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Du rite au jeu

Valentine Losseau

Se jouer des esprits. Du rire de Robert-Houdin au rire des indiens Chulupi.

Résumé

Cet article se propose d’explorer les rapports fascinants du rituel, du jeu et de la représentation théâtrale, qui s'instaurent à partir du xixe siècle entre la magie, le spiritisme, et le théâtre d'un côté, le divertissement de l'autre. En approfondissant les exemples du Pepper’s ghost et du spectacle mentaliste, nous verrons que la création contemporaine témoigne aujourd’hui encore d’une ambiguïté entre le domaine profane du divertissement et le domaine sacré du rituel… ambiguïté qui nous amènera à examiner la nature si particulière du signe magique dans une perspective peircienne, ainsi que celle du jeu distancié chez l’acteur-magicien. Cette bonne distance entre le domaine sacré et le domaine esthétique se traduit souvent par le rire : nous mettrons en parallèle l’ironie caractéristique de la magie moderne avec un article de Clastres sur le rire chez les indiens Chulupi. En dernière analyse, le domaine esthétique/spectaculaire se présente comme une zone de friction, un espace privilégié d’actualisation de virtualités, tant scientifiques que mythico-rituelles.

Abstract

This article proposes an exploration of the fascinating connections between ritual, play and theatrical performance established in the 19th century within magic, spiritualism and theater on the one side, entertaining on the other. Going into Pepper’s ghost and mentalism show in depth, we will see that contemporary creation still demonstrates ambiguities between the secular world of entertaining and the sacred world of ritual… This ambivalence will lead us to examine the peculiar nature of magic signs, from a peircean semiotic point of view, just as magic performers’ distanciated acting. The right distance between the fields of sacred practices and aesthetics often manifests itself as laughter : we will compare typical modern magic irony with Clastres’ article about laughter among the Chulupi indians. In the final analysis, the field of aesthetics/theatrical production appears as a friction point, a key-space for actualization of scientific as well as mythical and ritual vitualities.

Texte intégral

Introduction

Si le rituel conserve quelque chose de son ascendance sur les arts, c’est certainement la magie moderne, spécialité injustement ignorée de la création contemporaine, qui en témoigne avec le plus de vigueur. Souffles magiques, formules cabalistiques, gestes pseudo-performatifs, incarnent cet atavisme en composant une véritable sémiose rituelle engagée parfois à l’insu de l’artiste, parfois de manière volontaire pour accompagner la réalisation de l’effet1. Pourtant, l’histoire de la magie moderne est d’abord celle de sa désacralisation. Les magiciens ont du se dépouiller de leurs oripeaux pour imposer la magie dans le domaine esthétique comme une discipline à part entière, non aliénée à la scénologie moderne par l’effet spécial, non suspecte de commerce avec les esprits d’un autre monde. Devenue « physique amusante » puis illusionnisme (en latin illudere, de ludere signifiant jouer), la magie se charge de désillusion, de déception au sens anglo-saxon du terme, tout en entretenant avec le domaine du rite et du sacré des relations ambiguës. Certes, la magie moderne est un jeu, mais un jeu dont les protocoles entérinent un nouveau pacte de représentation. Aucune spécialité n’incarne plus justement les « envoûtements concertés2 » révérés par Artaud : en se jouant des esprits, en abusant de la suspension (pas toujours) consentie de l’incrédulité.

Mais la légèreté de ce divertissement plaisant, dont les « finesses trompent sans nuire3 », ressemble fort à une légèreté feinte. Tout au long du xxe siècle, les magiciens s’attaquent aux grands débats scientifiques4 et taxent de charlatanisme tout usage rituel qui pourrait être fait de leur propre répertoire. Les différentes religions interdisent la magie ou confient à son « esthétique de la persuasion5 » leur zèle prosélytique. Les débats violents qu’elle suscite au xixe siècle se prolongent : en 1979, on casse des sièges à l’Olympia à l’occasion de la représentation du magicien Mireldo, devant une version (trop ?) réaliste de La femme coupée en deux.  

Les effets de télescopage entre science et mystique façonnent la magie moderne qui semble se jouer avec ironie des grand débats ontologiques caractéristiques de l’époque contemporaine. En témoignent les rapports fascinants du rituel, du jeu et de la représentation théâtrale, qui s'instaurent à partir de 1850 entre la magie, le spiritisme, et le théâtre d'un côté, le divertissement de l'autre. La célèbre illusion du Pepper’s ghost (« hologramme » scénique), par exemple, d’abord considérée comme un jouet, est utilisée aussi bien pour représenter des fantômes réalistes dans le cadre de spectacles spirites, que des fantômes de théâtre dans diverses pièces. Les magiciens dompteurs d’esprits provoquent et attisent savamment les débats sociétaux en figurant des objets problématiques comme les phénomènes spirites, lévitations, apparitions immatérielles, âmes, ectoplasmes. Cette dimension provocatrice de la figuration magique se retrouve aujourd’hui dans la grande vogue du mentalisme.

Ces circulations surprennent : comment un effet magique peut-il à la fois, à une même époque et sous un même régime sémiotique, condamner une théorie scientifique, susciter l’émerveillement ou l’effroi dans un théâtre, prouver l’existence d’une force surnaturelle, ou même divertir les enfants sous forme de jouet ? Ce qui caractérise l’objet magique, c’est avant tout sa plasticité, ou encore sa capacité de déplacement et de télescopage presque illimitée. Cette multiplicité des formes, cette polysémie de l’effet magique interroge la sémiotique dramatique.

 Cette dynamique influence également le jeu du magicien. C’est pour résoudre ces conflits - déjouer les esprits tout en se jouant d’eux - que les magiciens modernes imposent la distanciation sur les scènes occidentales, débusquant et démasquant l’illusion dramatique tout en désacralisant le pacte de représentation. Cette interrogation sur la nature du rire, de l’ironie et de la distanciation dans le jeu magique invite à désacraliser l’analyse anthropologique et esthétique, du rituel au jeu.

1. Frapper les esprits

Pour évoquer le spectacle de magie moderne et ses variantes contemporaines, il est nécessaire de faire un double détour par l’anthropologie et l’histoire de la magie afin de le présenter dans le contexte des grands questionnements spirituels, scientifiques et religieux, mais aussi d’un ensemble d’activités artistiques et esthétiques de son époque.

