre autrement ?
- On en a un exemple très clair en écoutant la musique en ligne : les artistes sont en train « d’amener » le public à comprendre le nouvel espace de communication interactif. Les artistes peuvent habiter cet espace qui est né des évolutions artistiques et scientifiques. Pour vivre dans cet espace, il nous faut des artistes.
- Cet espace est donc rendu habitable par les artistes. Or, les détracteurs de ce type de configuration ont pu dire que l’on réduisait ainsi l’œuvre à une simple mise en place de nouveaux processus, au mépris de la conception occidentale de l’œuvre d’art, plus exigeante, héritée du xvie siècle. Cet argument est-il recevable ?
- Non. Nous avançons toujours le même argument devant chaque innovation technique. Lorsque la photo est apparue, elle devait détruire tout le reste. Devait-on pour autant rejeter la photo comme expression artistique ? Pour le cinéma, il s’est passé le même phénomène, pour la vidéo et l’informatique également, ainsi que pour la télécommunication. Si cet espace est boudé par les artistes, c’est le moyen le plus sûr de transformer cet espace en espace commercial. Il faut prendre cet espace et explorer ses potentialités artistiques. Il faut le placer dans un questionnement autour de la création artistique .
- Cela n’incite-t-il pas à s’intéresser davantage aux processus de création qu’à la création elle-même ?
- Les deux. Je crois qu’au début, nous sommes fascinés par le processus (la nouveauté, les défis). À un certain moment, le processus devient invisible, et seul le résultat compte. On commence peu à peu à atteindre cette étape. Mais, encore aujourd'hui, un très grand nombre de propositions artistiques que l’on peut voir en ligne ne montre que le processus, me semble-t-il.
- Est-ce à dire que cette expression gagne aujourd’hui en maturité ?
- On s’y achemine, mais nous en sommes encore loin. Mon expérience directe avec la vidéo était identique dans les années soixante et soixante-dix. Beaucoup d’expérimentations vidéos étaient surtout des processus. La technologie était visible. Cela ne veut pas dire que des œuvres intéressantes n’existaient pas – on peut citer celles de Nam-June Paik (plutôt du genre Fluxus électronique que véritablement art-vidéo) ou de Peter Campus. Les premières œuvres qui ont montré, à mon sens, que la vidéo était une forme d’art mature sont Hatsu Yume de Bill Viola et les Videograms de Gary Hill (vers 1981-1982). Aujourd’hui, dans le réseau par exemple, il y a très peu de réalisations interactives où l’on ne voit pas la technologie. C’est une étape et je l’accepte.
- Vous avez écrit que la technologie en réseau « nous permet de travailler la communication comme une matière »10. Est-ce pour cela que vous cherchez à donner aux artistes les conditions nécessaires pour produire de nouveaux modes de relations et de mises en forme de l’art ? Dit autrement, le changement de paradigme (le passage de l’univers mécanique à l’univers dit “virtuel” de l’interactivité) est-il achevé?
- C’est dans l’expérimentation sur des réseaux permanents, avec un grand nombre d’artistes, que l’on peut pousser à l’extrême les possibilités, faire émerger des langages symboliques. Le rôle de l’art est ici : “amener” les individus à comprendre l’homme et son environnement avec les langages (presque) disponibles de son époque.
- Dans un article éditéen 199611, vous insistiez sur le rôle de l’artiste dans la société moderne : celui qui s’attache aux « règles constitutives » de la société (et non pas seulement aux « règles normatives »12, trop à la marge des véritables mutations). Aujourd’hui (en 2000), quelles règles constitutives les AER (Artistes En Réseaux) ont-ils élaborées ou inventées ?
Il y a des formes de création qui mettent en question les outils, l’utilisation qui en est faite dans la société, les détournant ainsi de leurs finalités exclusivement pratiques.Par exemple, le téléphone fut inventé pour des besoins artistiques : transmettre la musique et la poésie. Au moment de sa réalisation technique, il est devenu un moyen de communication. Or, il a fallu cent ans pour revenir à une utilisation artistique du téléphone. Les intuitions face aux technologies naissantes ont souvent été bonnes, mais la société ne suivait pas, des décisions économiques entravant cette exploration. Aujourd’hui, alors que les expérimentations d’ordre artistique ont eu lieu, toutes les relations entre le téléphone et la société vont changer fondamentalement. Pas seulement dans la diffusion, mais surtout ontologiquement. Je crois que la notion de réseau est en train de modifier la relation entre l’individu et la société, et entre les individus eux-mêmes.