Tout d’abord, afin de mettre en avant les liens entre spectacle et rituel dans le cas spécifique de la magie, il nous faut valider la comparaison en présentant les éléments qui, dans la définition anthropologique du rite, permettent une ouverture vers les domaines de l’esthétique et du ludique. Cette ouverture prend place dans le cadre d’une acception nécessairement générale, la tâche de définir le rite selon une formule exacte ayant été continuellement mise à mal par la prodigieuse variété des activités rituelles observées de par le monde. En l’absence d’une définition consensuelle, les anthropologues semblent s’accorder sur l’identification d’une série de traits communs relatifs à la structure et aux caractéristiques formelles du rite, plutôt qu’à son but ou son efficacité. Le rite renvoie à une pratique codifiée, extraordinaire (même si elle peut être quotidienne), distinguant l’acteur officiant de l’acteur destinataire (même si ces deux rôles peuvent être pris en charge par un même individu) ; il convoque l’ordre symbolique par une série de signes (paroles, gestes, artéfacts...) inversés, téléscopés, réfléchis, mis à distance, répétés à l’excès, stylisés, rendus « étranges ».  

Les grandes innovations théoriques des dernières décennies nous invitent à considérer les rituels comme des objets aussi bien sacrés que profanes. C’est ce que Claude Rivière a souhaité mettre en avant dans sa propre définition du rite : « Qu’il soit profane ou religieux, tout rite nous semble pouvoir être appréhendé comme structures d’actions séquentielles, de rôles théâtralisés, de valeurs et de finalités, de moyens réels et symboliques, de communication par système codé6. »  

Une autre innovation majeure consiste à penser le rite dans le contexte de la perfomance en général, et du spectacle en particulier. La dimension théâtrale du rite tout comme la dimension rituelle du théâtre (en particulier du théâtre expérimental des années 1970) ont été étudiées par Victor Turner, en collaboration avec le metteur en scène Richard Schechner7. Ainsi, le rite peut donner lieu à une expression spectaculaire, et le spectacle présenter une dimension rituelle, comme le démontre le succès du « spectacle rituel » qui voit le jour en Europe Occidentale dans la seconde moitié du xixe siècle.

Probablement inspiré des grandes « découvertes » ethnographiques et de leur diffusion (comme par exemple celle du chamanisme sibérien, des pratiques spectaculaires du fakirisme indien ou de la torture rituelle amérindienne), le spectacle rituel s’impose d’abord dans les zoos humains et les expositions universelles8. De nos jours, le rituel conserve, dans l’univers du spectacle vivant, sa place de catégorie à part entière : des festivals lui sont en partie consacrés, comme le Festival de l’Imaginaire à Paris ; des représentations rituelles sont organisées au Théâtre Lévi-Strauss du Musée d’Anthropologie du Quai Branly ; les concerts de musique soufies remplissent les salles de la Cité de la Musique. Au-delà de nos frontières, la rencontre entre spectacle et mythologie peut prendre une dimension identitaire ; par exemple, certains indiens lacandons9, ont été formés et employés comme acteurs dans un spectacle ayant pour but de reproduire les rituels mayas classiques10. Dans différentes régions, des formes rituelles sont réinvesties d’une dimension spectaculaire, dynamique réflexive souvent liée au développement du tourisme : c’est le cas au Mexique, par exemple, des voladores de Papantla, ou des maromeros zapotèques de Veracruz11, témoignant du fait que des déplacements du contexte sacré au contexte spectaculaire sont toujours possibles.

En Europe, le « moment » le plus marquant dans l’histoire du spectacle rituel aura sans nul doute été le développement du spectacle spirite dans la deuxième moitié du xixe siècle. Prolongeant les vogues du mesmérisme ou du magnétisme animal, réactivées par le succès des expériences des « esprits frappeurs » des sœurs Fox aux Etats-Unis, le spiritisme ou spiritualisme connaît alors un extraordinaire développement. En cette période de grandes révolutions cognitives (évolution darwinienne, exploration cosmologique), il représente « un trouble grave dans l’épistèmê12 », bouleversant les représentations classiques du corps et de l’immortalité de l’âme héritées de la Renaissance. L’activité artistique véhicule ces bouleversements en nourrissant les controverses qui déchirent spiritualistes, théologiens et scientifiques. La photographie spirite, en particulier, devient une spécialité à part entière dès les années 1870. De nombreux ouvrages littéraires sont écrits sous l’influence d’esprits (celui de Victor Hugo par exemple, tantôt médium, tantôt revenant sous la plume d’Helene Smith). Des peintres médiumniques comme Augustin Lesage connaissent un succès remarquable tandis que le dramaturge Victorien Sardou, proche d’Allan Kardec, écrit et grave des eaux-fortes sous l’emprise d’esprits éclairés, comme celui de Mozart13. Tout ceci contribue à diffuser l’office spirite comme une activité populaire, rituellement efficace et potentiellement spectaculaire.

Paradoxalement, à la même époque, tables tournantes, esprits frappeurs, guéridons volants et apparitions de spectres constituent le vocabulaire commun du spectacle spirite et de la magie de spectacle. Identifiée au rituel au point d’avoir été censurée durant plusieurs siècles par les tribunaux de l’Inquisition, la magie a ceci de particulier qu’elle devient « moderne » au moment même où les autres spécialités du spectacle, des arts plastiques et de la littérature s’affranchissent des canons classiques. On doit au français Jean-Eugène Robert-Houdin, chantre de la « magie moderne » (un oxymore, à l’époque, tant la modernité était synonyme de scepticisme), la reconnaissance de la discipline par ses contemporains, le célèbre « Théâtre des Soirées Fantastiques » ayant largement participé à ce mouvement d’émancipation.

Cette ambiguïté entre les répertoires de la magie moderne et du spectacle spirite atteindra son paroxysme lors de la venue de deux jeunes médiums anglais, William et Ira Davenport, qui se produisent à la salle Herz à Paris, au mois de Septembre 1865. L’armoire spirite, expérience exceptionnelle des Davenport, est annoncée comme un véritable prodige. Le protocole en est le suivant : les deux artistes s’assoient sur des chaises à l’intérieur d’une armoire minutieusement examinée puis sont solidement ligotés, par des membres du public. Une fois les portes de l’armoire refermées, les esprits sont convoqués à l’intérieur de l’armoire : les violons et flûtes enfermés avec les deux magiciens se mettent à jouer tout seuls, les tambours résonnent, toute une foule semble s’agiter dans le cabinet. En rouvrant les portes, on s’aperçoit que les deux magiciens n’ont pas bougé de leurs sièges, toujours liés par les mains et les pieds. Ce phénomène (pour reprendre le terme des frères Davenport) ressemble presque trait pour trait au spectacle spirite traditionnel et son cabinet noir. Il ressemble également, par une étrange coïncidence, au rituel algonquin de la tente tremblante, dans lequel un chamane, ligoté dans des circonstances fort similaires, est défait de ses liens par les esprits avec lesquels il doit lutter, sous les yeux des assistants. Il ressemble enfin au tour de la cabine spirite présenté à la même époque par les magiciens modernes. La première représentation parisienne des frères Davenport se révèlera catastrophique. Des huées, des cris, des éclats de rire empêcheront la mise en place du protocole. Un spectateur sceptique montera dans l’armoire et, croyant révéler le truc, la brisera sur scène, fait dont les journaux s’empareront pour annoncer à grands titres la démystification des spirites. Robert-Houdin livre le récit de cet « égorgement des frères Davenport14 », suivi d’une émeute populaire et de l’évacuation de la salle (« un tumulte tel, que, après trois quarts d’heure environ de brouhaha, le public a dû sortir avec des sergents de ville dans les reins15 ») ; ainsi que des interminables débats publics, défis et procès qui s’ensuivirent. Or, les Davenport n’ont jamais été démasqués, pas plus qu’ils n’ont prétendu disposer de pouvoirs médiumniques ou surnaturels. Leur discours relève typiquement du double langage si familier aux magiciens modernes, comme en témoigne l’annonce faite au public avant la représentation à la salle Herz  : « [les frères Davenport] ne prétendent, en aucune façon, imposer au public la croyance en leur commerce avec les esprits ; ils ne se proclament devant vous ni sorciers ni escamoteurs ; ils se proposent seulement de vous rendre témoins des phénomènes dont eux-mêmes ignorent les causes, en vous laissant seuls juges des effets qui seront produits16. »… amphigouri de camelot, tourné dans le but de frapper les esprits, dont Robert-Houdin décrit d’ailleurs quelques ficelles. Comment expliquer tant d’hostilité face à « l’innocente plaisanterie17 », face au spectacle dont le but annoncé est avant tout de divertir ? Dans la salle, seul un homme semble s’amuser, c’est Robert-Houdin lui-même. Celui-ci raconte : « J’ai assisté plusieurs fois [aux] séances [des frères Davenport], et je m’y amusais comme je l’eusse fait devant des tours d’escamotage bien exécutés ; car je savais à quoi m’en tenir sur la nature des manifestations spirites des deux frères, et j’ai ri bien souvent de l’aplomb avec lequel ils se posaient comme intermédiaires passifs des esprits d’un autre monde18. » 

2. Jeux de miroirs

a) Les nouveaux nécromants : du sphinx éloquent au décapité parlant

Le magicien « moderne » est, sans nul doute, le mieux placé pour pouvoir rire de ce jeu de dupes. En témoigne le sort d’une illusion catoptrique restée célèbre sous le nom de Sphinx. Elle est présentée pour la première fois par le Colonel Stodare à l’Egyptian Hall en 1865, sur une invention originale de Thomas Tobin : le magicien apporte un buste ressemblant au sphinx de Gizeh et le place sur une table. Puis, le buste s’anime et répond aux ordres du magicien, « bien que l’expression habituelle de son attitude soit le plus souvent de la mélancolie19 », comme le rapporte un journaliste stupéfait. On admire l’éloquence de la créature parfaitement à son aise dans la plus égyptienne des salles de Londres. Peu de temps après, l’illusion est présentée en France sous une mise en scène tout à fait différente : le Décapité parlant. Robert-Houdin raconte, amusé, comment le directeur de musée M. Talrich, souhaitant installer un « cabinet des horreurs » à l’image de celui de Mme Tussaud, à Paris, adapte l’illusion :

« Il fut amené à changer la mise en scène du sphinx, qu’il trouvait avec raison trop anodine pour sa destination [...]. Au-dessous de son musée, il existait une cave [...] C’est cet endroit qui fut destiné au spectacle du décapité. [...] Au milieu de ce bouge, dont une paille humide formait le parquet, on voyait une table sur laquelle était une tête un peu penchée sur le côté et semblant dormir. À l’appel du cicérone, le décapité se redressait, ouvrait les yeux, racontait sa propre histoire, ainsi que les détails de son supplice, et répondait ensuite, dans plusieurs langues, aux questions qui lui étaient posées par les assistants : c’était là un spectacle d’une singulière horreur20. »

Jouant sur les catégories esthétiques de l’abject et de l’horreur, la nouvelle mise en scène du décapité parlant marque les esprits et connaît un franc succès, avant de subir un sort semblable à celui des frères Davenport. Trop spectaculaire, l’illusion attise la curiosité et l’animosité des sceptiques, qui démasquent vite le trucage. Très vite, le plaisir de l’illusion est remplacé par un nouveau jeu : « [...] On lançait des boulettes sur cette tête d’un autre monde [...]. Le bruit de ces scènes se répandit dans le monde, et quelques désœuvrés du high life trouvèrent très amusant d’aller pour leur cinq francs se donner le plaisir de lancer des boulettes sur le décapité rageur. On appelait cela le tir à la boulette21. »

Si le sphinx n’a pas subi les mêmes foudres, c’est certainement parce que la dimension drolatique de la vision de cette tête « décontextualisée » (pour user d’euphémisme) est saillante dans la mise en scène. Bien que perplexe face au truc, le public n’est pas sommé d’adhérer à l’identification qu’appelle le processus d’illusion ; bien au contraire, c’est la distance ironique qui fait le charme de cette curiosité à prendre au second degré. Distance bien nécessaire, quand on pense que le sphinx incarne et figure un procédé rituel bien présent à l’esprit de ses (anachroniques) contemporains : le rituel de nécromancie, tradition antique de divination ou de conversation avec les défunts, passible de mort sous le tribunal inquisitorial, puis réactivée par le phénomène spirite. Prendre au sérieux l’illusion revient à figurer une pratique négativement chargée et fortement perturbatrice des représentations symboliques ; les implications dans l’imagination populaire sont donc certainement moins superficielles que ce que l’on pourrait croire au premier abord. Jeter des projectiles au visage du décapité parlant, c’est tourner en dérision l’ensemble du rituel de nécromancie, pastiché par un procédé d’illusion. Ce que remarque avec clairvoyance (mais non sans ironie) Robert-Houdin, concluant : « le décapité vivant avait tué les dieux de l’Olympe22. »  

b) Postérité du fantôme de Pepper

Plus actuelles que jamais, certaines pratiques spirites auront connu une double vie, du cercle rituel au magasin de jouet. C’est le cas, par exemple, de la table ouija, élément récurrent du rituel spirite nécromant, qui est dès l’origine brevetée comme jouet (aujourd’hui encore, le brevet est détenu par le grand distributeur Parker). C’est aussi le cas d’une illusion dont le trucage se présente comme le revers logique, en quelque sorte, du sphinx : il s’agit du Pepper’s ghost. Remarquable outil scénique par sa capacité de figuration, en particulier pour sa capacité à représenter des images immatérielles, il est aussi commercialisé depuis peu comme accessoire ludique de smartphones23, entre autres applications récréatives. En fait, l’histoire de la technique hésite en permanence entre une tension vers le réalisme, et une ouverture vers le jeu et la dérision24.