L’expression artistique est une des formes de communication les plus difficiles puisqu’elle contient toute la vision du monde de l’artiste. Si ces nouveaux moyens de communication peuvent transmettre toute cette vision du monde de l’artiste, ils sont dignes d’être un véritable moyen de communication propreaux êtres humains.
L’interactivité (mot plus important pour moi que toutes ces technologies) est en train de devenir le paradigme qui va gouverner notre société dans l’avenir. Notre héritage de la Renaissance à partir du xve siècle mais surtout du xviie, s’est développé à partir d’une conception mécanique de la société, et le paradigme de la machine est resté le schéma opérationnel pour nos sociétés jusqu’à aujourd’hui. Au début de notre siècle, la science et l’art ont rejeté ce modèle de la nature pensée comme une machine. Cela a pris un siècle pour le remplacer. À mon sens, le réseau interactif l’a fait. C’est le schéma interactif qui sera le schéma opérationnel de notre civilisation à compter d’aujourd’hui.
- Quel avenir pour les AER ?
- J’espère qu’ils se banaliseront davantage, qu’un espace du réseau sera réservé à l’expérimentation artistique. Car le rôle de l’artiste a changé depuis longtemps. Il devient un chercheur poursuivant d’autres objectifs que ceux duchercheur scientifique, ayant d’autres habitudes de travail, d’autres ambitions…
- …bien au-delà de la simple collaboration entre l’artiste et le scientifique qui existe depuis un certain nombre d’années…
- … oui, une forme de recherche sur la communication, sous un angle technique, sociologique, psychologique... C’est la matière de l’artiste comme le dit Mc Luhan. Si l’on travaille dans les arts, on intervient au niveau de la perception, de la communication. Nous allons avoir non pas des artistes dans des laboratoires scientifiques, mais des artistes dans des systèmes ouverts.
- Cela sous-entend, s’il est en réseau aussi au stade de sa recherche (comme le scientifique dans son laboratoire avec les collègues de sa spécialité), que l’artiste n’est plus seul “propriétaire” de son œuvre. Il n’est plus seul “détenteur” de sa production artistique.
- Nous allons avoir beaucoup plus de travail en équipe, des collaborations plus étroites entre artistes. Je crois qu’il y a un certain mythe qui fonctionne encore bien en France, celui de l’artiste isolé créantpresque malgré lui. Cela est très éloigné de la réalité de la création artistique. Les artistes ont toujours communiqué entre eux, échangé des idées (par exemple Van Gogh et Cézanne).
- À cette différence près, qu’ici, l’artiste s’attache la compétence des autres acteurs de la création, bénéficiant ainsi de leur hyperspécialisation. Un concert en réseau rassemble non seulement des musiciens, mais aussi des vidéastes, etc. Peut-on parler d’œuvres collectives ?
- Nous avons effectivement de plus en plus d’œuvres collectives. C’est un phénomène que l’on rencontre en réseau. La définition de la propriété artistique va évoluer. Par exemple, dans le domaine des livres en réseau, l’auteur est toujours en train de modifier son livre. C’est donc une relation totalement différente, ce n’est plus l’objet “livre”. Lorsque l’on aura travaillé beaucoup plus sérieusement avec le réseau, on verra apparaître beaucoup de voies nouvelles.
Quelle sera la situation à l’avenir ? Personne ne peut le dire. D’où tous ces mouvements économiques et financiers autour des réseaux : c’est la grande inconnue. On dit que le réseau sera exclusivement en anglais (à mon sens, ce n’est pas vrai). On dit que ce sera une culture contemporaine éclatée (il y aura des “éclats”, mais aussi des mouvements centripètes). En même temps, cette inconnue nous offre des possibilités intéressantes, une ouverture que nous devons poursuivre par l’expérimentation. Si les artistes ne s’emparent pas du réseau, il deviendra un produit utilisé essentiellement à des fins commerciales (avec l’avantage d’une légère interactivité).
- La responsabilité du créateur est donc engagée !