Sur scène, depuis son origine, le Pepper’s ghost, pourtant devenu élément à part entière du patrimoine scénologique, n’aura fait que de rares apparitions. Les effets dissuasifs propres à la technique ne proviennent pas tant d’un coût et d’une difficulté de réalisation que de l’ambiguïté toujours sensible dans son usage. Parmi les créations récentes, on remarque la mise en scène d’Orgia de Pasolini par Jean Lambert-Wild et Jean-Luc Therminarias (2011). Dans Orgia, le Pepper’s ghost se fait médium d’un système d’interaction entre les comédiens et des entités virtuelles, nommé Daedalus. Loin de se réduire à une simple solution de figuration pour cette écologie artificielle, le dispositif optique répond à l’absence d’indication de décor dans l’œuvre de Pasolini, que Jean Lambert-Wild a solutionné d’une manière surprenante : « J'ai découvert un lieu au travers du rêve. C'était un lieu d'Abîme [...], un Homme perdu s'y enfonçait et dans sa chute, il était accompagné par des organismes primitifs et lumineux - Âmes mortes errantes et métamorphosées d'autres Hommes perdus25. » L’épiphanie onirique s’incarne naturellement dans l’hologramme scénique, qui répond à la demande paradoxale d’habiter l’espace vide, tout en respectant la toute-puissance du texte. Il s’agit de réactiver le pouvoir performatif de la parole, comme le souligne Jean Lambert-Wild : « tout lieu peut [...] se prêter au rituel de la Parole, à condition toutefois, qu'il permette le rituel26. » Loin des sublimes abysses du théâtre pasolinien, le Pepper’s ghost retrouve sa place de « joujou » au Grand Palais en 2012 lors de l’exposition « Des Jouets et des Hommes », avec la participation I would like to be a robot (2011) du plasticien et vidéaste Pierrick Sorin, directeur artistique de l’évènement. L’aspect ludique des installations optiques est évident chez cet artiste-trublion qui admet considérer son activité  « comme une sorte de jeu27 ». Une dimension récréative28 qui n’interdit pas l’assaut des scènes contemporaines prestigieuses : Hatsune Miku, mythique diva virtuelle japonaise, s’empare du Théâtre du Châtelet, en 2013, lors des représentations de l’opéra Vocaloid The End, qui, entre voix de synthèse et animations holographiques, accomplit le paradoxe de ne mettre en scène aucun être humain.

Tantôt évocateur d’une ritualité perdue, tantôt complice d’une farce jouée au et avec le public, le Pepper’s ghost, malgré ses capacités mimétiques et scénographiques, reste donc, presque toujours utilisé pour ses connotations, au détriment de ses propriétés particulières. On peut néanmoins évoquer les diverses créations de la compagnie Lemieux Pilon 4d Art, en particulier Norman (2007), où un danseur évolue sur scène en compagnie d’images extraites des films de Norman McLaren. Ici, le Pepper’s ghost autorise une fusion des plans visuels sur un même niveau ontologique, que ne permettrait pas la seule vidéo, où la projection se restreint au domaine de l’image, du point de vue sémiotique, et au régime de la métadiégèse, du point de vue narratif. Dans son Hiver de Jon Fosse (2012), Emilie-Anna Maillet explore la dimension scénographique de l’illusion optique en construisant une profondeur de scène artificielle, où circulent continuellement des corps virtuels. L’épaisseur symbolique de l’illusion éclaire l’écriture minimaliste de Fosse, et révèle, en creux, un moment de ralentissement inexplicable dans les incessantes circulations existentielles. Finalement, les pièces de magie nouvelle, déjouant les codes traditionnels dans une perspective réflexive, semblent se départir des connotations du Pepper’s ghost et en proposent de nouvelles interprétations. Par exemple, dans sa mise en scène de Faust (2010), Olivier Poujol raconte avec force et pudeur le viol de Marguerite en donnant à voir une fusion surnaturelle de corps, inventant au théâtre un procédé de narration proche du montage cinématographique. La compagnie 14 : 20 compose une chorégraphie surréelle en imprimant les traces des corps dans l’espace d’une interprète dansant avec ses doubles, grâce à un développement hyperréaliste du dispositif (Vibrations, 2009). Dans Le Soir des Monstres (2009), Etienne Saglio provoque un  moment de rupture d’une grande intensité dramatique où l’on ignore qui, du personnage ou de l’ensemble des spectateurs, est sur le point de sombrer dans la folie.

3. Jouer au magicien

a) Une distanciation illusionniste

De la modernité dans laquelle Robert-Houdin fait entrer la magie, la dimension la plus marquante est certainement le type de jeu proposé à l’ « acteur-magicien », déterminant aujourd’hui encore les codes de représentation. Ce type de jeu, implicitement sous-tendu dans l’ensemble du discours de Robert-Houdin, se trouve résumé en une maxime restée célèbre : « le magicien est un acteur qui joue le rôle d’un magicien29 ». Le paradoxe est évident dans cette proposition : si Simon Eine jouant Alcandre dans une mise en scène de l’Illusion Comique à la Comédie Française (1998) est bien un acteur jouant le rôle d’un magicien, il n’est, en aucun cas, un magicien. C’est donc une forme de distanciation bien particulière qui se trouve ainsi définie : le magicien n’est pas un magicien, mais un prétendu magicien sous lesquels les traits de l’acteur ne doivent jamais transparaître. En effet, l’acteur demeure invisible dans le jeu de Robert-Houdin que l’on pourrait qualifier de réalisme illusionniste : adresse au public, costume de ville, absence de quatrième mur, tours présentés sous forme d’expérience participative où les interactions avec la salle font partie intégrante du protocole de représentation... Tout se passe comme si la scène magique devait revêtir les attraits du réel pour cadrer le processus d’identification au merveilleux, brouillant les pistes référentielles -en  s’opposant, notamment, au décor auto-référentiel du théâtre naturaliste. C’est bien le fait d’être acteur jouant le rôle du magicien qui fait de l’interprète un véritable magicien, mais contrairement à l’acteur dont l’artifice de jeu est connu de tous, et dont le degré de réalisme est déterminé par les conventions culturelles de l’époque et du lieu, l’acteur-magicien, lui, est d’emblée identifié soit comme individu réel, soit comme personnage perçu en tant qu’individu réel. Dès lors, c’est une posture paradoxale qui s’impose à l’interprète en magie : l’acteur se trouve à égale distance du magicien qu’il est et du magicien qu’il prétend être ; paradoxalement, le spectateur n’a pas conscience de cette distanciation qui est vécue comme une véritable identification – et ceci, quelque soit la nature des pouvoirs (réels ou feints) que l’on prête au magicien. Cette caractéristique donne lieu à une position dramatique proprement abracadabrantesque : quand l’acteur utilise le jeu illusionniste pour provoquer l’identification, ou bien le jeu distancié pour donner à voir séparément l’acteur et son personnage, le magicien, lui, utilise la distanciation pour créer l’identification.

Comment, dès lors, le magicien peut-il résoudre les conflits inhérents à cette posture paradoxale ?

  D’un côté, la gestuelle et le discours du magicien moderne s’attachent à imiter ce que pourrait être le même spectacle réalisé « sans trucage » dans un contexte de magie rituelle. Veut-on faire voler un objet, qu’on mime un fluide magnétique avec ses mains, veut-on faire disparaître une pièce de monnaie de la main du spectateur, qu’on met celui-ci à contribution en le sommant de réaliser un « souffle magique », veut-on lire dans les pensées du spectateur, qu’on feint la concentration, doigts sur la tempe, paupières closes. Une gestuelle semblable à celle des voyants et médiums dont les photographies publicitaires témoignent d’une référence commune. Ces gestes pseudo-performatifs (au sens anthropologique du terme), directement issus du rituel, ou plutôt de l’image que magiciens et spectateurs se font de ce que pourrait être un rituel magique contemporain, restent partie intégrante du répertoire de l’interprète. En jouant le magicien moderne, on joue au magicien rituel.

D’autre part, le magicien ne cesse de marquer ses distances vis-à-vis de l’effet qu’il présente, en saturant le jeu de signes et d’indices contradictoires. La caractéristique la plus étonnante de la posture du magicien est sans nul doute cette prise à parti continuelle des spectateurs, sommés de contrôler tous les aspects du protocole spectaculaire, garants du réalisme de l’effet magique, témoins de la bonne foi d’un interprète qui prétend que l’illusion a lieu malgré lui. Cette prise à témoin est doublement efficace : d’une part, les soupçons de tromperie sont levés par la bonne foi du spectateur, d’autre part, la présomption de pouvoir surnaturel est diminuée par l’intégration du public à l’effet, le spectateur et l’interprète participant dès lors d’une même sidération. Dans tous les cas, le magicien conserve une position neutre de témoin, énonciateur de protocole, démonstrateur de tour jouant sur l’ambiguïté de la notion de performance. Cette ambiguïté savamment entretenue atteint son paroxysme dans le spectacle de mentalisme.

b) Deux spectacles de mentalisme contemporain

Parmi les dizaines de spectacles ayant fleuri sur les scènes françaises depuis une dizaine d’années, ceux de Thierry Collet (compagnie Le Phalène) et le premier spectacle de Scorpène, Réalité non ordinaire (2010), se caractérisent par une multiplicité des niveaux de lecture. Influences (2009) de Thierry Collet se propose d’éveiller l’esprit critique du spectateur en faisant la démonstration formelle de sa capacité à être illusionné. Thierry Collet se présente comme conférencier-mentaliste, transformant les spectateurs en acteurs de ses expériences. Un des moments marquants du spectacle construit en anaplodiplose est la révélation d’une élection librement effectuée par un groupe de spectateurs, dans un protocole ressemblant à celui du vote : après avoir fait leur choix dans un isoloir, les témoins placent leurs bulletins dans une urne qui sera dépouillée à la fin du spectacle. La démonstration consiste à prouver que le choix des spectateurs, a priori libre et éclairé, a en réalité été influencé par le conférencier-mentaliste.

Scorpène propose quant à lui un spectacle influencé par la physique quantique, les Chants de Maldoror de Lautréamont, l’alchimie et le langage des oiseaux. Dans la même posture de conférencier, l’interprète amène les spectateurs à participer à des expériences troublantes qui laissent l’audience perplexe, indécise quant à la nature de ces phénomènes. Les deux spectacles, a priori opposés dans le discours (l’un réactualisant avec bonheur la trame du spectacle de désillusion, l’autre jouant habilement sur l’esthétique du doute et du mystère), utilisent paradoxalement un répertoire en grande partie commun. Le tour du Book test (un mot choisi au hasard par un spectateur dans un livre est révélé par le magicien), l’effet dit Tout est prédit, dans lequel une enveloppe suspendue au plafond avant l’arrivée des spectateurs se révèle contenir une prédiction de tous les évènements particuliers de la représentation (prénom des spectateurs, couleurs de leurs vêtements, etc.), la prédiction de figures imprimées sur des cartons... se retrouvent dans l’un et l’autre spectacle sous des mises en scène fort différentes. Pourtant, dans les deux spectacles, les spectateurs sont maintenus dans l’illusion : dans un cas parce que les conclusions tirées des expériences réellement présentées sont trompeuses, dans l’autre parce que l’ambiguïté entretenue quant à la nature des phénomènes présentés est elle-même artificielle. Définitivement, le spectacle de mentalisme réitère l’ambiguïté de Robert-Houdin : on ne s’en réfère certes plus « aux esprits » ou aux fluides magnétiques pour lire dans les pensées ou voir l’avenir, mais « à l’esprit » et aux propriétés fascinantes du cerveau. Nourris d’imaginaire neuro-scientifique, de PNL, de body-language... les spectateurs sont plus susceptibles d’adhérer au discours du magicien.

Les effets de mentalisme peuvent dès lors présenter des enjeux dramatiques opposés, à l’image des créations de Scorpène et Thierry Collet.C’est toute l’ambivalence du signe magique (geste, parole, élément figuratif, ou tout objet, réel ou virtuel, convoqué dans le pacte de représentation) qui se joue dans la distance séparant les deux interprétations. En effet, du point de vue sémiotique, le signe magique a ceci de particulier que sa nature illusoire n’est pas complètement acceptée par le spectateur (destinataire), ni assumée par l’acteur-magicien (émetteur). Il n’est donc pas voué à la même négativité que l’est, par sa nature concertée, le signe théâtral30. Si la dénégation reste présente dans le spectacle de magie moderne, elle l’est bien moins dans le spectacle de mentalisme. Chez Thierry Collet, l’urne et l’isoloir ont valeur d’effet de réel, brouillant le « mécanisme de négativité31 ». Plus précisément, l’urne est chargée sémiotiquement comme icône, au sens peircien du terme : elle représente l’élection, activité paradigmatique du libre-arbitre. Dans ce sens, Influences procède à une mise en scène typiquement diagrammatique, c’est-à-dire dans laquelle les relations de cause à effet entre l’influence psychologique du magicien et le vote du spectateur sont appelées à représenter l’influence médiatique et/ou politique sur le vote de l’électeur32. De même, Réalité non ordinaire se charge de représenter la relation d’intuition ou de coïncidence entre deux phénomènes en utilisant des procédés magiques lui permettant de feindre ces mêmes relations sur scène. Mais cette dimension diagrammatique est savamment brouillée par le mentaliste, qui ne donne en aucun cas la clef de lecture aux spectateurs croyant réellement assister à une manipulation psychologique ou à une intuition. La célèbre pensée de Brecht peut dès lors être inversée : « le spectateur perd conscience qu’il est au théâtre », et cette simultanéité de l’illusion et de la désillusion, caractéristique du spectacle théâtral et déjà remarquée par Marmontel33, fruit d’une double dynamique de subjectivation et d’objectivation, disparaît dans le spectacle mentaliste. Au fond, c’est le discours du magicien qui active le signe magique, car le signe est avant tout signe d’une impossible réalité : il nous renvoie à un ordre inexistant, celui du merveilleux. C’est ce qui explique la grande versatilité de l’effet magique. On se retrouve alors face à une pure icône, telle que définie par Peirce : « En contemplant un tableau, il y a un moment où nous perdons conscience qu'il n'est pas la chose, la distinction entre le réel et la copie disparait, et c'est sur le moment un pur rêve – non une existence particulière et pourtant non générale. À ce moment nous contemplons une icone34. » À ce stade, le spectateur a cessé de jouer : il est joué.  