- Il faut prendre le réseau, le squatter. À défaut, il se reproduira ce qui s’est passé avec la télévision. La communauté artistique a dit : « La télévision, c’est pour le peuple, ce n’est pas pour l’expression artistique ». Lorsque la télévision publique avait desambitions culturelles, elle diffusait toujours des formes d’expression du passé (les concerts de musique classique du XIX°, le ballet, le théâtre), mais jamais des formes inventées pour la télévision en utilisant les outils de la télévision. Il peut se produire la même chose avec le réseau : un système qui diffuse les formes culturelles anciennes, sans développer une culture utilisant les outils du réseau. Je veux l’éviter. Je veux voir émerger une culture qui est spécifique au réseau, fondamentalement interactive.
Propos recueillis le 14 novembre 2000
au Fresnoy – Studio National des Arts Contemporains,
annotés et mis en forme par Vincent Tiffon.
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Bibliographie
Prolongements biographique et webographique
Foresta Don, Mondes multiples, Paris, BàS/La FEMIS, 1991.
Foresta Don, site personne, http://www.donforesta.net [consulté le 08/01/2008]
Projet de réseau artistique : http://www.mmmarcel.org/intro.htm / http://www.mmmarcel.org/intro.htm [consulté le 08/01/2008]
Le Studio National des Arts contemporains du Fresnoy : http://lefresnoy.net/
Notes
2 Rappelons que Nam June Paik, musicien de formation, a été membre du groupe Fluxus.
3 Pour quelques notions sur les arts vidéos et la photographie au regard du contexte artistique, l’on peut se reporter à l’ouvrage de Riout Denys, Qu’est-ce que l’art moderne ?, Paris, Gallimard/Folio, 2000, p.389-428.
4 Directeur du Studio National d’Art Contemporain du Fresnoy à Tourcoing.
5 Sur les questions que pose la notion d’interactivité en art (mais aussi plus largement sur la question du statut des images « virtuelles »), on peut lire l’article de Jean-Baptiste Barrière, compositeur notamment des installations interactives Alex et Messager de Catherine Ikam et Louis Fléri.
6 Pour la mise en place des réseaux haut-débit, le Fresnoy a développé un partenariat principalement en Europe et en Amérique du Nord. Depuis 1997, Don Foresta a organisé des rencontres entre des artistes, des industriels pour monter des projets. À partir des Rencontres de Souillac, Don Foresta a développé ces projets de réseaux permanents haut-débit pour l’expérimentation artistique. À la suite de ces Rencontres, une quarantaine de personnes et d’institutions se sont montrées intéressées. Pour poursuivre ces projets, Ron Stieger, de l’Université de Californie à San Diego, organisera un colloque sur la question des musiques et le réseau à San Diego au mois de février, colloque auquel devrait s’ajouter un « concert partagé » entre le Fresnoy et San Diego au cours duquel seraient joués les Duos pour un pianiste de Jean-Claude Risset (ndlr).
7 Don Foresta et Georges-Albert Kisfaludi ont créé en 1987 les Artistes en Réseau (AER), réseau d’échanges interactifs via le réseau Numeris (RNIS/ISDN) entre écoles d’art et artistes indépendants au niveau international, France, Allemagne, USA, Canada, Danemark, Grande-Bretagne, Irlande, Espagne, Japon. Pour davantage d’informations, lire Foresta Don, Mergier Alain, “Artistes en Réseau, un art de la préfiguration”, Revue d'esthétique, n°25, 1994.
8 Don Foresta a également en projet avec Jean Gagnon de la Fondation Daniel Langlois à Montréal, une grande exposition d’art (pluridisciplinaire), qui va montrer l’influence des artistes sur l’évolution de la communication au cours du xxe siècle.
9 Notamment en 1996 in Foresta Don, Mergier Alain, “Artistes en Réseau, un art de la préfiguration”, op. cit.
10 Libération du 2 juillet 1999, cahier multimédia.
11 Foresta Don, Mergier Alain, « Artistes en Réseau, un art de la préfiguration », op. cit.
12 Pour reprendre la dichotomie de Herbert Paul Grice (1913-1988 - philosophe du langage) entre règles constitutives et règles normatives. Par règles constitutives, celui-ci entend les règles que l’on impose dans tout processus sous forme de lois, de « règle du jeu ». Sans ces règles, les processus n’ont pas lieu. Elles sont le cadre légitime à partir duquel un processus peut se développer. Par règles normatives, l’on entend les règles qui « s’imposent » à l’intérieur du cadre des règles constitutives. C’est une liberté relative qu’on s’octroie dans le cadre des règles constitutives . Ces normes influencent donc les processus plus qu’elles ne les créent. Elles relèvent des habitudes, des stratégies.