4. Du rite au rire

Dans son célèbre article de 1967, l’anthropologue Pierre Clastres prend à contrepied les théories structuralistes lorsqu’il se penche sur deux mythes indiens Chulupi (des groupes du Chaco du Paraguay, également connus sous le nom de Nivaclé), en proposant une analyse plus pragmatique qu’herméneutique concentrée sur les modes d’énonciation et de réception35. Un fait particulier retient son attention : c’est le grand éclat de rire des Chulupi à l’écoute des récits de « l’homme à qui on ne pouvait rien dire », un chamane paillard humilié dans des déboires burlesques, et « les aventures du jaguar » tournant en dérision le puissant protagoniste qui, à l’image de Vil Coyote, ne cesse de mourir dans les absurdes circonstances des ruses imaginées par ses proies. Au lieu de se pencher sur le contenu symbolique des mythes, Clastres retient surtout l’hilarité générale qu’ils provoquent. Le jaguar, comme le chamane, représente une figure éminemment dangereuse dans la culture Chulupi. Le processus d’inversion est commun dans le jeu de dérision. Mais l’inversion est loin d’être le seul ressort de jubilation dans la culture Chulupi, obsédée, selon Clastres, par la peur de voir émerger la différenciation sociale. C’est ce que résume Anne-Christine Taylor dans un brillant commentaire de l’article :

« Ce ne sont [...] ni les chamanes ni les jaguars en tant que tels que redouteraient les Indiens, mais plutôt l’excès de pouvoirs dont on les crédite – car derrière ces capacités inégalement distribuées d’agir sur autrui se profile le pouvoir. [...] Cette “philosophie indienne” du politique, qui cherche par la dérision à tuer dans l’œuf toute tentation de “servitude volontaire”, de respect irréfléchi envers les figures détentrices d’une forme d’autorité coercitive, justifie l’intérêt de ces mythes aux yeux de l’auteur et le sérieux extrême avec lequel il les traite36. »

Cette lecture anthropologique fait résonner le rire de Robert-Houdin dans la salle Herz, perdu au milieu des huées et des cris. Rien a priori ne ressemble au contexte d’hilarité chulupi – un rire individuel et non collectif, un rire d’opposition et non de socialité. Mais n’est-ce pas cette crainte du pouvoir prêté aux spirites qui sous-tend le rire du magicien ?

Connaissant le truc, le magicien se distingue de ceux qui tombent dans le jeu du spirite et de ceux qui s’acharnent à le démasquer, deux faces d’un même public (les premiers ayant consenti à suspendre leur incrédulité, les seconds démunis face à la possibilité de ne pas comprendre) que ne connaissent que trop bien les magiciens modernes. Comme le rire des Chulupi, le rire de Robert-Houdin est un rire de « démystification ». Il explique qu’on lance des projectiles à la figure du décapité parlant, que l’on tourne en dérision des fantômes pourtant bien visibles, que l’on transforme en jouet les objets rituels des spirites. Et c’est aussi l’accent mis sur le rire qui permet à Clastres de démystifier l’analyse structurale des mythes, chargée de « gravité » depuis la sentence de Lévi-Strauss, qui considérait le rite comme un « abâtardissement de la pensée37 » au détriment du mythe.

La pertinence de l’étude de Clastres est de mettre en garde le chercheur contre la présomption de signification, au détriment de l’analyse contextuelle : « Si l’on est soucieux de préserver intégralement la vérité des mythes, il faut ne pas sous-estimer la portée réelle du rire qu’ils provoquent et considérer qu’un mythe puisse à la fois parler de choses graves et faire rire ceux qui l’écoutent38. » Suivant cette invitation, les anthropologues ont démontré, à travers de nombreux cas d’étude, que le jeu et le rire peuvent renforcer l’efficacité du rite, de la guérison chamanique, de l’énonciation mythique39. En Amérique du Nord, le rituel de la tente tremblante s’accompagne également de rires, d’acclamations, d’invectives à l’égard du chamane, et l’enchantement n’est certainement pas moins « concerté » que dans le spectacle de magie moderne40. La dérision constitue également un motif commun aux procédés rituels, comme le démontre Odile Journet-Diallo au sujet d’un rite d’initiation en pays jóola (Afrique Occidentale), qui a pour particularité de « caricaturer ses propres procédés au moment où il les met en actes41 ». D’autre part, on remarque, dans la pratique rituelle, une forte dynamique de réflexivité, c’est-à-dire la conscience critique que les acteurs, officiants et récepteurs, se font de l’efficacité du rite42.

De même, le jeu et le divertissement peuvent être chargés d’une dimension rituelle. C’est la « ritualité latente du jouer » que Roberte Hamayon a mise en évidence en Sibérie, en étudiant les jeux d’enfants et les pratiques des chamanes qui disent « jouer » en accomplissant certains rituels43. En Sibérie, le jeu, comme le rite chamanique, sont investis d’une même capacité de changer le monde. Le parallélisme entre rite et jeu opère également sous des latitudes plus familières : certains anthropologues qualifient de rituels les matchs de football et les grands spectacles populaires44. Ainsi, la dimension ludique du rite, longtemps occultée, reprend ses droits dans la théorie anthropologique, perturbant les traditionnels jeux d’opposition sacré/profane, croyance/savoir.

Si le rituel peut donner lieu à des spectacles, et si le spectacle présenter des caractéristiques rituelles, la dimension ludique semble bien faire lien entre ces deux pôles. Comme le démontrent les cas du mentalisme, des phénomènes des Frères Davenport, ou encore du Décapité parlant, la rencontre du rite et du spectacle se fait indémêlable dans le spectacle de magie, de par la nature ambiguë du signe magique laissant l’acteur libre d’en déterminer l’interprétation et de fixer le cadre de la représentation. Quel peut alors être le point commun entre rite, jeu, et spectacle, dans le cas spécifique de la magie ?

Le jeu, selon Gregory Bateson, est un processus communicationnel dans lequel quelque chose est affirmé et nié en même temps45. Cette définition du contrat ludique nous renvoie à la « demi-illusion » de Marmontel, définissant le jeu théâtral comme jeu communicationnel. Dans le rite, dans le spectacle, dans le jeu, on joue à croire et à faire croire, en fixant un contrat de communication, impliquant une distinction entre un faiseur et un récepteur, une autorité dictant les règles et un public disposé à s’y faire prendre. Comme l’écrit Albert Piette, « le rituel incite ainsi à l’interrogation nécessairement sans réponse : est-ce du sérieux ? ou est-ce du spectacle ? est-ce la réalité ? ou est-ce la fiction ? La réussite du rituel se trouve sans doute dans l’oscillation infinie entre ces questions46. »

Le rire de Robert-Houdin parmi le tumulte de salle Herz comme le rire des Chulupi face aux récits du puissant jaguar, proposent une réponse spontanée à ces interrogations sur la nature de la représentation, manifestant une rupture face à ce que l’on prend, peut-être, un peu trop au sérieux. Si le spectacle de magie, dans sa lutte avec le procédé d’identification à l’illusion, constitue le point culminant des circulations entre profane et sacré, ludique et gravité, ironie et premier degré, c’est précisément parce qu’il tire de cette ambiguïté entre rite et rire un langage esthétique à part entière.

Publié en Janvier 2016

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Notes

1  Le rapport de sémiose désigne, dans la définition de Charles Sanders Peirce, « [...] une action, ou une influence, qui est, ou qui suppose, la coopération de trois sujets, tels que le signe, son objet et son interprétant. » (cité par D. Bougnoux, « III / Faire signe »,  Introduction aux sciences de la communication, Paris, La Découverte, 2001. URL : www.cairn.info/introduction-aux-sciences-de-la-communication--9782707137760-page-27.htm. Pour un éclairage sur les notions de signe, ou de sémiose, évoqués dans cet article, on se réfèrera aux traductions françaises de Peirce (notamment Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978). Pour un développement spécifique de la sémiotique théâtrale, nous renvoyons vers les travaux fondateurs de Keir Elam (The Semiotics of Theater and Drama, London, Routledge, 1980) et de Tadeusz Kowzan (Sémiologie du Théâtre, Paris, Nathan, 1992).

2  A. Artaud, Histoire vécue d’Artaud-Mômo, cité par F. Neyrath, Instructions pour une prise d’âmes. Artaud et l’envoûtement occidental, Strasbourg, La Phocide, 2009, p. 6.  

3  SÉnÈque, « Lettre XLV », in C. Du Rozoir, Œuvres complètes de Sénèque le philosophe, t. V, Paris, Panckoucke, 1833, p. 271.

4  On se souvient par exemple du défi lancé à Jacques Benveniste, chercheur en immunologie, par le prestidigitateur James Randi via la revue Nature, en 1988.

5 B.Meyer, « Aesthetics of Persuasion: Global Christianity and Pentecostalism’s Sensa- tional Forms », South Atlantic Quarterly, n°109, vol. 4 (2010), p. 741–763.

6  C. Rivière, Les rites profanes, Paris, Puf, 1995, p. 232.

7  Voir V. Turner, From ritual to theater : the human seriousness of play, New York, Performing Arts Journal Publications, 1982.

8  Dans les zoos humains, en plus de l’exhibition permanente de groupes d’individus venus des quatre coins du globe, dans une scénographie étudiée chargée de reproduire un environnement quotidien, des rendez-vous ponctuels sont organisés, mettant en scène « une naissance au village », ou encore un « rituel d’initiation ». Voir notamment : P. Blanchard, N. Bancel, G. Boëtsch, E. Deroo, S. Lemaire (éd.), Zoos humains et exhibitions coloniales, 150 ans d’inventions de l’autre, Paris, La Découverte, 2011.

9  Un groupe maya des Basses Terres chiapanèques, au Mexique, parmi lequel j’ai réalisé diverses enquêtes de terrain depuis 2007.

10  Palenque Rojo (2007), San cristobal de Las Casas, sous la direction d’Hernán Galindo.

11  Voir C. Pescayre, « Traverser sur un fil, La maroma mexicaine contemporaine : patrimoine ou « cirque indigène » ?, Terrain, n°64 (2015) pp. 3-15.

12  M. Pierssens, « L’invisible fluidique », in Projections : des organes hors du corps (actes du colloque international des 13 et 14 octobre 2006), H. Marchal et A. Simon (éd.), pp. 17-35, http://www.epistemocritique.org/spip.php?rubrique75&lang=fr [consulté le 01/07/2015].

13  Voir M. Lusardy (éd.), Art spirite médiumnique, visionnaire, messages d’outre-tombe : une exposition à la Halle Saint Pierre, Paris, Hoëbecke, 1999.

14  J.E. Robert-Houdin, Magie et Physique amusante (1877), in Comment on devient Sorcier, Paris, Omnibus, 2006, p. 913.

15 Ibid., p. 913.

16 Ibid., p. 914.

17 Ibid., p. 898.

18  Ibid., p. 918.

19  Dans le Times du 19 0ctobre 1865.

20 J.E.Robert-Houdin, op. cit.,  p. 902-903.  

21  Ibid., p. 904.

22  Ibid., p. 904.  

23  Voir le « Palm top theater », commercialisé par la société I3DG.

24  Le Pepper’s ghost est d’abord inventé par deux polytechniciens, Henry Dirks et John Henry Pepper, et breveté comme « améliorations d’effets dramatiques ». En cette fin de XIXe siècle, l’idée qu’un fantôme puisse être breveté fait beaucoup rire. Une chanson de music-hall est même composée à l’occasion (voir J. Steinmeyer, Hiding the elephant, how magicians invented the impossible and learned to disappear, New York, Carroll and Graf, 2003, p. 36). Sur scène, il est utilisé pour représenter des fantômes au théâtre (The Haunted Man, 1863) comme des fantômes réalistes dans des spectacles spirites. En France, le brevetage du Pepper’s ghost par ses inventeurs a été empêché par un précédent nommé polyoscope ; inventé par un artiste peintre, cet appareil optique utilisant un procédé semblable était d’abord destiné à devenir un jouet (simple « joujou » selon Robert-Houdin). De plus, avant même que l’illusion scénique de Dirks et Pepper n’arrive en France, rachetée par le théâtre du Châtelet pour Les secrets de Miss Aurore (1863), elle était déjà présentée au théâtre de Henri Robin, qui l’utilisait pour ses spectacles burlesques tournant en dérision le fantôme, figure omniprésente dans le théâtre populaire de l’époque (Les Démons de Paganini, 1863).

25  Pour une description d’Orgia par Jean Lambert-Wild : URL : http://www.lambert-wild.com/fr/show/orgia [consulté le 13/12/2015].

26  Ibid.

27  « Les jouets m’intéressent assez peu et les gens je sais pas quoi leur dire »,  URL : http://www.desjouets-unsorin-grandpalais.fr/#/FR/video/1_pierrick_sorin_2 (1’21).

28  Rappelons que l’illusion catoptrique est toujours présente à la Foire du Trône de Paris dans le célèbre entresort Miss Gorilla, héritier du Cabaret du Néant, ainsi qu’au parc d’attractions Disneyland Paris avec l’illusion The Haunted Mansion.

29  «  Un prestidigitateur n’est point un jongleur ; c’est un acteur jouant le rôle d’un magicien ; c’est un artiste dont les doigts doivent être plus habiles que prestes. », Comment on devient sorcier (1868), in J.E. Robert-Houdin, Comment on devient Sorcier, op.cit., p. 458. La phrase n’est pas mise en avant par Robert-Houdin mais retient l’attention par sa capacité de synthèse de l’ensemble de la doctrine du magicien.

30  « Au théâtre, l’illusion et le phénomène d’identification qui en découlent s’accompagnent du mécanisme de dénégation. Ces deux processus sont enclanchés simultanément : le spectateur appréhende le monde de la scène comme un monde possible (identification à l’illusion), tout en étant conscient que ce monde perçu ne s’inscrit pas dans le réel (dénégation). C’est la dénégation qui confère une marque de négativité au signe théâtral. » C. Bouko, Théâtre et réception, le spectateur postdramatique, Bruxelles, Presses Universitaires Peter Lang, 2010, p. 127.

31  Ibid.

32  Graham Jones évoque le même phénomène dans une remarquable enquête ethnographique auprès des « magiciens d’évangile » : G.M. Jones, « Magic with a message : the Poetics of Christian Conjuring », Cultural Anthropology, n°27 (2012), p. 193–214.

33  « Quelle est cependant cette demi-illusion, cette erreur continue et sans cesse mêlée d’une réflexion qui la dément, cette façon d’être trompé et de ne l’être pas ? C’est quelque chose de si étrange en apparence et de si subtil en effet, qu’on est tenté de le prendre pour un être de raison ; et pourtant rien de plus réel. Chacun de nous n’a qu’à se souvenir qu’il lui est arrivé bien souvent de dire, en même temps qu’il pleurait ou qu’il frémissait, à Mérope : Ah ! que cela est beau ! ce n’était pas la vérité qui était belle ; car il n’est pas beau qu’une femme aille tuer un jeune homme, ni qu’une mère reconnaisse son fils au moment de le poignarder. C’était donc bien de l’imitation qu’on parlait ; et pour cela, il fallait se dire à soi-même, c’est un mensonge ; et tout en le disant, on pleurait et on frémissait. [...] Pour expliquer ce phénomène, on a dit que l’illusion et la réflexion n’étaient pas simultanées, mais alternatives dans l’âme : subtilité gratuite ; car sans ces oscillations continuelles et rapides de l’erreur à la vérité, leur mélange actuel s’explique, et l’on va voir qu’il est dans la nature.», J.F. Marmontel, Œuvres complètes, t. 14 (1818) 2013, Paris, Hachette Livres-BNF, p. 94.

34  C.S. Peirce, Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978, p. 144.

35  P. Clastres, « De quoi rient les Indiens ? », Les Temps modernes, n°253 (1967), pp. 2179- 2198.

36  A.C. Taylor, « Pierre Clastres et la dérision du pouvoir chez les Indiens : un commentaire », Terrain, n°61 (2013), pp. 114-121.

37  C. Lévi-Strauss, Les mythologiques, Tome IV : L’homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 603.

38 P. Clastres, op. cit.

39  C’est le cas, selon Joanna Overing, chez les Indiens Piaroa du Vénézuela : J. Overing, « The efficacy of laughter : the ludic side of magic within Amazonian sociality », in Joanna Overing, Alan Passes (dir.), The Anthropology of love and anger. The aesthetics of conviviality in Native Amazonia, Londres, Routledge, 2010, pp 64-81. Voir aussi l’article plus polémique de R. Willersler « Laughing at the spirits in North Siberia : Is animism being taken too seriously ? », eFlux, n°36 (2012).

40  S. Vincent, « Structure du rituel: la tente tremblante et le concept de Mistapew », Recherches amérindiennes au Québec, vol. III, n°1-2 (1972), pp. 69-80

41  O. Journet-Diallo, « L'initiation mise en dérision », in Systèmes de pensée en Afrique Noire, Paris, CNRS, 2008, pp.165-192.

42  Cette dynamique est particulièrement présente à Cuba dans la transmission du savoir palero et le culte d’Ifá, où les apprentis ne cessent de remettre en question les savoirs enseignés par les initiés, manifestant un doute qui construit et réactualise en permanence la pratique. Voir K. Kerestetzi, « Le rythme de la transmission : secret, bricolage et réflexivité dans la constitution du savoir palero », Social Anthropology, n°22, vol. 1 (2014), pp. 52-66 et E. Gobin, « L’intégration d’étrangers dans la santería et le culte d’Ifá à La Havane », Pratiques religieuses (afro-)cubaines, n°38 (2013).

43  R. Hamayon, Jouer. Etude anthropologique à partir d’exemples sibériens, Paris, La Découverte, 2012.

44  A. Piette, « Pour une anthropologie comparée des rituels contemporains », Terrain,n°29 (1997), pp. 139-150.

45  Voir A. Piette, 1997, op. cit.

46  Ibid.

Pour citer ce document

Valentine Losseau, «Se jouer des esprits. Du rire de Robert-Houdin au rire des indiens Chulupi.», déméter [En ligne], Thématiques, Textes, Articles, Du rite au jeu, mis à jour le : 18/02/2016, URL : http://demeter.revue.univ-lille3.fr/lodel9/index.php?id=523.

Quelques mots à propos de :  Valentine Losseau

Valentine Losseau est doctorante au Laboratoire d’Anthropologie Sociale du Collège de France sous la direction de Philippe Descola. Elle a effectué des recherches sur la magie traditionnelle de rue en Inde et sur le groupe maya lacandon du Mexique méridional. Elle est également l’une des initiatrices du mouvement artistique de la Magie Nouvelle.